La vie des moniales

SAINT BENOÎT  donne la primauté à la prière et relègue
toute autre activité au second plan.

Il la nomme, en latin:
"Opus Dei ", c'est-à-dire l'œuvre de Dieu.
C'est pourquoi la prière des Heures forme la charpente de la journée.



La journée monastique se découpe selon 3 axes:

  1. Prière : St Benoît demande de « ne rien préférer à l’œuvre de Dieu. »
  2. Lectio divina : rumination de la Parole de Dieu qui unifie notre coeur.
  3. Travail : si possible manuel, pour laisser l’esprit libre et continuer le dialogue avec Dieu.

L’écoute à l’école des moines de Tibhirine

par Marie-Dominique Minassian (FNS / Université de Fribourg)

« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! » L’évangile de la fête de la Transfiguration nous adressait une invitation à reprendre sans cesse à notre compte. L’essentiel à vivre, c’est l’écoute du Christ. Saint Benoît en a même fait le tout premier mot de sa Règle… L’aujourd’hui de cette invitation est honorée par tous ceux qui se prêtent à cette écoute exigeante. Pour accompagner notre essai d’attention, ici et maintenant, l’expérience des moines de Tibhirine peut nous aider. Une première évidence…

C’est lui [Dieu] qu’on écoute (Parole), c’est lui qu’on célèbre, c’est son oeuvre qu’on veut faire. Cela veut dire qu’on apprend à S’EFFACER : on s’investit tout entier sans prendre la place. La Parole a connu le risque de se confier à nous... ce n’est pas pour que nous l’enfermions dans notre sens (ce serait un contre-sens), ni dans notre façon de la lire comme si c’était nous qui devions la rendre vivante. Elle VIT, autrement que nous. Nous n’avons pas à lui donner souffle... plutôt à laisser deviner qu’elle est vraiment notre SOUFFLE. (Frère Christian, Chapitre du mardi 2 juillet 1991, Dieu pour tout jour, p. 373)

L’écoute n’est pas compréhension ou réduction à soi de la Parole, c’est au contraire l’accueil d’un autre qui
nous attire et nous introduit dans son dynamisme propre. S’éclaire alors l’enjeu de toute écoute : un ministère de garde et de transparence.

« Aujourd’hui, écouterez-vous sa Parole ? » interroge le psalmiste. Interrogation qui inaugure chacune de nos journées comme pour en rappeler le poids d’éternité « qui n’a que l’aujourd’hui pour se signifier, s’incarner » (Frère Christian, Chapitre du 6 mars 1986, Dieu pour tout jour, pp. 14-15).

Si bien que cette répétition qui résonne comme un défi permanent à nos oreilles et à notre coeur, conserve
toute sa fraîcheur, et nous fait peu à peu discerner une forme de pédagogie :

Les Psaumes sont faits pour être répétés, ils ne s’usent pas. Un jour, on ne sait pourquoi, un verset devient nôtre, pleinement, et il n’en finit pas de conserver son actualité si bien que le redire dans la succession de nos jours, c’est entrer déjà dans l’AUJOURD’HUI du Verbe, c’est l’écouter à longueur de temps. (Frère Christian, Chapitre du 6 mars 1986, Dieu pour tout jour, pp. 14-15.)

Frère Michel aimait à habiter ces psaumes redits au long des jours et scrutés au long des nuits au scriptorium. Son psautier saisit d’émotion. Les caractères soigneusement recopiés en surimpression de tant de psaumes témoignent de son application humble et silencieuse à en devenir une mémoire vivante. Frère Christian ne s’y était pas trompé en l’instituant lecteur : « gardien de la prière de ses frères ». Car enfin, l’opus, s’il est l’oeuvre du Seul, n’est pas l’office d’un seul, mais bien celui de toute une communauté qui s’est découverte, dans l’épreuve, plus ample qu’elle-même par les liens de solidarité vécus avec les voisins. La respiration de l’espérance étend ses racines dans les coeurs unis pour le meilleur et pour le pire. Le pire a pour ainsi dire révélé le meilleur…

L’écoute n’est pas le fait d’un moment, mais un état dont le réel artisan est l’Esprit Saint. Présence féconde et agissante qui peu à peu forme l’oreille et suscite l’obéissance, le vrai langage du disciple du Christ. « Aujourd’hui, écouterez-vous sa Parole ? », continuons-nous d’entendre par la voix du psalmiste…

Il dépend de nous que cette Parole soit pour nous, et dans le monde d’aujourd’hui « Parole de vie » ou, au contraire, « lettre morte ». […] Le retour à la Parole est onéreux. Il implique une « lectio », c’est-à-dire un accueil de l’Esprit Saint avec, au départ, cette attitude de pauvreté, d’écoute, de silence intérieur qui peut seule faire de « cette » Parole notre « vie » d’aujourd’hui. Frère Henri [Vergès] disait à frère Michel : ce qu’on attend de vous, ce sont des textes, des paroles qui ont été méditées (que ce soit les Psaumes, les lectures ou les intentions de l’Office, les introductions ou les homélies à la Messe). (Frère Christian, Chapitre du mardi 14.06.94, Commentaire du CEC1100, Dieu pour tout jour, pp. 491-492)

La Bible et le Coran se seraient-ils donnés le mot ? Frère Christian semble le penser…

Le premier mot de la Règle est ÉCOUTE (pour une lecture intérieure). Il correspond à peu près au premier mot du Coran ‘iqra RÉCITE (et non pas lis...). La LECTIO, pour Benoît (comme pour le lecteur du Coran) comme pour toute la tradition biblique, est école de la MÉMOIRE. On ne lit que pour enregistrer, ruminer, assimiler... sauf à ressembler à celui qui regarde dans un miroir et oublie aussitôt comment il est fait (Jc). (Frère Christian, Chapitre du mardi 12.11.91, Lectio et RB, Dieu pour tout jour, pp. 384-385)
L’Église toute entière puise dans cet effort personnel et communautaire son renouveau et sa vitalité. Respiration profonde qui garde le monde sous son ombre, l’Esprit ne cesse de travailler les coeurs avides et épris de la Parole pour qu’elle prenne chair de ceux qui s’y livrent.

« Découvre le coeur de Dieu dans la Parole de Dieu » (saint Grégoire). Le résultat ? Celui qui lit va recevoir la grâce d’incarner cette Parole dans sa vie et celle-ci va en être toute transformée. […] « Conformons-nous intérieurement à l’Écriture » dit saint Bernard. Isaac de l’Étoile : « Que le Christ soit pour nous le Livre écrit au dehors et au dedans... Présentez aux autres votre vie à lire ! » Une véritable ASCÈSE de l’intelligence et du comportement. On peut donc définir la lectio comme « une lecture sans hâte, admirative, gratuite, engageant la totalité de la personne en lui permettant d’entrer en communion avec Dieu ». Cette communion est ÉCOUTE, on l’a dit, et aussi apprentissage d’un langage dont il nous sera donné de percevoir de mieux en mieux les harmoniques et les résonances autour de nous. (Frère Christian, Chapitre du samedi 23.11.91, Dieu pour tout jour, pp. 385-386)

L’effet secondaire de la lectio est une modification profonde. Le pour-soi naturel et orgueilleux cède dans l’embrasement du coeur empressé aux bonnes oeuvres, nous dit saint Benoît. La charité est bien le fin mot de l’histoire, de toute l’histoire inaugurée par un Dieu qui, à l’issue de six jours de création, s’arrête et fait du septième une célébration de la bonté de ses créatures. L’office est né de cet émerveillement divin et il se perpétue dans toute vie qui se fait le réceptacle de l’amour de Dieu déposé comme un sceau sur chacune de ses créatures. La conversion entraîne la vision et l’émerveillement. Tout se met à faire signe... Il fallait changer de regard, voir autrement. Dieu prête son regard à celui qui le cherche. Il donne Jésus :

Jésus est en personne cette vivante parole de Dieu, glaive à double tranchant qui passe au crible les mouvements et les pensées du coeur (He 4,12). Tout est à nu à ses yeux, tout est subjugué par son regard ! […] En Jésus, seules peuvent résonner les pensées de Dieu. Tout le reste est de l’ordre du parasite. Jésus cherche constamment en nous la note juste avec la certitude qu’elle existe. (Frère Christian, Chapitre du mardi 18.07.89, Dieu pour tout jour, p. 292)

La lectio fait donc revenir en Jésus aux pensées de Dieu, à son projet de vie en plénitude formé de toute éternité
pour toute sa création. Elle vise l’Incarnation. Mouvement d’un Seul pour la vie de tous, le Verbe guette aujourd’hui cette chair accueillante à ses avances.

Si le Verbe de Dieu qui est Esprit et Vie s’est fait CHAIR, c’est pour que la chair redevienne PAROLE de Dieu, retrouve sa pleine réalité signifiante de Dieu. Il y a un lien de chair et de sang entre le Christ et nous, c’est pourquoi sa Parole est VIE pour nous. La chair et le sang apprennent qu’ils sont faits pour cette Parole, qui est essentiellement un OUI, un OUI d’Amour ; et les voilà entraînés dans l’océan de l’Amour, pataugeant à la mesure de l’inexpérience de ce OUI. Peu à peu, nous apprenons d’où nous descendons et vers qui nous allons. Nous venons de cet océan et nous y retournons. Le terreux que nous sommes peut se laisser porter vers cet océan sans peur de s’y dissoudre. Il y a plus... je ne suis pas seul à patauger ; nous pataugeons TOUS plus ou moins. Parce que nous sommes tous faits de chair et de sang, nous sommes tous membres en devenir du Corps du Christ. En chacun de nous le Verbe veut se faire chair, c’est à dire que tout frère selon la chair peut redevenir pour moi Parole de Dieu. (Frère Christian, Homélie du 21ème dimanche du TO, 22.08.82, L’autre que nous attendons, pp. 74-75)

La lectio nous plonge dans le désir du Verbe. Il veut plus pour nous. En situant notre point d’écoute en Jésus, c’est la joie même de Dieu qui nous y attend. Le chemin, c’est lui, c’est l’autre, les autres, les événements, la vie... L’écoute de la Parole fait grandir entre nous le silence qui révèle, le non-jugement qui espère et sème les possibles. Elle forme le discernement qui lit Dieu dans les événements et irrigue la vie de la foi perpétuellement nourrie de l’amour dont elle vit. Et si l’expérience de l’écoute de nos frères de Tibhirine nous offrait aujourd’hui le goût de cette vie transfigurée ? Et si elle nous donnait de croire à la puissance de ce recommencement auquel
nous invite sans cesse la Parole ? Et si leur foi vive, et leur témoignage authentique réouvraient en nous le livre de l’Espérance et le désir de la charité ? Heureusement pour nous… le psalmiste ne se lassera pas de nous poser la question: « Aujourd’hui, écouterez-vous sa Parole » ?

Ecoute, s’il t’est possible d’écouter.
Arriver à Lui, c’est se quitter soi-même.
Silence : là-bas, c’est le monde de la vision.
Pour eux, nos moines de Tibhirine, la parole n’est que Regard. (Dom Bernardo Olivera, ocso)
                                                                                Fribourg,   6 août 2020