Homélies - Pâques et Temps pascal - Ascension, Pentecôte

Vigile pascale 30 mars 2024
La Sainte Vigile de cette nuit est le noyau central et primitif de la liturgie chrétienne. En un office, tout est dit de notre foi, et le reste de l’année n’est que le développement de ce que nous vivons ce soir. La pédagogie de l’Eglise nous replace dans la perspective de l’amour divin, qui commence à la création et s’achève dans le face-à-face de l’éternité. On ne pourrait mieux symboliser ce brasier de l’amour inépuisable de Dieu mieux que par le feu nouveau qui a ouvert cette célébration, duquel a été tiré la flamme du cierge pascal, le Christ qui demeure hier aujourd’hui et demain, Alpha et oméga. En accueillant la lumière du Christ ressuscité, les ténèbres du cœur et de l’esprit se dissipent. Aussi, nous avons parcouru le chemin des ténèbres vers la lumière en pénétrant dans l’église derrière le cierge pascal, imitant le peuple hébreu fuyant l’Égypte et cheminant la nuit à travers le désert derrière une colonne de feu. Non seulement nous avons suivi le cierge, mais les uns après les autres, nous avons reçu la lumière du cierge qui a illuminé notre propre cierge, nous rendant capables de transmettre cette lumière. Comment ne pas rendre grâces en cette nuit pour ceux qui ont contribué à la naissance et au progrès de notre foi ? Comment ne pas implorer la grâce de la persévérance pour ceux à qui nous avons transmis ce don ? Pour la dernière partie de la Vigile, toute l’Église, celle de la terre et celle du ciel, est solennellement convoquée avec le chant des Litanies des saints. Au cœur des litanies se déroulent la bénédiction de l’eau, les sacrements du baptême et de la confirmation, et la rénovation des promesses de notre baptême. Jusque-là, l’Église nous avait, en quelque sorte malgré nous, mis en face du mystère de l’amour de Dieu venant restaurer notre vie. Elle attend maintenant un acte de notre part, l’affirmation que nous faisons nôtre ce plan divin, que nous voulons y communier. Choisir ce que Dieu aime, c’est marcher vers la sainteté, tout comme la part vraie de l’Eglise, ce sont ses membres qui sont saints. « Notre Eglise, c’est l’Eglise des saints » aimait à dire Bernanos. Oui, l’Église est sainte de la sainteté que le Christ, sa tête, lui confère. Elle est sainte aussi du rayonnement des anges, qui de jour et de nuit ne cessent de proclamer la gloire de Dieu et de servir les hommes sur le chemin de la sainteté. L’Église est sainte de la sainteté de Marie, la toute pure, la toute belle ; de la sainteté de tant d’hommes et de femmes, qui avant nous ont parcouru le chemin de la vie, et dont, pour certains d’entre eux, nous venons de prononcer le nom il y a un instant. Ils ont été, ils sont pour nous de petites lumières témoignant de la joie qu’il y a à suivre le Christ, à être au milieu du monde apôtre de la lumière et non des ténèbres. L’Église est sainte aussi de cette sainteté mêlée de misère qui est la nôtre, de cette sainteté si souvent régénérée par les sacrements.  En cette sainte nuit, brûlons de ce feu qui réchauffe, de ce feu qui réconforte sur les routes si tortueuses de nos vies. L’Église est sainte de cette sainteté qui prend sa source en Dieu et qui se répand sur nous à travers la mort du Christ et sa résurrection. Plutôt que de nous interroger sur la sainteté de l’Église, renaissons à la vie dans le sang du Christ. L’Église est sainte. Soyons des saints. Le Christ est ressuscité. Il est vraiment ressuscité.

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Vigile pascale 8 avril 2023
Nous voici arrivés au terme de ce grand silence du Samedi-Saint. Silence entièrement rempli de Celui qui est la Parole éternelle, le Verbe incarné qui dit l’amour du Père à la face du monde et au cœur des hommes de bonne volonté. Le silence de la mort et du tombeau a fait place au bruissement de la vie qui ne s’éteindra plus. Nous sommes au-delà des paroles, et pourtant nous nous rappelons de tout ce que Dieu nous a dit, depuis la création : comme Il avait raison ! Non pas de ce « j’avais bien raison » qu’on assène parfois de toute la hauteur d’une fragile suffisance, mais de ce sentiment que tout est bien, en paix, dans le bonheur qui est le désir le plus profond de notre être créé par Dieu pour la plénitude qu’Il veut offrir à ceux qu’Il aime. Et c’est ce grand silence du Samedi-Saint qui nous fait prendre la vraie mesure des choses, au-delà du brouhaha qui nous entraîne si souvent loin de Dieu et de son monde. C’est le jour où Dieu est caché, et pourtant mystérieusement présent. C’est peut-être le Jour qui est le plus parlant pour nos générations qui ont traversé ce temps, où le vide de Dieu comme un vide du cœur s’est élargi toujours plus. Mais tant de pauvres de notre temps cherchent comme à tâtons ce Dieu qui se cache, comme les témoins du Seigneur crucifié qui ne pouvaient voir en Lui un Dieu aimant et glorifié. Dieu était caché à la croix, et en même temps jamais Il n’a été plus présent, plus éloquent et plus agissant. Beaucoup, en effet, n’écoutant pas Dieu parce qu’ils n’ont pas compris qu’Il parle dans ce silence, ils se laissent envahir par le bruit qui les distrait de Lui. De même que les foules qui L’avaient écouté, un moment séduites par de si hautes paroles, n’avaient pu Le suivre dans le mystère de sa passion et de la croix : tout avait été jusque-là dans le sens de la vie et de la lumière, ce qui rend plus insoutenable l’obscurité de la croix. Et c’est encore le silence qui laisse les saintes femmes désemparées devant l’évidence du tombeau vide. Les paroles de l’ange ne font que les renvoyer à cette évidence qui n’a pas d’explication. Mais depuis lors, par les apôtres et tous les témoins qui se succéderont au cours des âges, le Verbe incarné redira dans le silence des cœurs aimants ces paroles éternelles qui rassurent et qui élèvent, qui consolent et indiquent le chemin des cieux. Au-delà de toute douleur, quand les larmes sont épuisées et l’espérance anéantie, pointe l’aurore invincible de ce Dieu toujours là pour nous, parce que l’amour ne peut pas mourir. N’oublions pas le sacrifice du Bien-aimé, mais souvenons-nous davantage encore de l’aboutissement de sa vie terrestre à l’image de la nôtre : nous sommes attendus impatiemment dans la gloire qui est la sienne et sera aussi la nôtre.

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Vigile pascale 16 avril 2022
Le feu et l’eau, la lumière et la nuit, le chant et le silence : cette vigile qui est la mère de toutes les vigiles chrétiennes, comme l’appelle la tradition de l’Eglise, semble condenser en un temps finalement très court tous les symboles qui nous parlent de Dieu et de son œuvre.

Tout a commencé par le feu nouveau qui contraste avec la nuit. Nous émergeons de la nuit, tout comme la lumière a été créée alors que l’univers n’était encore que chaos ténébreux. L’homme lui-même n’émerge que dans le mouvement qui l’ouvre à la lumière de la vie. En dehors de ce mouvement, il peut à tout moment se laisser reprendre par les forces de la nuit. Il ne se trouve lui-même qu’en naissant à la lumière : c’est sa grandeur, mais sa grandeur est un destin tragique : ainsi Judas, un moment séduit par la Lumière, est retourné à sa nuit : « Quand il sortit, il faisait nuit » note St Jean. Et c’est pourquoi le baptême a toujours été compris comme l’illumination de l’âme. Notre soif de connaître est aussi le désir de vivre. Or l’eau est l’élément primitif de la vie. Elle lui est nécessaire au premier degré, mais c’est aussi un symbole ambigu. Elle peut signifier aussi bien la mort que la vie, la stérilité que la fécondité. Quand les eaux s’ouvrent, elles deviennent le symbole du sein maternel. Alors que les égyptiens sont engloutis, les hébreux sont propulsés dans le désert. Ils ne peuvent rester là, dans une sorte de nostalgie du sein maternel, dans le simple désir d’une vie inconsciente, tranquille, irresponsable qui serait comme le sommeil de la nature. Le baptême fait de nous des soldats du Christ : pour que l’eau fasse vivre, il faut que passe sur elle le vent, le souffle, l’Esprit, comme il planait sur les eaux originelles. C’est Dieu, dit l’Exode, qui refoula la mer toute la nuit par un fort vent d’est: retenons la mer, la nuit et l’est ! De là vient un renouvellement profond, le creuset d’un peuple nouveau dont nous sommes les héritiers. Naître d’En-Haut, ce n’est pas mépriser la vie sensible, le flot des désirs, la beauté créée : c’est voir plus que cela, parce que nous sommes portés par ce souffle créateur. Il serait contraire au désir du Créateur de s’évader dans une espèce de monde suprasensible en renonçant au désir de vivre. Bien au contraire, c’est avec un cœur de chair et toutes nos racines vivantes que nous sommes appelés à vivre de la vie divine. La naissance d’En-Haut suppose la vie d’en bas, qui est notre être premier, fait de passions, de désirs et de pulsions. Mais il faut pour cela consentir à une décantation, un tri, des purifications successives. Guillaume de St Thierry s’adresse à Dieu en Lui disant : « Ton amour, ô Dieu, est l’Esprit-Saint. Depuis le début de la création, Il se tient au-dessus des eaux, c-à-d des esprits fluctuants des fils d’homme ; Il s’offre à tous, Il attire tout à soi : inspirant, aspirant, écartant tout ce qui est nuisible, dispensant ce qui est utile, Il unit Dieu à nous et nous à Dieu. » C’est à notre cœur qu’aboutit l’effusion de l’Esprit, associée à l’eau pure, annoncée par le prophète Ezéchiel, pour signifier la naissance d’un cœur nouveau. Le grand secret de la foi chrétienne, c’est que notre naissance d’En-Haut par le baptême est passe par la naissance de Dieu à la vie de l’homme. Avec la descente du Fils de l’Homme commence notre élévation. On a pas à chercher la vie divine dans un au-delà inaccessible et intemporel. C’est au cœur de notre condition d’homme, semée de joies et de peines, de combats épuisants et de victoires inattendues, qu’il nous est donné de naître à la vie même de Dieu. A l’origine de tout, il y a Dieu qui aime le monde, et tout part de cet amour premier. De là découle l’envoi du Fils bien-aimé en notre chair, de là sa mission de vie. Et nous pouvons l’accueillir ou la refuser. Ce libre accueil a un nom : la foi. Et c’est pourquoi, il nous est demandé en particulier cette nuit : « Croyez-vous ?... » Il appartient à chacun de vérifier que la vérité que Jésus lui révèle est aussi la force qui le fait agir et vivre en plénitude. Voilà où nous porte cette nuit qui est aurore d’éternité. Qu’elle nous trace d’année en année un chemin qui nous empêche de désespérer de rien, sûrs de l’amour indéfectible du Seigneur de l’univers.

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Veillée pascale 3 avril 2021
Après les larmes, les douleurs indicibles, la mort, voici enfin le repos et la paix. Au terme de ce jour qui n’a pas de contenu, pas de densité, c’est la vie tranquille qui est là, sans crier gare.  C’est la marque de Dieu, n’en doutons pas. Quand nous sortons d’une épreuve, n’avons-nous pas fait cette expérience, ce nouveau inattendu et le ciel dégagé qu’on attendait plus ? Quelque chose nous dit que la vie ne peut finir ainsi, et si nous ne voyons pas ce qu’elle pourrait être à nouveau, nous l’espérons de tout notre être créé par Dieu pour la vie, la vie qui ne finit pas et qu’on appelle éternelle.

Ce jour est le Jour désiré par tous les justes de l’Ancien Testament, ce qu’ils avaient entrevu sans l’espérer pour de bon, comme dit Jacob après coup : « Vraiment Dieu était en ce lieu et je ne le savais pas. » Entre la fin de tout et l’élan d’allégresse qui s’ouvre maintenant, comme pour nous rendre plus supportable ce passage trop éprouvant pour le cœur malmené, il y a le Samedi-Saint. Un jour où tout est comme suspendu, entre ciel et terre, sans joie ni peine, irréel dans le dénuement et l’austérité, où le temps cesse de fuir. C’est le sabbat ancien qui marque l’achèvement de notre monde créé, le sabbat de notre propre vie en attente de la Révélation de Dieu, ce que nous désirons le plus sans y parvenir jusqu’au jour de l’éternité.

Ce jour est le seul vrai, peut-être, dans son dépouillement. C’est en relisant tout le message de la Révélation, depuis la création, que l’on commence à entrevoir où Dieu voulait en venir. A travers l’Exode et l’esclavage qu’on fuit et qu’on subit, à longueur de vie, la Vigne d’Israël et la Terre Promise, les batailles de l’histoire emblématiques des nôtres, les remous incessants de chacune de nos vies, nous revenons à la source du baptême, cette mort symbolique qui nous configure au Christ et qui continue de jaillir à chaque instant pour que la vie ait le dessus. Au-delà du silence du tombeau, il y a un autre silence, qui est plein, celui-là, une paix plénière qui nous révèle la valeur de la vie avec Dieu, parce que sans Lui, il n’est pas de vie. Alors, la nuit comme le jour illumine, dit le psaume, et c’est le chant de l’alleluia, dont la mélodie se perd à l’infini, parce que les paroles ne suffisent plus et que le cœur trop étroit déborde pour déboucher dans le mystère.

Que Dieu nous aide à nous arrêter un instant dans son silence, dans ces moments précieux où tout s’arrête parce qu’il n’y a plus que Lui, maître de la mort et de la vie. Là se retrouvent tous ceux qui sont à jamais fascinés, blessés, touchés par sa Présence. Notre baptême dont nous avons renouvelé les promesses nous permet de remonter le courant qui nous éloignait de Lui depuis la faute originelle. Soyons attentifs aux grâces incessantes que Dieu sème sur notre parcours pour que nous puissions être sauvés de tout mal et de toute mort. C’est St Séraphin de Sarov qui disait : « Trouve en toi la paix, et autour de toi, des milliers trouveront le salut. »

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Vigile pascale 11 avril 2020
Nous voici au terme du Grand Sabbat , qui laisse place à l’aurore du Jour éternel. Ce passage qui est le cœur de la foi chrétienne nous assure de la victoire de Dieu sur toute épreuve et toute mort : « la nuit, comme le jour, illumine », dit le psaume : Dieu a un certain chic et le goût des contrastes pour transformer dans  le silence les réalités les plus sombres en lumière et en vie. La création commence par un soir et débouche sur la clarté du matin : « Il y eut un soir, il y eut un matin. » Il suffit que l’Esprit plane sur les eaux du chaos primitif pour qu’elles engendrent la vie à foison. A travers une grande vision panoramique, l’Eglise veut nous conduire, depuis la création, à travers l’élection et la libération d’Israël, par les témoignages prophétiques, jusqu’à Jésus-Christ, Alpha et Oméga. Car le récit de la création est aussi une prophétie, et non pas seulement une information sur le devenir extérieur du cosmos et de l’homme. En effet, les choses ne commencent pas seulement quand l’homme est appelé à répondre consciemment à Dieu : la Création elle-même le met en contact avec Dieu, principe et fin de toute chose. C’est parce qu’Il a tout créé que Dieu peut nous donner la vie et conduire notre vie. C’est parce que la création appartient à Dieu que nous pouvons nous fier à Lui jusqu’au bout. C’est parce qu’Il est Créateur qu’Il peut nous donner la vie pour l’éternité.

« Dieu dit… » ce refrain qui ponctue chaque acte créateur, nous pouvons le rapprocher du début de l’évangile de St Jean: « Au commencement était le Verbe. », ce Verbe, ce Logos, qui signifie non seulement parole, mais sens, raison : à l’origine de toute chose, il n’y a pas quelque chose d’informe, sans raison et sans liberté, mais la Raison créatrice qui parle et se communique Elle-même. Et nous pouvons en cela rendre grâces : ce monde n’est pas le fruit du hasard et de la nécessité, comme le disent les philosophes du néant, mais bien plutôt celui de l’amour et de la liberté responsable. Et l’homme n’est pas cette petite espèce d’être vivant, capable de réfléchir, dans un petit coin perdu de l’univers en expansion, à la marge d’un l’univers qui s’en moque. Malgré la contradiction du mauvais usage de la liberté, la création demeure bonne et l’homme est même « très bon », selon l’audace du texte saint.

Le baptême nous plonge dans cet amour indéfectible. Dieu a fait le monde pour avoir un lieu où communiquer son amour et d’où la réponde d’amour puisse Lui être rendue. Pour Lui, le cœur de l’homme est plus grand que l’univers entier, qui nous laisse pourtant entrevoir quelque chose de la grandeur du Créateur. Le samedi est le 7ème jour de la création, le jour du repos. Mais depuis la Résurrection, quelque chose d’inouï s’est produit, qui renverse la structure de la semaine. Le dimanche, Jour du Seigneur, est le premier jour de la semaine, parce qu’il est celui de la rencontre avec Jésus Ressuscité : le Seigneur vient au milieu des siens, Il les retrouve après les affres de la mort, et Il se donne à eux, il se met à table avec eux, Il se laisse toucher pas eux. Le monde a changé : Celui qui était mort vit d’une vie qui ne sera plus menacée par aucune mort. C’est une nouvelle dimension de la création qui est inaugurée. La ligne obscure qui traverse la création ne demeure pas pour toujours. Oui, Dieu vit tout ce qu’il avait fait : c’était très bon !

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Vigile Pascale 20 avril 2019
     Cette nuit, Dieu va passer ! C’est comme le cri qui définit la fête de Pâque, le passage. Passage de l’esclavage à la liberté pour les Hébreux, de la mort à la vie pour le fils Bien-Aimé, du péché à la grâce pour ses frères que nous sommes. C’est le cœur de notre foi, et nous avons tant de mal à y croire, pas seulement comme le Credo récité distraitement, mais y croire comme Abraham, Elie, Moyse, Pierre, Matthieu ou Marie-Madeleine. Dieu attend ce moment où nous Lui donnerons cette foi qu’il mendiait sur les routes de Galilée, qu’Il trouvait chez la Cananéenne, le centurion, le lépreux samaritain. Car sa vie, si discrète la nuit de Noël, est au bout de son parcours terrestre un souffle dévastateur, irrésistible, créateur, et en même temps cette brise insaisissable qui renouvelle la face de la terre. Pendant 40 jours, l’Eglise se prépare au passage de Dieu : c’est la durée classique d’une telle attente. Moyse a vu Dieu face à face 40 jours au Sinaï, Elie de même à l’Horeb, et le Christ s’est Lui aussi retiré le même temps au désert, et c’était suffisamment grave pour que le démon vienne rôder par là. Et puis, à partir de cette nuit, il y aura encore 40 autres jours que Jésus fait vivre à ses disciples au cénacle. Autre attente, autre silence d’une autre teneur, qui débouche sur son passage de la terre au ciel, pour de bon. L’Eglise nous met donc en retraite trois mois par an, en deux temps : celui du désert, de l’austérité, du décapage, celui de la vie, de la résurrection, de la gloire en avance. Deux temps forts séparés par la déflagration de la vie qui ne peut pas mourir, une lente maturation qui nous habitue aux mœurs de l’éternité qui nous attend au terme de ce passage unique pour chacun, c’est-à-dire notre mort qui est l’entrée dans la vie véritable. Jusque-là, il nous faut apprendre à mourir, à longueur de vie. Or, nous nous cramponnons à tant de choses, à tant d’êtres dont nous attendons qu’ils nous comblent, et nous sommes souvent déçus, forcément ! Mais Dieu ne nous lâche pas, comme Il n’a pas lâché ce peuple misérable à la nuque raide : Il nous fait encore traverser la Mer Rouge, nous libère de nos Egyptiens -car nous avons tous nos Egyptiens. Il voit notre détresse : oh oui, nous sommes en détresse plus que nous ne l’imaginons, et nous ne sommes pas bouleversés comme Dieu Lui-même, car Dieu seul est humain ! Il veut que l’Alliance se perpétue, Il nous la propose à chacun, c’est le passage de Dieu dans nos vies, avec le voile qui deviendra pour nous l’obscurité de la foi. La grandeur et la décrépitude de ce peuple sont aussi les nôtres, en alternance, et nous reproduisons sans fin ces montagnes russes qui jalonnent l’histoire sainte. Mais Dieu passe toujours en voilant son visage, jusqu’à ce que son Fils se fasse l’un de nous, si semblable à nous que la plupart ne Le reconnaîtront pas. Jusqu’à la fin des temps, un petit reste pressent cette chose qui n’a de nom dans aucune langue, ce je ne sais quoi qu’on a tant de mal à entendre, mais que quelques pauvres plus pauvres que les autres entrevoient en sachant jouer perdant, comme David, Pierre ou Paul. Dieu a voulu qu’Israël soit pauvre et Israël ne veut pas ! Le drame, c’est que Dieu cède le premier : Il lui donne ce qu’il veut, et -c’était prévisible- c’est la catastrophe. C’est tout le drame entre Dieu et le peuple juif : « Tu comptes pour moi, et ça ne te suffit pas ? Tu veux compter pour les autres, être apprécié à leurs yeux ? » Oui, nous cherchons à avoir de la valeur, et dans cette mesure même, nous perdons notre prix aux yeux de Dieu. Or, Dieu ne nous aime pas malgré notre péché, mais à cause de notre péché, et ça, c’est très cuisant pour notre orgueil, et c’est pour ça que nous préférerions un amour plus raisonnable. Toute l’Ecriture Sainte est remplie de ces accents d’un amour fou, déraisonnable que nous peinons à comprendre et à accepter. A première vue, ça semble facile de choisir la Miséricorde. Mais il ne s’agit pas seulement d’en profiter, il s’agit de l’aimer. Non dans ses effets, mais en elle-même. Et pour cela, il n’y a qu’un moyen, c’est d’être ou devenir miséricordieux, de changer son cœur dur contre un cœur de chair. Voilà où nous conduit la nuit du Passage.

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Vigile Pascale 31 mars 2018
     St Marc avait commencé son évangile par l’irruption du Règne de Dieu dans l’histoire des hommes, un événement sans précédent qui laisse à jamais une trace ineffaçable dans l’ordre créé. Que Dieu s’intéresse de si près à ce que nous vivons, voilà qui est bouleversant et inimaginable pour un esprit créé. Aujourd’hui l’annonce est réalisée dans ce fait unique, du jamais vu qui ne se reproduira jamais comme tel, sinon en Lui : un homme est passé de la mort à la vie ! Pendant tout l’évangile, le secret a plané sur la personne et la mission de Jésus ; Lui-même a souvent défendu de Lui faire une publicité indiscrète, ne voulant pas que ceux qui commençaient à comprendre trouble davantage les autres avant l’heure. Les Saintes femmes viennent au tombeau en discutant, se posant des questions concrètes, en ayant l’intention d’achever les gestes de la piété envers l’Aimé; elles repartent en silence, sans avoir rien fait, toutes interdites. Leur rôle est important du début à la fin, même s’il change en cours de route. Les disciples, eux, s’étaient enfuis les uns après les autres, sans avoir compris qui était vraiment Jésus. Elles, tout en approchant de plus près ce qui prouve son être véritable, voilà qu’elles ne comprennent pas plus et s’enfuient, elles aussi. Le mystère est vraiment très grand, inaccessible à l’entendement humain. C’est dans l’absence de ce qu’elles attendent qu’il leur est proposé de reconnaître une présence nouvelle, mais tout cela est tellement déroutant que ça ne pourra pas se faire tout de suite et au premier degré. Et le lecteur de l’évangile a été conduit, à travers toute l’histoire du salut, jusqu’à ce moment où il est lui aussi laissé face à cette révélation définitive, avec la promesse d’un rendez-vous qui l’attend : qu’il parte comme les apôtres pour la Galilée des nations, Jésus l’y précède, vivant, et c’est dans cette rencontre existentielle qu’il commencera à comprendre. Tous les détails donnés – la pierre roulée, le regard qui constate, le jeune homme vêtu de blanc, l’endroit où on L’avait déposé et où Il n’est plus- ces détails auxquels l’esprit féminin est particulièrement attentif, tout cela est révélateur d’une présence inouïe, d’autant plus ahurissant que les hommes se meuvent sur un autre plan des réalités. Les paroles dites mettent le sceau définitif sur le mystère : voilà comment il faut l’entendre, aux frontières de l’univers matériel et du monde invisible des cieux. Ce qui est dit permet de croire que le tombeau vide n’est pas un vol ou une supercherie, mais un fait constatable et incontournable. Dieu est toujours infiniment surprenant. La pierre roulée symbolise en quelque sorte le mur qui sépare l’homme de la révélation qui concerne la Résurrection. Seule la puissance de Dieu peut supprimer l’emprise de la mort qui pèse sur lui et enlever l’obstacle très lourd qui empêche de croire à la bonne nouvelle. Ce n’est pas dans la continuité d’une démarche intellectuelle, d’une enquête policière, d’une déduction rationnelle qu’il est possible de parvenir à la conviction que le Christ est vraiment ressuscité : cette nouvelle absolue ne peut venir que de Dieu, et encore, quand elle est transmise, elle peut ne pas être nécessairement comprise. Ici aussi, la foi se décante, est purifiée jusqu’à un point inouï d’incandescence, et c’est depuis 2000 ans la seule chose que l’Eglise dit sans se lasser. Jésus fait désormais partie du monde de l’éternité : c’est là qu’Il nous attend dans un bonheur sans fin et sans limite. Après le scandale de la Passion qui avait dispersé les disciples, voici venu le moment où ils se rassemblent et où la force du Ressuscité commence à les transformer de l’intérieur. C’est le tremblement et le transport hors de soi qui passe des femmes aux apôtres, et des apôtres aux croyants que nous sommes. C’est plus que la paix du tombeau, c’est la plénitude et la joie éternelles.

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Samedi-Saint 15 avril 2017
Nous voici arrivés au terme de l’histoire. Sa grande fresque vient de se dérouler sous nos yeux, depuis l’aube de la création, depuis l’apparition de la lumière et l’eau de la vie, jusqu’à cet énigmatique tombeau pas comme les autres où le mystère continue et nous mène déjà aux portes de l’éternité. Célébration de la lumière face au ténèbres, de l’eau qui vient féconder la terre desséchée, du Sacrifice Eucharistique qui est le viatique de notre route terrestre : diverses facettes de ce face-à-face de la vie et de la mort qui embrasse toute réalité entre l’ici-bas et l’au-delà, la terre et le ciel, le temps et l’éternité.
« Veillez et priez ! » : c’était l’ordre du Sauveur Jésus aux disciples, à l’heure où les ténèbres allaient submerger le monde. Or, ils en ont été incapables. Et depuis lors, comme pour réparer cette lâcheté – car il y a toujours quelqu’un, dans la Communion des Saints, qui répare nos lâchetés -, l’Eglise veille et prie, à longueur de nuits et de jours. Et cette attente aimante, comme les vierges de la parabole, entre le silence, les paroles éternelles et les chants inspirés, remplit le meilleur de notre existence présente : un jour, nous le verrons et nous saurons ! Là, et en attendant, nous comprenons la valeur du silence et de l’attente : « Il est bon d’attendre dans le silence le salut qui vient de Dieu » chantaient les lamentations de Jérémie aux Vigiles des Ténèbres de ces derniers jours. Oh, cet immense silence de la terre qui reçoit le corps supplicié du Fils innocent, qui attend la réponse du Père et nous habitue lentement et en douceur à son triomphe !
C’est pour cela que maintenant nous sommes déjà « du bon côté ». Toute l’attente séculaire de l’Ancienne Alliance a pris fin et nous sommes entrés dans le dernier âge du monde, un peu comme tout nous a été donné au baptême, dont nous venons de renouveler les engagements. La seule chose qui nous reste à faire, mais c’est l’affaire de toute une vie, c’est de prendre peu à peu et de plus en plus le goût des choses d’En-Haut : « Le Christ une fois ressuscité ne meurt plus. » : c’est un fait acquis. Nous n’avons plus à mourir pour obtenir un pardon qui nous est acquis d’avance. Mais pour être unis à une Victime immolée, il faut bien que nous passions, nous aussi, par un « état de mort », ce qui en langage chrétien se traduit par la mortification. Il n’y aura de résurrection effective que si cette mortification aura été elle aussi effective. Dieu ne nous sauve pas sans nous : il y faut de notre part un acte libre, un engagement volontaire qui ratifie l’Alliance que Dieu nous présente. Dieu agit toujours ainsi avec les hommes : Il présente au peuple de l’Ancien Testament l’alliance à ratifier après le Sinaï, et Il demande à la Vierge Marie si elle consent à être la servante du Seigneur. La nouvelle Alliance ne sera conclue dans le Sang du Christ que si nous sommes consentants : voilà exactement le sens de la rénovation des promesses du baptême, non pas un autre sacrement, mais un sacramental qui en prolonge et en développe les effets. Rendus puissants par le Christ, délivrés par Lui, nous pouvons rompre avec Satan, sans craindre que ce soit seulement en paroles.
Tout est donc intérieur et efficace : on ne triomphe du diable que sous la grâce du Christ. S. Jean Chrysostome le dit avec son éloquence coutumière : « Ce qui est admirable, c’est que le Christ n’a pas confié l’acte qui nous libère à un autre contrat, mais un nouveau document a été établi, différent de celui qui existait auparavant. Ou mieux, ce n’est plus un contrat, mais un pacte. Il y a contrat quand quelqu’un est tenu de rembourser. Dans ce cas, il s’agit d’un esclave et d’un maître. Dans l’autre, d’un ami avec son ami : là, tout est dit… »
Oui, tout est dit et tout est accompli. C’est ce soir le couronnement de la Passion rédemptrice. Entrons maintenant dans l’éternel sacrifice, le rite solennel qui nous met sous la protection de son Corps et de son Sang qui nous font vivre pour l’éternité.

Saint Jour de Pâques 31 mars 2024
En ce matin de Pâques, le Christ vainqueur domine nos vies. Il domine nos fiertés. Il domine nos misères. Il porte sur chacune d’elles, le baume purifiant, pacifiant et vivifiant de la sainte miséricorde. Déjà, sur le Golgotha, cloué en croix entre deux voleurs, il avait entendu les paroles du bon larron : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. »  La réponse n’avait pas tardé : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis.» La miséricorde a toujours le dernier mot.

Cette nuit, alors que le Christ triomphait de la mort, nous nous sommes réjouis. Ce matin, la pierre est roulée. Le tombeau est vide. En sera-t-il de même pour les tombeaux de nos vies, de nos misères ? Ces tombeaux qui nous emprisonnent ? La fête de Pâques ne se résume pas à l’évocation d’un événement grandiose, au renouvellement des promesses de notre baptême. C’est vrai, nous avons renoncé à Satan, à ses œuvres, à ses séductions. Nous avons professé notre foi en Dieu : Père, Fils et Saint-Esprit ; notre croyance en la sainte Église catholique, en la communion des saints, en la rémission des péchés, en la résurrection de la chair, et en la vie éternelle. Mais tout serait vain si les paroles du bon larron ne jaillissaient de notre cœur : « Jésus, souviens-toi de moi. » Les paroles de l’Ange de la Résurrection adressées aux femmes devant le tombeau reviennent à nos oreilles et nous rassurent : « Vous, soyez sans crainte ! Je sais que vous cherchez Jésus le Crucifié. Il n’est pas ici, car il est ressuscité. » Oui, soyons donc sans crainte si nous cherchons vraiment le Seigneur, si nous lui demandons de se souvenir de nous. Renouvelés dans le Christ, nous deviendrons cette pâte nouvelle qui fait fermenter la masse. Celui qui communie au Christ ressuscité doit partir en mission. Après l’adresse de l’ange, le Christ lui-même vient aux femmes : « Soyez sans crainte, allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. » Voir Jésus, être vu par Jésus : voici le dernier pas à accomplir, l’ultime accueil et le plus difficile. Pensons à Pierre et à Judas au soir du jeudi-saint. La richesse, l’idéologie, l’orgueil ferment les yeux et le cœur. Le dépouillement les ouvre. Quelle leçon que ce souvenir d’un prêtre visitant à Erbil les chrétiens d’Irak ayant fui Mossoul et les horreurs de Daech :

Ils avaient tout perdu en quelques heures parce qu’ils avaient refusé de renier leur foi... Un enfant de cinq ans est allé me chercher son « trésor ». Ils avaient dû fuir à pied Mossoul, chacun emportant une seule chose. De tout ce qu’il possédait, il avait choisi sa Bible illustrée.

Et le prêtre de poser ces questions : Est-ce que nous considérons que la foi est notre premier trésor ? Est-ce que nous sommes convaincus que ce qui pourrait nous arriver de pire serait de la renier ou de la perdre ? Recevons ces témoignages venus de nos frères dans la foi, les chrétiens du Moyen-Orient, les chrétiens de Chine trop oubliés et qui se sentent abandonnés. Faisons nôtre en ce jour la joie de Marie. Qu’elle intercède pour nous auprès de Dieu. La promesse est désormais accomplie en celui qu’elle a porté. Le Christ est ressuscité pour sauver le monde, pour nous sauver. C’est la Bonne nouvelle de l’évangile, qui n’en finira pas d’illuminer cette terre jusqu’à la joie du ciel.

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Saint Jour de Pâques 9 avril 2023
Qui d’entre nous ne désire vivre d’une vie épanouissante, plénière, heureuse en un mot ? Et qui peut se targuer d’avoir rejoint cet idéal, auquel tous aspirent sans jamais le rejoindre sinon de temps en temps et très partiellement ? La seule certitude que nous ayons, c’est qu’après tant de tâtonnements, de désirs et d’illusions, nous aboutirons à cette fin terrestre qu’a connue aussi ce Jésus mystérieux qui n’en finit pas de faire parler de Lui : un certain vendredi, la Parole de Dieu s’est tue, tout en continuant de résonner dans ce silence immense du tombeau où veillent quelques femmes et des apôtres un peu perdus, attendant un improbable qui tarde à venir. La Résurrection a complètement surpris les disciples, malgré les prédictions de Jésus à plusieurs reprises : elle se trouvait tout-à-fait en dehors de ce qu’ils étaient en droit d’attendre et ne correspondait à rien dans leur expérience. Redescendant du Thabor, « ils se demandaient ce que pouvait bien signifier : ressusciter d’entre les morts ? » Et voilà : il y a ce tombeau où Jésus n’est plus. Il a passé à une forme d’existence qui laisse la mort derrière elle, et cet événement est sans analogie dans l’histoire des hommes. C’est à la fois historique, datable, précis; et méta-historique : l’essentiel échappe à l’histoire et à l’expérience empirique. Le Ressuscité nous ouvre le chemin d’une vie sans déclin, d’une vie victorieuse de tout ce qui la limite, de toutes les puissances de mort qui rôdent autour de nous et nous habitent. La manifestation de cette Vie est le message essentiel de St Jean : « La Vie s’est manifestée, nous l’avons vue et nous rendons témoignage. » Et cette manifestation ne s’est pas fait de manière intérieure seulement, comme une sorte d’illumination de l’esprit : elle a eu lieu en pleine mêlée humaine, là où se livrent les plus dures batailles ; elle est liée à une personne singulière qui s’appelle Jésus de Nazareth, un être souffrant et agissant en tout semblable à nous, sans aucun refus de Dieu cependant. Tout l’évangile n’est qu’une explosion de cette Vie, qui est pour tous ceux qui L’approchent une nouvelle naissance. Tout l’évangile est une suite de rencontres avec des êtres de chair et de sang, en quête d’une vie plus heureuse et plus pleine. Tout l’évangile aboutit là, il n’aurait servi à rien sans ce couronnement qui est le fruit du plus grand amour, qui a passé à travers la souffrance et la mort pour nous l’offrir comme un trophée. Un théologien grec, Nicolas Cabasilas, l’explique ainsi : « Puisque les hommes sont triplement séparés de Dieu : par leur nature, par leur péché et par la mort, le Rédempteur a voulu qu’ils Le rencontrent sans obstacle et entrent en contact immédiat avec Lui, en supprimant successivement tous les empêchements : le premier en participant à la nature humaine ; le second en subissant la mort de la croix ; et finalement le dernier mur de séparation en chassant complètement de notre nature  par sa résurrection la tyrannie de la mort. » La résurrection qui nous est ainsi offerte n’est donc pas seulement un redressement de la vie sur terre -ce serait déjà beaucoup, mais Dieu veut pour nous bien mieux que cela : c’est une vie autrement plus belle et plus pleine dons nous ne pouvons pour le moment avoir qu’une très faible idée. C’est pourquoi il est pour ainsi dire normal que ce monde ne nous offre à peu près rien d’autre que des croix, comme pour nous faire comprendre qu’il faut chercher et désirer résolument autre chose. L’Eglise a compris que c’est le salut qui était en marche même dans les situations les plus dramatiques qu’énumère la Vigile Pascale : le sacrifice d’Abraham, l’esclavage d’Egypte et le passage de la Mer Rouge, le désert, l’exil, tout cela est une longue purification qui est un incessant appel à retourner à Dieu. C’est pourquoi St Paul dit que par le baptême nous sommes crucifiés avec le Christ et nous sommes plongés dans sa mort pour participer à sa Résurrection. Ce que nous sommes, il nous reste à le devenir ; ce que nous avons reçu, il faut encore le développer. Joie du don immérité que nous avons reçu et décision de revenir aux promesses de notre baptême pour les tenir. Tout cela se vit dans la foi, qui est au-delà du palpable. Nul n’a dans l’histoire laissé une telle place « vide ». Il était entré dans l’histoire avec un tel relief, et Il n’est plus saisissable. « Il est ressuscité comme Il l’a dit », Il a pratiqué dans l’histoire une brèche qui ne se refermera plus. Les gardes du tombeau ont fait ce qu’ils ont pu pour l’empêcher, aux ordres de tous les puissants de la terre, mais plus on fait d’essais pour boucher la brèche, plus elle devient saisissante. La joie s’approfondit en Galilée, dans la vie ordinaire telle qu’elle est, là où tout a commencé pour finir dans les cieux. Oui, Il est vivant comme il l’a promis, Alleluia !

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Saint Jour de Pâques 17 avril 2022
« Désormais, Me voici avec toi, alleluia ! » Ce que nous venons de chanter dans l’introït résume l’ardent désir de Dieu d’être avec son Fils et avec nous, ses frères. On a pu dire que la première phrase du Père accueillant son Fils après le drame de la croix et du tombeau, c’est « Comme Tu m’as manqué ! » Car nous aussi, souvent, nous manquons à Dieu. Notre vie se passe en désirs inassouvis, elle est une vie tremblotante qui peine à trouver un équilibre heureux, et voici que, dans le Christ ressuscité, ce bonheur nous est entrouvert et proposé : « Je suis avec toi, pour de bon, rien ne pourra plus nous séparer. » Avec Lui, nous sommes en présence d’une vie surabondante qui veut s’offrir à nous avec une générosité sans mesure. « Car le plus lourd fardeau, disait Victor Hugo, c’est d’exister sans vivre. » St Jean fait écho à cette aurore radieuse en écrivant dans l’enthousiasme de sa première épître : « La vie s’est manifestée, nous l’avons vue, nous en rendons témoignage. » Or, la manifestation dont il parle ne s’est pas faite par une sorte d’illumination intérieure pour quelques beaux esprits cultivés et privilégiés. Elle a eu lieu au terme d’une bataille sanglante et sans merci qui s’est conclue par ce qui semblait la défaite de Dieu. Elle est liée au destin singulier d’une personne au rayonnement immortel : Jésus de Nazareth. Partout où Il a passé, un souffle puissant de vie soulage, guérit, relève. L’évangile, c’est une joie formidable qui draine les foules harassées et les met en route. Ces pauvres gens, en quelques phrases, retrouvaient la joie de vivre. La vieille humanité fatiguée retrouve une nouvelle jeunesse, le sens de la marche et ce qui fait que la vie telle qu’elle est vaut la peine d’être vécue. Oui, la vie telle qu’elle est, avec ses turbulences, ses pulsions, ses passions, sa volonté trouble de puissance et de jouissance, ce torrent tumultueux qui charrie le meilleur et le pire. Qui de nous n’a rêvé à ce meilleur qui fuit comme du sable entre les doigts ? Nous savons bien, hélas, à quelles monstruosités peuvent conduire les forces de vie quand elles se déchaînent. Qui de nous n’a pas été parfois découragé par tout ce qui s’oppose à cette vie forte, heureuse et sans déclin ? Personne n’y renonce tout-à-fait, en pressentant que si nous existons, c’est pour ça te pas pour autre chose. Et là, nous rencontrons une aspiration qui a quelque chose de très moderne, avec une acuité et une intensité parfois insoutenables, comme un point de non-retour de notre société à bout de souffle. La conception de l’homme, dans la philosophie des lumières, c’est celle du sujet identifié à la conscience et la raison, le roseau pensant de Pascal. Ce qui a suivi au XIXème siècle, avec Nietzsche par exemple, opère une révolution d’importance qui considère plutôt l’homme comme étant d’abord le vivant, avec son ardeur de vivre, tous ses composants brassés par sa liberté. La conscience et la raison plongent dans ce courant vital. L’être humain est un tout qui vit et pense à la fois, et non une dualité corps et esprit. Ce qui veut dire que nous aspirons à plus de lumière et plus de vie pour unifier ce que le péché -selon la vision chrétienne- désagrège sans cesse. La lutte n’est pas au-dehors de nous, elle se situe dans notre cœur le plus profond. « Nos ténèbres sont en mal d’étoiles », dit joliment Claudel. Cette soif de vivre qui nous habite est aussi un appel à la lumière et à la vérité, et toute réalité doit tôt ou tard être prise en compte, même celle qui nous plaît le moins. Nous vivons maintenant après le déclin des idéologies, et avant de croire à une doctrine, l’homme moderne veut savoir à quoi il s’engage, il ne croit plus sur simple parole et par voie d’autorité. En cela, il a raison, sans doute : il est bon de juger un peu sur pièce. Si, en croyant ce que Jésus nous dit, il n’en résulte pas une vie accrue, plus belle et plus pleine, à quoi bon en effet ? Si la vie n’en reçoit aucune lumière, aucune promotion, quel sens auraient les miracles, les visions, les révélations et les livres sacrés ? Si le christianisme ne nous rend pas un peu meilleurs, comment pourrait-il faire envie à d’autres ? C’est ce que l’abbé Zundel appelle la hauteur de la vie, c’est-à-dire l’élévation véritable selon notre véritable noblesse. Par la Résurrection, Jésus n’est plus seulement présent à nous de l’extérieur, comme Il l’était aux disciples et aux foules pour ces quelques années passées avec eux. Il descend jusqu’au feu intérieur de l’être humain, à la source de ses désirs pour les purifier et les élever. Pour l’homme, il n’y a pas d’autre chemin que son propre cœur de chair. Que notre vie devienne un évangile, comme une suite de rencontres où chaque créature rencontrée, travaillée par la soif de vivre plus et mieux, se tourne avec nous vers Jésus, crucifié et ressuscité. Sa défaite est sa victoire, celle de l’amour infiniment fragile et fort à la fois. Soyons avec Lui, comme Il est toujours avec nous, amen, alleluia !

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Jour de Pâques 4 avril 2021
« Désormais, me voici pour toujours avec toi, alleluia. » Ces mots de l’introït de ce Jour nous plongent dans cette intimité que Jésus ressuscité offre à ses disciples en ce matin à nul autre pareil. Ainsi une nouvelle fois, la mort est vaincue par la Vie. Marie-Madeleine et les saintes femmes, puis les apôtres stupéfaits ne peuvent que constater ce que leur Maître leur avait annoncé : le tombeau n’est pas l’ultime réalité, tout comme sa vie terrestre, ses paroles sont paroles d’éternité, confirmées par les actes qui les suivent et les traduisent. Doucement, discrètement, Il les met sur la voie d’une plus haute compréhension des événements, Il les met sur le chemin de la foi pascale. En venant au tombeau, les saintes femmes ne pensent à rien d’autre qu’à compléter les rites funéraires, en fidélité à Celui qu’elles ont aimé et vénéré. Or, stupéfaction : cette pierre qui les préoccupait a été roulée. Et un homme leur adresse la parole, à cette heure matinale où elles n’attendaient personne et leur dit qu’Il n’est plus là et qu’il est vivant. Voilà le premier pas de la foi : être mis en marche, comme instinctivement, vers Quelqu’Un dont on ne connaît pas tout le mystère. Sa fin tragique les a jeté dans un grand désarroi, mais elles sentent que ça ne peut finir comme ça. A ce stade, cependant, elles ne trouvent qu’un grand vide, encore plus incompréhensible et qui ne leur explique rien : « Nous ne savons pas… » Nous aussi, ce grand vide que nous ressentons souvent face à Dieu est comme nécessaire à la pureté de notre acte de foi. Si nous étions tout de suite comblés, nous nous contenterions de ce sentiment béat et ne chercherions pas plus avant. Or, Dieu est toujours au-delà de ce que nous percevons. Nous avons raison de suivre l’incitation intérieure qui nous pousse vers le Christ, plus loin, plus haut. Et puis, cette pierre qui leur dit que le tombeau est ouvert. D’ordinaire, un tombeau est fermé, pour toujours. Que s’est-il passé ? Là aussi, c’est le vide de leur expérience : que peut-il bien y avoir au-delà de la mort ? Ce vide ouvert vers l’inconnu suggère qu’une résurrection se prépare dans leur âme, dont la Résurrection du Bien-aimé est le signe et le fondement. Elles ne peuvent se laisser enfermer dans les limites de leurs pensées, de leur désir, et Jésus Lui-même roule la pierre qui verrouillait leur esprit et leur cœur. Cette pierre n’a plus d’importance, elle est maintenant de côté. Elle n’a pas disparu, mais elle est à côté. Dieu nous prépare à sa manière une vie plus intense, plus vraie, plus belle. Car Dieu ne peut vouloir moins pour ceux qu’Il aime.

Ainsi le gigantesque combat qui embrase le ciel et la terre depuis les origines, qui est comme une pierre impossible à soulever, trouve ce matin sa conclusion. Depuis la lutte des anges, avant le début de l’histoire humaine, on passe immédiatement au dernier combat ; ou plutôt, c’est le même acte qui est à la fois celui du début et celui de la fin. Que la courbe du temps est donc brève, dans l’éternité de Dieu ! Par la foi des disciples, Dieu se manifeste vraiment vivant parmi les hommes. Ce sont de pauvres hommes, des femmes craintives, et cependant, ils ont déjà vaincu le monde : la victoire qui triomphe du monde, c’est notre foi, dira St Jean. Et l’Eglise, jusqu’à la fin des temps, ne cessera pas de reproduire cette défaite qui est sa victoire, comme celle de Jésus, car c’est en étant vaincue que l’Eglise triomphe. Elle vit dans le monde qui la combat, et sa permanence est un miracle. Elle a juste ce qu’il faut pour assurer sa fidélité dans ses membres les plus saints. Nous sommes habitués à voir les choses au plan de leur efficacité humaine ; mais le plan de l’histoire n’est pas le plan de Dieu. Nous trouvons Jésus au-delà des apparences, toujours insaisissable parce que vivant, imprévisible parce que très grand et qui nous veut très grands. Après les 7 jours de la création, voici le 8ème jour qui pointe qui met fin au temps et inaugure l’éternité. Voici l’aurore qui n’est pas encore le plein jour, mais qui ne sera plus jamais la nuit : désormais, me voici toujours avec toi, alleluia !

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Jour de Pâques. 12 avril 2020
« Voici que je suis désormais toujours avec Toi… » C’est par ce verset de psaume que la liturgie de ce saint jour nous introduit dans le mystère de la résurrection du Christ, qui est un événement aussi important que la création du monde. Ce matin, Marie-Madeleine et les Myrophores, puis les apôtres stupéfaits accourent au tombeau. Jésus avait prédit que partout où serait proclamé cet évangile de vie, on raconterait ce que Marie-Madeleine avait fait en répandant le parfum sur les pieds du Maître. Elle est la première à constater l’incroyable : le tombeau est vide ! Tout va se baser désormais sur ce fait irréfutable, ce qu’il y a de plus banal en soi : un tombeau vide. La seule chose étonnante, c’est qu’il est vide après avoir été occupé.  D’habitude, les morts ne bougent pas trop, alors ?.. Une absence non prévue, qui ne laisse même plus ce point d’appui ténu lorsque nous perdons un être cher : nous pouvons quand même aller nous recueillir sur sa tombe, où reposent ses restes mortels. Cette anomalie ne cesse de nous interroger. Le tombeau vide n’est même pas une preuve de résurrection : il est exactement l’espace laissé à notre foi. Quand St Jean raconte lui-même son entrée dans le tombeau, il écrit simplement : « Il vit et il crut. » Enigmatique au possible, si l’on y réfléchit, cette petite phrase : en fait, il ne voit pas ce qu’il était venu chercher. St Jean, c’est le contemplatif, celui qui a l’amour vierge et qui comprend tout comme par intuition. Mais il ne force rien : il s’efface pour que Pierre puisse passer le premier. Car l’amour est humble, même quand il sait. Marie Madeleine leur avait dit : « Ils (curieux aussi, ce pluriel ? les voleurs, les anges ?) ont enlevé le Seigneur, et nous ne savons pas où ils l’ont mis. » Mais non, se dit St Jean : s’ « Ils » l’avaient enlevé, ils auraient tout pris ou laissé le tombeau comme après un cambriolage, en désordre. Là, un amour a plié soigneusement le suaire, et les bandelettes sont restées sagement à plat. Oui, tout est en ordre, mais c’est un ordre nouveau ! Et d’un coup, tout devient lumineux : une avalanche de prophéties et de paroles de Jésus débarquent dans son cœur et se mettent en place dans son intelligence : ne l’avait-Il pas dit, Lui aussi ? Cette sorte de no-mans-land entre les événements du Vendredi-Saint et l’aube tranquille de ce matin laissent toute la place à la foi qui est exactement la nôtre aujourd’hui. Nous la retrouvons, si nous voulons bien, au matin de chacun de nos jours. Il y a des moments dans la vie où nous sentons fortement la présence de Dieu, des situations où nous pouvons clairement lire son intervention. Et puis aussi des jours où tout est trouble, où la route est en cul-de-sac, où même le sépulcre est vide. C’est l’expérience du désert, si chère à la tradition monastique. Et c’est le moment de consentir à la foi pure, ce sentiment non senti, comme dit Bossuet. Avec l’expérience, ces moments dessinent un chemin sûr, comme les cailloux du Petit Poucet, comme Jésus sur la Croix qui dit : « Mon Dieu, mon Dieu… » et quelques instants plus tard : « Père, entre tes mains… » Le fait qu’il n’y aura jamais de contrainte, de certitude mathématique et définitive, c’est l’espace de la délicatesse de Dieu qui nous dit à chaque pas : « Veux-tu ? Ta confiance m’honore et me réjouit. Fais encore ce pas et tu ne seras pas déçu. » A partir du sépulcre vide de nos attentes humaines, commence le sentier de l’espérance. On y marche un à la fois, l’un derrière l’autre, un pas après l’autre ; on peine, on court, on trébuche. Mais rien ne sera plus comme avant -on entend souvent dire ça ces jours…- et cet après nous assure que Dieu a toujours été là, qu’Il nous précède en Galilée, car il nous précède toujours et nous sommes souvent en retard, attardés sur la route par tout ce qui nous distrait de Lui. La foi pauvre et vacillante , comme la flamme d’un amour inapaisé, est le fil rouge de notre vie : « Resurrexi, et adhuc sum tecum… Je suis vivant, ressuscité, et je suis encore et toujours avec toi », Amen, Alleluia !

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Jour de Pâques 21 avril 2019
Tout ce que l’homme entreprend sur la terre, tout ce qui fait la trame ordinaire de la moindre de nos journées aboutit à ce seul dilemme : ou bien tout ça ne sert rigoureusement à rien, parce qu’en un instant, tout finira dans un trou noir dont on ne sait rien ; ou bien, Quelqu’Un a changé cette perspective terrifiante en un éternité de bonheur qui comblera tout ce que nous avons rêvé de plus fou sur le terre. La fête de la Résurrection n’est donc pas seulement la plus grande fête des chrétiens : elle est l’espérance du genre humain tout entier. Il n’y a en définitive que deux pouvoirs sur la terre : celui de la mort, qui gagne toujours, si l’horizon est limité à ce qu’on voit ici et maintenant, ou celui de cet Homme Jésus qui est Dieu aussi, et qui a vaincu la mort pour nous, parce qu’Il nous aime et nous veut avec Lui.

L’évangile que nous venons, d’entendre, nous le connaissons  par cœur. Il reste bouleversant de simplicité, de précision, de foi. Il est écrit 60 ans après l’événement et c’est comme si c’était hier pour le disciple bien-aimé. Les choses essentielles, d’une vérité éternelle, le temps n’a pas de prise sur elles. Quelque chose d’absolument neuf est arrivé en cette nuit du Passage, et jamais plus rien ne sera comme avant. Alors, d’abord, écoutons le reportage de St Jean. Souvent, comme pour résumer, on se contente de parler du tombeau vide, et il est vrai que ce fameux tombeau est sur-présent dans la description : on trouve le mot pas moins de 7 fois en une page. Pourtant, l’insistance est sur autre chose, qui dit que justement, le tombeau n’est pas tout-à-fait vide : les linges qui sont restés, alors que le corps a disparu. Et d’abord un mot grec difficile à traduire : les linges sont afaissés. Ils sont restés exactement au même endroit, mais ils sont plats, parce que le corps ne les soutient plus. De plus le suaire, petite pièce d’étoffe qui entoure la tête, pour tenir la bouche fermée, par respect, est enroulé distinctement, à la place de la tête, formant comme une couronne à l’intérieur même du grand linceul. Et là, St Jean comprend : le miracle -car c’en est un, inexplicable par les voies de la science- c’est que le corps du Christ mort s’est littéralement volatilisé en laissant ce qui l’entourait sans que rien ne soit déplacé, bousculé, plié autrement. C’est cette disposition des linges qui provoque chez l’apôtre l’éclair de l’intuition. L’hypothèse de Marie-Madeleine : « On a enlevé le Seigneur de son tombeau et nous ne savons pas où on l’a mis » est manifestement fausse, et des voleurs de cadavre n’auraient jamais pris tant de précautions. St Jean n’explique rien, il se retire devant le mystère qui nous dépasse tous et il dit simplement avec modestie : « Il vit et il crut. » Il n’a pas encore vu Jésus ressuscité, ce sera un peu après. Notre foi est aidée elle aussi par des signes ténus, très précis, mais ne forçant rien pour que notre adhésion soit parfaitement libre à chaque pas.

Oui, l’amour est plus fort que la mort. Le Sauveur Jésus est entré dans la mort uniquement par amour pour nous. C’est cet amour-là qu’a compris en un éclair le bon larron, par exemple. Au moment où les apôtres eux-mêmes n’y croyaient plus, à sa royauté, il dit : « Souviens-toi de moi quand tu seras dans ton Royaume. » et il reconnaît dans ce crucifié comme lui le Roi des cieux qui réalise les prophéties. Et en un regard, il a tout compris. Compris quoi ? Ce que Dieu voulait nous faire comprendre à tous, la folie de son amour pour nous : c’est ici le point d’orgue de la Révélation, car la croix et le tombeau vide, c’est tout un. Dieu ne pourra rien dire de plus, et ce cri se prolongera jusqu’à la mort du dernier apôtre, et l’Eglise le redira jusqu’à la fin des temps. Tel est le don du St Esprit à l’Eglise, ce que le bon larron a su lire dans le regard du Christ et que personne ne peut comprendre s’il ne reçoit des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Oui, l’amour est fort comme la mort, comme dit le Cantique, et même davantage. Croyons-le pour que le monde soit sauvé.

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Jour de Pâques 1er avril 2018
Nous voici donc arrivés au premier jour, qui deviendra pour les chrétiens celui qui remplace le sabbat, le premier de la semaine. Mais plus encore : un jour qui est premier de manière unique et absolue, à cause de ce phénomène qu’on en finira jamais de comprendre et d’analyser et qui s’appelle : la Résurrection. Comme témoin direct de la découverte de cet énigmatique tombeau vide, St Jean enchâsse son témoignage au milieu de celui des saintes femmes, en donnant un rôle prépondérant au Prince des apôtres devant lequel il s’efface. Marie-Madeleine, tout éplorée qu’elle est, se réfère d’ailleurs aussi tout de suite aux apôtres. Chez ces trois acteurs de l’épisode, on voit bien que la foi en la résurrection qui commence à s’affermir en eux ne repose que sur peu d’indices matériels, qui ne constituent pas même une preuve, mais dans une rupture de l’ordre habituel des choses. Pour celui que l’amour habite, et qui se rappelle tant de paroles de l’aimé, c’est seulement l’occasion d’avancer dans la foi. Marie se pose la question d’une violation de sépulture ou d’une supercherie ; Jean comprend déjà plus vite, mais il respecte la primauté d’honneur de son aîné, qui, lui, ne comprend pas encore. Il faut donc dépasser le voir pour croire : voir un signe ne fait pas croire, mais donne l’occasion de commencer à envisager autrement la réalité. Si à ce moment, Jean dit : « Il vit et il crut », il complétera lors de la visite à Thomas : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » Si la foi part de signes visibles, elle est cependant adhésion à l’invisible. L’essence d’un signe, c’est de nous mener plus loin que lui. Ce sont les linges qui entouraient le corps qui jouent ce rôle chez St Jean, lorsqu’il se penche pour voir : à la différence de Lazare qui était sorti du tombeau comme on l’y avait mis, ici, le suaire est à part et les bandelettes à plat, comme après usage. Pas besoin de délier quoi que ce soit. Et ce n’est pas un cambriolage, qui aurait laissé tout en désordre. St Jean explique que tout cela est comme l’indice d’un ordre nouveau. C’est l’amour qui le fait courir et précéder Pierre, au  moins autant que sa jeunesse, car l’amour donne des ailes. Il sera le premier à reconnaître Jésus lors de la pêche sur le lac, alors que Pierre devra être invité par Jésus à redire son amour qu’il avait blessé par le reniement, avant de se voir confier la primauté. L’« autre disciple » est comme le portrait type du vrai disciple, celui qui suit Jésus sans retard et Le reconnaît parce qu’il L’aime.
Il y a aussi cette précision qui dit que voir, au sens de la foi, c’est commencer à comprendre l’Ecriture. Tant qu’il n’avait pas vu le tombeau vide et les linges, Jean ne pouvait pas comprendre certains points de l’Ecriture que pourtant il connaissait. Il y a comme un va-et-vient entre la Parole inspirée et les détails qui composent notre vie. Mais ils ne deviennent signes que parce qu’ils s’éclairent soudain en repensant à ce que dit l’Ecriture, et ces signes ne sont jamais contraignants. L’acte de foi, c’est l’action de l’Esprit-Saint au cœur de la personne pour lui faire connaître la réalité chargée de révélation de Dieu et le sens de cette parole qui est orientée vers cette réalité. La foi part d’événements concrets, vus et confirmés par des témoins, mais la certitude de la foi vient finalement du témoignage de l’Esprit. Et l’un des intermédiaires-clef de ce témoignage, c’est Pierre qui a été placé là pour confirmer la foi de ses frères. Il est là, tout tremblant, dès le premier pas du monde nouveau.

C’est un des aspects de la condition humaine que tout événement, attitude, réaction, à la fois cache et révèle plus que les sens ne peuvent voir. St Jean est le modèle de cette finesse très intérieure, dans une amitié très proche qui le fait aller plus vite et plus loin dans la découverte de l’ultime vérité. Que la présence invisible et réelle de Celui qui est à jamais vivant, nous fasse grandir dans un amour toujours plus vrai et plus profond par une foi plus vive et plus simple. C’est la dimension la plus nécessaire d’une vie pleinement humaine, et surnaturelle parce que pleinement humaine.

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Jour de Pâques 16 avril 2017
Ce matin, quelque chose a changé, vraiment changé. Après la désolation de ces derniers jours, où la liturgie sait si bien traduire les réalités de la foi, nos églises ont retrouvé la parure des jours de fête. Même dans la simplicité cistercienne, l’allégresse d’une vie neuve imprègne les murs et les coeurs. Notre état intérieur, quand la foi le dilate, peut alors regarder tout le reste avec un oeil différent. Car à l’inverse, les événements qui nous atteignent ont aussi une influence non négligeable sur notre regard extérieur. Nous sommes tous des impressionnistes qui s’ignorent. Et nous pouvons à chaque instant choisir le regard qui nous rendra heureux ou déprimés. Chaque témoin de la Passion et de la résurrection a quelque chose à nous dire ce matin, chacun nous invite à un certain regard sur cet événement central de l’histoire qu’on nomme la Résurrection du Sauveur Jésus.
Au tombeau, Marie Madeleine a été la première. Peut-être même était-elle déjà venue la veille, seule, ne pouvant pas dormir, revivant douloureusement chaque détail de la mort du Bien-Aimé. Plus rien n’avait d’importance hors de ce tombeau, elle avait tout perdu. Et pourtant quelque chose, très au fond de l’âme, lui faisait dire : « Il n’est pas possible que tout soit fini là… » Et ce matin-là, apportant les aromates, elle ne voit plus le cadavre, mais Jésus vivant, plus vivant que jamais. Alors, elle court avertir les disciples, parce qu’elle en a reçu l’ordre de Jésus Lui-même ; elle voit les murs de la ville, les oliviers, les maisons, le ciel qui ont changé, qui ont une autre couleur, qui sont tout vibrants de cette vie du Matin à nul autre pareil. Puis arrivent les deux apôtres qui courent ensemble, précise le texte : Pierre, c’est le ministère ecclésial, et Jean, c’est l’amour ecclésial, lui qui est resté jusqu’au bout à la croix. Ils sont ensemble, mais pas tout-à-fait : l’amour est plus rapide, plus insouciant, le ministère, lui, se doit d’être attentif à tant de choses. Pourtant l’amour cède le pas au ministère, et c’est le Prince des Apôtres qui constate qu’il n’y a pas eu de vol : le suaire a les mêmes plis que le soir du vendredi, tout est en ordre, sauf que le corps n’est plus là. Cela suffit pour céder la place à l’amour qui voit, et ce qu’il voit suffit à l’engouffrer dans la foi, une foi totale, définitive. Peut-être ne sait-il pas encore exactement ce que c’est la résurrection. Mais il croit à la vérité de tout ce qui s’est passé avec Jésus. Dès cet événement central qui fonde la foi éternelle de l’Eglise, les deux représentants symboliques de sa foi sont là : oui, ce sont des choses vraies, constatables pour une part, Dieu nous donne des garanties, et tout cela est justifié, malgré tout ce qui reste impénétrable au coeur humain dans cette situation. Marie Madeleine en sera si transformée qu’elle ne retourne pas chez elle : elle reste là, espérant plus que le tombeau vide. Ce vide lumineux, qui est comme délimité par les deux anges à la tête et aux pieds de Celui qui n’est plus là, ne suffit pas à l’amour de l’Eglise. Nous ne croyons pas à du vide ! Le cadavre cherché, elle comprend quand Jésus lui apparaît et l’appelle, qu’Il est pour toujours l’éternel Vivant : sur Lui, désormais, la mort n’a plus aucun pouvoir. Mais tout aussitôt, elle ne peut Le saisir, Le retenir. La terre ne doit pas Le retenir. Comme au début, il a fallu consentir à l’Incarnation –c’est incroyable, inacceptable, ce Dieu qui devient Homme !- il faut maintenant consentir à son retour au Père. Et là, elle comprend avec les Apôtres qu’il est plus béatifiant de donner que de recevoir. A ce point, elle n’est plus seulement la femme pardonnée, mais la femme tout court, et elle est proche de Marie, la Femme par excellence, qui est la Mère de l’Eglise en laquelle cette Eglise était mystiquement présente à la croix. Son regard à Elle n’a jamais été troublé, dévié. Elle n’avait même pas besoin de voir le tombeau vide : Elle qui est bienheureuse parce qu’Elle a cru n’a jamais voulu voir autrement. Elle demeure à jamais le modèle de notre foi.
Nous sommes les pauvres croyants de ce début du 3ème millénaire après le Christ. Comme les disciples, nous sommes pleins de questions, de nostalgies, de peurs, passablement désorientés. Mais nous lisons dans le regard de la Vierge Sainte, de St Jean et de Ste Marie Madeleine toutes les attentes et les espérances de nos coeurs inassouvis. Qu’ils nous apprennent à vivre notre pauvre foi comme un continuel passage vers le Mystère déjà vécu et donné dans la célébration de l’Eucharistie, Corps brisé et glorifié de Jésus, Fils éternel du Père et notre frère.

Octave de Pâques 2024

Lundi de Pâques 1er avril 2024
Il aura donc fallu 50 jours de maturation, entre crainte et espoir fou, pour que la Réalité prenne définitivement sa place dans le cœur des Apôtres. Et ce n’est pas sans frapper un grand coup d’Esprit-Saint pour donner le branle à cette autre incroyable aventure qui s’appelle l’Eglise. Tout comme St Paul qui était tout le contraire d’un orateur naturel et se plaignait de son bégaiement, St Pierre croyait que son reniement le condamnait à un mutisme définitif. Le voici propulsé au-devant de la scène et son assurance stupéfie ses auditeurs. D’emblée, il s’adresse aux juifs de souche, mais également à tous les croyants qui sont venus s’associer à la foi d’Israël pour adorer le vrai Dieu. Désormais, il n’y a plus de barrière qui les sépare, et les prophéties sont réalisées. Il ne savait pas encore qu’il mourrait loin de son pays, témoin de cette résurrection dont il a été l’un des premiers témoins et bénéficiaires. Toute vie connaît de ces impasses et de ces deuils qui paraissent sur le moment la fin de tout. Mais si nous levons les yeux vers le Maître de la vie et de la mort, nous connaîtrons l’un après l’autre de ces retournements inattendus qui nous montreront qu’Il est pas après pas le maître de l’impossible. David mort et enterré devient à son insu prophète de son illustre descendant, tout comme les femmes tremblantes et joyeuses dont la parole sera plus forte que la fausse assurance intéressée des gardes du tombeau. Ne craignons pas ce qui s’oppose à Dieu et à la Vie qu’Il ne cesse de nous offrir : le dernier mot tranquille Lui appartient toujours.

Mardi de Pâques 2 avril 2024
La prédication de Pierre et son assurance ne tardent pas à produire leur effet bénéfique. Proclamer les hauts-faits de Dieu ne servirait à rien si cette onde de choc n’ébranlait pas le cœur des auditeurs : « Ils sont remués jusqu’au fond d’eux-mêmes. » Un bon sermon doit toujours nous bousculer un peu. Le but n’est pas de culpabiliser ceux à qui l’on s’adresse, ce qui est en général la marque d’un esprit manipulateur, mais de mettre chacun devant sa responsabilité. Nos actes ne sont jamais neutres, même quand nous en avons une conscience un peu anesthésiée. Certes, le peuple d’Israël dans la singularité de ses membres n’était pas directement responsable de la mort de Jésus. Il y en a même qui s’en sont clairement désolidarisés. Mais nous sommes mystérieusement liés dans le bien et le mal, et tout autant dans l’un que dans l’autre, ce qui est finalement une grande espérance : je puis ne pas me reconnaître personnellement coupable des actes mauvais commis par autrui, mais je peux tout autant faire remonter la balance dans le bon sens par des actes de charité gratuits, par suppléance, à la suite du Christ qui a pris sur Lui le péché du monde alors qu’il était innocent. Cela d’autant plus que nous ne le sommes pas et que nous avons à commencer par balayer devant notre porte. C’est en nous offrant avec Celui qui est mort et ressuscité que le monde continuera d’être sauvé.

Mercredi de Pâques 3 avril 2024
Comment nos yeux peuvent-ils s’ouvrir au monde de Dieu ? Car nous sommes, sinon des aveugles de naissance, au moins des hiboux qui sont éblouis par le jour, habitués qu’ils sont à la nuit. En quelques heures, ces deux disciples déboussolés passent de la désillusion désespérée à l’enthousiasme communicatif. Or, tout un processus est voulu par ce Jésus qu’ils croyaient mort pour assurer désormais leur foi renouvelée. D’abord, c’est Lui qui a l’initiative de les rejoindre incognito sur la route. Ils sont las, tout est fini, ils ne savent pas où ils iront reprendre les forces pour continuer une vie désormais sans but. Il ne commence pas par parler, mais Il écoute leurs confidences, Il leur fait sortir ce qu’ils ont sur le cœur. Aujourd’hui aussi, tant de gens ne trouvent simplement pas à qui parler en confidence bienveillante. Ensuite seulement, Il leur ouvre une autre interprétation des événements. Cela, seul quelqu’un d’autre peut le faire quand on est muré dans son chagrin. D’ailleurs, croyants de vieille souche, ils savaient ce que les prophètes avaient dit, mais il leur manquait juste la clef qu’il leur apporte. Mais il n’est pas de catéchèse qui porte du fruit sans l’expérience vitale de la Personne du Christ ressuscité. Qui se fait pour eux autour d’une table. Pas n’importe laquelle, en vérité : il y a plus pour des commensaux que le simple fait de souper ensemble. On s’accorde à dire que ce n’était pas à proprement parler la liturgie de l’Eucharistie, mais le parallèle se fera ensuite spontanément. Il y a la Présence Réelle du Christ dans le sacrement et tout ce qui y conduit. C’est là que leurs yeux s’ouvrent, au moment précis où Il n’est plus là physiquement. Même dans la célébration des Saints Mystères, l’essentiel est invisible pour les yeux. Comme pour Marie Madeleine qui ne pouvait retenir le Bien-aimé, Dieu sera toujours au-delà de nos perceptions et compréhensions. C’est même un signe de sa vérité. Demandons aux disciples d’Emmaüs de nous conduire sur le chemin qui ouvre nos yeux à l’amitié du Christ vivant et ressuscité.

Jeudi de Pâques 4 avril 2024
La base de la pédagogie, c’est la répétition. On peut dire que St Pierre est spontanément accordé à ce principe de base. Il ne fait que redire sur le même ton les mêmes vérités de foi, et tout ce qui arrive est l’occasion de réaffirmer les fondements de la foi chrétienne. Nous n’avons donc à sa suite par à être à tout prix originaux, mais simplement convaincus en redisant sans cesse les mêmes choses. La Réalité de Dieu étant par définition infinie, elle peut être présentée sous ses multiples facettes sans crainte de devenir ennuyeux : on ne s’ennuie jamais avec Dieu ! Et avec Lui, il y a toujours une porte de sortie : après son réquisitoire plutôt sévère, St Pierre tempère ses propos par un autre principe qu’un chrétien ne devrait jamais oublier : « Je sais bien que c’était par ignorance… », ce qui est en somme ce que Jésus Lui-même avait dit sur la croix : « Père, pardonne-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. » Ce que disait à sa manière ce vieux prêtre d’expérience : « La bêtise, c’est le 8ème sacrement : celui qui sauve quand les autres n’ont pas pu faire effet. » Charge à nous de ne pas en faire un alibi commode : quand on sait, on devient responsable. Et qu’est-ce que savoir, sinon s’efforcer de recevoir de Dieu la foi, la vraie, qui nous fait voir les choses comme Dieu les voit, d’être assez près de son Cœur pour ne pas avoir la prétention de savoir en dehors de Lui ?

Samedi de Pâques 6 avril 2024
St Marc a l’art des résumés : il nous livre en ce dernier jour de l’octave une petite récapitulation des apparitions du Christ ressuscité, comme base de l’envoi en mission des onze apôtres, pourtant pas encore très affermis dans leur foi. Leurs hésitations finiront par céder au vu de ces allées et venues de Jésus qui les habitue à sa présence éternelle. La page du livre des actes lue juste avant nous dit aussi que le Grand Conseil s’étonne de constater leur assurance, en même temps que leur simplicité : face à ces intellectuels de la foi, ils n’étaient certes pas bardés de diplômes. Ces deux observations sont bien faites pour nous rassurer : nous n’avons pas à attendre d’être brillants, d’avoir toutes les qualifications pour témoigner de Jésus vivant aujourd’hui. Le seul fait d’être chrétien suffit, à condition de vouloir l’être vraiment et sans compromis, ce qui est déjà, on le sait, une marque de courage. On voit bien que ni les menaces, ni les interdictions et intimidations ne font taire les apôtres, et surtout n’empêchent pas le peuple de rendre gloire à Dieu de ce qui arrive. Autrement dit, la sainteté et la conviction l’emportent sur le political correct, et les faits sont plus forts que les stratégies du pouvoir. Tout au long des siècles, c’est ce qui a fait craindre la faiblesse de la foi, capable, en définitive, de soulever le monde.

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Octave de Pâques 2023

Lundi de Pâques 10 avril 2023
Les faits sont têtus, dit-on. Tout l’évangile est l’illustration de ce principe : les Pères disent à propos de l’Incarnation : « Non dicta, sed facta », des faits plus encore que les paroles. Ce qui est paradoxal, puisque Jésus est le Verbe en personne. Mais la différence entre Lui et nous, c’est que le péché n’a pas introduit en Lui cette dichotomie entre le dire et le faire. Tout comme le Dieu Créateur crée en parlant, en un acte unique, Il continue d’achever son œuvre dans la Résurrection de son Fils, qui est uniquement oui au Père. L’évangile de ce jour nous dit tout cela en deux temps : il y a d’abord la réalité de Jésus vivant qui provoque la joie des saintes femmes : elles s’attendaient à tout, sauf à cette rencontre. Et en même temps, leur expérience fait défaut face à cette réalité qui échappe à leur étreinte. Mais elles ne peuvent le nier : Il est vraiment là, c’est Lui, pas de doute possible. La foi débouche toujours sur une certaine expérience de Dieu. Et puis, second temps, il y a les magouilles du Sanhédrin et les consignes de la Pravda locale, la vérité qu’ils veulent faire passer à rebours de la réalité. Après tant de siècles, ça ferait presque sourire. Le mensonge ne dure qu’un temps et la vraie réalité refait surface tôt ou tard. La Réalité de Dieu, c’est un amour qui ne se dédit pas et qui ne peut pas mourir. Elle fait crouler les empires et les ambitions, les intérêts égoïstes et les rapacités. Chaque fois que nous sommes en butte au mensonge, aux manœuvres douteuses, à la négation de ce qui est évident, gardons la paix et croyons que la revanche de Dieu, toujours discrète et paisible, viendra en son temps.

 

Mardi de Pâques 11 avril 2023
Après le lourd et accablent silence du Grand Samedi, toute l’ardente attente des siècles bibliques semblait s’être effondrée. Tout avait fini dans le sang, et apparemment dans le désespoir. Marie était donc là, près de ce tombeau qu’elle a cru profané. Elle n’a pas encore compris, elle ne se rappelait pas qu’Il avait dit : « Confiance, j’ai vaincu le monde ». C’est sur la place entre les deux anges que se porte son regard. Eux, ils sont assis, tranquilles, le temps de la tragédie est terminé. C’est déjà, dans ce tombeau, la paix suprême de l’éternité. Puis, le dialogue : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Jésus Lui-même lui posera la même question. Mais en ce premier moment, Il ménage ses effets ; pour que le choc ne soit pas trop rude, il le fait porter par des anges, intermédiaires délicat quand Il veut donner de grandes grâces. Et là, elle se retourne, comme si elle sentait derrière elle une présence. Mais ses yeux pleins de larmes avaient mis en voile entre Jésus et elle. Même sa voix, neutre en quelque sorte, ne lui rappelle rien. Lui, Il attend qu’elle crie sa détresse. Elle le prend pour le jardinier. Mais Jésus a obtenu ce qu’il attendait. Il y a une fresque de Giotto à Padoue qui la montre les mains tendues vers Jésus qui s’éloigne. Ses mains sont sur la même verticale que celle de Jésus, c’est le seul lien qui les unit. Une autre fresque de Fra Angelico à St Marc de Florence exprime un peu la même chose : elle est à genoux, ses deux mains sont aussi tendues, mais elle n’essaie pas de le prendre : à quoi bon ? Elle sait qu’Il est vivant, maintenant, et elle L’a dans son cœur ; c’est une contemplative, elle n’a pas besoin de Le chercher au dehors. Elle ne tend les mains que pour Lui offrir le don de son amour. Demandons-lui d’être la pédagogue de notre foi pascale.

 

Mercredi de Pâques 12 avril 2023
Le bel épisode d’Emmaüs nous met en chemin, nous aussi, pour accéder au mystère des mystères. Cette sorte de clair-obscur qui nous fait passer des ténèbres du monde présent à la clarté céleste est le propre des rencontres pascales. Il est à l’image de notre vie spirituelle tout entière, de notre prière, de l’exercice de la foi théologale qui nous est offerte et nous anime. St Thomas d’Aquin définit la prière comme une « vision ténue » : pressentiment d’une présence, mais non présence sentie, c’est plus qu’une nuance ! A Emmaüs, il y a en plus une allusion à l’Eucharistie, même si ce n’est pas une Messe au sens où nous l’entendons. Mais cela nous donne les deux piliers de notre relation à Dieu qui se donne réellement à nous : d’une part, l’intelligence de vérités certaines authentifiées pas la Tradition de l’Eglise -la foi est intelligente- et d’autre part, une nuée de petits signes personnels que nous accumulons au fil des jours et des années. Dieu est quand même connu et perçu, la preuve en est que nous Le connaissons et L’aimons jusque dans la réalité de notre chair. Dans la succession incessante de tout ce qui nous atteint, de près ou de loin, Dieu est là, présent, aimant. C’est la foi qui nous permet de dire : « Il était là ! » Les attraits discrets et persévérants qui nous maintiennent dans l’axe nous font dire sans paroles : « Dieu me manque » et c’est par là qu’Il nous tient orientés vers Lui, Réel suprême. Celui qui se bat pour être fidèle sait à quel Seigneur il veut donner sa foi. Il sera toujours en avant de nous et au-delà de ce que nous pouvons parfois toucher de Lui.

 

Jeudi de Pâques 2023 13 avril 2023
On a vite oublié le drame de la Passion, tant du côté de ce peuple à la nuque raide, toujours avide et content de guérisons spectaculaires, que du côté des apôtres qui n’ont pas chômé longtemps avant de continuer l’œuvre de l’évangile de leur Maître. Tout peut être occasion d’évangélisation : peu importe, au fond, la raison première de la présence de ces gens à la colonnade de Salomon. On ne va pas rater l’occasion. Et l’occasion, c’est de recentrer leur attention sur Celui qui seul en vaut la peine : Jésus, mort et ressuscité pour eux. Comme Jean-Baptiste, il aurait été facile aux apôtres de confisquer à leur profit la popularité qui leur était offerte. Mais ils sont serviteurs et amis du Maître. Et ils doivent à tous la vérité pour laquelle ils ont été choisis. En un premier chapitre, cette vérité est rude : vous avez sa mort sur la conscience. Mais Dieu, qui « n’est pas comme ça », a compris que vous avez agi par ignorance. Est-ce tout-à-fait vrai ? Pour le gros du tas, sans doute, mais Caïphe et les autres ? Dieu est pourtant toujours prêt à excuser. Le long discours finit donc par un coup de brosse à reluire : vous êtes quand même fils des prophètes, héritiers de l’Alliance, c’est par vous que seront bénies toutes les familles de la terre. Il est temps de comprendre et de vous réveiller. Nous aussi, comprenons et désirons être à la hauteur, puisque c’est Lui qui nous en donne la grâce.

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Octave de Pâques 2022

Lundi de Pâques 11 avril 2022
Nous n’avons pas de peine à imaginer l’émotion -un mot qu’on emploie beaucoup aujourd’hui, et qui peut donc charrier le meilleur et le pire- des saintes femmes lorsqu’elles viennent d’être les premiers témoins de cet événement totalement imprévu et pourtant annoncé par son Auteur. Stupeur, crainte et joie mêlées, les idées qui s’entrechoquent dans le cœur soudainement devenu trop étroit. La rationalité submergée par une sorte de coup de foudre qui emporte tout sur son passage. En un premier temps, elles ne peuvent que s’empresser d’en parler à qui de droit. Mais les apôtres, eux aussi, seront décontenancés par les événements. C’est Jésus Lui-même qui les ramène à la réalité tangible : « Non, vous n’avez pas rêvé ! » C’est que la foi doit s’appuyer sur des indices et des rencontres qui ne sont pas des impressions, le fruit d’une imagination en délire, car la foi est le suprême réalisme. Si nous voulons bien L’écouter, Dieu vient à notre aide quand les points de repère ont volé en éclat, Il ne nous laisse jamais totalement patauger. Mais Il ne laisse pas non plus à leurs réflexions théoriques : sans tarder, elles sont envoyées aux disciples pour les mettre en marche, en vue d’une rencontre qui les affermira dans leur foi pascale. Là où les émotions peuvent être pernicieuses et stériles, le dévouement concret nous ramène sur le plancher des vaches. Nous sommes ici dans le fonctionnement simple et probant de l’Eglise, dont les membres se confortent mutuellement dans la foi.

Mais il y a aussi, dès le départ, un autre mode de penser et d’agir : celui des ennemis de la foi. Ceux-là sont experts dans le mensonge d’état, à coup de dessous de table, de promesses de protection, de ces amitiés d’intérêt qui n’ont d’amitié que le nom. Même si le stratagème ainsi élaboré fera long feu quelque temps, ce qui reste après 2000 ans, ce sont les faits, et ils sont têtus. On est au-delà des émotions, des interrogations inutiles, et même des combines louches qui finissent toujours par être éventées, tout en laissant la place intacte de la foi. Cela aussi est indice d’une foi pascale qui ne meurt pas.

 

Mardi de Pâques 12 avril 2022
« Cesse de me tenir, noli me tangere… » La traduction quelque peu hésitante veut certainement nous dire quelque chose : Marie Madeleine est un des grands modèles de l’amour dans l’évangile, et comment ne pas penser que l’amour cherche toujours l’intimité ? Mais on sait que celle du corps n’est rien si elle n’est signe d’une proximité plus profonde et plus pure. Il est vraiment remarquable que dans ce récit, les verbes qui parlent des sens sont multiples et variés, comme si l’évangéliste avait voulu insister sur le rôle concret du corps dans la perception de foi : elle reste dehors, elle pleure, elle se penche, elle se retourne, elle aperçoit, elle se tourne vers Lui, elle parle, et enfin elle s’en va annoncer… Le moins qu’on puisse dire, c’est que la foi ne la laisse pas immobile et inactive. Mais tout est ordonné à une sorte de révélation, et Jésus qui vient secrètement à sa rencontre mène le jeu, entre le visible et l’invisible. Elle voudrait bien revenir à ce qu’elle savait, retrouver ce Jésus d’avant, même à l’état de cadavre. Lui, Il veut la mener à quelque chose qu’elle ne connaît pas encore, parce que rien de son expérience ne lui permet de l’imaginer. La foi est donc toujours un au-delà de nos perceptions et de nos idées, même si l’expérience et le souvenir y ont leur part, au moins à la base. Laissons-nous appeler par Lui, qui veut nous redire notre nom qui est le nom nouveau qui nous recrée à son image dans une vie nouvelle.

 

Mercredi de Pâques 13 avril 2022
C’est tout de même étonnant, ces kilomètres où Jésus accompagne ces disciples incapables de Le reconnaître ! Pilate avait fait la même expérience : Il avait la Vérité en face de lui, et il laissait tomber cette phrase désabusée : « Mais qu’est-ce que la vérité ? » La mort est une barrière si infranchissable qu’elle voile leur regard, leur tristesse et leur déception les enferme en eux-mêmes au point de changer leur perception des choses et des êtres. Nous sommes tous des impressionnistes qui s’ignorent, et nos états intérieurs colorent et déforment souvent fortement nos impressions ! St Grégoire fait à ce propos une réflexion intéressante. Il dit que les deux disciples, dans leur âme, aimaient et doutaient à la fois. Et le Seigneur qui les rejoint, tout en étant réellement là, ne se manifestait pas à eux : Il colle donc au plus près à leur être du moment. Tout en leur dévoilant le sens des Ecritures, Il ne leur permet pas d’accéder à la connaissance de sa Personne. Et comme ils n’étaient pas encore capables de L’aimer comme Dieu, Il les pousse à Le servir comme un pèlerin. C’est en quelque sorte Dieu qui joue à cache-cache, ou plutôt qui se laisse désirer longuement pour être enfin reconnu, précisément lorsqu’Il disparaît à leurs yeux. Ne craignons donc jamais de ne pas tout comprendre du premier coup : croyons seulement que Dieu marche avec nous et qu’Il ouvre nos yeux au bon moment, quand nous L’aurons assez désiré.

 

Jeudi de Pâques 14 avril 2022
Tout est bon pour que Jésus-Christ soit annoncé : la guérison de l’infirme de la Belle Porte est une illustration de ce principe, que l’on trouve déjà dans l’évangile (« Celui qui n’est pas contre nous est avec nous. ») et que St Paul reprend à son compte : « Pourvu qu’Il soit annoncé. » Nous sommes des serviteurs inutiles, bien que le Sauveur Jésus, dans sa bonté, veuille se servir de nous. Il est bien difficile, cependant, de ne pas s’attribuer, même si peu que ce soit, le mérite du bien qui se réalise parfois par nos mains. Je ne résiste pas au plaisir de vous offrir ce petit poème de Péguy qui le dira mieux que moi :

« Le peu qu’il fait de bien, ce n’est que par mégarde

Mais ce qu’il fait de faux et de délictueux,

Et ce qu’il fait de trouble et de défectueux

C’est par sa vigilance et par sa pure garde.

Le peu qu’il fait de bien, c’est pure négligence

Et c’est qu’il n’a pas su comment faire autrement

Mais ce qu’il fait de sot et de dérèglement

Voilà le propre effet de son intelligence

Le peu qu’il fait de bon, ce n’est que par hasard

Et par le double jeu de sa double fortune

Mais ce qu’il fait tout seul, c’est sa basse rancune

Sa tête de carton et son cœur de bazar. »

Nous sommes toujours trop là, comme cette brave mère de famille, active entre toutes en paroisse comme en famille, que son curé venait trouver après un accouchement, et qu’il trouve endormie, avec son mari silencieux à côté d’elle. Alors tous bas, il lui dit : « Enfin, le Seigneur pourra faire quelque chose ! » Nous le savons tous : il n’est pas si facile de laisser entièrement Dieu faire ce qu’Il veut. Que notre prière soit d’abord de Lui offrir une disponibilité sans limites, afin qu’en toutes choses, Lui seul soit glorifié.

 

Samedi de Pâques 15 avril 2022
Entre les doutes répétés des disciples et l’intrépidité de Pierre et de Jean ne cédant pas aux menaces du Grand Conseil, il y a eu la Pentecôte et nous pouvons mesurer ici notre chance d’être les héritiers de ces premiers chrétiens qui se sont forgé des convictions de foi dans la contradiction et les pressions diverses et bientôt la persécution ouverte. Nous avons après 2000 ans, bien plus de motifs de croire, bien plus de points d’appui qu’eux, petit troupeau sans défense face à la religion juive si monolithique et l’empire romain si puissamment établi. Mais à l’inverse aussi, nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation assez similaire : après des siècles de chrétienté bien visible et influente, le nombre des chrétiens qui « y croient vraiment » se rétrécit comme peau de chagrin, bousculé par des religions non moins monolithiques et des idéologies ouvertes ou sournoises qui agissent à la limite de la persécution. Si bien que les descriptions de l’évangile, après la mort de Jésus, et ensuite des Actes des Apôtres, nous rejoignent avec une brûlante actualité, à la fois dans nos doutes et notre désir de fidélité. Nous aussi, nous pouvons dire : « Il nous est impossible de nous taire ! » Et le Sauveur Jésus devra aussi quelques fois nous reprocher notre incrédulité et notre endurcissement, avant de nous envoyer proclamer la bonne nouvelle à toute la création. Remercions-Le de renouveler à chaque génération l’appel qui est celui de la vie et de la joie, afin que le monde continue d’être sauvé par Lui.

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Octave de Pâques 2020

Octave de Pâques Samedi 18 avril 2020
Le point d’orgue de l’Octave de Pâques nous est donné par la finale de l’évangile de St Marc. Le plus concis des évangélistes est en l’espèce le plus complet au sujet des apparitions de Jésus ressuscité. Cette sorte de résumé nous remet devant les yeux tous ceux qui ont été gratifiés d’une visite du Sauveur Jésus, ne mentionnant que le nom de Marie-Madeleine, l’ « apôtre des apôtres », comme on a pu l’appeler. Les faits sont donc corroborés par des témoins irréfutables, ce qui est aussi le cas, après la Pentecôte, pour Pierre et Jean, ayant avec eux l’infirme guéri. Il y a donc, dès le début, la chaîne ininterrompue des témoins sur laquelle la prédication de l’évangile s’appuiera au long des siècles, des témoins qui paieront souvent de leur personne et de leur vie par fidélité à ce qu’ils ont vu et entendu. On peut donc décider de ne pas entendre, voir ou croire : la vérité est têtue et il s’en trouvera toujours pour accepter l’incroyable en donnant leur confiance à ceux qui la méritent si bien. La liberté de l’adhésion est toujours préservée, comme celle de l’amour qui ne peut jamais être forcé ; elle brille face à tous les moyens de coercition et les menaces dont prétendent user ceux qui, à l’inverse, s’obstinent à nier l’évidence qui les gêne. Tôt ou tard, la Réalité refait surface, parce que c’est celle de Dieu

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Octave de Pâques Jeudi 16 avril 2020
Nous avons dans l’épître de ce matin un remarquable et insurpassable exemple de catéchèse fondamentale et d’annonce de la foi chrétienne. D’abord, avant les paroles il y a les faits -non dicta, sed facta, disent les Pères de la première génération: sinon nous n’avons à faire qu’à de la théorie et de l’idéologie. Des faits proches et d’autres plus fondamentaux. Le fait proche, c’est la guérison miraculeuse de l’infirme ; encore faut-il en voir la source : non le pouvoir sorcier des apôtres, mais la puissance de vie de Dieu, par son Fils bien-aimé, ressuscité d’entre les morts : l’autre fait du tombeau vide. Ensuite, l’enchaînement des raisons et des causes, qui délimitent culpabilité et responsabilité. Et là, St Pierre manie alternativement la carotte et le bâton, avec beaucoup d’à-propos et de finesse. Le Dieu d’Abraham est le Dieu de nos pères, nous sommes le peuple élu, c’est entendu. Cela ne nous empêche pas de ne rien comprendre à ce que disent les prophètes, et vous êtes des meurtriers, par rapport à ce païen de Pilate, dont les responsabilités est faible par rapport à la vôtre. Cependant -car il y a un cependant, heureusement- vous étiez dans l’ignorance. Mais maintenant, vous savez, et quand on sait, on est responsable ! La responsabilité négative est retournée en responsabilité positive, et l’avenir est entre vos mains : c’est ce qu’on appelle la conversion. Tout le message de l’espérance de l’évangile en quelques phrases bien senties et charpentées. Nous ne pouvions mieux faire que de revenir sans cesse à ces fondements : ainsi, nous serons sûrs d’être sauvés.

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Octave de Pâques Mercredi 15 avril 2020
La question de Jésus n’était au fond pas tout-à-fait une question, en tous cas pas à but informatif : ne savait-il pas mieux que quiconque ce qui s’était passé ? La réponse des deux pèlerins est précise comme un rapport de police, rien n’y manque. Et pourtant, pas même l’évocation du 3ème jour ne les met sur la voie d’une compréhension intérieure des événements. On peut donc savoir sans croire, et dans leur cas, il n’y a aucune faute de leur part, même si Jésus les reprend doucement et sans doute avec le sourire. Sa parole appuie quelque peu sur le tout ce qu’ont dit les prophètes : tout, pas seulement les gloires du Messie, mais aussi ses souffrances. Car il y a comme une liaison souterraine entre les deux, et c’est là que se situe leur déception. Les kilomètres passés ensemble, apparemment, ne leur apprennent rien de bien neuf. On aurait pu en rester là. Mais un réflexe bien oriental va changer le cours des choses : on ne va pas se quitter comme ça ! Dieu qui est charité se manifeste en partant d’un geste affectueux tout humain, Il développe le meilleur de nous-mêmes en le faisant fleurir au-delà de ce qu’on pouvait espérer. Et c’est aussi un geste habituel, mais soudain habité autrement qui leur ouvre les yeux. Pas forcément une reprise de la dernière Cène à laquelle ils n’ont pas assisté, mais qui sera ensuite mis en rapport avec l’Eucharistie. Mais comme Marie-Madeleine, ils ne peuvent Le retenir, une fois reconnu. Et c’est un autre réflexe qui prend le relais : impossible de garder ça pour soi ! Et ils n’hésitent pas à faire le chemin inverse dans la nuit pour apporter la nouvelle aux apôtres qui sont encore dans l’ombre du doute. Ce sont des gestes simples qui sont porteurs de la foi. Que l’Esprit de Dieu nous les suggère pour que Dieu soit manifesté et reconnu par tous ceux qui ont faim de Lui.

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Octave de Pâques Mardi 14 avril 2020
Nul doute que cette rencontre avec Marie Madeleine, la première, est la plus riche de toutes. Elle n’en finit plus d’inspirer les commentateurs et les artistes. Le personnage lui-même, d’abord. Les exégètes ont du mal à démêler l’écheveau des trois Marie qui se succèdent dans l’évangile. C’est peut-être Bossuet qui trouve la plus sage interprétation : elle a aimé, dit-il, le Sauveur Jésus dans les trois états de l’amour : comme pécheresse, comme vierge et comme possédée par les 7 démons dont Jésus la libère. L’amour est une passion, parfois coupable ; il est un désir qui ne s’apaise qu’en Dieu ; il est un tourment qui tient l’âme captive en se trompant de cible. Jésus sait que nous sommes créés par amour, faits pour l’amour. Rares sont ceux qui ne passent pas par l’un ou l’autre de ces méandres avant d’être guéris par Lui. Celle qui reste au tombeau a bien été guérie pour l’essentiel ; mais elle n’accepte pas la privation de cette présence aimée, alors que Jésus veut la mener plus loin. C’est là, sans doute, le sens mystérieux du Noli me tangere, ne me touche pas, ne me retiens pas. Tout se passe entre les stigmates et la gloire, dans l’articulation de la souffrance avec l’amour. Jésus est déjà dans la gloire, mais Il ne se laisse toucher, un instant, que dans ses stigmates. Nous aussi, nous voudrions bien de la gloire sans la croix, de l’amour sans la souffrance… Pour le moment, nous ne Le touchons que dans la croix. Il ne peut pas gommer ses plaies, c’est par elles qu’Il est maintenant dans la gloire et c’est pour nous le même chemin. Mais cela veut dire tout autant que nous sommes promis à la gloire. Ste Marie Madeleine en vivra jusqu’à la fin de sa vie dans la grotte de la Sainte Baume, anticipant l’état de gloire par son désir.

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Octave de Pâques Lundi 13 avril 2020
C’est la première fois que St Pierre, sous la motion puissante de l’Esprit Saint à peine donné, annonce ouvertement la Résurrection de Jésus à la foule toute ébahie qui s’était rassemblée là. Il s’agit donc du fondement le plus important de la foi chrétienne donné en primeur. Tout le reste suivra. Or, il ne le fait pas avec ses mots à lui, mais en citant le psaume 15, avec une petite particularité étonnante : il emploie la version grecque du psautier, alors que, sans doute, il parlait en araméen. La différence de traduction est la suivante : « …tu n’abandonneras pas mon âme à l’Hadès, et ne laisseras pas mon Saint voir la corruption… » alors que la version hébraïque dit : « tu ne peux abandonner mon âme au shéol, ni laisser ton fidèle voir la fosse… » Il présuppose sans doute que c’est David qui a prié le premier le psaume en question, duquel il précise ensuite que cette espérance ne s’est pas réalisée pour lui : il est bel et bien mort et on connaît son tombeau que l’on vénère toujours à Jérusalem. Le sépulcre avec le cadavre est la preuve que la résurrection n’a pas eu lieu. Cependant, la parole du psaume est véridique à un autre niveau : elle vaut pour le David définitif qui est Jésus en qui la promesse s’est accomplie pleinement. Car la corruption, c’est le signe qui montre que la mort devient définitive (c’est mentionné dans l’épisode de la résurrection de Lazare). Ce processus inéluctable qui dissout l’homme et le rend à l’univers nous dit que la mort a vaincu. Dès le premier jour, l’Eglise a donc insisté sur ce point capital : là, il n’y a pas de corruption ! Beaucoup plus que le tombeau vide, c’est donc ce retournement du processus habituel de la mort qui est affirmé ici, prélude à la résurrection des corps qui fait partie du credo de l’Eglise. Les apparitions qui suivront ne feront qu’apporter une pierre après l’autre à ce premier fait indiscutable, et la liturgie, dès le lendemain du Premier Jour, commence par chanter cette conviction.

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Lundi de Pâques 22 avril 2019
     La première catéchèse baptismale de St Pierre donne un en un raccourci saisissant l’essentiel de la foi chrétienne pour ces gens qui sont rassemblés là, tout ébahis de l’événement de Pentecôte ; ils avaient déjà oublié ce qui s’était passé 50 jours auparavant, comme l’actualité qui pousse en avant et fait très vite tourner la page. L’apôtre leur rappelle de manière très directe ce qu’ils avaient déjà laissé tomber dans l’oubli, plus par déception et tristesse que par malice, sans doute. Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec l’événement récent de l’incendie de Notre-Dame de Paris : pourquoi avec tant d’autres, j’ai été touché aux larmes, alors que je ne suis ni français ni parisien ? Certes, c’est un beau monument célèbre, très visité et symbolique avec la tour Eiffel du contre du monde, mais je ne sais pas si ça aurait eu le même effet si c’était la tour Eiffel qui avait été menacée ? Tout d’un coup le sentiment que quelque chose d’essentiel nous était arraché : on a parlé de deuil, justement. Et les badauds, ce soir-là, se sont retrouvés beaucoup plus croyants qu’ils ne le sont dans la vie courante, n’hésitant pas à se mettre à genoux dans les rues pour prier et chanter avec les autres, comme ces habitants de Judée qui sont mis devant la mort du Bien-Aimé par la parole forte de l’apôtre. Comme si nous prenions conscience que nous pourrions être privés de l’essentiel de notre vie, qui est un Amour qui vient d’ailleurs, et que ça nous plongerait dans un deuil impossible à combler. Mais voici la merveille que le Christ nous donne : au-delà de son deuil à Lui, il y a une vie qui ne meurt pas. Il a même fallu ce deuil pour que cette vie nous soit révélée, alors que la plupart du temps, nous courons en nous encoublant sur des futilités qui pompent nos énergies en nous distrayant de l’essentiel. Oui, nous avons risqué de perdre Notre-Dame, et ce n’est qu’un monument de pierre ! Il est temps pour nous de revenir à cet Amour sauveur : de cela, nous pouvons être les témoins émerveillés.

 Mardi de Pâques 23 avril 2019
     Elle qui Le connaissait entre tous, elle ne Le reconnaît pas. Bien sûr, elle est comme enfermée dans son chagrin, absorbée par son deuil, mais tous les témoins, en un premier temps, seront confrontés à la même impossibilité. Cette sorte de contradiction -reconnaître et ne pas reconnaître- fait partie des modalités de l’apparition. C’est Le même et pas le même, ils hésitent tous entre identité et altérité, corps réel et liberté d’action qui bouscule les lois ordinaires de la nature. Le nouveau mode de rencontre est plutôt déconcertant, parce que rien, dans l’expérience courante, ne peut en rendre compte. Marie-Madeleine veut Le retenir, mais Il l’en dissuade : « Noli me tangere, ne me retiens pas. » Un peu comme les apôtres à la Transfiguration : « Restons ici !» Ce qui veut dire que la présence du Christ, dans notre vie, est entre deux limites qui resteront tant que durera ce monde et ce temps : d’une part, Jésus n’est pas là exactement comme Il se donnait à connaître à ses apôtres et à ses contemporains avant sa mort ; et d’autre part, nos rencontres avec le Ressuscité ne sont pas à proprement parler des expériences mystiques du style des voyants de Lourdes ou de Fatima. Elles sont réelles, pourtant, mais dans l’ordre de la foi. Jésus n’est pas un fantôme, Il est bel et bien réel, mais ne peut être appréhendé sous le mode ordinaire de nos autres connaissances. Il nous tire  vers ce qui est la vie réelle et pure, celle des cieux, à laquelle la foi, peu à peu, nous habitue jusqu’à ce que le voile se déchire. Acceptons patiemment cette lente ascèse, en recherchant les réalité d’En-Haut, comme dit l’apôtre

 Mercredi de Pâques 24 avril 2019
     La rencontre des disciples d’Emmaüs est peut-être la plus lumineuse démonstration de la pédagogie pascale du Sauveur Jésus. Il le fait tout en douceur, se glissant dans leur chagrin et leurs doutes, quémandant leurs confidences comme s’Il ne savait rien, les accompagnant durant des kilomètres avant de se manifester pour de bon. « Quels événements ? » Sa question renvoie d’abord à la croix. Or, il y manifestement un parallèle entre la croix et la résurrection, et la manière dont on comprend et accepte l’une conduit à accepter ou rejeter l’autre. Personne n’avait pensé à un Messie crucifié. Maintenant, le fait était là, et à partir de là, il fallait lire l’Ecriture de manière nouvelle, ce qu’Il commence à faite avec eux. Et si le fait de la résurrection est avéré, alors aussi Jésus est accrédité comme véritable envoyé de Dieu. Sa mort n’est pas un échec, mais une victoire. Dans les deux cas, les disciples sont tout simplement dépassés par la Réalité. Après toutes les hésitations, les interrogations et la stupéfaction des débuts, il était impossible de s’opposer encore à la Réalité : c’est vraiment Lui, Il est vivant, Il nous a parlé, il nous a permis de le toucher, même s’il n’appartient plus au monde de ce qui est normalement touchable. C’est quelque chose d’absolument nouveau, qui dépasse ce que peut nous dire la science, par exemple. Et ça renvoie à une donnée plus fondamentale encore de la vie humaine : si Dieu existe, ne peut-Il pas, Lui, créer une dimension nouvelle de la réalité humaine ? La création n’est-elle pas, au fond, en attente de cette plus haute mutation, ce saut décisif de qualité ? Là nous est offert l’unification du fini et de l’infini, entre l’homme et Dieu, par-delà la mort corporelle. Là aboutit notre vraie destinée.

 Jeudi de Pâques 25 avril 2019
     Le génie de Dieu, c’est de savoir toujours tirer le bien du mal. C’est peut-être la justification ultime de ce scandale qui nous accable si souvent : pourquoi le mal, la souffrance, la mort même ? C’est le remède à la culpabilité qui pourrait assaillir les auditeurs de Pierre quad ils comprennent qu’ils sont coupables de la condamnation du Saint et du Juste. Dieu voyait plus loin que les causes premières, et il en va toujours ainsi dans chacune de nos trajectoires. Il désire toujours pour nous un bien plus grand que le mal qui le précède. L’infirme de la Belle Porte était sans doute assez malheureux de son sort, jusqu’à ce qu’il soit touché par la grâce toute neuve du Ressuscité. Non seulement il est guéri, mais sa guérison devient l’occasion de la diffusion de ce message de salut adressé à tous les hommes. Aux apôtres abattus, Jésus se fait une joie de les convaincre de sa vie nouvelle, preuves à l’appui. Il remplace patiemment les pensées contradictoires qui les habitent par la certitude tranquille de sa victoire qui fait d’eux aussi les témoins de la foi chrétienne. Au-delà de nos lourdeurs et des épreuves que nous pouvons traverser, il y a la perspective d’une vie plénière qui nous attend au terme de notre histoire : qu’elle nous garde heureux de vivre ce que nous vivons pas à pas, avec courage et simplicité, pour en aider  beaucoup à lever les yeux et à espérer.

 Samedi de Pâques 27 avril 2019
     Comment est-ce possible que les apôtres et les disciples résistent à cette évidence de la Résurrection ? Sans doute est-ce assez facile, ayant derrière nous 2000 ans de christianisme, de leur reprocher avec le Seigneur leur endurcissement et leur incrédulité. Pourtant, si nous sommes sincères, notre foi est-elle aujourd’hui plus spontanée et confiante ? C’est un trait du cœur de l’homme, faussé par le péché originel, de ne se fier qu’à lui-même : pour connaître et comprendre, nous partons toujours de nos expériences et la plupart de nos pensées sont déjà des jugements, avant même d’avoir pris la peine de bien regarder. C’est pourtant ce que Jésus leur dit à tous : venez, regardez, touchez… Ensuite, vous ferez vos déductions. Même la foi, donc, se base sur des indices que Dieu nous offre, mais nous dit en même temps et dès le départ que la réalité est toujours plus vaste et profonde que ce que nous pouvons constater. Et c’est à ces disciples incrédules que Jésus confie l’évangélisation du monde entier : n’attendons pas d’avoir une foi à toute épreuve pour rendre témoignage à la vérité, qui est toujours plus humble qu’on ne le croit quand on la dit tout entière.

2ème dimanche de Pâques B 7 avril 2024
Pâques closes ou Pâques fleuries, dimanche de Thomas ou dimanche de la Miséricorde : c’est bien la richesse de la vie de Dieu, celle de la vie retrouvée au-delà de la mort du Bien-aimé qui nous est proposée aujourd’hui, à l’image de la nature qui s’éveille après l’hiver. Le personnage de St Thomas occupe le devant de la scène, tandis que le thème de la Miséricorde semble une insistance de notre temps : Thomas est l’objet de la Miséricorde de Dieu, d’une manière unique au milieu des apôtres, tout comme Pierre l’a été lors du reniement, et Jean à la dernière scène. Toute grâce de Dieu est sur mesure, car Lui seul connaît nos besoins et nos attentes, et Il fait tout pour nous attirer à Lui.

Comme le mot l’indique, la Miséricorde est la réponse à une misère. La première misère de l’homme, c’est la résistance, l’endurcissement, l’éloignement de Dieu. Dieu, Lui, ne cesse de nous appeler comme au jardin d’Eden, après la première chute : « Où es-tu ? » Il est le bon samaritain qui ne passe pas auprès du blessé en détournant la tête, Il s’approche. Et on traite un blessé avec douceur, car la blessure, ça fait mal. Thomas est un blessé de la foi. Il y a des durs à cuire, lui est un dur à croire. Comment mettre un déçu à nouveau sur le chemin de la foi ? Il lui fallait un traitement sur mesure. A la mort de son Maître, tout s’était effondré en lui, autour de lui. La foi sera donc d’abord une rencontre avec un Vivant. Dieu n’est pas une idée, mais une Personne, rendue visible en Jésus de Nazareth. Jésus aurait pu dire : « Qu’il se débatte avec ses questions comme les autres. Un jour, s’il veut, il finira bien par comprendre. » Mais il savait qu’il y a des relations perdues si on ne se porte pas au-devant des blessés de l’amour. Alors, « Viens, mets ta main… » Et il tombe à genoux : « Il a fait ça pour moi, au risque de rendre les autres jaloux ! » Il aurait pu être humilié, comme un enfant capricieux qui est vaincu par un cadeau qu’il ne pouvait imaginer. Il ne lui restera que cette blessure délicieuse qui le rendra capable d’aller jusqu’aux Indes et d’y mourir en témoin de cet amour divin. Ce qui nous fait voir que la Miséricorde peut produire en nous cette denrée rare sans laquelle Dieu ne peut agir en vérité : l’humilité, c’est-à-dire la vérité. Là, à genoux, il comprend et il se rend : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » C’est la profession de foi la plus éclatante de l’évangile, que la coutume nous fait dire en silence quand le prêtre élève la Sainte Hostie et le Calice à la Messe. Si St Thomas a pu tomber à genoux, sans hésiter, sans discuter, sans demander une preuve supplémentaire, c’est qu’il y avait en lui, malgré un péché de résistance objective au St Esprit, assez de simplicité pour se rendre sans condition. Il y a d’un côté la misère de tous ces pauvres, à vues humaines épaves de notre société de consommation, de drogués et de sous-alimentés, de torturés et d’anesthésiés qui sont le produit de cette accélération dramatique de l’histoire, ces âmes plus difformes que les corps, comme disait un spirituel, et de l’autre la prise de conscience que ce péché fait vivre certains dans une pauvreté indicible qui touche le Cœur de Dieu et leur fait trouver là déjà une fidélité fragile qui les pousse à demander de l’aide inlassablement. Oui, le péché est une affaire de vie ou de mort ! Alors, puisque j’ai péché, que Dieu me pardonne, c’est la seule espérance qui me permet de continuer à marcher ; et si je n’ai pas péché ou peu péché -ce n’est pas à moi de l’évaluer-, qu’Il me pardonne plus encore en me préservant de Le blesser vraiment par des chutes matérielles qui auront au moins l’avantage d’écraser mon orgueil et de me plonger dans la pauvreté des réprouvés confiants. Il est de bon ton aujourd’hui d’exalter la Miséricorde en l’opposant à la rigueur imbuvable des pharisiens. Mais s’il y a un pharisaïsme qui condamne les autres avec amertume, il y en a un autre plus secret qui ruine la Miséricorde en condamnant la vérité, parce que Dieu seul la connaît et qu’on ne peut que s’en remettre sans conditions à sa lumière. Nous sommes en général trop faibles à l’égard de l’orgueil et trop durs à l’égard de la misère. « Dieu excuse celui qui s’accuse, disait le Curé d’Ars, et il accuse l’homme qui s’excuse. » Beaucoup de misères psychologiques empêchent plus que jamais la nature humaine de fonctionner normalement pour ouvrir la porte à la grâce. La bonne nouvelle, c’est que toute âme en état, même minimal et cabossé, de poser un acte humain est capable d’accueillir ou de repousser la grâce rédemptrice. Même les pires pécheurs, enfoncés dans leur vice, peuvent à tout moment accueillir le Don de Dieu et Lui rendre amour pour amour, en Lui offrant d’abord une fidélité fragile qui leur ouvrira la porte des sommets de l’amour. Que St Thomas nous aide sur de chemin de lumière et d’humilité.

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2ème dimanche de Pâques A 16 avril 2023
Il n’y a pas que les portes qui sont verrouillées : les cœurs peuvent l’être aussi. La peur, le refus, la défiance, la souffrance, tout ce qui nous ramène à nos étroites limites se conjuguent pour enfermer les apôtres au cénacle. Peut-être St Jean pense-t-il à la consigne que Jésus leur avait donnée à propos de la prière : « Quand vous priez, retirez-vous dans votre chambre, fermez la porte et priez votre Père dans le secret. » Ils en sont là, quand on ne peut plus rien faire d’autre que confier à Dieu une situation qui nous échappe entièrement, c’est la réaction normale du croyant, car rien n’est impossible à Dieu. Et voilà que cette atmosphère plombée est soudain illuminée par la présence impensable de Jésus qui était mort : « Prendrions-nous nos rêves pour la réalité ? » Mais ballottés entre le doute et la joie, c’est l’apôtre incrédule qui aura le dessus en un premier temps. Et ce temps dure 8 jours : tout est retombé dans le noir et l’impasse. Autant la prière est un contact vrai avec Jésus vivant, autant elle n’est pas la panacée universelle qui nous permet de Le sentir et de Le retenir. Même remplis de crainte, ils se réunissent pour prier : il n’y a que ça à faire, d’ailleurs, pensent-ils. Ce n’est pas encore l’heure du témoignage, car « ils ont peur des juifs ». L’expression revient souvent dans l’évangile : c’est redoutable, la pression de la pensée unique ! Ils sont incapables, à ce stade, de prêcher sur les places, il y faudra un grand coup d’Esprit Saint pour le faire.  C’est au cœur de cette prière que Jésus, soudain, est là : le verbe est au présent, de cet éternel présent de Dieu qui ne nous manque jamais. Cette rencontre inattendue leur permet de porter avec Lui leurs peurs. Seule, sa présence permet de ne pas se laisser submerger, formater la pensée. C’est important aujourd’hui, où nous sommes matraqués sans discontinuer, vissés que nous sommes au téléphone toujours en main. Pourtant, même à ce stade, il y a des témoins qui n’ont pas peur : Marie-Madeleine, par exemple : elle n’a pas peur de se trouver en compagnie des soldats, seule dans la nuit, elle reste au tombeau, même quand elle a vu qu’il était vide. C’est sa persévérance qui lui fera rencontrer son Maître et Seigneur « en chair et en os », serait-on tenté de dire et pas seulement en désir. Thomas, lui aussi, a moins peur que les autres : il a osé sortir pour faire les commissions. Lui aussi appelle Jésus son Seigneur. Mais c’est un pragmatique (c’est peut-être pour ça qu’il a pensé qu’il fallait quand même manger quelque chose ?)Il sait que les autres ont peur et qu’on est prêt à croire n’importe quoi pour se rassurer. Ne pensons pas trop vite que sa réaction est moins parfaite que celle des autres : il ne refuse pas de croire, il n’exige pas forcément des preuves irréfutables, mais il fait un pas après l’autre. Jésus, dans sa fine pédagogie, les laisse tous et chacun, de leur côté, méditer pendant 8 jours (le chiffre de l’éternité, le chiffre pascal !) pour trouver enfin la confirmation simple et évidente de leur espérance : « Viens, touche, tu as eu raison de demander ça ! » Et il devient en un éclair la figure même du croyant, non de l’incrédule : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » C’est la plus lumineuse profession de foi de l’évangile, que la piété silencieuse nous fait dire à chaque Messe, en adorant Jésus à l’élévation !

Oui, Jésus a exercé envers lui une miséricorde particulièrement délicate et attentive. Dans un monastère de moniales, la sœur en charge du poulailler avait une couvée de poussins qui venait d’éclore. La mère poule surveillait son petit monde qui avait très vite trouvé de quoi picorer autour d’elle ; sauf un qui était resté, peureux, dans le nid et piaillait comme un perdu, n’ayant rien à manger dans l’indifférence générale. Alors, la mère s’est mise en peine pour lui apporter à domicile de quoi calmer ses angoisses jusqu’à ce qu’il se décide à rejoindre les autres et accéder à l’autonomie. Elle aurait pu penser : « Il n’a qu’à faire comme tout le monde, il n’est pas plus bête ni plus démuni ! » Eh bien, se dit la sœur, c’est une jolie parabole : voilà ce dont Dieu est capable pour les perdus que nous sommes souvent ! Non pas pour nous encourager à la paresse et à l’assistanat spirituel, mais en nous rendant attentifs aux délicatesses de Dieu et accessoirement à la charité envers les plus manches et les moins doués. Car il y a dans les poulaillers aussi des mœurs moins aimables envers les plus faibles. Heureusement que la miséricorde de Dieu remplit la terre !

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2e dimanche de Pâques C 24 avril 2022
On peut vraiment dire que le Sauveur Jésus n'a pas attendu pour confirmer ses apôtres dans la foi pascale : dès le soir de Pâques, Il se manifeste à eux et Il leur offre une Pentecôte privée par le don de l'Esprit Saint, ce souffle qui balaie les péchés et qui donne aux apôtres le pouvoir des clefs. L'un d'eux, pourtant, fournit aux autres une confirmation inattendue de ce qui est et demeure l'événement central de la foi chrétienne, source de tous les sacrements, qui est la Résurrection. Car le seul Christ qui existe actuellement, c'est le Christ ressuscité, qui a passé par la mort et l'a vaincue. C'est Lui qui aujourd'hui veut nous offrir son pardon, c'est Lui qui nous nourrit de son Eucharistie, Lui qui est présent à jamais sous les apparences sensibles du Pain consacré et du Sang précieux de nos Messes. Car le projet de Dieu, c'est la vie sans la mort, c'est mieux encore que la vie immortelle proposée à Adam et Eve au paradis terrestre s'ils n'avaient pas péché. La vie au ciel, c'est mieux que la vie sur la terre -je pense qu'on n’a pas besoin de se forcer pour en être convaincus ? La Résurrection ne supprime pas la mort-, elle la dépasse. Jésus a bel et bien passé par cette mort qui nous attend tous, et Il n'apparaît pas aux siens en la camouflant. Il aurait pu leur montrer un corps indemne, sans cicatrices. Or, Il leur fait voir les trous des clous, la plaie béante de son côté : non, il 'n'a pas triché, Il a pris loyalement jusqu'au bout le poids de notre condition humaine, absurde, tragique. Souvent, les hommes accusent Dieu d'avoir fait un monde où il y a la souffrance et la mort. Ce n'est même pas très consolant de dire que le système s'est déréglé depuis qu'Adam a péché : tout est de notre faute, même si c'est vrai. Nous sommes assez forts pour que l'orgueil et l'égoïsme empêchent de fait le triomphe de l'amour.

Non, ce qu'il faut voir dans la foi, c'est qu'elle nous présente une réponse cohérente et complète. Elle nous révèle (on n’aurait pas trouvé ça tout seuls comme des grands !) que Dieu avait un projet global, qu'Il n'aurait jamais créé ce monde mortel, s'Il n'avait eu dès le premier instant l'intention de le ressusciter. Et pas seulement en revenant à la case départ, ce qui n'aurait pas résolu le problème de la mort corporelle, ne serait-ce qu'à cause du nombre d'habitants que notre terre peut porter, mais en nous offrant une vie éternelle près de Lui, dans ce monde que nous appelons l'au-delà, dont celui-ci n'est qu'une très pâle image. La création est faite pour l'Incarnation, et l'Incarnation est faite pour la Résurrection. Si on arrête le projet à mi-parcours, on le rend incompréhensible. Et c'est pourquoi aussi les théories de la réincarnation qui séduisent tant de gens aujourd'hui sont une mauvaise solution à une vraie question. La vraie question, c'est est-ce que je suis destiné à disparaître corps et âme après avoir galéré pour rien ? Difficile de se résigner à retourner dans le néant après avoir goûté à autre chose, ne serait-ce qu'en espérance. Peut-on vivre vraiment sans savoir où l'on va et à quoi sert tout ça ? C'est le drame de la majorité des occidentaux, qui induit une déprime diffuse et sournoise. Non, en vérité, nous sommes faits pour mieux que ça : « Tu m’ouvriras les chemins de vie, à ta droite éternité de-délices » comme dit le psaume.

Aux apôtres encore sous le choc de la mort de leur Maître, trois jours plus tôt, Jésus prend sans tarder l'initiative de les engager sur ce chemin. Il les aborde en plein coeur de cette situation sans issue, alors qu'ils sont paralysés par la peur de finir comme Lui. C'est que la mort rôde tout près, et ils n'ont rien trouvé de mieux que de se barricader en un lieu qu'ils espèrent sûr, attendant que l'orage passe. Ils avaient donné leur vie, leur raison de vivre et voilà que tout s'était écroulé en quelques heures. Et voilà que ces signes totalement inattendus, l'un après l'autre, vont leur rendre une foi qui les retourne et les fait entrer jour après jour dans l'impossible de Dieu. Oui, c'est bien la paix que non seulement Il leur souhaite, mais qu'Il installe profondément en eux. Désormais, ils comprendront qu'ils n'ont plus rien à craindre puisqu'Il est là. Ils devront encore s'habituer comme nous à ce clair-obscur, ce « sentiment non senti » comme dit Bossuet, Dieu invisible et actif mais pas toujours immédiatement repérable.

Tout cela avec l'appui des sacrements, ces signes porteurs de la grâce qui nous accompagnent tout au long de la vie et nous assurent que les promesses ne sont pas vaines. Que St Thomas nous accompagne pour faire sauter tous les verrous de peur et trouver la joie qui vient de Dieu. S'Il n'existe pas, alors c'est la mort qui gagne. Mais ce n'est pas son plan : Il nous l'a montré en Jésus, qui a offert sa vie pour nous la donner.

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2ème dimanche de Pâques B 11 avril 2021
La semaine qui vient de s’écouler, la liturgie la voit comme un seul jour ; l’évangile fait écho à cette perception du temps qui est déjà un peu l’éternité -il n’y a plus de temps qui s’écoule- en nous rapportant deux visites de Jésus ressuscité qui se succèdent en un seul événement. Avec la paix qui met un terme au trouble des apôtres, Il leur confie cette tâche primordiale du Royaume qui est le pardon des péchés. Quelle paix plus profonde, en effet, que celle de la conscience qui vit en amitié avec Dieu, quels que soient les circonstances extérieures qui la menacent ? En ce dimanche que St Jean-Paul II a voulu comme dimanche de la Miséricorde, en un temps où l’on en parle beaucoup et où elle semble avoir disparu des comportements d’une société de plus en plus égoïste et individualiste, il nous est bon de revenir à cette source divine qui est le don pascal par excellence. Car, pour Dieu qui domine le temps, c’était bien la miséricorde et le pardon qui étaient là, dès le début. Cloué sur la croix, Jésus pardonne à ses bourreaux et introduit comme par effraction le bon larron au paradis. Aux saintes femmes et aux apôtres stupéfaits, à Thomas qui boude et qui doute, Il dira et redira : « Soyez sans crainte : j’ai vaincu la mort, celle du bout de la vie, mais aussi toutes les morts qui nous tiennent captifs et nous empêchent de vivre et d’être heureux. » Comme nous sommes tous pécheurs et capables de ces choses que nous regrettons ensuite, il n’y a que Dieu, Lui qui surplombe le temps et qui est tout-puissant, qui soit capable de recréer ce qui avait été détruit ou endommagé. C’est pourquoi la Rédemption est une œuvre plus grande encore que la création, comme le chante la liturgie. Et l’achèvement de ce dimanche le proclame avec éclat. Dans l’idée de Dieu, le pardon vient en premier, et c’est bien le scandale de l’évangile, qui fait sursauter le fils aîné de la parabole. Cette force créatrice de Dieu ne nous laissera pas inchangés, comme si ce que nous avons fait n’avait pas d’importance – c’est la bévue de certains parents qui laissent tout faire à leurs enfants, en pensant que comme ça, ils grandissent en éprouvant une profonde sécurité, en sachant qu’ils sont aimés quoiqu’ils fassent. Mais si on sait qu’on peut tout faire et qu’il n’y a pas de conséquences, pourquoi se compliquer la vie en essayant d’être bon ? « Il vient d’assassiner un de ses frères : c’est un peu ennuyeux, mais le Seigneur lui pardonnera, alors, quelle importance ? » Eh bien, non, le pardon, ce n’est pas que Dieu oublie le Vendredi-Saint : Il ne souffre pas d’amnésie ! Le pardon, c’est l’inimaginable créativité de Dieu qui s’empare de ce que nous avons fait et le rend fécond, Il fait vivre ce qui est mort et rend beau ce qui est laid. Et c’est à cause de ce pardon qui peut être très humiliant, comme quand Jésus ordonne à Thomas de mettre ses doigts dans les plaies, que nous osons rappeler l’acte terrible entre tous de sa passion et de sa mort. Avec Lui, nous pouvons regarder en face ce que nous avons fait, nous souvenir de nos vies avec toutes ses occasions manquées, les échecs et les défaites, tout ce qui a manqué à l’amour. Mais Dieu ne veut pas que nous en restions là, comme Il n’a pas voulu que le Vendredi Saint soit la fin de tout. La miséricorde, c’est un avenir à nouveau ouvert, ce qui était inimaginable ce vendredi à trois heures. Entrons donc dans ce pardon du Christ, Il transformera de l’intérieur notre cœur blessé et rétréci. Là, ce qui est absurde trouvera un sens, ce qui était stérile portera du fruit. Jésus demande pardon, pas seulement pour ce qu’on Lui a fait, à Lui : il y avait deux condamnés avec Lui. Ils représentent les millions d’hommes qu’on a crucifiés depuis, ceux que nous avons crucifiés. Avec eux, nous nous retrouvons au banc des accusés, donc aussi des sauvés. Comme Saint Thomas, tombons à genoux, vaincus nous aussi par cette main offerte, qui nous dit que là nous ne risquons plus rien. Il ne se souviendra plus que de cet amour bouleversant qui est venu à sa rencontre et s’est pour ainsi dire plié à ses caprices. Heureux est-il d’avoir douté : comme dit St Grégoire le Grand : « Son doute nous a été plus profitable que la foi de tous les autres apôtres. »

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2ème dimanche de Pâques A 19 avril 2020
Le dimanche de l’octave de PâquesPâques closes, comme les portes du cénacle et les nôtres depuis un mois ; mais le Seigneur se moque des portes fermées si celles des cœurs Lui sont ouvertes- ce dimanche donc est marqué par l’épisode de l’apôtre Thomas, le jumeau de notre foi chancelante. Mais comme l’événement de Pâques lui-même ne saurait être réduit à une idée, les textes de la liturgie nous déploient une palette très riche parmi les facettes de ce mystère que nous sommes appelés à contempler durant ces 50 jours qui succèdent au carême.

Avant d’apparaître à Thomas, le dur à croire, c’est aux saintes femmes qu’Il se montre, puis aux autres apôtres. Aux premières, Il confie l’annonce première de l’incroyable nouvelle ; sur les seconds, Il répand sans attendre son souffle, son Esprit, pour la réconciliation de l’humanité avec son Père, Il apporte la grande absolution du ciel pour le péché du monde. Ce sera la tâche primordiale de ces hommes encore un peu hébétés par les événements. Ils n’ont pas encore tout compris, mais Jésus sait qu’ils ont la foi, au moins un peu, plus que Thomas, en un premier temps. Et ils se laissent dire, peut-être sans voir encore exactement à quoi ça les engage. Ils savent qu’ils ont besoin d’être pardonnés, et ils reçoivent ce pardon qui découle de la Croix en même temps qu’ils sont invités à le partager à tous ceux qui se repentent. Il les rend purs comme des enfants nouveau-nés, ce qui montre bien que l’action de Dieu en nous dépasse de beaucoup ce que nous pouvons en comprendre et ressentir. Dans ce sens, le « heureux ceux qui croient sans avoir vu » résonne comme une invitation : on peut ne pas voir, et cependant se réjouir, ce à quoi St Pierre nous invite dans la 2ème lecture. Cette joie est le trait commun des 3 lectures de ce dimanche : les disciples sont remplis de joie en voyant le Seigneur ; St Thomas lui-même n’en aurait pas pu imaginer de plus grande en voyant Jésus condescendre à son caprice boudeur ; l’allégresse et la simplicité de la première communauté est son témoignage le plus puissant ; et le socle inébranlable de cette joie, malgré toutes les difficultés qui se rencontrent immanquablement dans toute vie terrestre, c’est la vivante espérance qui nous vient de la Résurrection. Nous devrions nous demander de temps en temps : « Où en suis-je de ma joie ? » Pas seulement de ma pénitence ou de ma conversion, mais surtout de ma joie, qui est le baromètre de ma foi, selon l’adage bien connu : un saint triste est un triste saint. Non pas, on s’en doute, le sourire de réclame et l’excitation factice qui en tient lieu chez les gens superficiels, mais l’assurance tranquille que tout est bien depuis la victoire du Seigneur, que tout le reste se réglera en temps voulu et qu’en attendant, on ne risque rien de grave, pas même la mort. Comme Thomas, on peut en vouloir à Dieu pour beaucoup de choses, et on n’est en général pas en peine pour Lui faire grief de tout ce qui peut nous déplaire dans notre petite vision de choses. Fondamentalement, dès que notre confort matériel et spirituel est tant soit peu entamé ou contrarié, nous sommes en danger de perdre notre joie, ce qui montre bien à quoi elle tient en général. Or, c’est quand on décide de s’abandonner vraiment pour que Dieu puisse faire ce qu’Il veut qu’on retrouve ce joyeux rayonnement qui est la marque de ceux à qui il ne manque rien, puisque le Christ est là, vivant. En dehors de Lui, tout est décidément relatif. Ce qui ne veut pas dire qu’on soit indifférent à tout, ce qui pourrait être aussi une forme de bouderie, mais que l’on sait ce qui est important et ce qui l’est moins, sous la lumière de Dieu qui nous permet de tout voir en proportion.

Saint Thomas s’est laissé vaincre par la douceur de son Maître et Seigneur ; la confusion qu’il a dû en éprouver sur le moment ne lui laissera ensuite que le souvenir de sa délicatesse qui l’a mis sur le chemin d’une foi définitive. Nous aussi, approchons-nous des plaies du Crucifié transfigurées dans la gloire. Ce n’est pas nous qui avons saisi et tenu bon : c’est Lui qui nous rejoint et qui nous prend par la main.

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2ème dimanche de Pâques C 28 avril 2019
     La paix, l’envoi en mission, le don de l’Esprit Saint, le pardon des péchés : toute la richesse du sacrement pascal semble rassemblée en quelques paroles essentielles dès le soir de Pâques. Et pourtant, ça ne suffit pas à l’apôtre bougon, que Jésus va retourner comme un gant en se rendant à ses arguments : tu voulais toucher, palper, constater, eh bien viens !  Cher Thomas, si semblable à nous, qui rouspétons souvent, faisant porter aux autres notre mauvaise humeur, nos doutes pas très fins, nos exigences capricieuses. Mais une fois vaincu, quelle profession de foi que nous redisons avec lui à l’élévation de la Messe et qui nous fait adhérer à ce Christ vivant sous les apparences si humbles de la foi ! Quelle chance que l’évangile nous l’ait dépeint de manière si limpide et franche : rien d’inaccessible pour les pauvres que nous sommes, ça nous rassure quand même un peu ! Les apôtres ont vécu, tous, avec leurs propres réactions, le tragique de la mort du Maître. Tous, ils ne ressentent que ce vide douloureux. Peut-être que quelque chose de très ténu et profond leur dit que ça ne pouvait pas finir comme ça, quand même. Mais on ne peut les soupçonner d’une sorte de naïveté infantile, opposée au doute méthodique de Thomas. Il est, sans le savoir, notre garantie : « Si je ne vois pas, si je ne touche pas… pas question de me rendre comme ça ! » Jésus aurait pu dire : qu’il fasse comme les autres, je ne veux pas de passe-droits. Mais Lui qui sait le fond des cœurs a bien compris qu’Il a affaire avec un amoureux déçu, et que ce genre de blessure ne se guérit que par une dose supérieure d’un amour plus délicat, sur mesure. Il les saisit, avec des méthodes propres à chacun, en plein cœur d’une situation tragique : ils avaient verrouillé les portes du lieu où ils étaient, ils avaient peur. Oui, ils sont verrouillés en eux-mêmes. Le Maître à qui ils avaient donné leur vie avait disparu trois jours plus tôt et ils sont encore sous le choc. Ils craignaient qu’on ne leur fasse subir le même sort que ce Messie raté.

     C’est là, dans cette situation sans issue, mortelle, que Jésus leur apparaît et commence par leur souhaiter la paix. Puis Il leur montre les stigmates de sa mort. Il aurait pu se faire voir sans cicatrices, tout-à-fait glorieux, complètement restauré. Mais non, il n’a pas triché avec la mort, Il garde ses mains trouées, son Cœur ouvert. Alors, demandons-nous de quelle situation sans issue, bloquée, mortelle, Il veut nous libérer, nous aussi. De tous ces moments résignés où nous nous disons qu’il n’y a plus rien à faire, où on est au bout des possibilités, à court de solutions, enfermés là où l’on croit que personne ne nous comprend, où on se débat rageusement contre l’adversité décidément trop injuste… Là où on accuse Dieu d’avoir fait le mal et la mort… Or, justement, la foi qu’Il nous ouvre est une réponse tout-à-fait cohérente et complète à ce qui nous accable. Oui, bien sûr, elle ne gomme pas le tragique de la condition humaine, mais elle nous fait voir que Dieu n’aurait jamais créé ce monde mortel s’Il n’avait eu, dès le premier instant, l’intention de le ressusciter. Il y a une parfaite continuité dans son programme : la création est en vue de l’Incarnation, et Noël est d’emblée tourné vers Pâques et la Résurrection. Si on arrête le projet de Dieu à la moitié du parcours, il devient absurde et incompréhensible. La Résurrection ne supprime pas la mort, elle la dépasse. Ainsi, n’exigeons pas de Dieu des preuves, mais contentons-nous des indices qu’Il sème à profusion pour nous inciter à faire le pas de la foi qui honore notre liberté. Il n’est pas aussi concret avec nous qu’avec Thomas ? La belle affaire ! Nous avons, nous 2000 ans de christianisme et de sainteté derrière nous, et c’est amplement suffisant pour asseoir notre adhésion à ses méthodes. Depuis Thomas, on sait que le positivisme soi-disant scientifique apporte plus de questions que de réponses, que le doute systématique n’est que de la méfiance calculée qui empêche d’avancer, car on avance que dans la confiance. C’est dans le Christ aujourd’hui vivant que nous dépassons toute peur et toute misère du cœur ou de l’esprit. Remercions-Le de s’être approché de l’apôtre incrédule ; comme le dit St Grégoire : « Son doute nous a davantage profité que la foi des onze autres. »

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2° dimanche de Pâques B 8 avril 2018 Dom Marc-André Di Péa
             Cette image de la première communauté chrétienne, la 1ère église autrement dit, fait rêver ; et presque trop belle pour être réelle. Elle montre sans doute le visage authentique d’une assemblée qui a adhéré à la foi d’un seul cœur et d’une seule âme. D’ailleurs l’évangéliste Luc note bien qu’une abondante grâce reposait sur eux tous ; Et que c’est là le témoignage rendu à la Résurrection de Jésus. On pourrait même dire que la garantie historique de cet événement, c’est la foi des disciples.

            St Jean lui aussi souligne que ce qui rend vainqueur des forces du mal en ce monde, ce qui fait aimer les frères et garder ce commandement de Dieu, c’est la foi.  C’est d’être ainsi rené par les sacrements de la Pâque de Jésus dans la divine miséricorde qui nous est communiquée pour en être les témoins.

            Pourtant un autre signe est demandé, un peu comme en contre-épreuve : les blessures de l’amour. Thomas demande à voir les traces des clous, les plaies de la passion pour être bien sûr que c’est bien la présence de Jésus au milieu de son Eglise, de reconnaitre en elle et ses membres les empreintes et le côté ouvert de la compassion, les mains et les pieds usés par le service de la justice et de la charité. Eglise, vrai corps de Jésus non plus dans la belle unanimité de la foi, mais corps dans la peine et le combat quotidien comme le Seigneur et le maître qui a été rejeté et persécuté. Corps aussi de misère et de souffrance, de faiblesse et de doute, d’inquiétude et de désespoir quand tout décline et semble perdu. Thomas n’a pas tort de vouloir reconnaitre Jésus présent dans ces marques de l’amour qui engage la vie jusqu’au bout.

            Jésus se rend présent à ce groupe en désarroi, verrouillé par ses peurs, enfermé sur lui-même, car sans doute ils ne sont pas fiers de leur abandon ni de ce qui semble une déroute sans avenir désormais. Jésus est au milieu d’eux et tend la main pour les saisir. Il force la porte des cœurs et les apaise d’un mot qui les fortifie : « la Paix soit avec vous ! »

De nouveau Il les appelle à sa suite et les envoie comme lui-même, muni de la force promise de l’Esprit Saint qui ouvre les yeux et les intelligences au mystère de la divine miséricorde pour guérir les cœurs blessés et porter la paix.

            A Thomas, il dira de s’abriter en lui, de trouver dans son côté le refuge et le bouclier dont il a besoin : la vigueur de la foi. La joie de l’espérance s’empare de chacun car l’Esprit insufflé les fait passer de la vision qui croit, à la foi qui voit. « Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » Ce passage de Jésus dans leur vie qui ressuscite en eux les fruits de l’Esprit Saint : Amour, joie, paix et confiance, douceur et bienveillance est l’un des signes que rapporte St Jean afin que nous croyons et que nous aussi entrions dans cette vie de ressuscité par-delà nos faiblesses.

            Sommes-nous heureux de croire sans avoir vu ? Aux yeux de la foi, Jésus Ressuscité présent avec nous, se manifeste par cette nuée de témoins et de saints animés de son esprit dont la vie a porté témoignage d’amour de charité, de dévouement et de partage. Confiants en Jésus, ils ont tenu bon dans les tourments. Jésus, Parole vivante de Dieu continue à nous interpeler et nous réconforter quand nous écoutons et lisons avec foi dans le Livre. L’Esprit Saint nous vient en aide sans cesse par l’eau et le sang des sacrements qui ont coulé du cœur ouvert de Jésus que Thomas nous montre du doigt, source de foi. Notre cœur y trouve un écho et incline vers cette communion de paix et de bienveillance entre tous que nous avons le désir de partager et mettre en commun. « Sans te voir, nous t’aimons, sans te voir nous croyons et nous exultons de joie, sûrs que tu nous sauves. »

 

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2ème dimanche de Pâques A 23 avril 2017
Avec les nouveaux baptisés, nous voici rendus au dimanche de « Pâques closes » qui achève l’octave de la fête des fêtes, dimanche de Thomas, jumeau touchant de notre foi vacillante, et depuis peu dimanche de la Miséricorde : un certain embarras du choix dans les thèmes proposés par l’Eglise à notre méditation, qui marque la plénitude du temps pascal dont l’événement majeur de la foi s’étale sur 50 jours. Ce ne sera pas de trop, une fois encore, pour approfondir avec les apôtres, sous la houlette du Bon Berger tout ce que nous offre le « lait spirituel » dont parle l’introït.
Car les apôtres ont reçu mission de faire connaître qu’Il est vivant, comme Il l’a promis. Ils ont été choisis pas Lui, comme Marie-Madeleine et les saintes femmes, tissant entre eux la certitude de l’Eglise, calme et forte, que les forces de mort, désormais et jamais plus, ne vaincront. Pour le moment, ils sont encore timides, hésitants et bougons, mais en eux aussi, patiemment, le Seigneur de la Vie sera vainqueur. Et la Pentecôte fera d’eux de vrais apôtres, sans peur et sans témérité, qui préféreront les persécutions et la mort au silence. Jusqu’à aujourd’hui, les foules innombrables seront contaminées par le feu que le Sauveur Jésus est venu allumer sur la terre, un peu comme la flamme des cierges se transmet à la Vigile Pascale jusqu’au dernier des fidèles, et il se répandra imperceptiblement, contre vents et marées, dans le silence et dans la paix des coeurs remodelés par la grâce, jusqu’à la fin des temps.
Pour l’heure, le personnage qui domine l’évangile et la liturgie de ce jour est Saint Thomas. Personnage haut en couleurs, que les récits nous montrent comme une sorte de kamikaze et de tête brûlée (« Allons, montons à Jérusalem et mourons avec Lui… »), ne rêvant que plaies et bosses en maintes occasions, qui piaffe d’impatience d’en découdre pour faire ses preuves, avant d’être traumatisé par l’ « échec » du Calvaire. Là, il s’installe dans une sorte de désespérance qui n’est que l’envers d’un amour fou qui, selon lui, n’a pas abouti, un amour déçu qui se change en une sorte de haine sourde et de bouderie d’enfant gâté. Il est tombé dans le piège très moderne de ces activistes qui ne peuvent supporter que leurs plans n’aboutissent pas et qui s’enfoncent dans une sorte de désespoir qui défie Dieu. Et voilà que ce Jésus qu’il avait rayé de son carnet d’adresses se trouve en face de lui. Contre toute attente, Il acquiesce à son insolence, se met à sa portée –à portée de main, dirait-on !- et s’adresse à ce dur à croire après avoir souhaité la paix à tout le monde. « Je suis venu pour toi, réservé pour toi d’abord, puisque j’ai compris que tu ne pouvais être vaincu autrement. Tu croyais avoir la foi, mais tu n’étais qu’une sorte de casse-cou et de désespéré, vivant dans une sorte de détresse que Moi seul pouvais retourner comme un gant. Et tu as accepté, oubliant tout respect humain, de tomber à genoux et de faire le plus bel acte de foi de l’évangile, en reconnaissant enfin Celui dont tu ne voulais plus. Tu n’étais pas loin de Judas et de Pierre, et comme ce dernier, tu es tombé du bon côté. Ce qui a vaincu le monde en toi, c’est ta foi, modèle de la foi de l’Eglise, pauvre et crucifiée, une foi qui ne sera plus jamais seule et transie, une foi ancrée sur une rencontre personnelle qui devient communion, libération du moi dans son enfermement, oui au Père, à l’Amour et à l’Etre, oui qui est rédemption et victoire sur le monde.
Voilà comment Dieu offre sa Miséricorde à ce blessé qui paraissait incurable. Le Christ l’a pour ainsi dire laissé sombrer à travers l’événement de la Croix, l’a laissé vivre jusqu’au fond son amertume, pour le ratrapper dans son défi d’enfant rageur. Car la Miséricorde –c’est bien ce que veut dire son nom !- va par définition jusqu’au fond de la misère. Mais attention : souvenons-nous que Judas n’est pas loin ! Tant qu’on n’a pas vu et accepté le fond de sa misère, tant qu’on n’est pas acculé à demander son aide, il est très difficile de rencontrer le Ressuscité. On peut en rester à une foi de tête brûlée –les terroristes de tout poil pensent souvent aussi avoir la foi !- pour ne pas éprouver le vertige de s’en remettre sans conditions à Celui qui met ses plaies contre les nôtres pour les guérir : « Par ses blessures, nous sommes guéris. ». On peut aussi, oubliant le regard des autres et ne voyant plus que Lui, tomber à genoux en reconnaissant sans fausse honte : « J’ai compris, je me suis trompé du tout au tout. J’accepte ma faiblesse et je regrette ma résistance insensée. Désormais, comme dira l’apôtre Saint Paul un peu plus tard, après avoir fait la même expérience, « je peux tout en Celui – et Lui seul ! – qui me fortifie. »
Nous voici rendus avec Lui, rendus au 8ème jour, jour d’éternité, car la foi, l’espérance, la charité miséricordieuse, c’est le ciel. Ce jour nous ouvre les portes de la foi et de la miséricorde. Qu’elles puissent prendre racine en nos coeurs et que nous puissions dire en toute vérité : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »

3ème dimanche de Pâques B 14 avril 2024
Les apparitions du Christ ressuscité sont une catéchèse de vie pour les disciples ébranlés par la fin tragique de leur Maître. Il ne s’agit pas seulement d’un enseignement qui comble leur ignorance, comme le suggère les discours de St Pierre : oui, Il leur parle, leur rappelle les prophéties, ouvre leur esprit à l’intelligence des Ecritures et leur explique ce qu’elles disent à son sujet. Mais surtout, Il se montre vivant, se laisse voir en détail, palper, Il mange avec eux. La vie chrétienne ne concerne pas que le cerveau, elle prend tout 1’être dans toutes ses dimensions. Nous avons toujours un coin d’être à évangéliser, et à laisser visiter par la présence tonifiante de Celui qui est notre vie. Ce n’est pas pour rien qu’à chaque apparition, Jésus nourrit ceux qu’ll rencontre. Leur intelligence et leur coeur, mais aussi leur corps. Le sommet est bien la Sainte Eucharistie, qu’ll leur avait laissée en mémorial la veille de sa mort, à la fois nourriture sous son aspect matériel et nourriture spirituelle de 1’âme pour la vie éternelle. Dieu se rend proche de nous par la dimension physique de notre être, mais pour nous élever au sommet de notre vie spirituelle qui sera celle de notre éternité.

A longueur de vie, nous sommes donc tiraillés entre ces deux composantes de notre être, aspirés tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, jusqu’à ce que nous retrouvions notre unité dans le Christ, vrai homme et vrai Dieu. Ce qui ne se fait pas sans tâtonnements, hésitations, doutes, comme les disciples d’Emmaüs qui disaient : « Et nous qui espérions... nous pensions que c’était Lui... » Si nous sommes ici en ce moment, c’est que nous avons pu faire, au moins à certains moments forts de notre parcours, l’expérience indubitable de la Présence du Christ.

Ces moments-là sont proprement inoubliables. Mais ils sont parfois battus en brèche par d’autres impressions et influences et tout semble se brouiller en quelques jours. L’usure du temps se fait sentir et il nous arrive d’être tristes, nous aussi, parce s’estompe ce qui nous faisait vivre. Mais c’est alors, dans cette sorte de pauvreté déstabilisante, que Jésus nous rejoint sur la route. Nous sommes en route vers Emmaüs, vers le tombeau dans la pénombre du matin, ou enfermés dans notre cénacle. Nous sommes disciples, nous aussi, et Il nous accompagne silencieusement tant que nous continuons à marcher. Mais i1 y a un élément qui est l’attitude chrétienne fondamentale : c’est le souvenir. Chaque fois que nous avons le courage d’avouer, dans un moment d’épreuve et de doute : « Je pensais que c’était Lui... », c’est alors qu’ll se trouve là pour réchauffer nos coeurs, et cela se fait le plus souvent au détour d’une conversation, au hasard d’une rencontre, dans un lieu béni, en nous invitant au partage qui est souvent de donner ce que nous pensons ne pas avoir. Même si la flamme de la foi semble vacillante à certaines heures, Il habite en nous, et les autres, pour peu qu’ils aient (même très peu) la foi eux aussi en attendant quelque chose, sentent la lumière se rallumer dans leur coeur meurtri ou refroidi. On dit que quand le moral est en baisse, quand on se trouve dans une situation inextricable qui nous fait désespérer de la vie, il est urgent de se rappeler les bons souvenirs, et peut-être même que d’autres nous les rappellent. L’existence de l’Eglise qui dure depuis 2000 ans nous fait comprendre qu’il ne s’agit pas d’un simple souvenir d’événements passés, mais d’une Présence invisible qui n’a jamais cessé de l’accompagner à travers les heures sombres de son histoire tout autant que dans ses grands moments. Qui se rappelle aujourd’hui du culte des anciens égyptiens, à part dans les livres d’histoire ? La lumière et la force du Ressuscité n’ont cessé de faire agir pour le bien d’innombrables saints et saintes et ce sont eux qui réchauffent l’espérance de la pauvre humanité en déshérence à longueur de siècle. On m’a raconté un petit épisode intéressant de ce dominicain qui était en relation fréquente avec une famille musulmane très fervente. Pensant respecter leur foi, il ne parlait jamais de la sienne. Au bout de quelque temps, ils lui ont dit être surpris, pour ne pas dire choqués, de ce qu’il ne leur disait jamais un mot de ce qui l’habitait, ce qui était sa raison de vivre. Cultivons donc les moments et les endroits où nous parlons spontanément et librement de la foi qui nous habite, où nous nous réjouissons de la beauté et de la bonté de Dieu, où nous partageons ce qui nous fait vivre. Sans tomber dans un prosélytisme envahissant, car il faut être avant d’agir, nous pouvons transpirer comme à notre insu ce que nous laissons Dieu déposer en nous. Alors, la vie du Ressuscité sera palpable pour ceux qui nous approchent.

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3ème dimanche de Pâques A 23 avril 2023
Comment découvrir Dieu dans les événements, les rencontres, à travers le voile de nos existences ? Tous les disciples du Christ sont confrontés à ce désir et cette difficulté qui est au cœur de notre foi. Elle est tout ensemble source de grandes désillusions et d’espérance invincible. Voici donc nos deux disciples qui s’en retournent chez eux, au terme de cette aventure qui les a tirés hors de leurs préoccupations et de leur travail, en leur ouvrant des perspectives exaltantes qui devaient changer leur vie du tout au tout. Retour à la case départ, le moral dans les chaussettes : « Et nous qui pensions… » Au premier stade de leur réflexion, il y a cette constatation désabusée : cette pensée était-elle juste ? « Une pensée qui déprime est une pensée fausse » disait le fameux Dr Vittoz. Si souvent, les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées. Nous peinons à comprendre ce qu’Il veut nous dire, et la tristesse est comme un voile qui nous empêche d’ouvrir les yeux sur la Réalité qu’Il veut nous montrer, et qui dépasse forcément notre premier regard distrait. Quand la déception nous assaille, en un premier temps nous n’y pouvons rien : c’est un sentiment qui s’impose à nous. Mais nous pouvons y céder, nous y complaire, ressasser les événements qui en sont la source, ce qui conduit au découragement et nous enferme dans une vision négative en barrant la route à ce qui pourrait changer. C’est là que Jésus les rejoint, et en un premier temps, Il ne fait que les écouter. Rien que ces choses dites sur le ton de la confidence, c’est déjà une consolation. Après seulement, Il parle à son tour, en leur donnant cet angle de vue, que précisément, ils avaient oublié. Ils connaissaient pourtant les Ecritures. Mais il y a tant de choses que nous connaissons par cœur et qui ne nous frappent plus. Il faut la fraîcheur d’une autre voix pour nous en rendre la saveur. C’est le sens de cette inlassable méditation qui suit notre vie chrétienne tout entière et lui fait trouver la lumière douce et rassurante, la lampe de nos pas.

Les disciples sont surpris que cet étranger ne soit pas au courant du seul sujet de conversation qui occupe les habitants de Jérusalem. Ils ne le sont pas moins de ces rumeurs colportées par quelques femmes -oui, des histoires de bonnes femmes, mais quand même ? D’autant plus que ça s’est vérifié par quelques hommes qui sont moins impressionnables, en principe. Jésus ne les a pas interrompus. Son silence même est comme une sympathie qui prépare la révélation qui allait suivre. Car, Lui, Il sait où Il va et où Il veut les mener. Dieu n’est jamais là par hasard ! Ils acceptent le doux reproche de n’être pas très allés bien loin dans leur connaissance de l’Ecriture. Ce qu’il leur dévoile, c’est ce qu’on appelle l’économie de la Rédemption : lire la Bible, c’est bien. Il y a des moments où ça ne suffit pas. Car ce n’est pas un texte comme le code civil ou le bottin de téléphone : c’est un message qui vit dans des cœurs de chair et de sang, qui ne prend relief que quand il est vécu dans des âmes qui l’accueillent au plus intimes d’elles-mêmes. Et au cœur de ce message, il y a la souffrance, avant le triomphe. C’est exactement ce qui nous répugne, ce qu’on voudrait éviter à tout prix et ce que Dieu  a voulu comme preuve du plus grand amour : « Ne fallait-il pas ?... » Nous ne savons rien du détail des explications de Jésus, mais seulement que la flamme qu’Il allume en eux les a touchés profondément. « C’est en ayant fait écouter le vérité qu’Il leur fait pratiquer la charité », dit St Grégoire le Grand : « Eux, qui en écoutant les préceptes divins, n’ont pas été illuminés, le sont en les accomplissant. » Il n’est pas nécessaire de tout comprendre pour agir bien : « Que celui qui veut pleinement comprendre ce qu’il a entendu, se hâte d’accomplir ce qu’il a commencé à comprendre. »

A travers de geste simple de l’hospitalité orientale si généreuse et du pain partagé, c’est l’illumination aussi soudaine que sitôt disparue. Mais l’impression produite est ineffaçable, et c’est la marque du vrai contact avec Dieu : il est rare que l’on puisse faire arrêt sur image. Les yeux se sont ouverts pour de bon et ne se refermeront que pour s’ouvrir à la lumière de l’éternité. Chaque expérience des autres disciples viendra confirmer les hésitations des sceptiques. Et c’est la foi de l’Eglise jusqu’à aujourd’hui, qui s’appuie sur cette foule immense de témoins qui n’ont pas rêvé et se réjouissent siècle après siècle de la présence de leur Seigneur sur leur chemin. Qu’Il nous rejoigne tous et chacun là où nous en sommes pour que nous puissions Le reconnaître en vérité comme Il veut se manifester.

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3ème dimanche de Pâques B 18 avril 2021
Les invitations des apôtres -St Pierre, St Jean- en ce dimanche trouvent leur source dans les paroles même de Jésus aux disciples stupéfaits : il est partout question de conversion de revenir à Dieu, d’éviter le péché, de perfection de l’amour. Un vrai programme de carême en plein temps pascal ! Mais c’est précisément parce que nous ne sommes pas en vacances de Pâques et que si la victoire du Christ sur la mort et le péché veut dire quelque chose, nous ne pouvons pas nous reposer sur nos prétendus lauriers. Ça nous rassure de lire les Actes des Apôtres, depuis Pâques, et d’entendre que les premières communautés chrétiennes n’étaient pas toujours de mœurs angéliques. Comme les nôtres, elles sont composées d’hommes et de femmes en chair et en os, qui luttent contre le péché omniprésent. L’Antiquité avait des fondements païens très rudes, où la personne humaine était souvent méprisée, où l’esclavage était normal, le droit du plus fort subi comme une fatalité, et on y adorait toutes sortes d’idoles qui sacralisaient les vices. Il y a avait bien une certaine législation sociale, mais c’était le règne du « pas vu, pas pris » qui ne renvoyait pas à la loi intérieure de la conscience. Vraiment, rien de nouveau sous le soleil, et on a plutôt l’impression qu’on est retourné 20 siècles en arrière.

Ce qui préoccupe St Jean qui s’adresse aux églises d’Asie, ce n’est pas tant le péché comme faiblesse, sous la pression de tant d’influences négatives. D’ailleurs, il est beau d’entendre St Pierre, dans son premier discours, qui a une grande compréhension pour l’ignorance de ceux qui ont condamné Jésus, et ce sera une constante dans la prédication de l’Eglise primitive. Si les disciples ont de la peine à croire, c’est à cause de la joie ; s’ils étaient endormis à Gethsémani, c’était à cause de la tristesse : St Luc a souvent une tendance à excuser, à comprendre avec indulgence. Si le jugement de Dieu pénètre le cœur jusqu’au fond, il n’accable pas et ne décourage pas. Il peut se permettre d’être exigeant, parce que d’abord, il se montre infiniment bon et compréhensif. Mais alors, quelle est l’exigence de Dieu ? C’est refuser ce que St Jean appelle le mensonge. Non pas pécher par faiblesse ou par bêtise, mais un certain péché de l’esprit : proclamer qu’est bien ce qui me plaît, dire que les commandements, c’est vieux jeu, se fabriquer une loi morale confortable qui est en fait un refus pur et simple de toute morale plus haute que soi. Bon, eh ben, nous y sommes, n’est-ce pas ? Et seul Dieu, au-dessus de nous, mais aussi en nous quand nous L’acceptons, peut nous sauver de cette tyrannie qui nous isole les uns des autres. Or, on approche de Dieu en vérité dans la mesure où la connaissance intellectuelle s’accompagne de la connaissance par l’amour ; et si on aime quelqu’un vraiment, on a le désir de lui plaire, de faire ce qu’il aime, lui. C’est dans cette rencontre que jaillit la connaissance véritable. Ce qui nous met en garde contre une conception hypocrite de la sincérité : après avoir mis le mot amour sous les impulsions primitives de l’instinct, on déclare que la sincérité de l’amour consiste à suivre l’instinct. C’est la rencontre avec Jésus ressuscité qui va donner aux apôtres la solidité dans la foi et l’amour. Alors qu’ils Le croyaient à jamais disparu dans la tombe, Il se montre vivant, preuves tangibles à l’appui. L’événement de cette rencontre est aussi objectif que les évènements de la Passion, même s’ils ne comprennent pas encore ce qui échappe au contrôle de leur expérience concrète. Son mode de vie a changé, mais c’est Lui qui a scellé, dans sa personne à la fois spirituelle et matérielle, son œuvre rédemptrice. Le péché a dévoyé et déséquilibré l’homme ; C’est Lui, Jésus vainqueur de la mort, qui nous rend cet équilibre et met de l’ordre dans notre désordre, parce que nous sommes à la fois corps et esprit. Il est à la fois prodigieusement surhumain et concrètement incarné. Il incarne en Lui la rectitude et la réussite de l’être. La foi au Christ est un ferment extraordinaire pour notre harmonie selon le plan du Créateur. C’est en reconnaissant nos misères qu’Il peut les guérir : offrons-Lui notre être tout entier et Il le refera peu à peu à son image.

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3ème dimanche de Pâques A 26 avril 2020
Il y a plusieurs passages de l’évangile où Jésus ressuscité est convié à un repas, ce qui est en soi riche de signification. Humainement, d’abord : on sait tout ce que signifie pour nous le simple fait de partager un repas avec quelqu’un. La convivialité est une richesse humaine -je doute que les petits cochons l’éprouvent au même degré en partageant pourtant un identique contenu de l’auge… -qui va bien au-delà du partage de nourriture. Chaque repas partagé nous enrichit, et pas seulement dans notre corps. Il sert à combattre la mort et à conserver la vie. Il y a un mot très précis de St Luc qui suggère un autre aspect du repas : littéralement, il signifie : « manger le sel avec quelqu’un », ce qui dans l’Ancien Testament est un rituel pour sceller les alliances. Le sel est considéré comme un remède contre la corruption, il conserve la viande, par exemple, et il devient garant de pérennité. Il est donc, naturellement et symboliquement, un remède contre la mort qui putréfie les corps. Jésus, en partageant avec les siens le pain et le sel, en fait le signe clair d’une vie nouvelle qui n’est plus menacée par la mort. C’est un événement d’alliance qui est en étroite relation avec la dernière Cène, où Il a institué la Nouvelle Alliance ; là, Il s’est donné Lui-même en nourriture, Il les fait participer à sa propre vie qui est la Vie même. Il y a donc tout un code mystérieux qui guide cette rencontre des deux disciples qui ne se doutaient de rien et qui sont illuminés d’un coup, ressuscités dans leur foi chancelante.

Mais il y a encore un autre aspect dans cette rencontre, décisif tout autant pour leur foi. C’est ce phénomène d’apparition. Car il est lié à celui de la disparition, avant et après. Quand quelqu’un meurt, on dit qu’il « disparaît à nos yeux », et on ne s’attend pas vraiment à le voir réapparaître de sitôt. Or, en un premier temps, les disciples ne Le reconnaissent pas. C’est au moment du geste de la fraction du pain qu’ils L’identifient avec le Jésus qu’ils connaissaient. Et au même moment, Il disparaît. Chassé-croisé et cache-cache : ils ont eu l’initiative de l’invitation, mais c’est Lui qui décide de se manifester ; et au moment où Il ouvre leurs yeux, Il n’est plus là ; c’est seulement quand il disparaît qu’Il devient vraiment reconnaissable ! On ne peut pas ne pas penser au « Noli me tangere » de Marie-Madeleine. Ne pas pouvoir Le retenir devient un signe de la vérité de sa Présence. Pas plus qu’on ne peut mettre Dieu dans la boîte de nos idées, on ne peut L’enfermer dans la réalisation de nos désirs. Mettre la main sur quelqu’un équivaut très certainement au non-amour, parce que plus ou moins consciemment il fait de l’autre ma chose. C’est donc aussi une éducation à l’amour que Jésus offre aux disciples. Et c’est comme une onde positive qui se répand plus loin : dans cette Présence-absence, dans son éternité, c’est le Seigneur qui attire de nouveaux disciples dans la communion d’alliance avec Lui, et c’est ce que nous faisons chaque fois que nous célébrons la Sainte Eucharistie en mémoire de Lui.

Si nous avons répondu un jour à l’appel du Seigneur, c’est que sa Présence dans notre vie a été assez forte pour que nous décidions de Le suivre. Puis viennent les moments où on se dit : « On pensait bien que c’était Lui, mais maintenant ?... » On s’attendait au moins à quelques compensations, on Lui fait même des suggestions… Et si quelqu’un avait l’audace de nous demander : « Mais pourquoi êtes-vous si tristes ? » On a envie de répondre : « Tu es bien le seul à ne pas savoir que tout va mal, il y a ce virus insaisissable, les dégâts collatéraux, ma communauté, l’incertitude de l’avenir…et surtout il y a moi ! » Alors, dans notre pauvreté fondamentale, il y a la force du souvenir, des moments irréfutables où on s’est dit : « C’est vraiment Lui ! » Nous sommes tous en route vers Emmaüs, et on se raconte ce qui s’est passé. Il marche en silence à côté de nous, Il écoute, comme l’un d’entre nous. Il nous redit avec patience des choses que nous savons, mais que nous oublions. Il est ce que chacun de nous doit être pour l’autre. « Nos cœurs ne sont-ils pas brûlants au-dedans de nous ? »

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3ème dimanche de Pâques C 5 mai 2019
     La vie continue : les disciples sont toujours là, après la mort de leur Maître, et la réalité a repris ses droits sur l’utopie. Oui, on le voit à travers toutes les épreuves qui bouleversent nos vies, on est toujours là, un peu hébétés, mais il faut bien manger, travailler, s’occuper pour oublier. Voilà où ils en sont, nos chers apôtres, en attendant la suite dont ils ne savent pas grand’chose, à part les promesses maintenant plus difficiles à croire. L’épisode lumineux de ce dimanche nous permet de passer avec eux de la foi – pour l’heure mal assurée et chancelante, comme la nôtre souvent- à l’amour. Et c’est Jésus Lui-même qui prend l’initiative de ce passage, en la personne du Prince des Apôtres : « Pierre, m’aimes-tu ? » Oui. La mort et la résurrection du Christ, quel événement ! Depuis que ça s’est passé, que de théories, de réactions contradictoires, de questions sans réponse et d’espoirs fous ! Jésus ressuscité, Lui, demande seulement une adhésion d’amour. Le premier qui Le reconnaît sur le rivage, c’est Jean, « celui que Jésus aimait », comme il se définit pudiquement lui-même. Si l’amour, parfois, rend aveugle, il faut croire qu’il ouvre aussi les yeux. Peut-être même est-ce la nuance qui sépare l’amour passion de l’amour paisible et authentique ? De même, il a été le premier au tombeau, même s’il laisse passer Pierre devant lui, par respect. Quand on aime quelqu’un, n’est-il pas vrai qu’on le connaît comme personne d’autre ? Alors, que vient faire la foi dans cette connaissance ? Car il est communément admis que la foi s’adresse d’abord à l’intelligence, la surélève pour qu’elle soit rendue capable de voir la Réalité comme Dieu la voit. Nous donnons notre adhésion à des vérités qui concernent Dieu et son monde. Mais la foi, ce n’est pas seulement signer au bas du texte du Credo : ce n’est pas d’abord croire à des idées, mais faire confiance à une Personne qui mérite d’être crue plus que tout autre. Et là, nous savons que la connaissance des personnes est d’une autre nature que la connaissance des choses et des idées. Les idées que je peux avoir sur quelqu’un n’épuiseront jamais ce qu’est cette personne, créée à l’image et à la ressemblance de cet Etre infini qui est Dieu. Ce que je peux peser, analyser, mesurer de quelqu’un ne me donne que des informations somme toute très superficielles. Le plus grand savant du monde ne connaîtra jamais les secrets de sa femme, sauf si elle les lui laisse deviner ou mieux, si elle les lui révèle. Et elle ne les lui révèlera que si elle l’aime. Alors, oui : on ne connaît bien que quand on aime. C’est pourquoi Dieu qui est amour passe son temps à vouloir se révéler ; Il se tient à la porte et il frappe, Il ne la force jamais, Il est patient, il attend qu’on Lui ouvre parce qu’on a compris qu’Il désire être aimé, oui, aimé de moi, si misérable, si insignifiant, si pécheur ! C’est ainsi que Jésus pousse Pierre dans ses retranchements, jusqu’à ce que, acculé, celui qui l’avait renié trois fois ose lui murmurer du bout des lèvres, encore tout bouleversé de sa lâcheté, que, quand même, oui, puisque Tu me le demandes… eh bien Tu sais tout… Tu sais que je t’aime.

     Il y a deux questions de Jésus dans notre évangile de ce matin : « Les enfants, auriez-vous un peu de poisson ? » La réponse un peu bourrue des pêcheurs frustrés, fatigués par une nuit infructueuse, est du type constat : un non bref, comme pour se débarrasser de cet inconnu qui souligne leur incompétence. Et puis : « Pierre, m’aimes-tu ? » Alors là, il ne s’attendait pas à ça ! Encore plus dérangeant que l’autre question, mais impossible d’y échapper. On ne se débarrasse pas de Dieu comme ça quand Il se mêle de nous aimer, de nous tirer de notre culpabilité morbide, de restaurer notre dignité comme Lui seul sait le faire. Et en plus, il insiste, tant qu’Il n’a pas la réponse qu’il attend ! « Crois-tu en moi ? Veux-tu me faire confiance et vivre avec moi, désormais ? » Ce n’est donc pas un choix purement intellectuel, mais un engagement vital et personnel. Et d’autre part aussi, la fréquentation de cette personne me permettra de la connaître toujours mieux. Nous savons que tout cela a entraîné Pierre très loin : il a osé prendre la responsabilité du troupeau de Dieu, il a suivi Jésus jusqu’au martyre. L’amour est fort comme la mort, et même davantage. La foi nous mène jusqu’au don de notre vie par amour.

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3ème dimanche de Pâques B 15 avril 2018
      L’évangile de ce dimanche est tiré de ce qu’on pourrait appeler « le jour le plus long » de l’évangile de St Luc : il a groupé en un seul jour tous les épisodes qu’il estimait les plus significatifs quant à cet événement final de la vie de Jésus, le plus capital quant à la compréhension de son mystère. Il nous fait passer en accéléré de la découverte du tombeau vide, où Il est annoncé comme vivant  (mais son nouveau mode de présence reste encore à découvrir) à l’ascension où son départ de cette terre sera définitif. Et c’est en effet le point le plus décisif de notre foi, comme de celle de Thomas ou des disciples d’Emmaüs : ils L’avaient vu durant sa vie d’avant –dans le sens le plus courant du terme-, ils le voient maintenant, au sens de reconnu dans la foi, ce qui est bien autre chose. Notre foi, elle aussi, est aux frontières du visible et de l’invisible, elle s’appuie sur des signes ténus, sans être conditionnée par eux. Jésus commence donc par insister auprès des disciples pour qu’on ne Le prenne pas pour un fantôme. Au tombeau, quoique vivant, il est absent. Puis, on découvre que sa présence est celle d’un ami qui ne se laisse pas retenir. Bientôt, ils découvriront qu’Il leur est présent tout en ayant disparu pour toujours à leurs yeux de chair. Tout notre évangile se développe donc au sujet de ce mode de présence de Jésus ressuscité. Cela, le vieux St Jean le comprendra à la fin de sa vie, mieux que personne. Il est le plus fin et le plus mystique des évangélistes, et en même temps celui qui dit : « Ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché du Verbe de Vie, nous vous l’annonçons. » La plus haute connaissance de Dieu est celle de l’Incarnation. La foi n’est pas quelque chose de vague et d’inconsistant : elle donne accès au réel suprême qui est Dieu. Ce paradoxe est le cœur de la foi chrétienne et suffit à la définir, en comparaison de toutes les autres manières d’approcher son mystère. Nous partons des réactions des disciples qui se refusent en un premier temps à croire aux racontars des femmes, de la perplexité de Pierre au tombeau, de la déprime des disciples d’Emmaüs et de la bouderie de Thomas. Tout cela est d’un réalisme au premier degré pris très sérieusement en compte par Jésus Lui-même. Mais on en reste pas là : nous n’avons pas ici de profession explicite de foi, mais St Luc attire notre attention sur l’intelligence des Ecritures : c’est en les lisant et relisant inlassablement qu’on peut s’ouvrir peu à peu à cette nouvelle présence de Jésus en ce monde. Et les Ecritures nous rendent attentifs au motif principal du dessein de Dieu dans tout son agir : le pardon des péchés, la libération du mal, la victoire de l’amour sur la mort, et donc aussi en conséquence, l’appel à la conversion et la repentance. C’est l’essentiel du discours de Pierre, tout comme de la première épître de St Jean. Ce qui a été, par notre faute, la suprême injustice et le mal absolu, le déicide, Dieu l’a retourné dans un inconcevable acte d’amour qui déferle depuis lors sur le monde. Certes, il y a l’ignorance, et cela aussi est paradoxal : l’amour est ce dont les hommes ont le plus besoin, et c’est ce que le plus souvent ils refusent, car l’amour, ça dérange et ça engage ! Le péché a recroquevillé l’homme sur lui-même, et c’est pour ça qu’il a tant de mal à accueillir Dieu qui n’est qu’amour. Cet appel à la repentance et à la foi, c’est désormais la mission des disciples, et il y faudra la force d’En-Haut. Pour l’instant, il est urgent d’attendre et de s’y préparer, dans ces lentes maturations où apparemment il ne se passe rien, mais où secrètement, l’âme est façonnée en vue du bien que Dieu veut. Le troisième évangile s’achève sur une histoire ouverte. Les disciples ont puisé dans ces rencontres avec Jésus une joie qui les caractérise aux yeux du monde, et on s’attend dans la confiance au rebondissement promis. La foi apostolique en la Résurrection de Jésus-Christ prépare la mission universelle au souffle de l’Esprit. Chaque rupture inattendue dans l’ordre des choses prépare un nouveau surprenant, une surprise dont Dieu seul a le secret. Il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps, c’est ce que les disciples ont redit dans leur simplicité, et c’est la joie tranquille que nous pouvons offrir nous aussi à tous ceux qui ne voient pas de sens à leur vie.

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3ème dimanche de Pâques A 30 avril 2017
Dès le soir de Pâques, la rencontre de Jésus ressuscité avec les disciples d’Emmaüs est le premier bourgeon de la foi pascale. Ces deux disciples sont emblématiques de notre faiblesse congénitale, de notre difficulté foncière à entrer vraiment dans les plans de Dieu, malgré nos enthousiasmes juvéniles et notre bonne volonté. A l’orée de ce XXIème siècle, nous peinons nous aussi à retrouver un souffle nouveau, même en ayant la foi. Sur le chemin, nos deux disciples sont encore sur le versant du Samedi-Saint : pour eux, Jésus est mort, c’est la seule vérité qui est sûre. Ils sont perdus, parce que le Maître a été tué, son appel à la conversion n’a pas été entendu, en premier par ceux qui auraient dû l’entendre et qui L’ont condamné. Ils ne voient pas quel sens donner à ces événements déroutants. Nous aussi, nous nous demandons non sans quelque inquiétude : où va notre monde ? La seule chose qui semble évidente, c’est qu’il va mal et que tout peut s’écrouler d’un jour à l’autre. Que devient notre Eglise, l’Eglise que nous aimons, l’Eglise des saints, à qui nous devons tant ? Que devient le christianisme dans cette société qui n’en veut plus, parce qu’elle le voit comme un frein à cette réduction du bonheur qu’est l’hédonisme sans limites ? Comme eux, on a l’impression que Dieu se tait, tout ce qui nous encourageait jusque là semble s’être évanoui des mémoires. Pourtant, ils savent déjà que les femmes ont trouvé le tombeau vide, les anges leur ont dit de ne pas chercher parmi les morts Celui qui est vivant. Mais leur coeur reste lourd, hébété ; comme les apôtres, ils ont entendu parler de résurrection, mais ça n’éveille rien dans leur expérience, ils ne voient pas ce que ça pourrait vouloir dire. Le traumatisme du Vendredi Saint est trop fort, doublé de l’égarement du Grand Sabbat. Alors, Jésus a sa méthode à Lui pour les sortir peu à peu de leur torpeur, en douceur comme quand on a à faire avec un grand malade. Il commence par remettre devant leurs yeux tout ce qu’ils ont oublié. Pour nous aussi, la mémoire du passé est comme obscurcie. On a la mémoire courte en histoire : en général, ça ne va guère au-delà d’une génération. Il suffit de voir nos paysages, même pas mal abîmés parfois par le XXème siècle fou de technique et de rendement, pour lire le grand chemin de la foi dans notre culture européenne. Innombrables sont les traces d’une civilisation qui a marqué un mode de vie et une conception de la vie, honoré la dignité de la personne, promu une authentique liberté qui ne soit pas seulement le privilège de quelques élus. Malheureusement, cette mémoire lumineuse est souvent contrée par le vécu quotidien, le consumérisme effréné. Vivre sa foi dans un contexte où elle n’est plus garantie et protégée, mais souvent tournée en dérision et ridiculisée (la culture du mépris, semblable à la culture du déchet), c’est sans doute plus difficile qu’en d’autres temps. Cependant, déjà là, on peut comprendre la valeur de notre foi, elle mérite qu’on la défende quand on voit tout ce qu’elle a apporté au monde. Cette vision synthétique de toute l’histoire est déjà une grande consolation : non, Dieu ne se trompe pas, il ne nous déçoit pas, Il est toujours là, jusqu’au triomphe final. La rencontre des deux disciples nous permet de prendre la mesure de nos peurs, de notre tristesse, de la réalité de nos résistances au plan de Dieu. Mais avec Jésus ressuscité, ils commencent à comprendre qu’ils vivent dans un « déjà » et un « pas encore », ce 8ème jour qui est le début du Jour d’éternité, où sa lumière ne connaîtra plus de couchant. Jésus n’est certes plus là comme avant ; mais Il a laissé à son Eglise sa Parole inépuisable et ses sacrements, en particulier celui de son Corps et son Sang très saints, la Présence réelle et douce des moindres de nos églises que nous oublions trop. Malgré toute obscurité, notre vie n’est pas sans but. Le plan divin, comme dit l’apôtre, était établi dès les commencements du monde, et il aboutit à l’Agneau sans défaut et sans tache. L’Histoire est en route vers son achèvement final, et c’est l’événement de la Rédemption qui change tout sentiment de vide et de vanité en espérance pleine. Alors, parfois, le coeur s’enflamme quand nous nous laissons faire, nous aussi. Et nous voudrions Le retenir, mais Il nous pousse plus loin, avec quelque chose d’invincible au fond de nous que nous ne pouvons garder égoïstement. Et comme le Père n’a pas abandonné son Fils à la corruption, nous sommes sûrs, désormais, qu’Il continue de donner vie à tous ceux qui se tournent vers Lui. Contre la tentation de l’angoisse qui nous rétrécit sur nous-mêmes, Il nous donne de jouer à nouveau notre vie comme un don sans repentance, dans l’élan de son Esprit. C’est le fruit de la grâce lumineuse qui vient du Sacrifice d’amour du Fils Bien-Aimé.

4ème dimanche de Pâques B 21 avril 2024
Un pasteur mort est-il encore un bon pasteur ? La question paraît saugrenue : elle suit pourtant les paroles de Jésus Lui-même qui se présente comme Celui qui est capable de mettre sa vie en jeu quand les brebis sont menacées. Car la différence entre le mercenaire et le bon pasteur, c’est leur attitude en face du danger. Le vrai berger est prêt à risquer sa vie, l’autre ne pense qu’à sauver la sienne. Et il y a encore ceux, dit St Augustin, qui ne pensent qu’à la viande et à la laine. Pourtant, on s’en doute, et c’est là que la comparaison s’arrête et ne s’applique plus quand on sait que les brebis, c’est nous, un éleveur quel qu’il soit n’entretient pas un troupeau uniquement pour le plaisir : il faut bien qu’il vive, lui aussi, et s’il traite bien son bétail, c’est pour en tirer subsistance. Mais il sait tout autant qu’un traitement humain fait du bien aux bêtes autant qu’à lui-même. La parabole insinue donc un plus : si un bon éleveur est capable de s’intéresser aussi bien à ses bêtes, à plus forte raison, Dieu prendra-t-Il soin de nous, pauvres bêtes parfois rétives alors qu’Il nous a doués d’intelligence et de cœur. S’il faut de la patience avec les bêtes, que dire de celle qu’il faut avec les hommes ? A longueur d’évangile, le Sauveur Jésus nous invite à un supplément d’âme que la foi en Lui veut nous donner. Il y a dans la vie de St François un petit détail significatif qu’il a voulu faire comprendre aux siens qui le prenaient quand même un peu pour un fou. Au moment où, devant l’évêque d’Assise, sur la place, en présence de ses proches, il se dépouille de ses vêtements, il les rend à son père en le remerciant, commentant St Paul qui parle de la chair qui s’oppose à l’esprit : « Tu m’as donné la vie de la chair, je t’en suis infiniment reconnaissant et je t’en rends une partie ; maintenant, je veux vivre de l’esprit et tendre de tout mon être vers la vie céleste. »

Ce qui est suggéré aussi par l’évangile de ce dimanche : la traduction française, qui nous est familière, parle du bon pasteur. Le grec est légèrement différent : il parle du beau pasteur. On peut se demander si la langue de Jésus comportait la même nuance, en sachant tout l’idéal grec du beau sous toutes ses formes. Ce qui est sûr, c’est qu’il est suggéré par là une dimension essentielle de l’être chrétien, qui a fleuri au cours des siècles dans toutes les manifestations de l’art et de la pensée de la civilisation engendrée par la foi. En réalité, ce qui est beau est aussi bon et vrai. Ce qu’on appelle en philosophie les transcendantaux, ces qualités qui manifestent l’être et communiquent entre elles. Car il y a une différence entre une rose en plastique et une rose du jardin, une personne authentique et quelqu’un qui joue un rôle pour tromper son monde. Quand il nous arrive de rencontrer quelqu’un qui est admirable par son dévouement, sa simplicité, sa fidélité, ne dit-on pas qu’on a affaire à une belle personne ? Ou quand on nous raconte un épisode touchant, on parle d’une belle histoire ? Jésus utilise donc cette image pour décrire ses relations avec nous. Tout ce qui élève l’âme, ce qui nous attire vers le haut, empêche que nous soyons limités et embourbés dans l’utile et le nécessaire pour vivre de gratuité et d’inattendu est ce qui est proprement humain. C’est aussi ce qui fait que chaque brebis est unique. Si on n’est pas berger, tous les petits moutons sont pareils. Pas pour le berger qui vit avec eux. En chacun, il y a une beauté cachée qui est son bien propre, qui ne se révèle qu’à force de patience, d’attention bienveillante, qui le révèle à lui-même. Rien que notre regard sur le prochain peut l’élever, l’encourager, lui permettre de donner le meilleur de lui-même. Ce devrait être le premier souci de l’éducation qui est bien plus que la transmission de quelques notions de savoir. Jésus suggère l’infini qui est ouvert par une telle attitude : cette connaissance mutuelle est la même qui L’unit à son Père. Entre eux, il y a échange total de biens, on ne pourrait imaginer plus belle relation. C’est elle qui fascine le vieux St Jean au soir de sa vie. Un jour, dit-il, nous comprendrons la beauté de ce lien qui nous unit à Lui, parce que nous Le verrons tel qu’Il est : oui, la beauté sauvera le monde, comme cette prisonnière d’un camp de concentration qui avait un don particulier pour rendre belle même une cellule de prison avec la pauvreté des moyens du bord. N’acceptons jamais ce qu’on peut appeler la culture du moche, qui n’a rien à voir avec un esthétisme prétentieux, mais qui n’est qu’un mépris de notre capacité d’émerveillement dans la simplicité du quotidien. La qualité de vie qui en découle offre à chacun la joie des relations vraies qui aide à vivre.

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4ème dimanche de Pâques A 30 avril 2023
Les images se chevauchent et se succèdent dans l’évangile de ce dimanche pour nous faire découvrir quelque chose de Jésus de Nazareth et de sa mission au service des hommes : c’est en mettant ensemble la porte, le pasteur, la voix que nous comprendrons petit à petit qui Il est et que nous pourrons entrer avec Lui dans son mystère. Même les pharisiens ne comprennent pas : eux qui sont maîtres en Israël, ils peinent à se retrouver dans ces comparaisons qui se succèdent et qui détonnent par rapport à ce qu’ils connaissent. Alors, Il leur précise : « Je suis la porte. » Pour entrer dans sa bergerie, son Royaume, il n’y a qu’une entrée, c’est Lui, le Fils du Père : « Nul ne va au Père sans passer par moi. » Prétention exorbitante, s’Il n’était pas en vérité ce qu’Il prétend être, et c’est en effet sur cette prétention qu’Il sera jugé.

Nous venons de passer par les jours de la Passion, de la mort du Bien-Aimé, du tombeau. Et il faut revenir à ces événements, comme les disciples d’Emmaüs, pour entrevoir ce qu’Il veut dire. Se comparer à une porte : il faut le faire ! C’est tout même plus touchant de dire qu’on est un bon pasteur qui prend soin de ses petits agneaux comme des enfants, de ses brebis dont Il panse les plaies et qu’Il mène sur de bons pâturages. Mais la porte suggère bien d’autres caractéristiques, non moins touchantes. « Il est venu chez les siens, et les siens ne L’ont pas reçu » : ils Lui ont opposé le mur de leur refus. Dans le mur de la misère humaine, Il a percé une porte, celle de son Cœur transpercé. Il a voulu des ouvertures, car l’amour, c’est toujours donner accès à son cœur, avec tous les risques que ça comporte. On peut toujours abuser de la bonté qu’on nous offre, laisser comme par inadvertance entrer ceux qui sont les voleurs et les bandits qui ne songent qu’à piller et détruire. Passer cette porte, c’est trouver là un lieu où règne la vérité, la justice, la bienveillance. C’est accepter soi-même d’être vulnérable, ouvert à l’autre quel qu’il soit et non cuirassé dans sa suffisance, son intérêt, ses manies. Là ils entendent une voix et le son de sa voix : voix unique entre toutes, il n’y en a qu’une, comme il n’y a qu’une porte et qu’un seul berger. Entre toutes les voix discordantes qui nous cassent les oreilles, celle-là, pourtant plus faible et plus douce, mais pas inaudible, et elle ne trompe pas. Elle résonne tout autrement que les sons des conceptions du monde, des idéologies, des religions et des caricatures. Jésus sait que son appel n’est comparable à aucun autre. Cette sorte d’instinct surnaturel guide autant les brebis que ceux qui relaient l’unique Pasteur. Il y a une intolérance divine à tout ce qui n’est pas dans le droit fil de cette révélation, et elle est très mal supportée par ceux qui, contre Jésus, veulent s’affirmer eux aussi comme pasteurs uniques. Il est de bon ton d’affirmer haut et fort qu’il n’y a pas une vérité, mais des vérités qui se valent, ce qui est un écho à la parole désabusée de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » Qui peut, en effet, prétendre avoir toute la vérité ? Mais nous-mêmes ne l’avons pas, parce qu’on ne peut la posséder, mais seulement la servir et la découvrir toujours plus et mieux. Nous ne pouvons que demander à Dieu de faire grandir dans le secret de notre cœur cet instinct qui nous permet de reconnaître avec sûreté sa voix dans le concert - on devrait plutôt dire la cacophonie- des voix innombrables qui nous parviennent aux oreilles. La porte que Dieu a disposé au seuil de notre coeur nous permet de ne laisser entrer que ce qui vient de Lui et de laisser résolument dehors ce qui nous trouble, renforce le doute stérile, amoindrit notre espérance et notre charité. Toutes les brebis ont leurs heures d’errance. Mais au fond de chacune demeure cette petite voix qui murmure : « Viens vers le Père ! » et St Pierre a raison de dire que la porte reste toujours ouverte à ceux qui reviennent, comme à l’adolescent fugueur et malheureux qui n’a d’autre solution que de reconnaître que c’est encore là, à la maison, qu’il est le mieux. Le même St Pierre, d’ailleurs, l’avait dit dans son impulsivité coutumière : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ! » Ce n’est pas parce que les brebis sont parfaites qu’on se trouve bien dans l’enclos : c’est parce que le berger leur procure là, et pas ailleurs, de quoi se nourrir, aller et venir dans un périmètre sécurisé, ne pas être à la merci des pilleurs et des égorgeurs. La vérité de Dieu est indivisible, surtout quand elle se montre sous les traits de l’amour absolu. Là est le critère qui ne trompe pas et qu’Il nous invite à adopter à sa suite : « Par ses blessures, nous sommes guéris. »

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4ème dimanche de Pâques B 25 avril 2021
« Je suis le Bon Pasteur »
L’expression « Je suis » monte des profondeurs de la Révélation de l’Ancien Testament, depuis le dévoilement obscur du buisson ardent, où Dieu s’est annoncé ainsi à Moyse. Elle ne pouvait pas ne pas frapper les auditeurs du Sauveur Jésus dans l’évangile : Il vient accomplir la Révélation et ce sera bien le motif de sa condamnation. Il ne cessera de préciser la richesse proprement divine contenue dans ces deux mots : « JE SUIS la porte... la vigne... le chemin, la vérité, la vie...le pasteur des brebis. » Lui seul peut avoir une telle prétention, parce que la formule monte des profondeurs de l’âme du Sauveur, et elle traduit l’obéissance et l’engagement total du Fils à l’égard du Père qui L’a envoyé. Les brebis sont pour Lui un bien et un dépôt sacré confié par le Père. Impossible, donc qu’Il faillisse à sa mission : « Je veux que là où JE SUIS, vous soyez vous aussi. »

Pour cela, Il va d’abord partager entièrement la vie de son troupeau. Cela, les auditeurs de Jésus le comprenaient plus spontanément que nous : dans une société rurale, cela allait de soi, davantage que dans notre société artificielle, technique et bétonnée. C’est le Sauveur Lui-même qui établit une analogie entre les liens qui unissent le Pasteur aux brebis, et ceux qui existent entre le Père et Lui : « Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît et que je connais le Père. » Ainsi, le milieu lumineux où se rencontrent le Coeur du Père et celui du Fils s’élargit pour devenir le lieu où se rencontrent le Coeur de Jésus et celui des brebis.

Mais une apparente contradiction semble venir briser cette vision idyllique et séduisante : « Je donne ma vie pour mes brebis. » Comment donc, un pasteur mort est-il encore un bon Pasteur ? Certes, on peut être touché qu’Il ait montré par là le sérieux infini, le désintéressement absolu de son dévouement à notre cause. N’empêche que, comme les Apôtres, nous attendions autre chose : qu’Il reste avec ceux qu’Il aime ! Mais puisqu’Il a forcément raison, demandons-nous alors comment Il est le bon Pasteur et pour quoi Il donne ainsi sa vie ; et aussi, en proportion, comment nous pouvons être de bonnes brebis, qui ont compris ce qu’Il voulait nous dire. C’est ainsi, d’ailleurs, que ça se passe dans l’évangile : ces foules lassées et abattues comme des brebis sans berger, voici que soudain elles tendent l’oreille à cette voix unique entre toutes, elles reconnaissent sa Voix ! Elle disait tellement ce qu’on avait besoin d’entendre qu’on ne savait, pour finir, si ces vérités levaient au plus profond du coeur ou si on les entendait du dehors. Jamais ils n’avaient senti Dieu si proche, si miséricordieux, si bon, jamais ils n’avaient été si heureux et jamais ils n’avaient autant souffert. Car ça se passe toujours ainsi avec Dieu : s’Il ne se manifeste pas, nous disons qu’Il se cache, et s’Il se manifeste, nous L’attendons tellement autrement que nous ne Le voyons pas ou nous L’accusons de se déguiser. Pas facile pour Dieu de se faire reconnaître de ses brebis ! Dieu n’est Dieu qu’à condition de nous surprendre, de nous décevoir et de nous dérouter. Si Dieu était tel que nous L’imaginons, Il ne serait pas Dieu, mais seulement une idée d’homme, un rêve d’homme. Il n’y a pas de Dieu à notre hauteur, pas de salut à notre idée, pas d’Eglise à notre goût !

Il nous arrive donc souvent d’être déçus, attachés que nous sommes à nos idées fixes : déception de la Rédemption : nous souhaitions qu’elle nous délivre définitivement du mal et du péché et elle s’est faite, ô humiliation, dans le pardon des péchés. Cela veut dire que nous pécherons toujours, mais que nous serons toujours pardonnés, chaque fois que nous le demanderons. Dieu se montrera grand et nous ... petits ! Déception de la Résurrection : il n’y a même plus le corps de Jésus à étreindre et de tombe à fleurir, plus rien à quoi s’accrocher. Désormais, il n’y aura plus que des signes ténus, inattendus, d’une Présence insaisissable et devinée, des appels à la foi qui nous tirent vers un autre monde –Pâques est un passage vers l’éternité qu’on ne connaît pas ! Et surtout déception de l’Eglise, à la fois trop divine et trop humaine, trop complaisante ou trop intransigeante, toujours trop ceci et pas assez cela ! Mais si elle était satisfaisante, elle serait fausse, car elle serait la nôtre et pas celle de Jésus-Christ ! Heureux l’homme pour qui passer par l’Eglise, c’est passer par la Croix : il est sûr de déboucher sur Dieu. Si l’Eglise est mystérieuse, décevante, douloureuse, c’est parce que Dieu y travaille. Ceux qui attendent une Eglise qui, enfin, réussit là où Dieu a « échoué », une Eglise qui rallie tout le monde, ils attendent en fait l’Antéchrist : lui, il enthousiasmera tous ceux qui ne sont pas contents de Dieu !

Alors, voilà pourquoi le Bon Pasteur est mort et pourtant toujours vivant. Et les bonnes brebis sont celles qui, humblement, commencent à comprendre quelque chose de tout cela, qui pressentent tout au fond d’elles-mêmes la Vérité sur laquelle elles ne peuvent mettre la main totalement. Et c’est la voix de l’unique vrai Pasteur qui les rassemble depuis les origines et jusqu’à la fin des temps. C’est aussi la source de la joie de Pâques, et elle ne déçoit jamais.

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4ème dimanche de Pâques A 2 mai 2020
Plus qu’une prédication ou une réponse aux pharisiens, c’est comme une méditation à haute voix que nous propose le Seigneur Jésus en ce dimanche. C’est un mouvement souple et bien oriental qui anime sa réflexion, avec des retours et des redites, sans doute plus fait pour des esprits intuitifs que pour notre raison analytique et pressée d’occidentaux. Les images se superposent et s’entrecroisent, les contrastes se succèdent et se renforcent. Jésus est à la fois le pasteur et la porte ; Il porte nos péchés sur le bois pour nous donner sa vie en abondance, comme Il pourvoit aux pâturages de ses brebis.

Pauvres brebis, qui se trouvent face à une série impressionnante d’ennemis! Face à un seul bon berger, il y en a au moins trois sortes : le voleur de nuit, ce pasteur étranger dont la voix n’est pas connue, le loup ravisseur et le mercenaire qui ne voit que son intérêt. Le premier ne peut passer par la porte : il n’a aucun droit à être là, et la clôture est là pour l’en empêcher. Il se débrouille donc pour se faufiler frauduleusement et voler les brebis. Tout autre que le vrai berger, il donne l’alarme chez les brebis, qui ont un sens instinctif qui se traduit par la voix familière du vrai berger: les bêtes ne sont pas si bêtes ! Si les brebis, c’est nous, ça donne le sens de la foi : avec elle, Dieu nous a donné un sixième sens qui nous avertit de tout ce qui nous détournerait de la foi authentique de l’Eglise. L’instinct des brebis ne les trompe pas : il y a Celui qui veut leur bien, de manière désintéressée, et les autres. L’étranger qui n’est pas le berger et voudrait mener le troupeau est un autre personnage : il n’est pas nécessairement animé de haine, de volonté de nuire et de massacrer. Il veut mener les brebis ailleurs et en disposer selon sa volonté. Il ne se présente pas à l’entrée et à l’heure normale. Il peut appeler et même prononcer les mots accoutumés : mais le son de sa voix ne sonne pas juste et au lieu de rassembler les brebis, il leur fait peur. Le loup aussi est un voleur ; il ne s’embarrasse pas de préliminaires, il attaque de front et même en plein jour. Il a la force pour lui. Il sème l’épouvante sur le troupeau, pour isoler les éléments faibles dans un coin, qui perdent la tête et se laissent emporter.

Entourés de tant de dangers, on pourrait se dire : heureusement, il y a la porte ! Surtout, qu’elle reste fermée ! Car on a tous une certaine tendance casanière, qui s’efforce d’éviter tout risque et préfère rester au chaud, en sécurité, laissant les ennuis dehors, pour les autres. Mais il semble que ce ne soit pas tout-à-fait ce que Jésus veut dire. D’abord, il n’est pas mentionné qu’Il entre Lui-même dans la bergerie. Il laisse au portier le soin de les rassembler le soir, et Il se retire. Il est le berger qui les fait sortir le matin, et Il est à la tête du troupeau pour lui permettre de trouver pâture. C’est en transhumance que l’on trouve chaque jour de quoi se nourrir, et il faut au moins marcher un peu et suivre le berger. Il dit qu’Il est Lui-même la porte, qu’est-ce à dire ? « Nul ne va au Père sans passer par moi. » Il nous guide à travers le désert de ce monde, en nous empêchant de nous installer confortablement et de nous laisser engraisser sans que nous n’ayons rien à faire. Un chrétien, moins que tout autre, ne peut  avoir une mentalité d’assisté. C’est en faisant tout ce qu’il peut pour marcher et suivre qu’il reçoit le centuple inespéré. Ce sont les kilomètres qui font la bonne viande !

Dans son corps, Lui, Jésus, Il a laissé ouvrir des portes : ce sont ses plaies. Face au mur du monde, Il a voulu être vulnérable, et par ses blessures nous sommes guéris. C’est par les trous béants de ses plaies qu’Il est la porte. « Ne fermez pas vos blessures, disait Gustave Thibon, c’est par elles que Dieu passe. » Ne crains pas, petit troupeau : « Il a plu à mon Père de te donner le Royaume. »

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4ème dimanche de Pâques C 12 mai 2019
     Joie et fureur : en deux mots, voici bien ce que provoque presque toujours la présence de Dieu manifestée en ce monde. Tout au long de l’histoire, le Christ n’a cessé de susciter des réactions contrastées, et personne, au fond, ne peut vraiment Lui être indifférent. En cela notre époque est étrange, qui connaît, la première, l’indifférence religieuse. On pense que c’est un progrès, mais on s’aperçoit de plus en plus que c’est encore plus douloureux et pernicieux que de croire à une vérité supérieure qui oriente la vie concrète, quitte à subir pour cela des affrontements. Nous sommes dans un monde apparemment lisse, qui en fait laisse la voie libre à d’autres violences et des esclavages autrement plus durs. Le refus des juifs d’entendre la prédication des apôtres était en un premier temps une sorte d’échec : ceux qui auraient dû comprendre en premier sont les plus immuno-résistants à la Bonne Nouvelle. Mais d’autres accueillent avec joie le message du salut, et c’est ainsi que commence l’extraordinaire aventure missionnaire de l’Eglise. Une porte qui se ferme en ouvre d’autres, jusqu’à la foule immense de la Jérusalem d’En-Haut, qui a traversé la grande épreuve et que le vrai Pasteur a conduit à la source de la vie.

     Nous avons donc à choisir entre deux attitudes, d’entrée de jeu : elles sont exprimées dans notre évangile par deux verbes du côté des brebis, et deux verbes pour le Pasteur. On ose presque plus dire aujourd’hui que nous sommes des brebis, tant on craint de n’être que des moutons qui se laissent mener et n’usent pas de leur sacro-sainte liberté qui conduit toujours aux lendemains qui chantent ! On parle d’esprit grégaire, et on ne s’est jamais autant laissé subrepticement manœuvrer par les médias, la mode, les réclames. Or, ce qui est dit ici des brebis est tout le contraire de la passivité : elles écoutent, d’abord. C’est une attitude essentielle de la relation entre les êtres. Combien de relations capotent par manque d’écoute ! L’écoute vraie permet de se positionner et de s’orienter en connaissance de cause. Quels drames, combien d’échecs de l’amour viennent de là. Ce qu’on appelle dialogue n’est bien souvent qu’une manière habile d’imposer son point de vue, en ne demandant à l’autre que son assentiment passif : « Sois un homme et fais ce que je te dis ! » Le vœu le plus profond de l’amour, c’est l’attention à l’autre. Dieu qui nous connaît mieux que tout autre s’adresse à nous en son Fils : n’allons-nous pas L’écouter, Lui faire cette confiance qui nous ouvre à l’infini ? La foi est d’abord attitude humble et aimante de son point de vue : « Seigneur, que pensez-vous de ceci, de cela ? » Ensuite, les brebis suivent leur Pasteur. Un verbe d’action, qui n’a rien de passif et exprime une attitude libre et responsable. On s’attache à un autre que soi, qui le mérite et qui nous fait lier notre vie à la sienne. On est ici aussi dans le registre de l’intimité, de l’estime, de la communion de l’amour : on décide de mettre en commun nos deux destins. « Avec toi, j’irai jusqu’au bout du monde ! » Ce qui veut dire qu’on a bien entendu et bien compris, c’est en quelque sorte la vérification : si on ne fait pas la volonté de celui qu’on aime, est-ce qu’on peut prétendre aimer vraiment ?

    Tout ceci est possible, parce que de son côté, le Pasteur connaît ses brebis : si personne ne nous comprend, Lui, si ! C’est à la fois consolant et rassurant. Nous pouvons nous fier à Lui, sans réserve. Et la preuve, c’est qu’Il donne sa vie pour ses brebis. Il ne se paie pas de mots. Le pasteur nomade du désert, c’est une sorte de guerrier qui est capable de défendre ses brebis contre les pillards et les bêtes sauvages. On est loin de l’image doucereuse des petits moutons frisés, des agnelets qui ne savent pas que le loup existe. Mais justement, avec Lui, on ne risque rien ! Et il ne manque pas, même par les temps qui courent, de pasteurs qui ne font pas de bruit et sont capables d’aller à sa suite, jusqu’au don de leur vie, goutte à goutte et jour après jour. Prions pour qu’ils soient nombreux et audacieux, dans la joie du don sans réserve, et que nous les soutenions de notre prière et de notre estime.

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4ème dimanche de Pâques B  22 avril 2018
     La vision bucolique du Bon Pasteur convenait particulièrement au peuple nomade de l’Ancien Testament : ces gens qui vivaient de peu au désert étaient à la merci de beaucoup de dangers, et leur rêve était de pouvoir enfin s’arrêter dans un pays qui ressemble à la verte Gruyère et à la Suisse des touristes, où tout se trouve à portée de main entre la Glâne et les Préalpes. Pour y arriver, on a besoin d’un guide sûr qui connaît les bons coins, et sait prendre les mesures adéquates pour que tout se passe bien. Mais si on lit la parabole jusqu’au bout, c’est un peu moins idéal. Car nous ne sommes pas encore au ciel. Non seulement on parle de loup qui emporte, dévore et disperse, mais il y a pasteur et pasteur, ils ne sont pas tous beaux et bons, malgré les apparences ; et c’est lorsque le danger se présente que la différence se manifeste : il y a ceux qui sont prêts à risquer leur vie pour les brebis, et ceux qui ne pensent qu’à sauver la leur. Il y a ceux qui ne se soucient que de la laine et de la viande, et ceux qui tissent avec elles une vie d’intimité en oubliant presque qu’elles sont des animaux- et c’est vrai que parfois, les animaux sont plus gentils que les hommes ! Or, il faut se rappeler que notre parabole se situe à un moment dramatique de l’évangile. Juste avant notre épisode, le Sauveur Jésus vient de guérir l’aveugle-né, un jour de sabbat, comme par hasard. Les pharisiens ont refusé de reconnaître le miracle et exclu l’infirme de la synagogue. Jésus condamne en termes sévères leur aveuglement spirituel : ils sont ces mercenaires qui ne défendent que leurs avantages. Ici s’ouvre la perspective du sacrifice suprême. Le danger dans lequel il se trouve manifeste la vérité de ses paroles. Il ne cherche pas la bagarre, Il ne se pose pas en martyre suicidaire. Mais s’il faut faire face à l’injustice et au mensonge, Il sera là, Il accepte les risques du métier, Il est prêt à l’immolation.

     Et là, la métaphore éclate sous le poids d’une réalité nouvelle, déraisonnable au plan humain : aucun berger n’aurait l’idée de se sacrifier pour des brebis. S’Il n’est plus là, comment peut-Il être encore un berger utile ? Un pasteur mort est-il encore un vrai pasteur ? Mais là, nous comprenons que nous ne sommes pas des animaux, justement. Le pasteur devient l’Agneau immolé, l’amour va jusqu’au bout, parce que l’amour a toujours quelque chose de fou et d’excessif quand il est vrai, c’est même ce qui montre qu’il était vrai. Il a été jusqu’au bout du possible, et même au-delà, Il l’est davantage encore dans cet impossible qu’est la Résurrection. Son sacrifice n’est même librement voulu et accepté qu’en vue de la Résurrection, qui assure auprès des siens une présence définitive. Là aussi se situe le mystère de tous les vrais pasteurs de l’Eglise, mystère de vie et de mort comme le Christ, puisqu’ils ne sont que de pâles copies du divin Modèle et des pasteurs participés. C’est l’Eglise dans son ensemble qui a reçu les promesses de la vie éternelle, non pas tel Ordre religieux, telle communauté, tel groupement utile à un moment donné de son histoire. Ce qui est sûr, en tous cas, c’est que tout sacrifice accepté par amour à la suite du Christ, jusqu’au bout, produit des fruits de près ou de loin et vaut au troupeau tout entier des fécondités que nous ignorons. Quand nous prions sincèrement pour les vocations, il faut accepter d’emblée que notre prière aboutisse en Chine ou au Pérou, plutôt que de nous assurer seulement un confort spirituel maximal à portée de main, entre le lac de la Gruyère et le Moléson. Sinon nous risquons d’être de ces pharisiens que fustige Jésus, parce qu’ils disent à Dieu : « Vous nous devez bien ça ! » La vie nomade n’est pas une vie confortable et bucolique, même si elle peut avoir de belles heures de repos et de satisfaction. C’est sur une vision de paix que s’achève la parabole. La sécurité que plus rien ne peut menacer se fonde sur l’unité du Christ avec le Père. Le milieu lumineux dans lequel se rencontrent le Cœur du Père et celui du Fils s’élargit pour y rassembler toutes les brebis, qui toutes et chacune comptent à ses yeux, sont précieuses jusqu’à leur donner cett vie divine et cet amour sans limites.

5ème dimanche de Pâques B 28 avril 2024
Le phénomène de la vie est un don de Dieu inestimable et un grand mystère. A la fois infiniment fragile et immense. Il suffit de très peu de chose pour l’anéantir et elle n’est jamais vaincue, elle est sans cesse en renaissance. Insaisissable en son fond, et l’homme ne peut que favoriser son éclosion sans maîtriser son apparition qui demeure le secret du Créateur. Le moindre bourgeon, le plus petit embryon est un miracle dont on ne peut que s’émerveiller en rendant grâce à l’Auteur de tout bien. La comparaison que Jésus emploie pour nous dire que ce mystère nous habite et nous est confié nous fait comprendre quelque peu son projet. Il est Lui-même la Vie et cette vie déborde en chacune de ses créatures. Mais nous pouvons dire non au cadeau qu’Il nous fait, car tout cadeau peut être refusé. Le fruit qu’Il attend dépend de notre bon vouloir et ce fruit est à la fois de Lui et de nous. Il ne nous fait pas ce cadeau parce qu’il attend quelque chose de nous, mais Il prolonge en nous sa générosité et sa fécondité. Tant que nous voulons bien recevoir la Vie qui est la sienne, la poussée de la sève arrive à maturité. Si nous disons non, on se coupe de sa vie et on est plus bon qu’à être brûlé -et encore, il n’est pas sûr que le combustible produise beaucoup de lumière et de chaleur…

Mais pour porter du fruit, une opération est nécessaire. Si on laisse tout pousser, la force vive de la sève s’épuisera en faux bourgeons, en gourmands, comme on dit joliment, qui empêchent la sève de fleurir par le haut. C’est ce qu’on appelle la mortification : consentir à une mort partielle pour une vie plus forte et plus haute. Un choix judicieux est à consentir pour aider la vie à s’épanouir vraiment. St Augustin dit justement : « Celui qui veut faire tout ce qui est permis finit par faire des choses qui ne sont pas permises. » Ce qui ressemble à une petite mort par petits bouts est certes un renoncement qui peut paraître inhumain, mais c’est en fait sur-humain : on ne peut renoncer que si l’on a compris qu’il y a quelque chose de plus grand à recevoir et à désirer. Et c’est là la conception chrétienne de l’ascétisme : non pas un championnat d’austérité gratuite, pour nous prouver à nous-mêmes que nous sommes très forts en vivant de rien, mais un attachement à Quelqu’un qui remplit notre vie au point de rendre moins indispensable tout le reste. On peut passer à côté de l’invitation à un plus grand amour. Les apôtres avaient déjà commencé à comprendre cela : «Emondés, vous l’êtes déjà, grâce à la parole que je vous ai dite. » Oui, ils ont quitté leurs filets et leur comptoir, pour suivre Celui qui n’a pas une pierre où reposer sa tête. L’élan de leur vie encore jeune s’est comme laissé absorber par l’élan divin, le oui total du Fils de l’Homme. Il les modèle peu à peu, Il continue à purifier leur cœur et leur vie, pour qu’un joue ils soient capables de donner entièrement leur vie comme Lui. C’est une autre manière de comprendre ce qu’il veut dire dans la comparaison du grain qui meurt et donne beaucoup de fruit.

Tout cela se réalise dans des choses très minimes et très secrètes. Si on consent à ces délicates invitations de Dieu, la sève fait son oeuvre silencieusement, car Il connaît nos acquiescements et nos résistances, et Il travaille sans jamais se décourager. Nous ne pouvons qu’être émerveillés de ce que Dieu arrive à faire avec ces êtres de boue qu’Il transforme en êtres de lumière. Si nous pouvons porter du fruit, c’est alors parce que nous sommes portés par le cep. L’essentiel est donc exprimé dans ce petit verbe qui dit tout : demeurer. Non pas un moment, en passant, distraitement, mais dans une communion vitale et continue. L’action de la sève ne s’arrête pas même en hiver. Elle peut seulement être favorisée ou contrecarrée par les événements, et les soins du paysan ou du vigneron ne sont pas sans valeur ni sueur. Mais ils savent qu’au-dessus d’eux et de leurs efforts, il y a Dieu, Maître de la vie. Comme les cultures sont suspendues aux caprices de la nature, nous ne pouvons rien en dehors de Celui qui est la Vie en Lui-même. Dans la mesure où nous sommes capables de laisser de côté les activité annexes, improductives voire même parasites, cette vie fera son œuvre en nous et pour beaucoup d’autres. Que son Esprit Saint nous aide à discerner ce qui nous alourdit et paralyse sa vie en nous.

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5ème dimanche de Pâques A 7 mai 2023
Après la crucifixion de leur Maître, les apôtres se sont retrouvés, apeurés, hébétés : « Et maintenant, qu’allons-nous devenir ? » Il en va ainsi pour nous quand nous perdons un être cher qui a beaucoup compté dans notre vie et qu’il vient soudain à manquer : comment continuer la route, puisqu’il n’est plus là visiblement ? Même si on a la foi, le monde vacille et on se sent très démuni. Pourtant, la vie continue, forcément. La capacité de résilience et d’endurance de l’être humain est en général surprenante : oui, ça continue, autrement. Tout le monde est précieux, unique, bien utile et pourtant, pas aussi indispensable qu’on croyait. Les apôtres avaient quand même une chance incroyable en plus : Jésus se manifestait à nouveau. Mais ces visites n’avaient qu’un seul but : les habituer à une autre présence. En ce sens, non, ce ne sera jamais plus comme avant, il faut qu’ils le comprennent. La vie éternelle qu’Il leur promet, ce n’est pas la vie terrestre, les inconvénients en moins (plus de genoux qui coincent, de rage de dents, de soucis d’argent, de mari insupportable, de sœur qui chante faux, enfin, vous voyez ce que je veux dire) : non, la vie éternelle, c’est beaucoup mieux que ça, c’est la plénitude de l’amour que nous peinons à découvrir ici-bas, c’est le bonheur parfait et sans nuage d’aucune sorte, c’est ce pour quoi nous sommes faits et que nous refusons par petits bouts quand nous péchons. C’est là le but : si nous avons mis notre espérance en cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux des hommes, dit St Paul. Voilà qui devrait réorienter régulièrement notre réflexion et nos choix.

Le but final de notre vie, c’est donc quelque chose de bien et même de très bien : si on sait que dès le début, ce que Dieu fait est bon et même très bon, quoi d’étonnant ? Ce qui est étonnant, c’est que nous ayons tant de peine à le croire ! Nous sommes des enfants gâtés qui en réclament toujours plus et se retournent contre le gentil organisateur pour Lui reprocher de ne pas être à la hauteur des prestations qu’on attend de Lui. Le pire, c’est ce sentiment d’abandon, d’éloignement que nous avons tant de peine à surmonter. Comme aux apôtres, Jésus nous dit : « Ne soyez pas bouleversés, ne craignez pas ! » Car il y a une certitude fondamentale dans la foi : Dieu veut pour nous, à chaque pas, un plus grand bien, à travers tout ce qu’Il nous donne de vivre. Ce qui est difficile, c’est que ce plus grand bien, nous ne pouvons le voir sur le moment. On ne le voit – et pas toujours- qu’après. Tout est donc basé sur une promesse et une fidélité. Mais pas pour plus tard, un plus tard qui ne vient jamais, comme le grand soir des communistes. Quelque chose nous est déjà donné maintenant, et c’est ça, le bonheur des béatitudes : j’ai de quoi être heureux en ce moment, il ne me manque rien d’essentiel, Dieu seul suffit. Mais en même temps et souvent, Il ne suffit pas à nos insatiables avidités. La situation n’est pas la même qu’au commencement : pour le débutant, c’est le choix possible entre plein de manières de remplir sa vie, et Dieu sait si le monde fait miroiter aux yeux des jeunes des choix infinis. Mais déjà là, il y en a qui sont plus égaux que d’autres. Plus on avance, plus on sait que la vie est une voie à sens unique : impossible de revenir en arrière. Et la question lancinante reste : comment satisfaire les désirs profonds de son pauvre cœur ? Le choix qui se présente alors est entre une vie qui a un sens transcendant -mais ça ne se perçoit que dans la foi- et une vie où ce sens est relégué à un plan secondaire, lointain, qui permet de jouir d’une eau à notre portée et à notre mesure. Difficile d’opter pour l’attente patiente et obscure ! C’est pourtant à cela que le Seigneur nous invite : Lui seul ne déçoit pas ! Il est non seulement le chemin, le seul, il n’y en a pas d’autre ; Il est aussi le but, et il faut que la figure terrestre de Jésus disparaisse, pour que nul ne confonde cette figure avec Dieu, son Père, et même quand Il dit : « Qui me voit, voit le Père. » Il reviendra sous un aspect qui ne laissera plus place à aucun malentendu. En attendant, Il ne laisse pas les siens orphelins. Il habitera au plus secret de leur cœur, ce qui leur permettra de faire des œuvres plus grandes que le Christ sur terre, non au sens de miracles plus éclatants, mais parce qu’à l’Eglise, au long des siècles, est réservé une influence au cœur du monde qu’Il ne pouvait pas avoir quand Il était limité à sa présence physique en Palestine seulement. Comme Lui, dont la mission était d’agir, d’échouer et de mourir, l’Eglise est persécutée, mise en échec, vilipendée, mais elle est habitée par une lumière qui continue de resplendir et de fasciner les hommes. Ayons confiance : Il a vaincu le monde et Il nous attend dans sa maison où il est allé nous préparer une place.

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5ème dimanche de Pâques B 2 mai 2021
Quand Jésus partage aux disciples le mystère de sa vie, on pourrait dire qu’Il ne se présente pas, mais qu’Il se donne peu à peu à connaître. Après nous avoir dit : « Je suis le Bon Pasteur », Il poursuit : « Je suis la vigne ». Chaque comparaison nous ouvre ainsi à son mystère dans un langage poétique et allégorique qui a fait le profit de nombreux commentateurs. L’Ancien Testament avait déjà abondamment usé de la comparaison. Mais alors que l’Ancienne Alliance appliquait la réalité de la vigne au peuple élu, Jésus la concentre en Lui-même, avec tout l’ensemble d’élection, de sollicitude, de moyen de salut qu’elle comporte : dans ce court passage, l’expression « en Moi » revient pas moins de 5 fois.

Tirons nous aussi quelques traits de sa description. Il mentionne en premier l’action du Père, le céleste vigneron. La vigne et les sarments sont entre ses mains, et ce sont de bonnes mains. Dans son épître, ce dimanche, St Jean parle de ce qui fait la santé du chrétien, qui s’alimente à deux sources : la confiance et l’amour fraternel. Nous avons besoin de la sécurité du vrai et d’un amour vivant plus grand que lui. Le tout est donc de rester, quoi qu’il arrive, dans les mains expertes du Père. Sinon, un sarment détaché ne tarde pas à dessécher et à mourir. Les sarments que nous sommes doivent au Christ leur existence même, leur sève, la possibilité de donner du fruit. Il s’agit d’une transmission vitale qui ne peut se faire à distance et par procuration. Il arrive pourtant que poussent, pas seulement sur la vigne d’ailleurs, des branches qui veulent n’en faire qu’à leur tête : on appelle ça des gourmands ; ils se développent en touffes, ne produisent que du bois et des feuilles. La vigne connaît au printemps une opération qu’on appelle l’effeuillage, pour enlever ce qui pompe inutilement la sève, au détriment des fruits déjà formés. St Ignace d’Antioche disait déjà au 2ème siècle : « Gardez-vous des excroissances nuisibles que Jésus-Christ ne cultive pas, parce qu’elles n’ont pas été plantées par le Père. » Il y a de fait des gens, souvent de bonne foi, d’ailleurs, qui veulent bien être chrétiens et catholiques, mais à leur manière : « Nous sommes l’Eglise… » Oui, peut-être, mais pas l’Eglise parfaite, pas toute l’Eglise… Je connais un brave curé alsacien, très populaire et inséré parfaitement dans son contexte, qui dit : « Tous ces gens qui veulent une Eglise à leur manière, je leur dis : « Mais cette Eglise dont vous rêvez, elle existe déjà, vous n’avez rien à inventer, allez-y ; dans la panoplie des églises chrétiennes, vous avez tout ce que vous voulez. Alors, laissez-nous être simplement catholiques… » Et on peut se demander pourquoi tous ces mécontents ne quittent pas l’Eglise : peut-être pas seulement pour ne plus payer l’impôt ? S’ils veulent rester, c’est parce qu’ils bénéficient malgré tout, et sans se l’avouer, de bien des avantages, car nous recevons tout de l’Eglise : la Bible et la révélation, la réflexion de la foi à travers les siècles, la confiance des saints, la grâce des sacrements et du magistère, et surtout du crédit moral de ce miracle qui dure depuis 2000 ans. Si on en sort, on n'est plus qu’un petit groupuscule qui n’intéresse personne.

D’où ce critère infaillible : « Tout sarment qui porte du fruit, mon Père l’émonde pour qu’il en porte davantage. » C’est le Père qui taille, purifie le cœur et l’intelligence, ébranche ce qui nous épuise inutilement et nous enlève des énergies vitales. C’est une opération quasi chirurgicale, et ça fait mal parfois : il faut tailler dans le vif et dans la chair. La fidélité dans la vraie foi et la pureté du bon vouloir coûtent parfois de douloureuses expériences. Mais c’est sans proportion avec le fruit qui en sortira. La sève ne manquera jamais à ceux qui gardent courage à cause des promesses du Christ. Comment pourrait-on prétendre demeurer en Lui sans communier ainsi à son sacrifice ? Car Lui aussi a voulu faire la volonté du Père, non la sienne. Le fruit magnifique de la résurrection suppose le passage par la croix. Pour Lui, elle fut le dépouillement suprême. Pour nous, elle est suprême purification. Si nous y consentons généreusement, nous aurons la garantie que c’est son œuvre qui se fera et non la nôtre.

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5ème dimanche de Pâques A 10 mai 2020
Comment leur cœur pouvait-il ne pas être troublé ? Cette dernière heure est celle de la vérité ultime, où tout se dévoile : le meilleur, ce sera pour plus tard, mais pour le moment, c’est le pire qui se profile : dans quelques heures, Jésus sera arrêté, et l’engrenage infernal le conduira à la mort. Elle sera le fruit de la trahison de Judas, et Pierre le reniera ; les autres s’enfuiront. Puis, la séparation d’avec le Maître tant aimé : tout est sombre, avec l’incertitude du lendemain, et ils ne savent pas tout, heureusement : les persécutions ne vont pas tarder, et la Pentecôte n’est pas encore au programme. C’est un bouleversement complet de leur vie et plus profondément, de leurs âmes. Ce n’est donc pas en eux-mêmes qu’ils trouveront la force de continuer. Jésus s’attache donc à les rassurer, mais pas à moindres frais comme on le fait souvent. Etant donné que la vie humaine est une aventure, on peut dire que le trouble est nécessaire à la vie spirituelle. C’est dans cette adversité qu’on touche son fond, qu’on voit ce qu’on vaut, ou plutôt ce qu’on ne vaut pas, et ce qu’il convient de faire pour grandir. L’épreuve, le doute, le trouble sont ordonnés à la paix, ils doivent la renforcer et la développer. Dieu est la paix et ne produit que la paix, et Il y conduit l’homme tombé par des chemins où il doit être inquiet et effrayé ; où règne le désordre, la lumière appelle à la lutte qui le fait cesser. C’est en levant les yeux vers Lui, qui est lumière, qu’on peut recouvrer la paix, car en Lui, tout est ordre, même le trouble, tout est tranquillité, même la lutte. Ce n’est pas en soi qu’on trouve la solution, mais en Lui seul. A la fin de la seconde guerre mondiale, le P. Jacques de Jésus, carme, avait été déporté dans le camp de concentration de Gusen ; il était entouré de jeunes de 17-18 ans assez désespérés, et c’était un pédagogue hors pair. Un soir, il attira leur attention sur un coucher de soleil splendide, au-delà des barbelés, en leur disant que même ici, on peut garder une dignité et une vie intérieure que personne ne peut nous enlever. C’est ce que le cardinal Journet appelle l’horizon théologal, qui imprègne par le haut notre vie terrestre dans l’attente de la vision face-à-face. C’est dans les profondeurs de l’âme que Dieu a sa résidence, c’est là que nous pouvons Le rejoindre à chaque instant. Jésus veut donc que les apôtres prennent mieux conscience de leur union avec Lui, et la menace de la séparation devient un moyen choisi par Lui pour les enraciner plus profondément dans son amour auquel ils croient, mais peut-être pas encore assez. Ils sont dans son amour, ils ont droit à cette place, Dieu est leur Père comme Il est son Père : « Le croyez-vous vraiment, ou est-ce que ce ne sont que des mots ? » Et Il ne les quitte un moment que pour aller leur préparer une place définitive avec Lui, dans le sein du Père. Il est Lui-même cette place, Il s’est uni à la nature humaine pour qu’elle puisse trouver en Dieu sa vraie demeure. En Lui, tout homme peut devenir fils de Dieu et occuper le sein du Père. Ce qui compte, maintenant, c’est de plonger dans les vouloirs du Père pour ne faire qu’un avec Lui. Sa passion, sa mort, la séparation passagère qu’elles impliquent n’ont pas d’autre sens ni d’autre but. Cet amour L’assimile au Père : c’est ce qui compte et ce qu’il faut voir dans cette souffrance incompréhensible. Il n’abandonne pas ceux qu’il aime : eux aussi doivent être assimilés. Et pour cela, il faut qu’ils entrent dans le même mouvement, consentir aux mêmes moyens. Voilà le chemin unique qu’il dévoile et qu’il trace. Comme Thomas et Philippe, nous peinons à comprendre, nous avons peur de comprendre. Ils sont vrais, ces chers apôtres, ils ont cette qualité d’âme de base qui est la sincérité, qui rejoint la vérité plus haute que jésus leur dévoile. Il aime ce simple aveu : c’est là qu’Il les rencontre. Ils ne possèdent rien, et c’est là qu’ils rejoignent Celui qui est la richesse infinie. C’est le premier pas pour Le suivre, même s’ils ne sont pas encore au terme. Ce sont les semailles d’automne ; elles lèveront après l’hiver, après les jours sans clarté et sans chaleur. Le sommet se perd dans une nuée qu’on devine pleine de lumière. Si nous croyons cela, tant soit peu, Il produira en nous des fruits de vie que nous ne pouvons pas voir ni prévoir.
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5ème dimanche de Pâques C 19 mai 2019
     Comme en contraste, les lectures de ce dimanche nous présentent d’abord les apôtres Paul et Barnabé dans leurs voyages apostoliques. Si on regarde la carte de leurs déplacements, on reste impressionné par les kilomètres parcourus, sur terre et par mer, à une époque où le moindre voyage était une aventure qui pouvait vous coûter la vie. Aucun effort ne leur paraissait à éviter quand il s’agit de l’évangile et de Jésus Sauveur : la charité du Christ nous presse, dit St Paul dans une de ses épîtres. Puis, dans l’Apocalypse, c’est la gloire du ciel nouveau et de la terre renouvelée, au terme de l’histoire : la foi nous aide à ne pas oublier ce terme, parce qu’en attendant, la vie, c’est dur. C’est ce que me disait une jeune épouse, en parlant de ses parents et de ses grands-parents : « Nous, nous avons la vie facile, quand on compare, au moins matériellement. Eux, la première chose qu’ils savaient, même dans les milieux aisés, c’est que la vie, c’est dur ! » Savoir qu’un jour, il n’y aura plus ni pleurs, ni douleur, ni épreuve, ça paraît presque impossible, et pourtant c’est vrai : c’est ce que Dieu veut pour ceux qu’Il aime. Mais aussi : ça se mérite, au moins un peu. Et là se situent, comme entre ces deux perspectives, les paroles de Jésus avant de quitter ses disciples, juste avant d’entrer dans sa passion, donc dans la perspective de la partie la plus dure de sa vie terrestre. Et Il commence par leur parler de sa gloire, la consécration de toute son œuvre et de son existence, que le Père va Lui donner sans tarder. Judas vient de sortir, le moment est dramatique, et il parle de sa gloire ! Demain, Il sera anéanti, Il mourra comme le dernier des esclaves, et c’est ça qu’Il appelle sa gloire ! C’est là que se révèle l’amour véritable qui est son testament. Pour nous aussi, l’amour, c’est paradoxal, à plus d’un point de vue. Tout le monde en parle, à tel point que le mot est usé, mais nous vibrons toujours rien qu’à en entendre parler. Nous avons du mal à le cerner, on le réduit souvent à un sentiment un peu mièvre, on en connaît trop souvent que des ersatz et des caricatures, et pourtant on ne peut se résoudre à croire que décidément, il n’existe pas : la vie, du coup, cesserait d’être vivable. Nous rêvons tous d’aimer et d’être aimés, et nous nous nous surprenons souvent à faire le contraire. Alors, oui, nous comprenons dans cette confusion l’insistance de Jésus sur ce thème si fondamental de la vie humaine, si difficile à cerner et à mettre en œuvre. Il nous donne un commandement nouveau. Mais de quelle nouveauté s’agit-il ? Car depuis le décalogue de Moyse, on savait que c’était un ordre de Dieu : « Tu aimeras… » Dieu d’abord, le prochain, et soi-même. Mais comme disait déjà Aristote, bien avant Jésus-Christ, les premiers échelons qui nous y mènent sont limités, voire un peu tordus : quand je dis que l’ivrogne aime le vin, ce n’est pas le vin qu’il aime, c’est lui, et encore, assez mal, puisqu’en détruisant le vin, il se détruit lui-même. Non, ça ne doit pas être ça, l’amour. C’est comme la liberté qui peut n’être qu’un prétexte à satisfaire ses intérêts. Il y a aussi l’amour d’intérêt, justement, qui ne s’attache à l’autre que parce qu’il me procure des avantages. Quand Jésus dit : « Aimez-vous, comme je vous ai aimés. » Il nous montre très concrètement ce qu’il faut faire pour aimer : Il est sorti du sein du Père pour s’incarner et aller à la rencontre de l’homme perdu et malheureux. Il a passé sa vie à être au service de tous, Il a supporté avec une divine patience les misères de chacun, Il a lavé les pieds de ses apôtres, Il a pardonné aux pécheurs qui le crucifiaient, car « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Aimer comme Jésus, c’est renoncer à être le centre de sa propre vie, c’est y mettre le prix pour que celui qu’on aime soit heureux, quoi qu’il en coûte. Nous sommes tous capables d’aimer quelques personnes triées sur le volet. Et les autres ? Lui n’a mis aucune limite. Il n’a voulu aucune exclusive, aucune réserve : « Celui-là, non, quand même… » Il m’aime, moi : c’est tout dire. Car, il faut bien l’avouer : nous ne sommes pas toujours aimables, c’est un euphémisme… Il n’y a qu’une source de l’amour véritable : c’est Lui, car Dieu est amour. Voilà ce qui fait toutes choses nouvelles. L’Eucharistie que nous recevons, c’est Lui, et Lui seul nous rend capables de l’impossible.

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5ème dimanche de Pâques B 29 avril 2018
     Après le Bon Pasteur, voici que le Sauveur Jésus se présente comme la vraie vigne. Les liens entre les sarments et le cep ont sans doute quelque chose d’analogue avec ceux qui unissent le berger et les brebis : dans les deux cas, il s’agit d’un lien vivant, vital même. Le texte est scandé par des refrains : porter du fruit, demeurer, qui reviennent jusqu’à 8 fois en quelques phrases. Allégorie et exhortation concourent à la même fin : il s’agit pour les chrétiens d’être unis au Christ, de prier en vérité, de porter un fruit qui rende gloire au Père. L’image de la vigne est déjà présente dans l’Ancien Testament et elle est toujoiurs utilisée, en positif comme en négatif, pour dire l’amour de Dieu pour Israël, qui l’entoure de soins et donne à son peuple un fruit délicieux. La parabole est toute claire et immédiatement lisible, aux dires de Jésus Lui-même : la vigne, c’est Lui, le vigneron, c’est le Père, les sarments, c’est nous et nos bonnes œuvres, le fruit qu’il espère. Un seul élément n’est pas explicitement mentionné, pourtant essentiel : la sève, qui transmet la vie. La vie de Dieu, c’est la grâce, un mot qui peut avoir plusieurs sens et facettes : la beauté, l’équilibre (la grâce féminine), la faveur (faites-moi la grâce), le pardon (obtenir la grâce d’un condamné), toutes nuances qui ont quelque chose à voir avec la vie, celle qui vaut la peine d’être vécue. La vigne qui donne le vin est ce superflu indispensable sans lequel la vie risque d’être plutôt morose. Au sens religieux, cette idée nous dit que l’amour de Dieu est essentiellement gratuit, incommensurable et insaisissable, au-delà de tout calcul et de toute prévision. C’est sa vie et son amopur parfait qui nous est donné, sans mérite de notre part. Sans mérite ? Voilà la question qui a préoccupé ls théologiens depuis les origines de la réflexion chrétienne. Car elle règle finalement les rapports avec Dieu, l’image même que nous nous nous faisons de Lui et les motifs de notre agir envers Lui. Sommes-nous des marionnettes à qui il tire les ficelles tout en nous laissant parfois un peu de mou ? Dans ce cas, pas besoin de se fouler : le salut nous est donné ou non, par caprice divin et nous n’y changerons rien. Sommes-nous au contraire laissés à nos propres forces, invités à Le rejoindre à coup de techniques de maîtrise de soi et de vertus acquises à la force du poignet, à force de capter les énergies en suivant les élucubrations qui ne manquent pas pour remplacer la foi éternelle ? Pour suivre la parabole : le fruit, la grappe, est-elle du cep ou du sarment ? La réponse est limpide : des deux à la fois, indissociablement. Sans cep, pas de sève, pas de sarment et pas de fruit. Si pas de sarment, pas de fruit non plus, -on ne voit jamais une grappe directement sur le tronc- mais il peut y avoir des sarments sauvages qui n’en font qu’à leur tête et ne sont que du bois vert ; ça fait comprendre qu’il n’est pas obligatoire ou infaillible que le fruit arrive à maturité, sans compter le gel, l’excès de pluie ou la sécheresse.

     On peut retenir quelques éléments importants de cet ensemble. Le Père est à l’origine et au terme de la vie du cep. C’est Lui qui coupe le sarment stérile, qui émonde celui qui est vigoureux, qui exauce la prière du disciple. Le fruit qu’Il attend, c’est ce qu’Il donne avec la vie même : l’amour dont il est la source. Dans le judaïsme officiel, il y avait 3 catégories d’hommes : les juifs, les samaritains et les païens. Jésus les ramène à deux : les disciples, sarments vigoureux et fructueux, et ceux qui refusent de l’être, les sarments désséchés et stériles. Aimer ou ne pas aimer, voilà la question qui fait la différence. C’est exprimé par le verbe demeurer, qui développe la parole « Sans moi, vous ne pouvez rien faire ». Si on est en Lui, on ne peut pas ne pas porter du fruit, même à son insu. Mais quel chemin pour arriver à ce rien ! Tant que nous n’en sommes pas convaincus, le zeste de prétention qui reste nous empêche d’être pleinement abandonnés à son action à Lui. Il y a pourtant une autre rien dans l’évangile : c’est celui de l’ange à l’Annonciation : « Car rien n’est impossible à Dieu. » Il ouvre dans une âme abandonnée au vouloir divin les cataractes de la grâce, plus puissante que toutes nos misères. Bienheureux sommes-nous quand nous sommes crucifiés par nos impuissances : c’est alors que nous n’avons enfin pas d’autre recours que Lui et qu’Il nous fait porter un fruit qui demeure.

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5ème de Pâques A 14 mai 2017
De tous temps, mais particulièrement aujourd’hui, où les nuages noirs semblent s’accumuler au-dessus de nos têtes, nous avons besoin d’être rassurés. Encore faut-il accepter de l’être pas trop vite et à bon marché. C’est ce que Jésus fait essentiellement entre Pâques et son retour au Père, à l’Ascension. La peur est toujours mauvaise conseillère, même si elle est compréhensible et difficilement évitable dans certaines situations. Le remède nous est donné par le Sauveur Jésus : « Vous croyez en Dieu ? Croyez aussi en moi. » Car la foi est le contraire de la peur. Elle nous fait tenir la main que Dieu nous tend, nous aide à voir tout événement comme venant de sa main, dans la certitude qu’Il fait toujours pour nous ce qu’il y a de meilleur, malgré les apparences parfois déroutantes. La Croix elle-même nous enseigne qu’un plus grand bien peut sortir même de cette mort-là, la plus scandaleuse et la plus injuste de l’histoire des hommes. Car la mort n’est pas une fin, mais une aurore, et c’est à cela que nous sommes conviés, avec Lui. La première et dernière perspective de la foi, c’est la vie éternelle, et elle suffit pour pulvériser le matérialisme ambiant qui nous réduit à notre dimension terrestre. Mais pour y arriver, les disciples appréhendent l’absence du guide et ne savent quel chemin prendre. St Thomas, l’amoureux déçu, le Lui dit sans ambages à sa manière bourrue : « C’est bien joli, tout ça, mais on ne sait même pas où tu vas, alors, le chemin ?... » Et Philippe de même, un peu plus poliment, qui avait déjà un peu plus compris, demande tout de suite le maximum : « Montre-nous le Père, et ça ira ! » Bienheureux apôtres, qui ont posé les questions essentielles à notre place et ont obtenu les réponses qu’il fallait pour nous apaiser définitivement. Mais comme eux, il nous faut du temps pour comprendre le fond de ce qu’Il nous dit : ils ont beau avoir vécu jour après jour avec Lui pendant trois ans, ils ne voient pas encore concrètement ce qu’Il voulait dire. C’est pas à pas que la foi nous dévoile, à longueur de vie, la grandeur du mystère que nous verrons un jour dans la clarté totale de la maison du Père. C’est un peu comme Pilate qui demandait, désabusé, « Qu’est-ce que la vérité ? », alors qu’Il la pressentait en l’ayant en face de lui. Ils ont vu Jésus agir et parler, Il les a rapprochés du Père, leur a donné des signes de sa divinité, les a initiés à un style de vie qui finira par imprégner de sa douceur des sociétés entières, quand elles voudront bien L’écouter. Et pourtant, la figure terrestre de Jésus doit disparaître, afin que nul ne se contente de cette image et ne la confonde avec Dieu dans l’éclat et la plénitude de son Etre. Il reviendra à la fin des temps, et là, aucun malentendu ne sera possible. En attendant, Il dit qu’Il ne nous laisse pas orphelins, et c’est de l’intérieur, par l’inhabitation de son Esprit, qu’il se révèle à ceux qui L’accueillent et vivent de la vie de la grâce. Nous sommes porteurs de la vie divine comme des lumières dans un lieu obscur, et c’est le doux rayonnement de la sainteté qui doit transformer le monde jusqu’à ce qu’Il revienne. C’est le triomphe modeste du Christ en croix qui continue, parce que l’Eglise, c’est l’évangile qui continue. On préférerait souvent quelque chose de plus tonitruant, de plus éclatant, mais le langage de l’amour est toujours modeste et même souffrant. Ce qui n’empêche pas d’entendre le Seigneur annoncer des oeuvres plus grandes que les siennes : il ne s’agit pas, justement, de miracles plus éclatants, mais d’une influence que l’Eglise aura à long terme, jusqu’au coeur du monde, que Lui-même ne pouvait avoir dans sa présence terrestre limitée à la Palestine. Sa mission a été d’agir, d’échouer, de mourir ; l’Eglise sera comme Lui : mise en échec, persécutée, mais restera jusqu’à la fin du monde visible le rempart contre la barbarie et la parole de feu qui rend espoir à tous les pauvres de tous les temps. Réjouissons-nous du retour au Père du Fils Bien-aimé : Il reste avec nous pour que nous Lui fassions une place dans notre vie, afin qu’Il nous en offre une auprès de Lui pour l’éternité.

6ème dimanche de Pâques A 14 mai A 2023
A la veille de l’Ascension, départ définitif du Seigneur dans la gloire des cieux, l’attention se tourne vers l’Esprit-Saint, le Défenseur qui prendra le relais dans le cœur des disciples. Plus que jamais se manifeste l’opposition irréductible entre le monde et l’Esprit de Dieu qu’il ne veut pas connaître. Nous n’avons donc pas à nous étonner si le message chrétien ne rencontre pas une adhésion enthousiaste de beaucoup, malgré la beauté et l’altitude de ses principes qui ne sont autres que ceux de l’amour de Dieu, inconditionnel et gratuit par essence. Tout le monde chercher l’amour, le grand, le vrai : mais qui en est vraiment disposé à en payer le prix ?

Le Sauveur Jésus prépare ses apôtres à la séparation définitive, mais Il ne les laisse pas orphelins. Il est sorti du Père, il est venu parmi les hommes. Certains L’ont reconnu, d’autres non. Lui, Il a fini de souffrir, et l’Eglise prend le relais sous le pressoir, jusqu’à la fin des temps. En même temps, il y a cette permanence d’une haine incompréhensible, face à la bonté de Dieu, à l’amour de la croix, et en même temps une paix souveraine exprimée par les paroles de Jésus, une paix plus profonde que la douleur. Sans bruit, c’est le Royaume de Dieu qui commence à se tisser dans les choses d’ici-bas, à travers les événements où nous sommes plongés sans que nous les comprenions sur le moment. Ces patiences de Dieu ont quelque chose de bouleversant : Il ne brusque pas les choses, et avant de dire cette parole éternelle de son Fils, le Verbe de Dieu, Il les fait désirer et pressentir. Et même quand Il les dit, on peut passer à côté dans rien entendre et sans rien voir. C’est le grand respect de Dieu pour la liberté de chaque âme. Mais au total, c’est comme la toile de fond de ce long discours après la Cène dans l’évangile de St Jean : la vie éternelle est déjà commencée dans l’ici-bas qui est très bas. C’est discret comme cet Enfant qui est né à Bethléem, comme ce condamné parmi tant d’autres, enseveli à la veille du Grand Sabbat de l’an 33 et qui a changé la face du monde. C’est comme la lumière qui est dans l’air, comme le parfum de Marie Madeleine qui se répand dans la maison de Béthanie, sans rien déranger. Serons-nous comme des pierres, insensibles à ce parfum de l’Esprit, ou relais conscients, intelligents et aimants de cette Réalité qui veut embraser le monde à la suite du Christ ? L’amour est fait pour se répandre, plus que la haine qui semble si souvent encombrer le devant de la scène. De même, la vérité finit toujours par refaire surface, même s’il est parfois difficile, sur le moment, de démêler le vrai du faux, et si cette Vérité divine est rarement présente à l’état pur dans les âmes, même de bonne volonté. Jésus n’avait-Il pas dit à Pilate qu’Il n’est venu en ce monde que pour une chose : rendre témoignage à la vérité ? Dans sa vie, sa mort et sa résurrection, tout est dit de Dieu, notre Père. Cette Vérité s’identifie à l’amour, et jamais la Divinité ne l’a révélé plus parfaitement et complètement que sous cette forme de l’amour blessé. Même pour les disciples, cette révélation était difficile à comprendre avant que l’Esprit ne leur soit donné à la Pentecôte. Si nous ne la comprenons que si peu, nous aussi, ne serait-ce pas parce que nous ne nous sommes pas assez laissé envahir par l’Esprit de notre baptême et de notre confirmation ? Jésus invite donc les apôtres à la patience, à la persévérance dans la recherche : même si l’Esprit demeure en vous déjà, vous ne pouvez pas porter ce que je vous dis, Il vous conduira jusqu’à la Vérité tout entière. C’est le va-et-vient, le clair-obscur de la présence de Dieu dans toute vie qui ne l’a pas exclu de son horizon. C’est le côté désécurisant de la foi, et en même temps cette étrange certitude qui fait qu’on ne peut l’oublier tout-à-fait, même si on ne peut être assuré de Lui une bonne fois pour toutes. Car la foi est quelque chose de très humble : elle n’a rien d’une arrogance hautaine de celui qui possède la vérité. On ne possède pas la vérité, elle nous possède si nous voulons bien en accueillir une part, celle que nous sommes capables de contenir, et qu’ensuite elle grandisse selon la mesure que Dieu seul connaît. C’est pourquoi la réponse que nous pouvons donner à ceux qui nous posent des questions ne peut être que modeste et respectueuse. Il m’arrive de dire aux gens qui m’abordent en disant : « C’est peut-être une question bête ? ... » Je réponds : « Non, puisque c’est la vôtre ! » Et aussi cette belle réflexion de Ste Elisabeth de la Trinité à ses parents : « Vous pouvez croire ce que je vous dis, parce que ce n’est pas de moi. »

Oui, que l’Esprit nous conduise jusqu’à la vérité tout entière pour que nous puissions en être les témoins émerveillés et silencieux, pour relever l’espérance défaillante de notre monde.

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6ème dimanche de Pâques A 14 mai A 2023

A la veille de l’Ascension, départ définitif du Seigneur dans la gloire des cieux, l’attention se tourne vers l’Esprit-Saint, le Défenseur qui prendra le relais dans le cœur des disciples. Plus que jamais se manifeste l’opposition irréductible entre le monde et l’Esprit de Dieu qu’il ne veut pas connaître. Nous n’avons donc pas à nous étonner si le message chrétien ne rencontre pas une adhésion enthousiaste de beaucoup, malgré la beauté et l’altitude de ses principes qui ne sont autres que ceux de l’amour de Dieu, inconditionnel et gratuit par essence. Tout le monde chercher l’amour, le grand, le vrai : mais qui en est vraiment disposé à en payer le prix ?

Le Sauveur Jésus prépare ses apôtres à la séparation définitive, mais Il ne les laisse pas orphelins. Il est sorti du Père, il est venu parmi les hommes. Certains L’ont reconnu, d’autres non. Lui, Il a fini de souffrir, et l’Eglise prend le relais sous le pressoir, jusqu’à la fin des temps. En même temps, il y a cette permanence d’une haine incompréhensible, face à la bonté de Dieu, à l’amour de la croix, et en même temps une paix souveraine exprimée par les paroles de Jésus, une paix plus profonde que la douleur. Sans bruit, c’est le Royaume de Dieu qui commence à se tisser dans les choses d’ici-bas, à travers les événements où nous sommes plongés sans que nous les comprenions sur le moment. Ces patiences de Dieu ont quelque chose de bouleversant : Il ne brusque pas les choses, et avant de dire cette parole éternelle de son Fils, le Verbe de Dieu, Il les fait désirer et pressentir. Et même quand Il les dit, on peut passer à côté dans rien entendre et sans rien voir. C’est le grand respect de Dieu pour la liberté de chaque âme. Mais au total, c’est comme la toile de fond de ce long discours après la Cène dans l’évangile de St Jean : la vie éternelle est déjà commencée dans l’ici-bas qui est très bas. C’est discret comme cet Enfant qui est né à Bethléem, comme ce condamné parmi tant d’autres, enseveli à la veille du Grand Sabbat de l’an 33 et qui a changé la face du monde. C’est comme la lumière qui est dans l’air, comme le parfum de Marie Madeleine qui se répand dans la maison de Béthanie, sans rien déranger. Serons-nous comme des pierres, insensibles à ce parfum de l’Esprit, ou relais conscients, intelligents et aimants de cette Réalité qui veut embraser le monde à la suite du Christ ? L’amour est fait pour se répandre, plus que la haine qui semble si souvent encombrer le devant de la scène. De même, la vérité finit toujours par refaire surface, même s’il est parfois difficile, sur le moment, de démêler le vrai du faux, et si cette Vérité divine est rarement présente à l’état pur dans les âmes, même de bonne volonté. Jésus n’avait-Il pas dit à Pilate qu’Il n’est venu en ce monde que pour une chose : rendre témoignage à la vérité ? Dans sa vie, sa mort et sa résurrection, tout est dit de Dieu, notre Père. Cette Vérité s’identifie à l’amour, et jamais la Divinité ne l’a révélé plus parfaitement et complètement que sous cette forme de l’amour blessé. Même pour les disciples, cette révélation était difficile à comprendre avant que l’Esprit ne leur soit donné à la Pentecôte. Si nous ne la comprenons que si peu, nous aussi, ne serait-ce pas parce que nous ne nous sommes pas assez laissé envahir par l’Esprit de notre baptême et de notre confirmation ? Jésus invite donc les apôtres à la patience, à la persévérance dans la recherche : même si l’Esprit demeure en vous déjà, vous ne pouvez pas porter ce que je vous dis, Il vous conduira jusqu’à la Vérité tout entière. C’est le va-et-vient, le clair-obscur de la présence de Dieu dans toute vie qui ne l’a pas exclu de son horizon. C’est le côté désécurisant de la foi, et en même temps cette étrange certitude qui fait qu’on ne peut l’oublier tout-à-fait, même si on ne peut être assuré de Lui une bonne fois pour toutes. Car la foi est quelque chose de très humble : elle n’a rien d’une arrogance hautaine de celui qui possède la vérité. On ne possède pas la vérité, elle nous possède si nous voulons bien en accueillir une part, celle que nous sommes capables de contenir, et qu’ensuite elle grandisse selon la mesure que Dieu seul connaît. C’est pourquoi la réponse que nous pouvons donner à ceux qui nous posent des questions ne peut être que modeste et respectueuse. Il m’arrive de dire aux gens qui m’abordent en disant : « C’est peut-être une question bête ? ... » Je réponds : « Non, puisque c’est la vôtre ! » Et aussi cette belle réflexion de Ste Elisabeth de la Trinité à ses parents : « Vous pouvez croire ce que je vous dis, parce que ce n’est pas de moi. »

Oui, que l’Esprit nous conduise jusqu’à la vérité tout entière pour que nous puissions en être les témoins émerveillés et silencieux, pour relever l’espérance défaillante de notre monde.

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6ème dimanche de Pâques C 22 mai 2022
Au moment où Jésus va quitter cette terre, Il multiplie les promesses. Il sait dans quel désarroi humain ils risquent de se trouver, d’abord après sa mort, puis après l’Ascension davantage encore. Comment dépasser, en effet, ce sentiment d’abandon qui est parmi les plus douloureux qui marquent parfois l’être humain du berceau à la tombe ? Le silence de Dieu, son apparente inaction nous fait croire qu’Il est sourd à nos prières, indifférent à nos épreuves, nous laissant nous débrouiller comme des grands. On voit ici que le Sauveur Jésus a soigneusement préparé ses disciples à envisager l’après : après sa mort, puis après le départ visible, définitif, de l’Ascension. Il leur a dit tout ce qui leur était nécessaire ; on ne pourra jamais rien rajouter d’essentiel au message de l’évangile, ce serait douter de sa Providence. Mais voici qu’Il annonce à ses disciples l’envoi de l’Esprit Consolateur. Il aura pour tâche de leur rafraîchir la mémoire et leur donner une intelligence nouvelle. Jusqu’ici, l’Esprit-Saint avait été présent à l’Eglise dans le Fils, maintenant, c’est le Fils qui se rend présent dans l’Esprit. Le mode de présence change, la Réalité reste. Elle devient plus opérante, plus intime au cœur de tous ceux qui veulent bien L’accueillir. Il n’a pas une doctrine autre ou meilleure que le Fils, mais sa mission à Lui est de faire toujours mieux connaître le Christ, sa personne et son enseignement. Ce sera le rôle de l’Eglise de vivre de l’Esprit de Jésus et de le redire par son magistère, qui est de trouver les mots qui conviennent à chaque époque et dans chaque culture.

Ce qui donnera aux disciples une paix qu’ils ne connaissaient pas jusque-là. Non pas que les difficultés disparaissent comme par enchantement, mais ils sauront comment les prendre et quel parti positif en tirer. Il n’y a qu’une seule condition pour recevoir ce qu’Il veut nous offrir ; elle est la même pour tous, elle est possible pour tous, faibles et forts : c’est de se laisser aimer par Lui et de L’aimer en retour. Oui, rien que ça ! Ceux qui s’y essaient avec un peu de sincérité vous le diront sans doute : nous sommes les grands gagnants dans l’opération, mais il est vrai que ça peut mener loin… Le tout est de savoir d’entrée si nous voulons une petite vie pépère, sans surprise et sans élan, en évitant soigneusement ce qui pourrait nous coûter un effort, ou nous laisser mener par Celui qui veut nous associer à son amour infini, ce qui est finalement la seule chose qui donne un sens à la vie qu’Il nous offre. Il y a dans le christianisme à la fois une dimension universelle – l’Eglise est un grand corps social qui rassemble des millions de fidèles- et une autre intimement personnelle -on ne peut être chrétien par procuration. C’est ce qui distingue l’Eglise de n’importe quelle ONG, qui peut compter beaucoup de membres, mais n’engage que peu la conscience de chacun, ne demande qu’un minimum de conviction, n’exige pas que le cœur soit donné tout entier. Si le monde ne peut pas entrer dans cette intimité divine, c’est qu’il n’en a rien à faire, il n’aime pas le Christ et l’envoie à la croix comme un gêneur : qui est-Il, Celui-là, qui dit que le bonheur est dans la pauvreté, qui béatifie les faibles et les persécutés, qui dit qu’il faut aimer ses ennemis ?... Nous ne pouvons que donner une réponse personnelle à ses invitations, et c’est cette réponse qui fait de nous les membres vivants de son Eglise. C’est son Esprit qui nous donne la clarté de vue et la force de l’être jour après jour, offrant notre vie à la suite de Jésus, jour après jour, comme Lui.

Nous ne faisons vraiment partie de l’Eglise que par ce lien personnel, inaliénable, qui nous unit à l’amour du Christ. Comment savoir si nous L’aimons, sinon en faisant ce qui Lui plaît ? Il n’y a pas de membres passifs dans l’Eglise. La paix que le Sauveur souhaite à ses disciples en prenant congé d’eux évoquait dans l’esprit des juifs pieux la possession tranquille et assurée des biens qui font une vie heureuse. Mais à la différence du monde qui promet sans pouvoir tenir, le Christ leur donne cette joie que le monde ne connaît pas, celle qui sait qu’on ne risque rien tant qu’on est dans la main de Dieu et que la mort elle-même sous quelque forme qu’elle nous atteigne, n’est que l’entrée définitive dans l’amour infini que nous avons commencé à expérimenter ici-bas. Oui, nous avons assez de bonnes raisons pour croire à ce qu’Il nous dit. Que tout ce qu’Il nous a dit ne soit pas seulement une affaire de mémoire, d’intelligence spéculative -« Ah oui, c’est beau ce qu’il dit ! », mais une invitation à en imprégner les moindres de nos actes pour que le monde croie à la puissance de l’amour donné.

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6ème dimanche de Pâques B 9 mai 2021
En cette heure solennelle qui résonne aux yeux des disciples comme le testament de leur Seigneur et Sauveur, c’est vraiment l’essentiel qu’Il leur livre, le fond de son Cœur pour ainsi dire. Plus on s’éloigne de la Croix, plus les perspectives s’éclairent et s’élargissent. La rencontre de Pierre et de Corneille nous fait comprendre que personne n’est exclu du bénéfice de l’évangile : tout homme, juif ou païen, a pour vocation propre de recevoir le salut. Tout ce que nous pourrions souhaiter en termes de bonheur est comme concentré dans l’évangile de ce dimanche : demeurer dans son amour, sa joie en nous, vous êtes mes amis, je vous ai choisis et établis, vous pouvez tout demander, cela vous sera accordé… Oui, après cela, que pourrait-on encore demander ? Même le rappel des commandements n’est pas une condition, mais une invitation à la fidélité, et c’est peut-être la vraie motivation de leur obéir : si je sais que ça conduit au vrai bonheur, ne vais-je pas me donner la peine de faire ce qu’Il me demande ?

Si St Paul, plus tard, écrira l’insurpassable hymne à la charité, les propos rendus par St Jean ont des modulations plus insistantes et des accents insurpassables. Cet enseignement est comme repris et rythmé en paroles simples comme un battement de cœur, patientes, affectueuses, sur le ton de la confidence. On voudrait voir le sourire tranquille qui accompagne ce qu’Il dit. Il traduit aussi la joie qu’Il transmet, une joie parfaite, qui ne s’effacera jamais. Il n’ignore pas, sans doute, l’angoisse de la Passion qui est proche, mais le but, qui est au-delà de la souffrance, suffit à la vivre déjà dans un climat spirituel où la joie d’aimer et de sauver trouve sa patrie définitive. Quand nous souffrons, nous devrions nous aussi revenir avec Lui à ces pages qui nous replongent dans la vie de Dieu, ce Dieu qui est amour et seulement amour. C’est en son Père que Jésus puise le courage et la consolation, sa prière le dilate en action de grâce et en louange. Et de fait, on ressent de la joie quand on sait qu’on possède un bien, et que personne ne peut nous en priver. Cette joie est parfaite s’il est évident que ce bien est le plus grand Bien, et qu’on a la certitude de le posséder pour toujours. Ce qui veut dire qu’on est forcément déçu quand on se contente de petits biens qui passent et s’en vont, qui ne sont pas assurés. Jésus veut ouvrir l’âme des disciples à ce Bien absolu qui est l’amour du Père, il veut mettre en eux cette joie. On s’ouvre à la joie de Dieu dès qu’on prend conscience qu’on est aimé de Lui, qu’on participe à la vie de Dieu. Voilà ce que le Christ est venu apporter à tous ceux qui veulent bien L’accueillir : Il nous a choisis pour cette oeuvre divine entre toutes, et ce choix nous élève jusqu’à son intimité. C’est le don de la charité -vertu théologale, c’est-à-dire qui a Dieu pour source et pour objet- qu’Il veut infuser en nous, car nous sommes incapables de la produire par nos pauvres efforts. C’est la foi qui nous en fait prendre conscience, comme une énergie vitale qui nous pousse à nous comporter comme Lui-même à notre égard. La mettre en œuvre, la transmettre, la traduire en actes, ça c’est notre part, et Il nous en rend capables. Oui, il est difficile d’aimer, comme dit la chanson, mais pensons-nous assez à demander encore et toujours à Dieu de raviver en nous cette source divine ? Si chaque matin, nous faisions en nous levant cette simple prière : « Seigneur, aujourd’hui, passez un peu à travers moi », nos journées seraient sans nul doute assez différentes. Car c’est le sens du mot « comme » qui fait toute la différence, entre l’Ancien Testament, qui connaissait le premier des commandements, mais n’avait pas encore vu Dieu à l’œuvre dans son Fils, sa Passion, sa mort, sa Résurrection. Soyons vraiment les amis qu’Il veut avoir en nous : c’est notre joie et la sienne.

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6ème dimanche de Pâques A 17 mai 2020
« Qu’est-ce que la vérité ? » Qui ne se souvient de la phrase de Pilate, lors du procès qu’il essayait laborieusement d’instruire, entre les pressions de ce peuple impossible, la crainte de troubles en cette période de l’année où Jérusalem est submergée de pèlerins, ses soucis de carrière que les membres du sanhédrin savent utilement lui rappeler, et les conseils de sa femme pour faire bon poids ? La vérité, pour lui, en cet instant, à supposer qu’elle existe, c’est surtout de faire bonne figure, c’est son intérêt immédiat, c’est de maintenir l’ordre avec la poigne nécessaire. Et en face de lui, il y a ce condamné pas comme les autres, à un point qui le rend gênant. Mais là, quand il commence à philosopher, il l’envoie balader par cette phrase expéditive, malgré cette pitié-sympathie qu’il a visiblement pour ce doux rêveur qu’il juge plutôt inoffensif. Que sait-il au fond de la vérité de ce personnage qu’on lui a amené ? En tous cas, il a d’emblée décidé qu’il ne perdra pas de plumes à cause de Lui. Et pourtant, Lui, Il avait dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Mais sans doute Pilate était-il occupé ailleurs à ce moment-là. La Vérité qui ne l’intéressait guère, et il L’avait en personne devant lui ! Pour Lui, Jésus, la Vérité n’est pas autre chose que l’Amour. Dans sa vie, et bientôt dans sa mort et sa résurrection, tout sera dévoilé de Dieu, Père, suprême Réalité et Vérité du monde et de l’éternité. Dans le destin humain de ce Jésus de Nazareth est prouvée la vérité de cette formule inédite et inouïe : « Dieu est amour », rien d’autre qu’amour. Cela, les disciples eux-mêmes, qui étaient de bonne volonté, ne pouvaient le comprendre sans que leur soit donné l’Esprit de vérité. Judas pensait qu’il fallait d’autres méthodes pour le démontrer, et beaucoup d’autres pensaient au Dieu tonitruant de l’Horeb et au Messie triomphant qui mettrait de l’ordre en ce monde injuste et dévoyé. Pourquoi Jésus n’a-t-il pas fait usage de ses douze légions d’anges pour rétablir la vérité aux yeux de ce fonctionnaire qui avait droit de vie et de mort sur Lui? Vérité difficile à saisir pour nous qui savons si peu ce qu’est l’amour donné jusqu’au bout.

Quand Edith Stein, au petit matin de cette nuit où elle a lu d’un trait la vie de Ste Thérèse d’Avila, referme le livre en disant : « Ceci est la vérité », elle a été plongée dans un univers inconnu où un témoin détaille comment elle a donné sa vie en réponse à un amour qui ne pouvait être que vrai, totalement et absolument, ce à quoi St Pierre nous engage dans l’épître d’aujourd’hui. Rendre compte de l’espérance que Dieu dépose en nous, ce n’est pas soutenir avec arrogance quelques idées fortes et irréfutables. C’est modestement et respectueusement, laisser voir qu’une flamme nous anime, qui luit doucement et qui attire irrésistiblement ceux qui errent en se demandant s’il existe une vérité. En douter est l’un des plus grandes douleurs secrètes qui menace de désarticuler une vie. Un tel témoignage ne peut être que modeste, parce que nous ne sommes pas propriétaires de la vérité, nous ne la fabriquons pas. Respectueux de l’autre, quel qu’il soit, en croyant que lui aussi, tout aussi maladroitement que nous, est en quête de vérité. Mais une fois qu’on a commencé à comprendre que la vérité, c’est l’amour donné, en commençant pas la goutte d’aujourd’hui, les choses vont leur cours, car rien ne peut arrêter l’amour qui est fort comme la mort. Il peut bien y avoir encore des reculs et des refus, mais il reste au fond de l’âme une petite lumière têtue qui est capable de briller au moment où on s’y attend le moins. Et le Défenseur sera là, et nous ne sommes pas orphelins, comme Il l’a promis. Plus nous sommes d’accord de Le recevoir, plus Il nous fortifie dans cette logique divine qui étonnera toujours le monde, et cet étonnement convertira les âmes qui pressentent que la vérité n’est pas d’abord ce qui est mon intérêt du moment, mais une vie plus haute qui mène plus loin. Jésus, le Juste qui donne sa vie pour les injustes que nous sommes, nous permet de marche à sa suite en dissipant pas à pas toutes ténèbres. Qu’Il nous donne d’accueillir pleinement la lumière de sa Vérité.

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6ème dimanche de Pâques 26 mai C 2019
     Les apôtres, comme leurs contemporains, attendaient un Messie qui continuerait l’histoire d’Israël en délivrant le peuple saint et en triomphant pour de bon sur ses ennemis. On sait que l’équivoque durera jusqu’au bout, notamment par la trahison de Judas. Juste avant le passage de l’évangile que la liturgie nous propose aujourd’hui, les apôtres demandent à Jésus : « Seigneur, comment se fait-il que tu ne te manifestes qu’à nous et non pas au monde ? » Nous aussi, il nous arrive de nous demander pourquoi Dieu ne se manifeste pas davantage ? Si souvent, Il semble aux abonnés absents ! Et la réponse de Jésus est la première phrase de l’évangile de ce dimanche : « Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera, et nous viendrons chez lui. » C’est donc la manifestation qu’Il décide de mettre en œuvre : venir habiter le cœur de ceux qui L’accueillent, qui croient en Lui. Il ne sera reconnu que par ceux qui L’aiment. Alors, si c’est vrai, ça nous pose plusieurs questions, à nous aussi : serons-nous capables de L’aimer, même seulement un peu ? Comment ne sentons-nous pas davantage un amour comme celui-là ? Est-ce à notre portée ? Pourtant, nous savons que parfois, il peut exister une sorte de présence mystérieuse d’un être aimé pourtant absent physiquement : nous nous surprenons en train de lui parler, de nous entretenir avec lui dans un dialogue intérieur : une expérience donnée seulement à ceux qui aiment ! Si nous nous plaignons de l’absence et du silence de Dieu, serait-ce que nous manquons d’amour envers Lui? De foi aussi, qui nous dit qu’Il est présent au-delà de nos perceptions, mais surtout d’amour.

     Et s’il s’agit d’amour, voici une seconde manifestation promise : « Si quelqu’un m’aime, il restera fidèle à ma parole. » Oui, quand on s’aime, on écoute l’autre, on est attentif à ses besoins, ses préférences, on fait tout ce qu’on peut pour le contenter. Pour nous, c’est la fréquentation assidue de sa Parole qui est un signe fort de sa présence, Présence qui culmine dans la Sainte Eucharistie, le Verbe fait chair et l’amour donné jusqu’au bout. Et cette parole prend corps en nous, elle finit par façonner notre être et notre agir, on ne peut plus penser en dehors de Lui. Pourtant, c’est un amour infiniment respectueux qui ne nous contraint jamais : notre péché lui-même en est la preuve, puisqu’il supporte que nous fassions le contraire de ce qu’il aime. C’est pour cela aussi qu’il nous envoie son Esprit qui ne cesse de nous soulever vers Lui, de nous murmurer à l’oreille et au cœur. Jésus ne peut imaginer abandonner ceux qu’il aime. L’Esprit Saint prend donc le relais, et d’une manière encore plus intérieure, qui ne connaît pas les frontières de la relation directe et matérielle. Mais pour l’heure, tout cela est encore passablement obscur pour les disciples : ils comprennent que les choses peuvent mal tourner et qu’Il les quittera visiblement. L’évangile mentionne à plusieurs reprises leur désarroi. Jésus n’élude pas ces perspectives troublantes, elles font partie du plan. On peut même dire que le trouble fait partie de la vie spirituelle : il montre la fragilité de la vie sur terre, et il est ordonné à la paix, il doit la développer. Dieu est la paix et ne produit que la paix. Mais Il y conduit l’homme fragile par des chemins où il est souvent inquiet et effrayé. Ce n’est qu’en permettant à la lumière de faire affleurer toute la réalité que vient cette paix promise : où règne le désordre, la lumière appelle à la lutte et le fait cesser. Dieu est la paix parce qu’Il est Lumière. C’est en Le regardant qu’on trouve la paix, car en Lui tout est ordre, même le trouble, tout est tranquillité, même la lutte. On apprend ainsi à dépasser les émotions et les sentiments pour s’établir fermement là où se trouvent les vraies joies, comme dit une oraison de la liturgie. La passion qui est imminente et effraie les apôtres, la menace de la séparation qui les attriste, ce sont les moyens choisis par Dieu pour s’unir en Jésus tous ceux qu’Il aime et qui répondront à son amour. Avec les apôtres, allons vers cet achèvement qui éclatera à la Pentecôte. Le voile doit tomber et se déchirer. Le périssable doit mourir qui protège l’éternel. C’est le corps qui cache l’Esprit tant qu’il est loin du Père. La Passion libère l’Esprit qui d’un bond remonte vers le Père, prend place en Lui avec tout ce qu’Il a transformé et assimilé. Que notre cœur ne se trouble pas : tout est bien en Lui pour notre joie.

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6ème dimanche de Pâques 6 mai 2018
     Comment ne serait-on pas comblé de joie si l’on sait, pas seulement par ouï-dire, mais par expérience, que l’on est aimé, personnellement et infiniment ? Finalement, c’est ce que nous recherchons tous : un amour inconditionnel, qui nous respecte tels que nous sommes sans attendre d’abord des avantages qui justifieraient la bienveillance qu’on nous porte. C’est même la grande révolution qu’apporte la foi chrétienne : jusque là, la religion courante était que les dieux laissaient quelquefois tomber une miette de bonheur, par capriccio d’amore, si on était très gentil, et pour le reste, ils étaient parfaitement indifférents aux pauvres humains qui pataugent sur cette basse terre. Et nous savons en plus que c’est chose rare parmi les fils d’Adam, depuis qu’un certain péché d’origine a faussé leurs relations. Cette révélation chrétienne est sans nul doute ce qui a fait son succès dans l’Antiquité, parce qu’elle introduisait dans la société un souffle nouveau et inespéré d’une humanité délicate où chacun recevait plus qu’il ne pouvait espérer. Quand Jésus donne son commandement nouveau, c’est vraiment une nouveauté absolue : commencez par aimer, comme Moi je vous ai aimés, et vous verrez : le monde en sera transformé. Ce ne seront plus des rapports de force, de maître à esclave, mais une amitié qui se répandra comme un baume sur l’humanité blessée. Le Père vous fera connaître de ces choses qui guériront les plaies, qui vous feront trouver l’attitude juste –car l’amour, c’est toujours trouver la distance juste avec l’autre, ce n’est pas forcément glamour tout le temps- Il nous comblera de ce surplus qu’on ne trouve qu’en Lui et que son Fils nous a manifesté dans tout ce qu’Il a fait et dit durant son passage terrestre parmi nous. La mission des disciples sera essentiellement de demeurer dans cet amour.

     La proximité des mots amour et commandements a quelque chose de surprenant. Quel est don le lien qui les rapproche ainsi ? Juste avant, dans le texte de St Jean, se dresse la haine du monde, avec son cortège d’hostilité, de mauvais traitements, de mise en accusation envers tout ce qui se met en travers de sa conception. C’est le procès de Jésus qui continue dans ses disciples. Un jour proche viendra où ils devront donner eux aussi le témoignage de leur fidélité et de leur amour de leur Maître, comme Lui-même l’a fait de son Père. Cette heure sera celle de la joie pleine, de l’amitié consommée, de l’expérience du choix et de la glorification du Père. Les fruits de cet amour sont la joie et l’amitié ; la cause de tout cela, c’est un choix, un choix qui peut-être ne se commande pas, mais s’impose si on veut rester logique ; la conséquence sera l’efficacité de la prière. L’amour qui fait que Jésus donne sa vie pour ceux qu’Il aime n’a pas seulement valeur d’exemple, il est surtout la source unique de tout amour ; c’est pourquoi, si nous voulons aimer à notre tour, il nous faut demeurer en Lui, et pour cela, être prêt à tout, prêt à Lui obéir comme Lui a obéi au Père jusqu’à la mort. Telle est la loi de l’amour vrai : on ne peut être en communion véritable avec le Père qu’en obéissant à son commandement d’amour. Et il est vrai également que quand on aime, on est, de fait, prêt à tout ! Quand cette communion est effective, la distinction entre maître et disciple s’efface : il n’est plus question que d’amis qui n’ont plus rien à cacher et qui ont tout partagé. Tant il est vrai que tant que nous ne sommes pas prêts à tout donner, nous ne pouvons trouver la joie parfaite, et pas non plus cette amitié qui nous élève au-dessus de notre condition humaine. L’amitié suppose une proximité de pensées et de sentiments, qui rend tout naturel. Et ici, l’iniative vient totalement de Lui, ce qui est bouleversant.

     Efforçons-nous d’être attentifs à tout ce qui pourrait faire obstacle à cette circulation de l’amour divin inaugurée au baptême : nous tenons si souvent à notre volonté propre, nous sommes inconstants dans nos choix, nous nous laissons entraîner par des inclinations diverses qui nous éloignent de l’amour parfait ! La fidélité dans les petites choses traduit la délicatesse de l’amour, et nous ne voyons pas toujours, tant s’en faut, à quel point Dieu est délicat envers nous. Qu’Il nous garde dans son amitié, afin que nous portions tout le fruit qu’Il désire donner à chacun de ceux qu’Il aime.

6ème dimanche Pâques A 21 mai 2017
Ce que le Sauveur Jésus avait fait durant tout son ministère continue maintenant par le diacre Philippe en Samarie et les apôtres à Jérusalem : mêmes guérisons qui sont les signes du Royaume messianique, même lutte contre les démons, même Esprit Saint donné à ceux qui habitent en territoire hérétique. L’Eglise, c’est l’évangile qui continue, dit le cardinal Journet. St Pierre, quant à lui, donne le motif essentiel de la prédication des disciples : rendre compte de l’espérance qui est en nous. Oh combien c’est toujours de saison dans un monde accablé, en proie aux luttes qui viennent du vieil homme déjà mourant, mais jamais tout-à-fait mort, tant s’en faut. Et c’est bien là le problème qui nous décourage parfois : si le Christ a vaincu la mort et le péché, pourquoi sommes-nous à ce point encore taraudés, au point de nous demander si ce ne sont pas que des mots et des illusions? Nous voudrions bien être dans le déjà, et nous nous heurtons à longueur de vie sur le pas encore. C’est là que nous devons nous aussi lire les signes qui sont proposés aux premières communautés chrétiennes : ils nous disent que quelque chose a changé dans la marche du monde, même s’il reste pas mal à faire, ce qui est justement de notre responsabilité.
A la veille de quitter ce monde visible, Jésus promet à ses disciples qui demeurent dans son amour l’Esprit de vérité. Lui-même s’était désigné comme la Vérité en personne : en Lui, dans sa vie, sa mort et sa résurrection, l’amour du Père a été parfaitement et complètement révélé. En Dieu, amour et vérité s’embrassent, comme dit le psaume, elles coïncident. En Jésus est prouvé la vérité de cette formule inouïe qui nous dit le tout de Dieu: « Dieu est amour. » Tous les autres attributs de Dieu ne sont que des formes et des aspects de son amour. Or, cette vérité, les disciples, pas plus que nous, ne pouvaient la saisir avant que ne leur soit envoyé l’Esprit de Vérité, Celui qui, aux dires de Jésus, devait les conduire à la Vérité tout entière. Dans notre expérience, vérité et amour sont souvent en guerre : la vérité est souvent tranchante et la charité est souvent guimauve. Nous peinons à mettre en oeuvre une cohérence acceptable. C’est pourtant la conséquence de vie que l’apôtre attend de nous : rendre compte de l’espérance qui nous habite, ça veut dire : montrer à travers sa vie que l’Esprit de Vérité, l’Esprit d’amour nous anime en tout. Et ça ne se fait pas par des discours polémiques, avec cette manie de vouloir toujours avoir raison, en soutenant avec arrogance que nous, on sait, comme si on possédait la vérité, alors que c’est elle qui doit nous posséder. L’apôtre nous conseille de le faire avec modestie et respect : modestie, parce que nous ne sommes pas propriétaires de la vérité, mais ses serviteurs, et parce qu’elle nous a été donnée sans mérite de notre part. Et respect, parce qu’on peut toujours penser qu’il y a du bon dans l’opinion des autres et dans leur recherche de vérité, même si on ne peut pas être d’accord avec tout, ce qui est aussi finalement charité. Et là, ce ne sont pas les discours qui sont les plus convaincants, mais l’attitude, la vie droite contre laquelle les calomnies doivent se taire, et la souffrance pour l’amour de la vérité. C’est ce que Jésus a fait : Lui, seul, était le Juste –ce que nous ne sommes pas- et nous pouvons seulement marcher humblement à sa suite. C’est là le témoignage le plus éclatant et le plus efficace que nous pouvons Lui rendre. Nous ne Le voyons pas avec les yeux de la chair et nous sommes acculés à la foi. Mais l’Eglise et ses saints existe depuis 2000 ans, et nous pouvons voir les signes innombrables de l’oeuvre de la grâce sur son parcours. Malgré les péchés de ses membres, elle continue à témoigner de la Vérité et de l’Amour infini du Dieu vivant. Laissons-nous encore et toujours fasciner par toutes les paillettes de cet or spirituel qu’Il sème sur notre chemin, et désirons de tout notre coeur les donner à tous ceux qui nous demandent un motif d’espérance. Que l’Esprit Saint nous soit donné pour cette oeuvre de prix qui soulève le monde à la rencontre du Père.

Les Rogations
Le mot même de rogations dit bien ce qu’est pour nous la prière : une demande, une demande instante, et le mot ne s’emploie qu’au pluriel, comme si on savait d’avance qu’on a beaucoup de choses à demander à Dieu. On pourrait croire que cette prière est moins désintéressée, donc moins pure que la prière de louange, par exemple; mais St Thomas nous dit que c’est au fond aussi une louange : c’est parce que nous croyons que Dieu est foncièrement bon que nous osons nous adresser à Lui en toute confiance, parce que nous sommes ses enfants.

Ces jours de supplication furent institués en Gaule au IVème siècle déjà, à une époque de grands troubles et calamités diverses. On le fait juste avant l’Ascension, comme s’il fallait profiter des derniers jours de présence visible du Sauveur Jésus pour Lui confier une fois encore nos misères et nos nécessités.

C’est aussi un sens très sûr de l’Incarnation qui entoure les prières elles-mêmes d’un cérémonial complexe, comprenant la procession, qui fait en principe le tour de la paroisse ou du domaine, une sorte de cercle de protection divine, où on lit à chacun des points cardinaux le début des 4 évangiles, tournés vers l’extérieur : l’évangile s’adresse à toute la création, et sa lumière est appelée à s’élargir au-delà des limites de l’Eglise, vers ce que le pape François appelle les périphéries. On y donne la bénédiction avec la relique de la croix, par laquelle Jésus a sauvé le monde, en s’arrêtant le long des chemins à chaque croix qui jalonne le paysage. L’usage faisait aussi bénir les fontaines et le sel pour le bétail.

On joint à tout cela les grandes intentions du monde et de l’Eglise qui ne manquent jamais. Ce n’est pas rien que de confier à Dieu tout ce qui fait notre vie ici-bas, afin qu’elle soit la plus conforme possible au projet du Créateur, joignant l’écologie des âmes au respect de l’œuvre splendide dans laquelle Dieu nous a placés.

Ascension du Seigneur 2023 A 18 mai 2023
La fin d’une belle aventure : déjà le soir du Grand Sabbat, c’étaient ce que se disaient les disciples. Il n’était plus là, mort et enterré. Mais ils n’étaient pas au bout de leurs surprises, et même, ils étaient allés de surprise en surprise, partagés entre le doute et l’espoir, et voici qu’ils sont là, comme on les voit dans ces fresques romanes, l’air un peu ahuris, le regard agrippé à ces deux pieds qui disparaissent dans les nuages. Ils ne redescendent sur terre –c’est le cas de le dire- que quand les deux anges venus du ciel tout exprès leur en donnent l’ordre, en leur promettant une autre venue. Décidément, on n’en est pas à une promesse près ! Après les 33 ans de vie humaine, homme parmi les hommes, il y eut les 40 jours de cette vie déroutante, entre ciel et terre, et maintenant, il n’y a plus que le ciel qui apparaît bleu et vide. Et ça ressemble bien à une absence réelle pour ces braves gens restés sur le plancher des vaches.

Pourtant, si l’on y réfléchit, cette sorte de désillusion cruelle en un premier temps a du bon. D’abord, c’est la fin d’un rêve politique qui a toujours la dent dure parmi les fils d’Adam, qui ont cette tendance indéracinable de limiter leur bonheur à la terre. Même la spiritualité –si on en a une- se doit d’améliorer d’abord la condition présente qu’on connaît, plutôt que de nous détourner de nos tâches concrètes : la religion opium du peuple ! Or nous savons par l’histoire à chacun de ses pas que tous les messianismes temporels foirent tôt ou tard, et souvent dans le sang et la mort. Quand tout est assujetti à la gloire du parti, de la race ou même de la religion conçue comme simple gendarme moral, les arts s’étiolent, la famille trinque, les libertés sont broyées une à une jusqu’à celle de penser, et les camps de concentration fleurissent. La recherche exclusive du bonheur temporel à tout prix aboutit en général au malheur total. Quand on refuse à l’homme une échappée vers le haut, le monde devient très vite invivable. Mais alors, comment concevoir un Royaume spirituel, comment sortir des pantoufles, de la chaîne hifi et des vacances aux Baléares ? Car on sait aussi que si l’on méprise le cadre concret de notre vie sur la terre, l’équilibre fragile qui est le sien se dégrade et en plus, qui veut faire l’ange fait la bête, écartelé entre le puritanisme et le libertinage, le mépris de la matière et le libéralisme économique. Pas simple, tout ça, comme disait l’un de nos vicaires épiscopaux devant chaque problème qu’il ne maîtrisait pas ! C’est ici que l’on peut contempler Jésus, Fils de l’Homme et Fils de Dieu, qui achève aujourd’hui pour nous ce qu’on pourrait appeler un parcours initiatique, qui se vérifie à chaque étape de notre vie. Il est fait de développements successifs, dont nous n’avons aucune idée tant que nous n’avons pas passé la vitesse supérieure. Quand l’enfant est dans le sein de sa mère, c’est assez confortable, sauf si elle boit, se drogue, est battue par son mari. Quand il est expulsé de ce nid douillet, la première réaction est de protester en criant. Puis, très vite, il découvre des possibilités nouvelles, dans son corps, son intelligence et son âme. Même si la vie n’apporte pas que des joies, c’est une sacrée aventure, et l’on s’efforce par tous les moyens de la prendre du bon côté et de la rendre belle, avec l’espérance indéracinable (tiens, ça vient d’où, ça ?!) que ça ira mieux demain. On peut découvrir, si l’on ne se laisse pas trop phagociter par le reste, que l’infini est du côté de l’esprit et de l’âme. Puis viennent les misères de l’âge et Alzheimer qui les fait oublier, et enfin la dernière étape, que nous avons, comme la première, beaucoup de mal à imaginer. Même si on a des doutes, la meilleure attitude est encore de se prosterner : Lui, Il sait, Il a même payé pour le savoir et Il a forcément raison. C’est pour cela que les apôtres hébétés recevront une force qui fera d’eux les témoins invincibles de cette promesse déjà réalisée dans le Fils Bien-aimé et peu après par la Vierge sa Mère. Tout ce que nous vivons et faisons ici-bas est enfermé dans un paradoxe : d’un côté, tout est relativisé, ça ne peut être un but en soi, et de l’autre tout a valeur d’éternité (ou bien c’est fait seulement pour ce monde visible et ça mourra avec lui, ou bien l’amour s’en mêle et ça ne peut pas mourir). Le Christ n’a pas voulu nous montrer un monde idéal, mais une éternité bienheureuse, qui se prépare ici et maintenant. Et seule la perspective du ciel rend notre terre habitable. A nous de choisir avec la force de l’Esprit-Saint.

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Ascension du Seigneur C 26 mai 2022
«Que Dieu vous donne un esprit de sagesse pour Le découvrir et Le connaître vraiment… »

Douleur du départ et de l’absence de Jésus tant aimé, joie de sa gloire retrouvée auprès du Père, avec la promesse de l’Esprit consolateur : les lectures de cette fête sont empreints de cette double réalité qui fait la trame ordinaire de toute vie, chrétienne en particulier. Car la foi, loin d’atténuer les contrastes, les rend plus nets et plus sensibles ; elle les pousse à leur paroxysme et les unit dans une perception supérieure. Les disciples qui doutent, malgré tout ce qu’ils ont vu et vécu avec le Sauveur Jésus, comme nous les comprenons ! Car le chemin est long et souvent rude jusqu’à ce que tout se résolve et s’unifie dans la vision de gloire. Il faut bien deux anges pour les bousculer dans leur stupeur, alors qu’ils sont là, le nez en l’air, et que les pensées se bousculent dans leur tête en se demandant ce qu’ils vont devenir ? Certes, Jésus avait tout fait pour les mettre sur la voie de ce mode de présence nouveau, qui ressemble tellement à une absence et à un abandon. Mais ils n’avaient pu s’y résoudre encore, guettant sa venue d’une visite à l’autre et encore sous l’emprise de la peur et du traumatisme du calvaire. Nous sommes tous des matérialistes invincibles : si nous ne voyons pas, si nous ne pouvons toucher, si même les facultés de l’âme et de l’esprit ne nous sont pas inconnues, nous donnons la préférence à notre expérience terrestre habituelle et le monde de Dieu nous reste passablement inaccessible.

Alors, Jésus brusque un peu les choses et nous oriente avec les disciples dans deux directions : d’abord, Il nous fait désirer une autre Présence, plus intime et plus intérieure, plus limitée par son incarnation. Les prophètes l’avaient annoncé depuis longtemps : Dieu répandrait son Esprit sur toute chair, pour que chaque âme droite puisse reconnaître Dieu au plus profond d’elle-même, et cet Esprit d’amour, faisant sa demeure en tous ceux qui voudraient bien Le recevoir, les unirait par une communion inimaginable au plan humain, plus forte que tous les liens du sang, de l’origine ou d quelque autre appartenance. Ce que disait le cardinal Lustiger : « Il y a, entre deux personnes qui communient côte à côte sans se connaître, une proximité spirituelle plus intime et plus forte que les leins du sang et de l’amitié. » C’est dans l’Eglise que se réalise ce miracle de charité, et c’est aussi pourquoi la voix de l’Eglise, dans son enseignement, confirme et authentifie ce qui a été perçu dans le secret du cœur. Un ami à qui je faisais le catéchisme en vue du baptême me le disait avec ses mots à lui : « Il me semble que j’attendais depuis toujours quelqu’un me dise ça ! » Nous sommes cernés par l’Esprit, du dedans et du dehors, Il nous entraîne dans la communion trinitaire qui est le but de toute vie.

Ensuite, Jésus renvoie ses disciples à la terre. Non pas, on s’en doute, comme une sorte de punition ni même d’attente pédagogique, mais parce que c’est dans le travail apostolique, dans l’exercice de l’amour donné sans conditions qu’ils vivront déjà de cet amour qui leur est donné et qu’ils le transmettront comme un feu. C’est l’aboutissement de ce qu’Il leur disait : « Celui qui donne à l’un de ses petits ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche, ne perdra pas sa récompense : tout ce que vous ferez au plus petits d’entre les miens, c’est à Moi que vous l’aurez fait. » C’est en effet témoigner visiblement de cette force invisible et combien réelle qui a poussé le Christ Seigneur jusqu’à l’Amour extrême de la croix. Ce qui nous aide à balayer les doutes, c’est le dévouement concret qui nous empêche de trop nous regarder. Levons les yeux vers le ciel, oui, souvent même, tout en gardant les pieds sur la terre : loin de nous écarteler, l’Esprit qui unit tout pour le bien nous fera grandir et nous réjouir par ce don sans réserve puisé en Lui.

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Ascension du Seigneur B 13 mai 2021
Les allées et venues du Christ ressuscité avaient fini par faire partie du quotidien des apôtres : aujourd’hui, viendra, viendra pas ?... Les intervalles avaient varié, mais on était rassuré chaque fois qu’Il était là, à nouveau. Mais là, ça va changer : plus de visites, ce départ est définitif. Qui de nous n’a connu de ces après où rien n’est plus comme avant ? Pourtant, toute existence nous affronte à ces ruptures qu’on peut qualifier d’habituelles ou inévitables : peu de choses sont définitives ici-bas. La mort est bien sûr l’abandon le plus radical, mais il y a aussi le fils qui quitte la maison, papa qui a décidé de vivre avec quelqu’un d’autre, un travail qui se présente à l’autre bout du monde… Durs moments où le désarroi et le vide ne se remplacent pas : pourquoi faut-il toujours que l’amour soit interrompu, dédit, brisé ?

Mais au fait, comment Jésus, qui était homme aussi, a-t-Il vécu ça ? Car il aimait sa Mère, ses disciples, tant de gens merveilleux et touchants dans leurs misères rencontrés durant ces années riches d’humanité. Pouvait-il vraiment les lâcher comme ça, sans compensation ? Bien sûr, il y a les promesses : l’Esprit-Saint, la Sainte Eucharistie, les saints, l’Eglise, oui, bien sûr. Il y a même un groupe de plusieurs milliers de personnes en Sibérie qui vivent autour de quelqu’un qui affirme avec aplomb qu’il est le Christ enfin revenu : à la bonne heure ! Mais oui, c’est écrit, il l’a dit qu’il reviendrait ! Je me demande ce qui va se passer quand il mourra ? Retour à la case départ : ah bon, ils seront comme nous, alors ?

On a pu appeler l’Ascension la fête de l’espérance : eh bien, c’est vraiment ce qu’il nous faut, vous ne trouvez pas ? C’est peut-être la vertu la plus entamée par les temps qui courent, alors que nous avons tout, mais qu’un certain essentiel pourrait bien nous manquer. Et si l’espérance est mise à mal, c’est aussi la joie qui en prend un coup. Il est donc urgent de nous y atteler et de demander à Jésus de ne pas nous laisser tomber, quand même !  « Car la vraie vie est ailleurs » disait Rimbaud, poète maudit et désespéré, noyé dans ses contradictions mais aussi obstiné à croire à cet ailleurs, cette autre chose.

St Paul demande pour nous l’esprit de sagesse qui nous permet de le découvrir. L’aboutissement de la destinée du croyant, n’est-ce pas ce qui donne sens à sa vie, aujourd’hui, un sens, une direction : « Levez les yeux, c’est par là ! » « Non seulement dans ce siècle-ci, mais encore dans le siècle à venir », dit l’apôtre. « L’héritage des saints, les trésors de gloire, la puissance infinie qu’il déploie pour nous », c’est déjà pour nous une réalité commencée. Notre glorification finale avec le Christ au ciel plonge ses racines dans notre vie terrestre telle qu’elle est, avec ses hauts et ses bas, ses petites joies et ses lourdes peines, ses jours noirs et ses lendemains où le soleil se lève à nouveau. Rien que cette alternance, parfois fatigante, c’est vrai, c’est déjà une sorte de miracle. L’espérance chrétienne est donc un commencement. Il n’y a pas de vide entre l’amitié du Christ qui serait seulement désiré, et pour plus tard, la plénitude. Il est là, parce que sa Personne n’est pas limitée par le temps et l’espace, comme une présence silencieuse et bienfaisante. C’est ça, la vie de foi, qui nous le fait toucher du doigt à tout moment, chaque fois que nous décidons d’être attentifs, et nous le posséderons en plénitude, pour toujours, quand Il le décidera. Peut-être simplement quand nous ne désirerons rien d’autre que ce que nous avons déjà, que nous arrêterons d’être de gros gourmands insatisfaits. Oui, il y aura toujours des moments où l’espérance est difficile : les adversités de toute sorte, mais aussi ce qui est intérieur à nous, la douloureuse évidence des faiblesses que nous ne maîtrisons pas et qui nous font retomber sans cesse dans les mêmes fautes. Rappelons-nous que le Christ est victorieux, à notre tête. Puisse l’Esprit-Saint illuminer les yeux de notre cœur, c’est avec la foi et la charité une grâce fondamentale de notre baptême. Avec Lui, même dans la nuit, nous avons toujours raison d’espérer.

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Ascension du Seigneur 21 mai 2020
Pourquoi donc le Sauveur Jésus n’est-Il pas remonté au ciel tout de suite après la Résurrection ? Il est clair d’emblée que ces 40 jours d’attente mystérieuse ont un sens qui ne nous apparaît pas clairement d’emblée, mais qui est très profond et très surnaturel. La liturgie le marque avec évidence, en encadrant l’événement de Pâques de ces deux périodes égales, ce qui fait 80 jours, en amont et en aval de la Résurrection -préparation et digestion, pourrait-on dire. Durant les 3 années de la vie publique, Jésus a dévoilé le sens de sa mission, annonçant par petites doses ce qui en serait le couronnement. Ces jours derniers, nous L’entendions affirmer aux siens : « Je vous dis tout cela pour que quand elles arriveront, vous croyiez. » Aujourd’hui vient le moment où ils ont tout reçu et où Il peut passer à ce mode de présence définitif qui est notre régime aujourd’hui, celui de la foi et de l’attente de la Parousie. Pour les apôtres, ce temps qui les sépare encore de la Pentecôte est un vide particulier : on comprend que pour certains, dit l’évangile, il est marqué par un doute profond. Ce départ définitif est-il un abandon ou une attente d’autre chose ? Tout n’est-il qu’illusion, comme le disent les religions d’Extrême-Orient, ou au contraire annonce d’une plénitude ? A la base de tout acte de foi, il n’y a pas seulement une intelligence, même partielle, du monde de Dieu, il y a d’abord un mouvement affectif vers Celui qui est trop bon pour nous mener par le bout du nez. Pratiquement, dans la vie humaine, on a pour ainsi dire jamais l’évidence que Dieu parle. Il faut donc sans cesse chercher, et dans une certaine mesure douter. Les doutes légitimes portent sur la qualité du messager ou l’authenticité du message. Car si le message est vrai et fiable l’intermédiaire, ça entraîne des bouleversements profonds dans notre agir et notre vie -pensons au sacrifice d’Abraham, par exemple. Parfois aussi, tout cela apparaît trop beau – c’est l’argument d’un Luc Ferry, qui dit qu’il ne peut pas croire au christianisme, parce que c’est trop beau pour être vrai. Mais ça veut dire que tout au fond de ce genre de blocage, il y a une suspicion affective qui anime le refus d’adhérer à Dieu : Il ne peut pas nous aimer tant et comme ça : c’est la folie de la croix. L’épreuve de la foi consiste à me demander si je ferai confiance à Dieu, que je ne vois pas, au-delà de tous les intermédiaires qui me parlent de Lui (L’Eglise, les saints, jusqu’à Jésus Lui-même, en tant que Fils de l’homme). Ce qu’Il me dit m’appelle à une intimité que je peux toujours esquiver, je ne suis pas contraint de Lui donner ma confiance. Et c’est pourquoi Jésus permet qu’il y ait pour les siens ces 10 jours d’attente quelque peu douloureuse qui les laisse prendre la mesure de leur liberté, avant d’être envahis par l’Esprit qui les jettera sur les chemins à la conquête pacifique du monde. L’Esprit sera en vous, Il vous conduira à la Vérité tout entière. C’est au même moment que Jésus les envoie, sans attendre, en quelque sorte, et leur envoi en mission est signalé par un mot qui revient 4 fois : c’est le mot tout.Tout pouvoir, à tous les hommes, suivre tous les commandements, tous les jours jusqu’à la fin des temps. Le chiffre 4 dans la symbolique ancienne est le chiffre de la totalité de la création. Voilà lancée la mission catholique de l’Eglise, au-delà des doutes utiles en leur temps et désormais bientôt dépassés dans l’ivresse de l’Esprit. Mission surexigeante qui n’est possible que par la garantie de la Présence invisible et donc jamais menacée par rien tant que durera le monde visible. Ce pouvoir que le Père avait donné au Fils, Il le transmet sans conditions à ces êtres fragiles revêtus de sa force. Nous qui venons après 20 siècles de ce régime, nous pouvons être assurés qu’Il disait vrai en tout et qu’Il n’a manqué à aucune de ses promesses. C’est pourquoi les anges renvoient ceux qui peinent encore un peu à comprendre ce qui se passe à ce qui est maintenant leur tâche au service de Dieu, prière instante pour demander l’Esprit et témoignage vital de l’amour trinitaire. Acceptons nous aussi généreusement cet envoi en mission, sûrs d’être fidèlement accompagnés et soutenus par la force du Ressuscité.

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Ascension du Seigneur C 30 mai 2019
« Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez, parce que je vais au Père… »

     Aimons-nous Dieu en vérité ? C’est la grande question de la vie. Sommes-nous heureux ou malheureux de cette apparente absence de Dieu, de ce silence de Dieu si crucifiant, qui ne s’adresse qu’à la fine pointe de l’âme, au sein du brouhaha incessant de ce monde ? « Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez… » Si nous ne réjouissons pas, pouvons-nous donc prétendre L’aimer ? Il est grand, l’enjeu de la fête d’aujourd’hui : il s’agit de notre amour et de notre joie, et les deux sont liés. Si souvent nous ne sommes pas joyeux, nous sommes déçus, frustrés, désabusés, parce qu’au fond nous ne savons pas aimer, ou parce que, plus souvent encore, nous sommes aimés, mais pas comme nous le voudrions. Et peut-être aussi n’aimons-nous pas parce que nous ne consentons pas à la joie que Dieu nous offre, comme Il nous l’offre, parce que nous cherchons d’autres joies qui n’en sont que la contrefaçon. Nous voulons bien de Dieu, oui, mais nous acceptons difficilement les mœurs de Dieu, ses comportements toujours un peu déroutants. Nous n’aimons pas son silence, un peu comme notre monde qui ne peut vivre que dans le bruit continuel et recherché – le walkman des jeunes vissé aux oreilles… Nous redoutons son absence qui nous laisse trop seuls, désemparés. Il nous sera toujours crucifiant que Dieu ne soit plus là. Et c’est pourquoi nous sommes tournés vers un passé recomposé, idéalisé –ah, le bon temps du service militaire !- en attendant un futur mythique –quand je serai grand et quand j’aurai la retraite ! Un ami me disait récemment : « Je crois que ma morosité habituelle vient de ce que je suis en manque de Dieu… »

     Remarquons d’abord qu’il y a une particulière délicatesse à se réjouir du bonheur de l’autre quand il se présente, sans que la jalousie s’en mêle d’aucune manière. Tout comme il y a une secrète complaisance à se réjouir de son malheur quand soi-même on n’est pas touché. Nous supportons difficilement que l’autre soit plus comblé, plus heureux, qu’il n’ait au fond pas besoin de nous pour être en plénitude. Au fond, nous avons une mentalité de carême plus que de temps pascal… On a l’impression que quand on sort enfin de la douleur et de l’épreuve, on cesse d’exister, il n’y a plus rien à faire. Ce vertige de l’inaction, de se sentir serviteur inutile, nous fait parfois douter de servir à quelque chose, et donc d’exister. Nous échappons difficilement à un certain activisme, même chrétien et dans notre vie spirituelle !

      Or regardons le Christ dans la gloire aujourd’hui. En quittant les apôtres, il est certain qu’Il ne les aime pas moins –Il nous aime tous et en toutes circonstances à 100 %, Il ne peut pas les aimer moins ! Oui, Il leur est humainement arraché. Mais ils comprennent que c’est pour qu’Il soit pleinement ce qu’Il est de toute éternité dans le sein du Père et l’amour de l’Esprit, et que cette présence ineffable, désormais, débordera sur eux et sur l’Eglise. Il fallait bien que s’achève ainsi l’incarnation. Il n’est pas venu seulement pour les combler un temps et à moitié : voilà leur joie, une joie nouvelle, que nul ne pourra leur enlever, parce qu’elle est essentiellement au ciel, hors d’atteinte de tout flétrissement habituel. Il les convie à davantage, Il les enracine dans un amour plus grand, plus paisible, plus inaltérable. Car l’amour, c’est toujours trouver la distance juste avec l’autre ; et comme nous sommes changeants, cette distance est variable. Lui-même s’y est en quelque sorte adapté, pour chacun et selon les temps : Il a laissé Marie-Madeleine s’occuper de ses pieds, et il lui a dit après la résurrection : cesse de me tenir, noli me tangere… Il a laissé S. Thomas faire sa crise de foi, et Il lui a intimé l’ordre de mettre ses doigts dans ses plaies. Il sait que l’amour comporte des moments d’intimité, de fusion, et d’autres où il dit à l’autre : il faut que tu sois toi, et non pas une photocopie de moi…Dieu ne fait pas de nous des assistés, Il nous laisse exister : « Va vers mes frères, et dis-leur… pourquoi restez-vous là ?…Retournez en Galilée : c’est là que vous me verrez… » S. Augustin le dit très bien : Dieu ne cesse de se retirer, pour nous laisser la place, comme la mer se retire pour laisser, à l’origine, le continent apparaître. C’est aussi Job qui ne supporte pas le silence de Dieu devant le mal, mais qui comprend à la fin que ce silence lui a permis, à lui, créature infime face au Dieu vivant, de dire en vérité tout ce qu’il avait sur le cœur et d’être écouté jusqu’au bout. Nous, en général, quand on a quelque chose à nous dire, nous coupons au milieu de la première phrase en disant : « A mon avis… » Si nous L’aimons, nous savons qu’Il nous regarde par-dessus l’épaule quand Il nous renvoie aux tâches quotidiennes, que nous ne sommes jamais seuls, même s’Il utilise des instruments déficients et insuffisants.

   Alors, oui, réjouissons-nous de ce que le Christ, après l’abandon de la croix, ait « retrouvé » l’intimité de la Trinité bienheureuse, la Communion parfaite dans la distinction parfaite des Personnes. Prenons au sérieux l’ordre qu’Il nous donne : « Allez, enseignez… »Ne craignons pas les abandons, les déserts et les obscurités où Dieu parle plus fort dans le silence, où Il fait taire la concurrence parasite et mensongère, où Il nous invite à sa joie pure et haute. Ne pensons jamais qu’Il n’est pas là parce que nous ne Le sentons pas. Il l’a promis : « Voici que Je suis avec vous, maintenant et jusqu’à la fin du monde. »

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Ascension du Seigneur B 10 mai 2018
« Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez, parce que je vais au Père… »

     Aimons-nous Dieu en vérité ? C’est la grande question de la vie. Sommes-nous heureux ou malheureux de ce cierge éteint, de cette apparente absence de Dieu, de ce silence de Dieu si crucifiant, qui ne s’adresse qu’à la fine pointe de l’âme, au sein du brouhaha incessant de ce monde ? « Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez… » Si nous ne nous réjouissons pas, pouvons-nous donc prétendre L’aimer ? Il est grand, l’enjeu de la fête d’aujourd’hui : il s’agit de notre amour et de notre joie, et les deux sont liés. Si souvent nous ne sommes pas joyeux, nous sommes déçus, frustrés, désabusés, parce qu’au fond nous ne savons pas aimer, ou parce que, plus souvent encore, nous sommes aimés, mais pas comme nous le voudrions. Et peut-être aussi n’aimons-nous pas parce que nous ne consentons pas à la joie que Dieu nous offre, comme Il nous l’offre, parce que nous cherchons d’autres joies qui n’en sont que la contrefaçon. Nous voulons bien de Dieu, oui, mais nous acceptons difficilement les mœurs de Dieu, ses comportements toujours un peu déroutants. Nous n’aimons pas son silence, un peu comme notre monde qui ne peut vivre que dans le bruit continuel et recherché – le walkman des jeunes vissé aux oreilles… Nous redoutons son absence qui nous laisse trop seuls, désemparés. Il nous sera toujours crucifiant que Dieu ne soit plus là. Et c’est pourquoi nous sommes tournés vers un passé recomposé, idéalisé –ah, le bon temps du service militaire !- en attendant un futur mythique –quand je serai grand et quand j’aurai la retraite ! Un ami me disait récemment : « Je crois que ma morosité habituelle vient de ce que je suis en manque de Dieu… »

      Or regardons le Christ dans la gloire aujourd’hui. En quittant les apôtres, il est certain qu’Il ne les aime pas moins –Il nous aime tous et en toutes circonstances à 100 %, Il ne peut pas les aimer moins ! Oui, Il leur est humainement arraché. Mais ils comprennent que c’est pour qu’Il soit pleinement ce qu’Il est de toute éternité dans le sein du Père et l’amour de l’Esprit, et que cette présence ineffable, désormais, débordera sur eux et sur l’Eglise. Il fallait bien que s’achève ainsi l’incarnation. Il n’est pas venu seulement pour les combler un temps et à moité : voilà leur joie, une joie nouvelle, que nul ne pourra leur enlever, parce qu’elle est essentiellement au ciel, hors d’atteinte de tout flétrissement habituel. Il les convie à davantage, Il les enracine dans un amour plus grand, plus paisible, plus inaltérable. Lui-même l’a voulu en quelque sorte pour chacun et selon les temps : Il a laissé Marie-Madeleine s’occuper de ses pieds, et il lui a dit après la résurrection : cesse de me tenir ; Il a laissé Saint Thomas faire sa crise de foi, et Il lui a intimé l’ordre de mettre ses doigts dans ses plaies. Il sait que l’amour comporte des moments d’intimité, de fusion, et d’autres où il dit à l’autre : il faut que tu sois toi, et non pas une photocopie de moi…Dieu ne fait pas de nous des assistés, Il nous laisse exister : « Va vers mes frères, et dis-leur… pourquoi restez-vous là ?…Retournez en Galilée : c’est là que vous me verrez… » Saint Augustin le dit très bien : Dieu ne cesse de se retirer, pour nous laisser la place, comme la mer se retire pour laisser, à l’origine, le continent apparaître. C’est aussi Job qui ne supporte pas le silence de Dieu devant le mal, mais qui comprend à la fin que ce silence lui a permis, à lui, créature infime face au Dieu vivant, de dire en vérité tout ce qu’il avait sur le cœur et d’être écouté jusqu’au bout. Nous, en général, quand on a quelque chose à nous dire, nous coupons au milieu de la première phrase en disant : « A mon avis… » Si nous L’aimons, nous savons qu’Il nous regarde par-dessus l’épaule quand Il nous renvoie aux tâches quotidiennes, que nous ne sommes jamais seuls, même s’Il utilise des instruments déficients et insuffisants.

   Alors, oui, réjouissons-nous de ce que le Christ, après l’abandon de la croix, ait « retrouvé » l’intimité de la Trinité bienheureuse, la Communion parfaite dans la distinction parfaite des Personnes. Prenons au sérieux l’ordre qu’Il nous donne : « Allez, enseignez… » Ne craignons pas les abandons, les déserts et les obscurités où Dieu parle plus fort dans le silence, où Il fait taire la concurrence parasite et mensongère, où Il nous invite à sa joie pure et haute. Ne pensons jamais qu’Il n’est pas là parce que nous ne Le sentons pas. Il l’a promis : « Voici que Je suis avec vous, maintenant et jusqu’à la fin du monde. »

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Ascension du Seigneur A 25 mai 2017

Apparemment, les apôtres n’ont pas vraiment compris ce que le Seigneur leur a dit depuis sa Résurrection. Après le traumatisme de sa mort, ils avaient certes été un peu rassurés par les apparitions qu’ils guettaient l’une après l’autre. Et voici qu’Il leur annonce un nouveau départ, définitif celui-là : « Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus… » On pourrait appeler la fête d’aujourd’hui : l’absence réelle. Ainsi donc, plus rien ne sera comme avant ; et il n’y aura pas de consolation sensible. C’est l’effondrement final de leurs rêves résumés dans leur dernière question : « Est-ce maintenant que tu vas restaurer la royauté en Israël ? » Voilà leur grand souci et leur unique désir. Mais le mystère de la croix ne les a pas éclairés. Dans leur idée, le messianisme du Christ doit s’incarner dans un règne terrestre non seulement sur Israël, mais sur l’univers. Se seraient-ils trompés de messie ? Leur perplexité se traduit par une tritesse de fond, apparemment insurmontable. Et ils restent là, le nez en l’air, incapables de voir et de désirer autre chose que cette forme qui vient de s’envoler pour d’autres cieux. Il faut que ce soient des anges qui leur expliquent ce qui vient de se passer et leur disent ce qu’il faut faire maintenant : ce dont ils doivent se préoccuper, c’est de la descente du Saint-Esprit qui va transformer le monde en commençant par changer leurs vies. Alors, ils commenceront à comprendre. Et cela se passe dans deux directions : le passé et l’avenir, la reconnaissance et le désir. Ils reliront minutieusement tout ce que Jésus leur a dit durant ces trois ans, tout ce qu’Il ont vécu avec Lui. Et l’Esprit leur donnera de découvrir à longueur de vie ce que cela voulait dire, jusqu’à ce qu’ils puissent le voir totalement dans la lumière de gloire. C’est en ruminant la parole et les faits que nous découvrons le sens profond de notre vie. Oui, comme eux, nous avons beaucoup reçu, et il est juste que notre coeur déborde de reconnaissance. Plutôt que de désespérer sur ce qui nous manque, de jalouser ce que d’autres semblent avoir plus que nous, il nous faut faire la liste complète des gâteries dont Dieu ne cesse de nous combler. Mais aussi en désirant encore plus : il ne s’agit pas d’un règne et d’une revanche terrestre, mais de la civilisation de l’amour déjà commencée . L’humanité glorieuse du Christ n’appartient plus à notre univers corruptible, elle ne peut être prisonnière de toutes les limites qui nous meurtrissent. Son corps glorieux est le plus parfait qui soit, il vit sur un mode suréminent, et c’est à cela que nous sommes appelés, nous aussi, après notre départ de ce monde. Et nous pouvons dès maintenant nous en rapprocher en nous dégageant petit à petit des servitudes créées qui nous engluent et nous limitent. Oui, nous sommes faits pour le ciel plus que pour la terre qui n’a qu’un temps, et l’Ascension est la fête du ciel, notre espérance.
Tout cela, la Vierge Sainte l’a vécu entièrement, à la différence des apôtres, C’est pourquoi, Elle sera leur Mère et leur guide, silencieusement, à la Pentecôte et ensuite. Elle n’a pu être attristée par ce nouveau départ ; il est vrai que son Fils l’avait éduquée toujours plus à un don sans retour : « Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? » Maintenant, elle comprend que l’Heure est venue, Elle vit de son bonheur d’être auprès du Père, dans la paix de l’achèvement parfait de l’oeuvre du salut. Dès le Magnificat, son coeur débordait de reconnaissance, jusqu’à ce que son désir aboutisse, au terme de son parcours terrestre, à la gloire partagée de l’Assomption. Sa vie divine va s’épanouir d’une manière toute divine, dans l’intimité parfaite du Coeur de Jésus. Là, sa foi trouve sa récompense et son achèvement plénier.
La sagesse populaire dit cela à sa manière : « Coeur envieux toujours malheureux, coeur reconnaissant toujours content. » Nous avons à convertir l’envie en désir et le manque en reconnaissance. Alors, nous serons mûrs pour le ciel, et cette joie, nul ne pourra nous la ravir.

7ème dimanche de Pâques A 21 mai 2023
Après le départ définitif du Sauveur pour la patrie des cieux, l’Eglise de la terre avec les apôtres ne veut pas rester là en regardant vers le vide. Elle se laisse attirer par le Père qui veut nous donner la vie éternelle et la gloire qu’Il promet à tous ceux qui auront écouté son Fils. C’est le sens de la prière instante qui remplit cette semaine et demande l’Esprit-Saint dans l’attente ardent de la Pentecôte. Car si nous avons reçu l’Esprit-Saint au baptême et à la confirmation, ce germe a sans cesse besoin d’être choyé, entouré de soins, développé et ravivé. Nous ne pouvons jamais nous reposer sur nos lauriers, en pensant qu’il suffit d’une honnête moyenne pour penser avoir obéi au désir du Seigneur : le désir qu’Il a de nous combler est à la mesure de son amour qui est infini. Il nous est bon de voir que les premiers moments de l’Eglise sont entièrement remplis de cette prière et que la Vierge Immaculée, que nous vénérons en particulier durant le mois de mai, est le plus haut fleuron de la prière de l’Eglise. Marie n’a pas pensé qu’Elle aurait eu toutes bonnes raisons d’en être dispensée : bien plutôt, Elle a voulu dès le départ être visiblement et activement l’âme de l’Eglise. Silencieusement, comme en retrait, Elle accompagne les apôtres dans leur mission à venir, sans se substituer à eux, mais selon sa vocation propre qui continue à engendrer le Christ au monde, depuis qu’Elle a été consacrée Mère de toute l’humanité à la croix. Car il est évident que l’Esprit que nous appelons Saint ne peut entrer que dans ceux qui savent qu’ils sont pauvres en esprit, en laissant toute la place qu’Il veut prendre pour nous remplir de son amour. C’est l’infini de notre rien qui appelle l’infini de la grâce de Dieu. La prière de la communauté rassemblée demande en priorité cette pauvreté qui est la première béatitude. Tout encombrement du cœur ou de l’intelligence ne peut que Lui faire concurrence et retarder la venue du Royaume.

C’est une grande espérance d’entendre que Marie était là, au cœur de cette prière relayée au cours des siècles, et c’est sûrement une intuition très profonde qui a poussé depuis toujours les chrétiens à se grouper autour d’Elle pour ajuster leur prière à ce qui touche le Cœur de Dieu. Elle est la pleine de grâce, réceptacle parfaitement pauvre qui accueille l’Esprit sans réserve : Elle est pour nous non seulement un exemple, mais une garantie pour que notre prière si imparfaite, intermittente, terre-à-terre, soit purifiée au contact de la sienne. Nous pourrions Lui redire cette demande des apôtres à Jésus : « Vous aussi, apprenez-nous à prier ! » Elle nous gardera de ne rien demander de futile, mais seulement ce qui nous rapproche de Dieu et de son projet. Nul doute que c’est sur ses genoux de maman que nous conformerons notre prière à la volonté de Dieu pour nous et pour tous ceux qu’Il aime.

L’envoi de l’Esprit n’est possible que quand Jésus a tout accompli. Aux dires de l’évangile, c’est déjà fait à la croix quand Il « remit l’Esprit », avec majuscule. Il a voulu associer à la réalisation de cette promesse notre prière : c’est donc la première tâche de notre vie, une attitude de fond et une urgence devant laquelle rien ne devrait jamais passer. Dieu sait si notre monde difficile et douloureux a besoin de bonnes inspirations ! Seule la foi et les réalités invisibles nous tireront peu à peu de ce bourbier dans lequel nous risquons si souvent d’être engloutis. Et donc seule une proximité avec Dieu par son Esprit-Saint peut nous rappeler à tout instant notre vraie destinée et nous soutenir dans cette lutte quotidienne pour garder la tête hors de l’eau. St Pierre dans la seconde lecture nous parle d’une autre béatitude : celle de ceux qui sont associés aux souffrances du Christ. Quand nous souffrons, si nous mettons ce que souvent nous ne comprenons pas au pied de la croix, parce que nous sommes faibles et que nous ne savons pas quoi en faire, c’est déjà une prière pour demander l’Esprit, et une prière qui ne peut être qu’exaucée, parce qu’elle est une prière de pauvreté. Il n’y a aucune honte à cela, comme dit l’apôtre, et le fait de vouloir dépasser la révolte, les récriminations et la résignation boudeuse est déjà une présence de l’Esprit, non moins qu’une invitation à continuer et intensifier notre prière en l’élargissant à tous ceux qui souffrent sans savoir pourquoi, ce qui est sans doute la pire des pauvretés. Que l’Esprit nous prépare à ce don qu’Il est Lui-même.

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7ème dimanche de Pâques C 29 mai 2022
Ce dernier dimanche du temps pascal nous ouvre les perspectives éternelles que le Sauveur Jésus a laissé en héritage à ses disciples. Car nous ne passons sur la terre que pour arriver un jour au ciel où Il nous attend. Cet appel de Dieu qui traverse toute l’Ecriture : « L’Esprit et l’Epouse disent : viens ! » espère sans se lasser la réponse : « Que celui qui entend, qu’il dise aussi : Viens ! » C’est dans cette réciprocité que se noue l’amour offert et rendu, comme oubliant la distance infinie qui séparera toujours le Créateur de la créature. C’est que Dieu, en nous aimant, nous élève jusqu’à Lui en nous prenant dans ses bras : « Qu’ils aient en eux l’amour dont Tu m’as aimé, et que moi aussi je sois en eux. » dit Jésus à son Père. C’est nous laissant approcher et travailler par cet amour trinitaire que nous pouvons ne pas désespérer de nous entendre entre nous, en trouvant plus haut que nous le fondement de l’unité souhaitée par le Christ au moment où Il quitte ses disciples.

La vie moderne et ses facilités ne nous a jamais fait autant désirer cette unité impossible du genre humain, ni présenté autant de caricatures grimaçantes sous forme de mondialisme, d’économies dominatrices, de tyrannies de tout acabit. A quand une humanité vivable, les moyens d’y parvenir et les remèdes aux maux qui nous plombent ? Après avoir tout essayé, la seule solution ne serait-elle pas celle qui est proposée par Jésus ? Non pas une vague sentimentalité, quelques sourires à l’eau de rose qui masquent mal l’orgueil dominateur qui nous tient si fort, une bonne entente entre copains qui pensent la même chose, ou cette sorte de coexistence pacifique qui n’est qu’une guerre larvée attendant la bonne occasion pour s’imposer. Non, l’unité ne peut se trouver qu’en Dieu : « Qu’ils soient un, comme Toi, Père, Tu es en Moi et Moi en Toi. » On ne peut s’ouvrir aux autres qu’en s’ouvrant d’abord à l’Autre par excellence -le Tout-Autre- qu’est Dieu. L’océan trinitaire est notre origine, notre matrice et notre destinée. Ce qui nous fait trouver notre place dans la prière qui ne peut être que humble, et devient pas là le remède à l’orgueil originel. Là est le remède aux maux qui nous accablent. Ce sont nos différences qui nous font si souvent souffrir qui sont en fait la trace du divin en nous, mais aussi entre nous. C’est inscrit en nous, au point que St Paul peut dire qu’il a deux hommes en lui et que le possédé de Gerasa dit qu’il y a des légions en lui et qu’il ne se comprend plus. Ces différences sont d’abord une question, une énigme. Elle sous révèlent notre incomplétude, notre solitude face aux autres. Et on tente de résoudre l’énigme par la comparaison, pour réduire la différence dans l’illusion d’une similitude inventée ou au contraire de l’exclusion. C’est aussi vieux que Caïn et Abel. Ce mécanisme d’assimilation et d’exclusion est exactement ce qui définit le cancer : un groupe de cellules croît démesurément au point d’assimiler et finalement d’exclure toutes les autres, les emportant dans leur débâcle fatale. Ainsi fonctionne notre société, maladivement individualiste et désespérément désireuse d’unité à bon marché -en fait, une unité mortifère. Or, Dieu nous montre le chemin de la seule guérison possible : Il renonce d’entrée de jeu à nous envahir, au point de disparaître dans notre agnosticisme et notre athéisme indifférent. Dieu n’est pas un cancer religieux : Il est Celui qui laisse croître toute chose, à ses propres dépens souvent, dans leur diversité. Pour sortir de cette impasse individualiste, un troisième terme est indispensable, et il est constitutif de la Trinité : ainsi est rompue la concurrence binaire, par la troisième Personne, discrète et silencieuse que nous nommons Esprit. Sans Lui, impossible d’éviter la face-à-face comparatif, la concurrence exclusive, l’assimilation dévorante. Le troisième Terme, presque absent tellement Il est discret, transforme la différence menaçante en altérité enrichissante. C’est comme dans le couple : sans l’enfant, il risque bien de n’être qu’un égoïsme à deux bientôt étouffant. L’Esprit nous empêche de nous fermer sur nous-mêmes, il est l’avenir de toute relation. Ce ne peut être que l’œuvre de la grâce, mendiée assidûment. Ce prix de l’éternel en nous se paie sur la croix, en donnant sa vie pour l’Autre qui est dans l’autre. Dieu qui est Communion d’amour nous précède, nous engendre et Il est notre seule raison d’être, notre seul avenir possible. A nous de choisir avec Lui.

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7ème dimanche de Pâques B 16 mai 2021
« Dieu est amour. » Ce résumé bouleversant de l’évangile nous est familier, peut-être un peu trop au sens qu’on est habitué à l’entendre à tout propos, que ça fait partie des choses qu’on sait et qui ne changent pas fondamentalement notre vie concrète. Peut-être aussi parce que nous ne sommes pas très forts en amour, et que nous transposons en Dieu nos pauvretés. Pourtant, il faudra toujours y revenir comme à la source qui est la raison ultime de la vie de Dieu et de la nôtre. Nous ne serions pas là si Dieu n’avait pas décidé de laisser déborder son Etre pour le transfuser dans ces êtres insignifiants que nous sommes. Mais il n’est pas comme le sommet d’une philosophie de l’existence. Il est remarquable que St Jean personnalise l’amour : ce n’est pas une donnée théorique, l’une des composantes du comportement divin et humain, c’est Quelqu’un qui se rend palpable, concret, rayonnant, présent, à notre portée, dans la Personne de Jésus, son Fils. Il est la pierre angulaire, la clef de voûte de la totalité de l’être qui a pour principe de cohésion la loi d’amour. Sans Lui, rien ne tient solidement debout et n’atteint sa valeur véritable. Car notre valeur vient de Dieu, et c’est finalement en Lui que l’homme s’accomplit. Ce qui veut dire que si nous nous efforçons d’aimer avec nos forces humaines seulement, non seulement elles risquent d’être vite épuisées, mais faute d’avoir été puiser à la source véritable, des trésors de générosité humaine peuvent s’en trouver gaspillés.
C’est le sens de la grande prière de Jésus, juste avant de mourir, que l’évangile nous relate ce dimanche. Il s’attribue le rôle joué par le grand-prêtre juif dans la liturgie solennelle du Jour des Expiations, qui se développait en trois moments : pour le grand-prêtre, pour le sacerdoce d’Israël tout entier, pour le peuple élu. Jésus prie donc d’abord pour Lui-même, ensuite pour ceux que le Père a retirés du monde pour les attacher exclusivement à son service, et enfin pour tous ceux qui, grâce à l’entremise de ces disciples privilégiés, s’attacheront au Christ. Est clairement désigné ici le sacerdoce distinct des apôtres, les douze, avec leur mission spéciale calquée sur celle de Jésus envoyé et consacré par le Père pour le salut des âmes : « Comme Tu m’as envoyé, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde. » D’où aussi ce pouvoir spécial de réconcilier les hommes avec Dieu par la rémission des péchés. Là commence cette grande œuvre de la création nouvelle qui est le fruit de la Passion et de la Résurrection. Compléter le groupe des douze a donc semblé vital pour ceux qui restaient après la mort et la trahison de Judas, car c’est un chiffre de plénitude et d’achèvement : impossible de rester sur ce traumatisme, cette impression de vide et de manque ! Peu importe le procédé d’élection, qui pourra varier dans l’histoire : après avoir prié, les apôtres s’en sont remis au choix de Dieu Lui-même, et il passe à travers un acte d’Eglise. Ne peut pas se présenter en apôtre qui veut. Les élus peuvent avoir tous les défauts qu’on voudra : ce choix les constitue profondément, et ils ont à collaborer activement à cet honneur qui leur est fait, bien conscients de leur faiblesse et de leur foncière indignité. Et ce passage des Actes nous met devant le mystère de la défection de Judas : comment est-ce possible que lui qui avait été choisi, formé par son Maître comme les autres, en soit arrivé là ? Nous sommes là aussi face au mystère de l’amour, qui par définition est donné et reçu et ne peut en aucun cas être forcé. On ressent ce vertige de la lâcheté, du refus, d’une intelligence vive mais dévoyée. La trahison tue encore le Christ aujourd’hui. Mais chaque chrétien, appelé lui aussi de manière personnelle dans sa condition de vie, peut essayer de combler un peu ce vide d’amour creusé par la défection de quelques-uns de ces malheureux disciples. J’ai connu la mère d’un prêtre qui avait abandonné, qui, du jour où il a quitté, a commencé à dire en entier le bréviaire que son fils ne priait plus. Oui, Dieu est amour, et l’amour ne meurt jamais : qu’Il nous donne d’en être les témoins inventifs, puisqu’Il vit en nous.

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7ème dimanche de Pâques A 24 mai 2020
Il est toujours émouvant d’entendre ces ultimes paroles de Jésus à ses disciples : après leur avoir légué les trésors de l’Eucharistie et du Sacerdoce, quelques heures avant de s’engager sur le chemin de sa Passion, Il prie, à haute voix, pour nous. C’est à nous qu’il pense en priorité, de deux manières : en notre faveur, en intercédant auprès de son Père, en se montrant ainsi comme le grand Médiateur ; et aussi, comme le souligne St Augustin dans son commentaire, comme exemple, car il aurait pu garder sa prière secrète et silencieuse. C’est au contraire une prière très solennelle qu’Il développe à nos oreilles. Souvent déjà, dans l’évangile, lorsqu’Il converse avec son Père, il est question de nous, et ce faisant, Il nous apprend quelque chose de notre être profond et caché. S’Il ne nous avait pas dit ces choses avant de s’en aller, nous n’en aurions rien su et il nous manquerait aujourd’hui ce qui fait la richesse de ce qu’on peut considérer comme son testament.

Parmi les choses qu’il nous révèle, il y en a une qui convient à notre époque plus qu’à tout autre. La valeur qui tient le plus à cœur à nos contemporains, c’est la liberté : nous sommes fiers de notre autonomie, nous avons l’impression de pouvoir nous diriger nous-mêmes en toutes circonstances, nous revendiquons l’indépendance de nos choix, surtout spirituels et personnels. Toute ingérence dans la conduite de notre vie nous paraît suspecte, voire intolérable. Et de fait, résister aux pressions extérieures, savoir se décider pour le bien quelles que soient les circonstances, c’est bien une dignité inaliénable de la nature humaine. Jésus, en ces heures tragiques, dira Lui-même : « Ma vie, nul ne me la prend, c’est Moi qui la donne. » Mais ce que sa prière nous révèle, c’est qu’Il vit cette réalité de manière beaucoup plus profonde, en se situant et en nous situant dans la dépendance vivifiante du Père et de l’Esprit. Le « je » qui est l’instance de décision de sa conscience est en lien étroit, un lien d’amour et de respect, avec la volonté du Père. Dans la prière de Jésus, nous apprenons que tout ce qui Lui importe, c’est nous, avant Lui, pour ainsi dire, mais nous qui avons été choisis par Dieu, et ce lien nous constitue vitalement en permanence. Il parle de nous comme un don précieux qui Lui a été confié : nous sommes donc infiniment précieux pour Lui ! Et toute sa mission sera de nous incliner à nous donner en retour à ce Père qui nous attend auprès de Lui pour toujours. Quand Il parle de ceux qui croiront en Lui dans l’évangile, Il dit : « Ceux que Tu m’as donnés », et Il fait tout pour les garder fidèlement afin qu’aucun d’entre eux ne se perde. C’est là notre réalité la plus profonde, au-delà de notre plus chère liberté, souvent si mal comprise ou mal employée, c’est-à-dire contre quelque chose ou contre quelqu’un. La source cachée de notre liberté vraie, c’est notre secrète appartenance au Père, et le don d’amour que le Père fait de chacun de nous à son Fils dont nous sommes les brebis.

Tout aurait pu s’arrêter là, mais il veut encore Lui faire cadeau de chacun de nous pour que nous devenions la gloire de Jésus pour qu’il puisse trouver sa gloire et son achèvement en nous. Nous sommes son humanité de surcroît. Jésus a été glorifié dans l’amour de sa mort et de sa résurrection : à notre tour, en marchant sur ses traces, nous ferons la joie et la gloire de son Père qui est aussi notre Père. Voilà le mystère le plus profond de l’aventure humaine, ce retour à Dieu dans l’amour. Il manquerait quelque chose à la gloire du Père si nous ne désirions pas nous-mêmes être un cadeau à la louange de sa gloire. Nous sommes à jamais liés au destin de Jésus de Nazareth, et c’est notre suprême liberté en même temps que notre joie, cette joie que personne ne pourra jamais nous ravir. Au coeur de cet indicible amour, nous vivons et nous respirons, tout en l’oubliant souvent. Mais Lui ne l’oublie pas, et les effets de sa prière demeurent, elle ne cesse d’opérer dans le cœur de tous ceux qui veulent bien l’accueillir. Demeurons dans cette prière de Jésus, nous raccrochant à elle quand nous avons des velléités d’indépendance malsaine et de liberté mal comprise : là nous serons bien, maintenant et pour l’éternité.

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7ème dimanche de Pâques C 2 juin 2019
     Ces derniers temps, la liturgie nous a fait relire les dernières confidences de Jésus à ses disciples. Après la Cène du Jeudi-Saint, Il leur parle longuement et ce qu’Il leur dit résonne comme un testament solennel qui les marquera pour toujours, même si à ce moment-là, ils ne comprennent pas encore tout ce qu’Il leur dit. Ce long discours finit en prière, et c’est l’évangile de ce dimanche, entre l’Ascension et la Pentecôte. Il nous invite, avec les Apôtres, à entrer dans l’intimité de sa relation au Père, à plonger dans la conscience qu’Il avait de Lui-même et de son projet sur le monde. C’est donc dans la prière qu’Il dévoile le secret de son Cœur, tout ce que contient de plus profond son amour sauveur pour l’humanité. Au passage, nous comprenons aussi pourquoi la prière nous est, à nous aussi, vitale au même point, beaucoup plus que ce que nous pouvons comprendre et ressentir : elle nous révèle à nous-mêmes, quand nous donnons à Dieu la permission de laisser sa lumière entrer en nous. Laissons-Le donc nous rejoindre pour qu’Il nous fasse entrer dans son projet, nous soulève jusqu’à Lui, puisque qu’en cette heure solennelle, Il nous a vus mystérieusement, et nous étions présents dans sa prière qui transcende le temps et l’espace: «Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là, mais encore pour tous ceux qui accueilleront ma parole et croiront en Moi. » Oui, en toute réalité, nous étions là, nous aussi, et c’est une grande consolation de le savoir ! Et que demande-t-Il pour eux et pour nous ?

     D’abord que nous soyons unis, et même plus : que nous soyons UN en Dieu, comme jamais nous ne pourrions l’être dans notre être désagrégé, désuni et dissocié, recroquevillé sur lui-même dans sa pauvreté foncière qui n’accepte pas de dépendre de Dieu, même dans l’amour. Notre drame, c’est ça, et Jésus demande à son Père de nous guérir de toutes ces brisures, qui engendrent ces haines et ces violences de toute sorte à tous les niveaux, dans les familles, entre les peuples, les catégories sociales, les personnes et même envers la nature. Et pourtant, nous aspirons à l’unité, à l’harmonie, nous le désirons de tout notre cœur, malgré tous les échecs. Et nous pensons que cette restauration se fait à coup de compromis, que ça se réduit à une bonne entente entre copains, une simple tolérance parce qu’on ne croit plus à rien, à une coexistence pacifique en tenant tout le monde à distance. Jésus, Lui, place beaucoup plus haut l’idéal : « A plusieurs, ne faire qu’un ! » Tel est le modèle sur lequel nous avons été construits : Dieu unique en trois Personnes. Ce qui paraît à juste titre une quadrature du cercle quand on en reste au plan humain, c’est pour Lui simple comme son Etre même. Et c’est donc pour nous la condition sine qua non d’une humanité vivable : il nous est vitalement nécessaire de recourir à plus haut que nous, en s’ouvrant à l’Autre par excellence qui est Dieu. Lui, Il nous respecte tels que nous sommes, nous n’avons pas à craindre d’être envahis, méprisés, méconnus. Et pourtant, c’est souvent Lui que nous craignons le plus ! Ou sinon, notre rêve, c’est une unité facile… où tous les autres penseraient comme nous. L’union se fait alors au détriment du plus faible, celui qui ne sait pas s’imposer, qui est trop timide pour revendiquer, qui a une pauvre opinion de lui-même. Aujourd’hui, tout le monde parle de pluralisme et d’unité, mais on réduit le pluralisme à la dictature du subjectivisme et à l’individualisme forcené, et l’unité à l’uniformité. La prière de Jésus nous oriente vers le respect de l’autre : « Qu’ils aient en eux l’amour dont Tu m’as aimé. » Rien que ça ! Vous avez bien compris : l’Amour divin en nous ! C’est dans la mesure où nous saurons voir dans l’autre ce que Dieu y a mis, pour le joindre à ce qui, en nous-mêmes, vient de Lui que nous pourrons nous rapprocher de cette unité bienheureuse et respectueuse de chacun. Ouvrons-nous à l’infini de Dieu, cherchons-le partout où il se cache, et ces ferments d’unité nous rapprocheront les uns des autres. Ce n’est pas rien que de voir en l’autre le visage du Christ aimé du Père ! Qu’Il augmente notre foi et que son Esprit nous conduise à la vérité tout entière.

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7ème dimanche de Pâques B 13 mai 2018
     On a pu appeler cette émouvante prière du Christ : la prière pour ceux qui restent. Remonté dans la gloire de son Père, Il ne nous laisse pas orphelins, et nous fait la promesse de demeurer avec nous, comme il avait enjoint à ses disciples de demeurer dans son amour. L’extraordinaire densité de cette prière donne une impression paisible de plénitude, d’amour, d’unité qui ne peut laisser indifférent aucun de ses disciples. Ils Lui avaient dit juste avant dans l’évangile : « Cette fois, nous croyons ! » Il prend appui sur cette profession de foi , pour la soutenir et la porter à son terme. La prière de Jésus est toute suspendue à l’Heure décisive dans laquelle Il se trouve. Elle se déploie en trois temps qui enveloppent ses relations au Père et ensuite à ceux qui Lui ont été confiés par Lui. Première étape : Jésus présente au Père son œuvre accomplie, la Lui offre comme un cadeau qui Le glorifie. Ainsi est connu le seul vrai Dieu et Celui qu’Il a envoyé, Jésus-Christ, c’était le but de sa mission sur la terre et tout est accompli. Il y a un parfait accord entre Lui et ceux que le Père Lui a confiés, tout comme l’unité est sans faille entre le père et Lui. Deuxième étape : c’est la prière de ce dimanche. Jésus envisage son départ, qui aura pour conséquence le fait que ses disciples vont rester sans Lui. Le verbe garder exprime l’essentiel de ce qu’Il demande à son Père, les garder du monde dans lequel ils restent, mais de telle manière qu’ils soient consacrés, tout réservés à Dieu. Cette idée de consécration est propre à l’origine au vocabulaire religieux ; elle signifie une mise à part, une préférence, une exclusive qui absorbe toutes les énergies, les désirs, sans limite de temps et de forces. Dieu qui donne tout demande tout en retour, et c’est ce que Jésus a fait dans sa mission ; Il l’a fait pour eux : « pour eux, Je me sanctifie Moi-même ». C’est le Corps livré et le Sang versé jusqu’à la dernière goutte. De fait, y a-t-il une Réalité plus explicite, plus absolue et plus vraie qui nous donne l’amour de Dieu tout entier ? Le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis, dans un don sans retour et jusqu’au bout. Les disciples n’auront pas de meilleure défense que cette consécration qui les place entièrement et définitivement dans la main de Dieu. Jusque là, c’est Lui qui les a gardés ; maintenant, Il les place dans la mains du Père, Il se donne tout entier à Lui comme à leur place. Plus que jamais, cette prière est celle du passage, de la Pâque par excellence, car c’est de sa mort et de sa résurrection qu’elle tire toute son efficacité.

     Tout cela se passe dans un cadre bien précis que St Jean désigne par le mot monde (19 fois, le mot revient dans ce seul chapitre 17). L’atmosphère quasi-céleste de la prière ne saurait faire oublier la dure réalité : ce n’est pas sans combat que les dons de Dieu pénètrent dans le monde. Quand Dieu intervient dans l’histoire des hommes, Il vient avec toute sa sainteté, et ça fait du bruit ; ça fait parfois mal aussi, comme une cautérisation ou une opération pour enlever un cancer qui peut mener à la mort si on ne fait rien. Comme au buisson ardent, Il prend la défense de ceux qu’Il a choisis, Il étend sur eux sa sainteté, son inviolabilité. C’est frappant de voir à quel point Jésus définit la totalité de sa mission par ses relations avec ses disciples. Quand Il choisit quelqu’un, Il ne le laisse jamais tomber, et si le fils de perdition se perd, c’est qu’il l’a voulu contre Lui. On voit ici le Cœur humain de Jésus, avec toute la charge affective qui lie mutuellement Jésus et les siens. Il met dans leur cœur son Esprit qui leur permet de comprendre tout de l’intérieur, avec clarté, comme Lui voit tout. Pris dans cette sainteté, les disciples pourront affronter tous les périls de leur nouvelle situation. Même en restant dans le monde qui les hait, ils ont part à l’unité du Père et du Fils, comme à la plénitude inaltérable de leur joie. Ne craignons pas, petit troupeau : nous sommes au cœur des préoccupations éternelles du Fils de Dieu. Nous n’avons qu’à désirer de tout notre cœur vivre sous son regard, sans réserve et sans réticence. Avec Lui, nous sommes conduits au pied de la croix, Il nous fait participer à sa tâche continuelle d’intercession pour tous nos frères humains, en priant avec son autorité et les mots même de sa prière.

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7ème de Pâques A 28 mai 2017

A l’Heure suprême de son Passage vers le Père, le Sauveur Jésus est totalement recueilli dans sa prière. Pas de doute qu’Il ait demandé là ce qu’Il estimait le plus important. Il aurait pu prier en secret : Il prie ici de manière haute et solennelle, et cette prière demeure à jamais comme un modèle insurpassable. Un peu comme le Notre Père commence par la glorification du Nom de Dieu, il est ici beaucoup question de gloire. Parmi les hommes, la gloire, c’est le prestige, la notoriété, l’honneur qui rend envieux et le succès mérité ou fabriqué. Il y a en général beaucoup de vanité, de mensonge, d’exagération dans la gloire humaine. L’évangile est très clair envers ceux qui font ça pour se faire voir : « Ils ont déjà leur récompense ! » Alors, on peut dire avec St Philippe Néri : « Je préfère le paradis. » En Dieu, rien de tel. Dieu n’a pas besoin de se faire valoir. Son Etre est le plus plein, le plus parfait, le plus dense qui se puisse imaginer. C’est l’amour porté à l’incandescence la plus inouïe, le sommet de tout ce que nous pouvons désirer. Tout ce que Jésus est, tout ce qu’il réalise dans son incarnation vient de l’amour du Père, et ce qu’Il demande en ce moment, c’est un surcroît de puissance pour ce passage difficile de la Passion qui conduit à la Vie. Non pas pour que ce passage soit plus facile, moins douloureux, mais pour que l’on sache qu’à travers cette épreuve, c’est l’Etre même du Père qui se manifeste, son amour qui est en train de se donner. Que Dieu soit Dieu davantage dans le coeur des hommes, plus clairement reconnu pour ce qu’Il est, et donc mieux aimé en retour. Il nous semble souvent que Dieu tarde à se manifester, que ce n’est pas très brillant, ce qu’il réussit péniblement à faire en ce monde, et que le mal est au contraire très puissant et qu’il met en péril ce que veut le Maître de la vie.
Alors, la prière sacerdotale de Jésus, juste après la dernière Cène et avant Gethsemani, montre bien qu’Il sait tout cela, et sa prière se fait plus ardente et suppliante. Après avoir prié pour Lui, demandant au Père d’achever sa glorification en Lui, Il va prier maintenant pour les disciples, qui agiront en son Nom après son départ. Il faut que tous les hommes de tous les temps ne se découragent jamais dans les conflits, les épreuves, les difficultés de tout genre. Ils ont besoin de savoir que malgré son absence Il ne les abandonne pas. Nous sommes portés par sa prière jusque dans l’éternité, et chaque fois que nous y entrons, que nous la faisons nôtre, nous rapprochons le monde de son achèvement qui est en Dieu. Nous sommes donnés au Père par le Fils, soulevés par l’Esprit Saint. Nous savons que tout ce que Jésus a dit vient du Père et nous voulons y croire de tout notre coeur, en Lui demandant la grâce d’une foi plus vive et plus inébranlable. Il s’agit de connaître Dieu dans la vérité de son Etre, manifestée par son Fils bien-aimé, et cette connaissance est le prélude de la vision du ciel. C’est parce que les disciples ont connu le Père en vérité qu’ils ont accepté et gardé tout ce que Jésus leur a dit. Pour être ses témoins face au monde, ils ont besoin d’une protection toute spéciale d’En-Haut. Jésus a donc tout prévu. Son amour est précis et fidèle, nous pouvons en être sûrs. C’est là une source de paix et de confiance. Il ne s’agit pas de nos propres forces et compétences, mais de nous laisser porter par cette prière éternelle du Fils de Dieu déjà entré dans son Sacrifice. C’est ce qui nous rend capables de supporter la souffrance provoquée par cette oeuvre elle-même, comme la gloire à venir a été pour Jésus la cause de sa Passion : « Bienheureux êtes-vous, car l’Esprit de gloire, l’Esprit de Dieu repose sur vous ! » Nos luttes intérieures et extérieures sont le signe à la fois d’un désordre dont nous sommes souvent complices et d’une remise en ordre par l’Esprit-Saint. Demeurons inébranlables dans la certitude de cette aide de Dieu qui nous rend heureux sous son regard.

Pentecôte 28 mai 2023
« L’Esprit-Saint Paraclet, que le Père enverra en mon Nom vous enseignera toutes choses, Il vous conduira à la Vérité tout entière. »

A ceux qu’Il appelle non pas ses serviteurs, mais ses amis, voici que le Sauveur Jésus avait annoncé un événement inattendu. Tout est miraculeux, en fait, dans l’agir de Dieu, depuis la création à partir de rien, en passant par l’Incarnation de son Fils unique, né d’une Vierge, à la fois homme et Dieu, arrivé en pleine nuit dans une crèche, innocent condamné, ressuscité et monté aux cieux. Il est d’une telle délicatesse qu’Il annonce chaque étape à ceux qu’Il risque de surprendre : de manière discrète et calculée. Un archange s’est donc déplacé à Nazareth ; à plusieurs reprises, Il annonce aux disciples la Passion. Il leur dit qu’Il va bientôt remonter vers le Père, mais qu’Il leur enverra Celui qu’Il appelle son Esprit, un « autre Défenseur », puisqu’Il ne sera plus là, non plus une Personne de chair et d’os, limitée dans le temps et l’espace, pouvant atteindre tout au plus quelques milliers d’auditeurs, mais une Présence intime répandue dans les cœurs qui serait la réalisation des rêves des prophètes : « Voici que Dieu, le Très-Haut, répandra son Esprit sur toute chair, et tous se mettront à prophétiser et à avoir des visions ! » Le mouvement qui avait commencé lorsque le sang d’un Dieu s’est mis à couler dans des veines d’homme se poursuit du même élan dans le cœur de tous ceux qui croient que Dieu ne nous laisse jamais orphelins. Avant cet événement subit, un beau matin à 9 heures, que pouvaient en comprendre les Apôtres ? La première effusion de l’Esprit, le soir même de Pâques, avec le pouvoir de remettre les péchés, n’avait eu sur eux aucun effet repérable. Or, ce matin, les voici boutés hors du cénacle dans un tel enthousiasme qu’on les croira un peu éméchés : désormais, plus rien ne les arrêtera ! Leur parole continuera d’enflammer les cœurs de bonne volonté, jusqu’à ce que le martyre, témoignage suprême, les fasse taire ici-bas. Et alors, d’autres prendront le relais jusqu’à la fin des temps : une fois de plus, ce qui avait été annoncé de façon si invraisemblable se réalisait !

Or ce qu’ils disent est simple : c’est la vérité tout entière, simple comme Dieu, cette vérité qui est, comme dit joliment Julien Green, toujours plus humble qu’on ne le croit quand on la dit tout entière. Cette vérité, ce n’est pas une idée ou une notion, une théorie ou une idéologie, c’est une Personne, c’est Jésus Christ, dans sa mort et sa résurrection. En général, on est tenté de s’arrêter à un des 2 termes – c’est l’erreur de toutes les hérésies. Jésus seulement mort, c’est désespérant, frustrant : pas d’issue à la misère de notre condition, puisqu’Il n’est rien de plus que nous. Jésus seulement ressuscité, c’est inatteignable : il nous faudra bien mourir un jour. S’Il est homme seulement, qu’a-t-Il à nous apporter ? S’Il n’est que Dieu, Il est décidément trop loin. Alors, l’Esprit nous dit : « Prenez tout ! C’est la Vérité tout entière. » Entre les extrêmes mortifères, Il ne trouve pas un juste milieu, un compromis acceptable, Il nous permet de tout tenir à la fois : dans l’infini de Dieu se résolvent tous les paradoxes. Alors on comprend qu’Il est manifesté à la fois par l’eau et l’huile, le feu et le vent, la chaleur et la fraîcheur, tour à tour et en même temps : Celui qui unit sans opposer, distingue sans séparer nous apprend cette souplesse indispensable à la vie, une sagesse qui ne peut venir d’en bas, qui nous donne une paix que le monde sera toujours impuissant à réaliser.

Il est un peu étonnant que l’évangile de cette fête de Pentecôte mentionne à la fin l’heure du Prince de ce monde : « Voici venir Satan… », qui est le diviseur par excellence, celui qui sépare et oppose, fomente la guerre et la haine. Et pourtant, dit Jésus, malgré les apparences, il n’a plus aucun pouvoir « parce que j’aime le Père et je fais toujours sa volonté. Si vous m’aimiez, vous seriez heureux de mon départ… ». L’acceptation de cette volonté est donc aussi pour les Apôtres la pierre de touche de leur amour : ils ne peuvent prétendre aimer leur Maître s’ils Lui refusent l’intimité retrouvée au-delà de la croix. La vérité tout entière à laquelle l’Esprit-Saint les conduit, c’est cela : cette sorte d’arrachement permanent qui est comme la condition de l’amour vrai, ce qui nous fait renoncer à nous-mêmes pour trouver plus grand et plus beau, au-delà de nos étroites limites. Si je ne m’en vais pas, vous resteriez enfermés au cénacle, il n’y aurait pas eu d’Eglise et je serais mort pour rien…

Voici donc le vent qui pousse au loin les Apôtres et le feu qui embrase le monde jusqu’à la fin des temps. Nous voici après eux, embarqués dans cette incroyable aventure qui est proposée à tout homme en quête de vrai bonheur. Acceptons avec joie la vérité de la croix et de la Résurrection du fils de Dieu, et nous aurons la paix que Lui seul peut donner.

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Pentecôte 5 juin 2022
Dieu est habituellement discret. Tellement que beaucoup doutent de son existence, tout en ne réussissant pas complètement à prouver qu’Il n’existe pas. Peut-être que cet entre-deux irréductible est sa manière à Lui d’être suprême réalité ? Jésus dans l’évangile parle rarement de Dieu. Il l’est : sa manière à Lui d’en parler, Lui, le Verbe, c’est d’être là, au milieu des disciples et de tous ceux qui Le côtoient, bons ou méchants. Et surtout, Il vit en constant dialogue avec Celui qu’il appelle son Père. Il aurait pu se contenter de garder sa prière parfaitement silencieuse. Mais c’est à bien des reprises sa prière qui nous révèle qui Il est, qui est son Père.

Aujourd’hui entre en scène cette mystérieuse troisième Personne qu’il avait annoncée. Elle doit achever ce qu’Il voulait leur dire du mystère de ce Dieu trois fois Saint que son peuple avait peu à peu apprivoisé depuis que le premier couple s’était éloigné de Lui. Il avait donné à ce peuple une cohérence, une identité qui s’avèrera irréductible dans l’histoire. Mais il fallait encore une étape définitive à ce dévoilement progressif : c’est la venue de l’Emmanuel, Dieu-avec-nous, qui consacre une proximité jusque-là impensable de ce Dieu Tout-Autre. L’amour le pousse toujours plus avant dans cette intimité : c’est l’événement de la Pentecôte, au terme de ce chiffre symbolique de jours : 7x7 + 1, la perfection des perfections. Pour nous introduire à l’effusion de l’Esprit dans l’histoire humaine, la liturgie nous offre deux récits : le premier tout en feu et en tempête, dans le style des grandes théophanies de l’Ancien Testament, et l’autre de l’évangile de St Jean, tout en finesse et en douceur. Voilà de quoi éclairer la question éternelle sur Dieu. En premier, ça nous dit que les manifestations extérieures, pour impressionnantes qu’elles soient, ne sont pas l’essentiel. Elles ne seraient rien sans l’homme, sans ce qu’elles signifient à l’intérieur de son être qui est son âme. Et là aussi, c’est une vraie tempête, subite et inattendue ! Eux qui avaient abandonné leur Maître, trahi, renié, qui vivaient depuis dans la peur de l’anéantissement final, les voilà soulevés par une certitude que rien ne sera capable d’ébranler, désormais. Il est vivant, ressuscité, éternellement heureux et les invitant à l’être avec Lui. Ils le disent sur tous les tons, dans toutes les langues, et beaucoup comprennent : alors, Dieu est beaucoup moins loin qu’on craignait ! Mais où est-Il, en fait ? Pascal aimait à dire : « Il y a assez de lumière pour croire en Dieu, mais pas tellement que Dieu devienne une sorte de nécessité qui forcerait notre adhésion. » Ne nous faisons pas d’illusion : nous ne trouvons Dieu qu’en Le cherchant, d’une recherche qui ne prendra fin que losrqu’Il nous conviera à contempler son Visage. Il est Esprit, Il est un Dieu caché qui demeure volontiers au plus profond de ceux qui L’aiment. C’est là, au cœur de ceux qui L’accueillent, qu’Il se révèle le plus en conformité avec son être profond qui est éminemment discret. L’Esprit-Saint est l’Esprit d’amour du Père et du Fils, Il est essentiellement relation, c’est Lui qui « fait » la différence entre le Père et le Fils. Et c’est ainsi qu’Il prolonge cette garantie de différence qui est le propre de la création, d’une diversité infinie dans ses espèces et ses individus. Mais c’est en même temps Celui qui fait le lien harmonieux entre eux pour qu’ils forment un tout à la gloire unique de Dieu. Il nous a créés humanités différentes, dans le cœur de la Trinité ; si nous voulons bien rester en Elle, nos différences sont le lieu et l’espace du divin, cet inachèvement qui est en même temps la condition de notre véritable plénitude. Nous ne pouvons vivre et nous développer qu’en cette mutuelle dépendance, à l’opposé de toute domination sur l’autre, comme Jean-Baptiste qui diminue pour que l’Autre grandisse. Chaque fois que nous rencontrons la fragilité, en nous et en face de nous, elle nous dit quelque chose de Dieu, infiniment fragile et subtil dans son amour qui ne s’impose à personne et se propose à tous. Ainsi commence et se poursuit inlassablement depuis cette première Pentecôte une transfiguration de l’intérieur de la pauvre réalité humaine qui devient réalité divine, filiale et sainte. Mère Teresa n’a pas gommé d’un coup les bas-fonds de Calcutta ; St Maximilien Kolbe n’a pas redressé la réalité d’Auschwitz. Mais ils y ont introduit un impondérable qui fait que des moribonds meurent non plus désespérés, mais dans la joie et la paix. Quel est ce petit plus qui fait toute la différence entre un monde privé de Dieu et Dieu Lui-même, sa lumière et sa joie ? Il mendie notre accueil, juste une petite place dans notre cœur pour que le monde en soit illuminé.

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Pentecôte 23 mai 2021
La fête de ce jour plonge ses racines loin dans le temps : elle existait déjà dans l’Ancienne Alliance, comme fête des Moissons, qui sont plus précoces dans les pays du Moyen-Orient que chez nous. On y offre les prémices des récoltes, pour remercier Dieu de la nourriture qu’Il offre à son peuple. On appelle aussi cette fête : fête des Semaines, qui se célèbre une semaine de semaines, 49 jours après Pâques. Elle est aussi l’anniversaire de la première Alliance conclue au Mont Sinaï, 50 jours après la sortie d’Egypte. Pour nous, chrétiens, elle commémore le don de l’Esprit promis aux disciples, qui en sont fortifiés et s’en iront proclamer les merveilles de Dieu aux quatre vents de l’univers, représentés ce jour-là par tous les peuples qui comprennent chacun dans leur langue ce qu’ils prêchent. On pourrait dire : personne n’a semé, mais la moisson est abondante en ce premier jour de la vie de l’Eglise. Surabondance de la grâce qui est toujours comme un cadeau imprévu et immérité, qui atteint une foule de gens que rien ne prédisposait à ce don de l’Esprit.

Il y a aussi ce détail pittoresque des habitants de Jérusalem qui pensent que les apôtres ont un verre dans le nez à 9 h du matin. Les Pères des premiers siècles font le rapprochement avec la parole du Seigneur qui disait : on ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles outres : à vin nouveau, outres neuves ! Si on se demande ce qu’est ce vin nouveau, ils répondent : le Saint-Esprit, qu’il faut recevoir dans quelque chose de neuf qui est la foi en Jésus-Christ, Fils de Dieu. Oui, mais cet Esprit, n’est-Il pas présent déjà dans l’Ancien Testament, depuis le moment où il planait sur les eaux primitives ? Cependant, la venue de Jésus en ce monde est quelque chose d’absolument neuf dans l’histoire de l’humanité : Dieu qui se déplace en Personne pour que l’homme soit transformé en une créature nouvelle, divinisée ! Ce qui change les perspectives, et tout l’évangile en est témoin : jusque-là, on n’envisageait la venue du Royaume que comme un événement temporel, avec un Messie qui rendrait à Israël son éclat et sa dignité politique. Or voici que l’Esprit de Dieu fait littéralement éclater cette vision : tous les étrangers présents à Jérusalem comprennent qu’ils sont concernés au même titre que le peuple juif. L’intimité divine leur est ouverte à eux aussi : le vin nouveau est versé non dans une communauté vieillie, mais dans une famille nouvelle qui se dilatera aux dimensions du monde, s’implantera dans toutes les cultures tout en gardant son irréductible spécificité. Le christianisme n’est structurellement lié à aucune culture, ni juive, ni grecque ni romaine, et c’est le même Esprit qui sera le principe d’unité entre tous ces rejetons de l’Eglise, une, sainte et catholique. Ce qui devrait nous inviter à un petit examen de conscience : où est mon principe d’unité ? A quel esprit je puise ma cohérence, mon principe de vie ? Est-ce un esprit de consensus humain, acheté, vendu, au prix de mille concessions, voire trahisons, par des êtres sans convictions, ou plutôt l’Esprit de Pentecôte, don de Dieu non négociable parce qu’offert gratuitement à tout homme de bonne volonté, principe de vérité, de paix et de justice pour les peuples, pour l’humanité, quelque chose de plus haut que nous qui seul peut rassembler les enfants de Dieu dispersés ? Comment discerner ? La Tradition, à la suite de St Paul, énumère 12 fruits de l’Esprit : charité, joie, paix, patience, longanimité, bonté, bénignité, mansuétude, fidélité, modestie, continence, chasteté. Travailler à l’éclosion de ces fruits, c’est offrir au monde un avenir. Tenez, prenez-en un, juste un, jusqu’à demain : c’est un bon début. L’Esprit décuplera votre bonne volonté. S’il nous arrive d’être découragés face à l’ampleur de la tâche, souvenons-nous que la première moisson est advenue sans semailles, ce qui ne veut pas dire que nous n’avons rien à faire, mais que ça ne dépend pas d’abord de nous. Il y a un mot qui revient sans cesse dans la liturgie de ce jour : « Veni, viens ! » Cet Esprit que nous appelons de tous nos vœux, n’est-Il pas notre avocat, notre défenseur, notre consolateur ? Viens, Esprit-Saint, remplis le cœur de tes fidèles, allume en eux le feu de ton amour !

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Pentecôte 30 mai 2020
Nous sommes fils de la Pentecôte, nés de l’Esprit, parce que nous sommes fils de l’Eglise. On dit qu’à la confirmation, on reçoit le sceau de l’Esprit-Saint, cette marque ineffaçable qui achève le baptême, qui est ce qu’on appelle le caractère sacramentel. Ce jour est en effet comme le sceau que Dieu imprime sur toute son œuvre, qui est sa marque de fabrique, l’achèvement de tout ce qu’il a voulu depuis la création du monde, où, déjà, l’Esprit planait sur les eaux. Oui, déjà, Il était cette présence secrète et souterraine dont le vent est l’image créée, qui est là, mais dont on ne sait ni d’où Il vient, ni où Il va, cette haleine de vie qui est insufflée à l’homme de façon éminente en son âme immortelle. Cette vie dans laquelle Dieu a voulu nous faire entrer, il ne cesse de la conserver, de la restaurer, de la faire grandir et de l’embellir. L’événement impétueux, si imprévu qu’il provoque la stupéfaction et les questions des habitants de Jérusalem, est à la fois un point d’arrivée et un point de départ. Il est aux confins de l’intériorité et du visible, du manifesté : Dieu qui est par essence invisible se rend visible de multiples manières, Il nous habitue peu à peu au monde intérieur qui est le sien pour que nous puissions Le manifester à notre tour. Au fond, depuis le début, Il a toujours progressé dans le sens de l’intériorité : toute la création issue de Lui chante sa gloire. C’est pourquoi les religions naturelles divinisent volontiers le soleil, les astres, les sources, les montagnes… Les choses changent notablement quand Dieu prend l’initiative de se manifester et de parler à l’homme. Parole extérieure d’abord – Abraham ou le don de la Loi à Moyse par exemple, puis de plus en plus, parole intérieure dans le secret de la prière et le don du coeur nouveau des prophètes. La rencontre est encore plus directe avec la venue du Verbe Incarné, mais la dualité extérieure, irréductible entre les personnes, demeure entre Jésus et ceux qu’il rencontre, dont beaucoup ne Le reconnaîtront pas comme Fils de Dieu. L’étape ultime sera le don de l’Esprit, son Esprit qui est l’âme de notre âme et qui nous soulève de l’intérieur, achevant la présence des origines à son sommet le plus élevé de cette terre qui est le cœur de l’homme. Cet Esprit est à la fois Celui qui fait l’unité en Dieu et entre les êtres, Il est un feu unique, un vent qui est toujours le même, et Il s’adapte à chacun comme les langues de feu sur chaque apôtre. Il développe les dons de chacun pour le bien de tous, comme dit St Paul dans l’hymne à la charité de la 1ère au Corinthiens. Tous les peuples présents à la Pentecôte entendent le même discours et le comprennent chacun dans leur langue, prélude à la catholicité de l’Eglise qui s’incarnera dans toutes les cultures tout en demeurant elle-même.

Cet équilibre est peut-être à la fois l’effet le plus étonnant et le plus difficile à réaliser dans le concret de nos existences de croyants. Car les particularités glissent facilement aux particularismes. On l’a constaté depuis la pandémie : le mondialisme triomphant en a pris un coup, réveillant sans crier gare les frontières nationales subitement redevenues étanches, cantonnant chacun dans un chacun-pour-soi qui ne garde qu’un seul et unique commandement : « Sauve ta peau ! », comme me le disait un prêtre missionnaire. L’histoire ne manque pas d’exemples qui ont voulu rassembler les peuples dans une unité artificielle fondée sur l’intérêt et le prestige passager de civilisations brillantes. Toutes ont fini en tours de Babel, et souvent dans le sang et les larmes. La fête de ce jour nous propose une unité fondée par Dieu Lui-même et son amour unique qui anime de l’intérieur chaque individu qui devient une personne croyante et agissante en son Nom. C’est ce que St Paul veut dire en prenant la comparaison du corps, dont l’âme est le principe vital. Nous sommes à la fois corps charnel et spirituel, et il est urgent que l’intériorité ait le pas sur tout le reste. Que l’Esprit de Dieu nous envahisse à nouveau, laissons le Christ souffler sur nous, nous donner sa paix et faire grandir en nous son amour qui renouvelle la face de la terre.

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Pentecôte C 9 juin 2019
     Aujourd’hui s’achève la Révélation : tout ce que Dieu a voulu nous faire comprendre de Lui-même, tout ce qu’Il a fait pour corriger le mal et le faux qu’on peut penser de Lui, à cause de la faiblesse et de l’obscurcissement de notre esprit grevé par le péché. 50 jours après Pâques, ça veut dire 7x7+1 : la perfection des perfections + un petit quelque chose qui est la différence entre le fini et l’infini, comme 8 est le chiffre de l’éternité : les 7 jours de la création + 1, ce qui a donné la forme des baptistères, à 8 côtés, car le baptême, c’est l’entrée dans l’éternité de Dieu.

       Il y a un peu plus d’un siècle, on avait demandé à 277 savants s’ils pensaient que Dieu existe. Les réponses étaient assez exactement partagées : la moitié disaient qu’Il n’existe pas, et l’autre qu’ils étaient convaincus qu’Il est bien réel. Or, ils étaient tous aussi intelligents les uns que les autres. Ce qui veut dire : Dieu ne s’impose pas, il est infiniment discret, et Il ne se révèle pas en priorité à l’intelligence. C’est vrai : l’univers visible, infiniment grand, semble bien n’être pas le fruit du hasard. Il était là avant que la main de l’homme ne l’abîme, il semble postuler une intelligence supérieure et un amour créateur qui lui préexistent. Mais Dieu n’éclate pas aux regards, Il ne se manifeste qu’à ceux qui L’aiment. Il nous mène plus loin que notre raison, pourtant précieuse et utile. Il nous prend par la main, si nous voulons bien, pour donner un sens à notre vie, qui fait partie de cet univers qu’Il a voulu gratuitement et par amour. Après le Père, Créateur de toutes choses, après le Fils qui est entré dans notre histoire, voici l’Esprit invisible et ténu, qui commence en tornade et en feu, mais ensuite investit les cœurs des croyants pour les mener à leur fin dernière : le bonheur du ciel. Car les signes extérieurs signalés par St Luc ne sont là que pour dire la transformation intérieure des apôtres et de leurs auditeurs. 50 jours avant, ils avaient trahi, renié, abandonné Jésus et son Père. Et les voilà soulevés par une certitude : oui, Dieu existe, oui, son Fils est vivant à jamais, oui, Dieu continue ses merveilles, et le feu qui les brûle leur donne une langue nouvelle pour le dire. Mais ce Dieu qui n’est qu’amour ne force pas les libertés : « Il y a assez de lumière pour croire en Dieu, disait Pascal, mais pas tellement pour que Dieu devienne une nécessité qui force notre adhésion. » L’Esprit est comme le vent : « Tu ne sais ni d’où il vient ni où il va » disait Jésus à Nicodème. Dieu sera toujours caché, Esprit, invisible aux yeux, Il demeure au plus profond de ceux qui L’aiment. La Pentecôte habituelle, c’est un effusion intime de Dieu en Lui-même : Il n’est pas évident au sens habituel du terme. Mais Jésus n’a jamais dit ça, et, de fait, beaucoup ne L’ont pas reconnu. Seul le bien-aimé est présent au cœur de sa fiancée, même quand il n’est pas là, à côté d’elle. C’est l’expérience précieuse des fiançailles : « Tu es pour moi beaucoup plus que ton corps, et mon amour est plus profond que les sensations de mon épiderme. » Jésus disait aussi : « Si quelqu’un m’aime, il restera fidèle à ma parole. » Dans l’évangile, nous voyons bien que Jésus n’a jamais cherché à triomphé de ses adversaires. Il n’a été reconnu que par quelques intimes : « Si quelqu’un m’aime… » Nous, nous aurions peut-être voulu qu’Il aille se présenter aux grands-prêtres, à Pilate, à Hérode pour démontrer qu’Il avait raison, pour prouver sa résurrection : non, Dieu ne fait pas dans le show-business, la pub tapageuse des médias, c’est vraiment pas son genre, et ça devrait nous rendre très circonspects quand nous sentons que même dans l’Eglise, on ne résiste pas toujours à cette pente… Il ne cherche pas à nous avoir, à nous forcer la main. N’attendons pas de grandes pentecôtes où Il convertirait toute l’humanité d’un seul coup. Mais Il nous poursuit dans les douces effusions de l’Esprit et la brise légère qui est la marque de sa présence. Il nous enseigne tout quand nous L’écoutons ouvrir pour nous le livre de la vie. Soyons attentifs à ces petites et bonnes inclinations qu’Il sème dans nos journées et qui tissent avec Lui une relation d’amour vrai qui ne se paie pas de mots. Alors nous serons en Lui un peuple de prophètes.

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Pentecôte 2017- 4 juin
Depuis l’Esprit de Dieu qui planait sur les eaux des origines, Il était présent à toute la création et d’une manière toute spéciale dans le coeur humain modelé par son souffle, selon le récit de la Genèse. Aujourd’hui, après la mort, la résurrection et l’ascension du Fils de Dieu, s’ouvre le temps de l’Eglise, dont l’Esprit-Saint sera l’âme jusqu’à la fin des temps. Avec Lui, nous entrons dans le plus secret du coeur de Dieu : « Tu ne sais ni d’où Il vient ni ou Il va » avait dit Jésus à Nicodème en parlant de Lui. Dans les textes que la liturgie nous propose, Il agit en deux directions opposées, en apparence, qui nous disent quelque chose de la plénitude divine capable de réunir les contraires : Il restaure l’unité perdue par le péché, renforce l’unité intérieure de chaque croyant et de l’Eglise tout entière, d’une part ; et d’autre part, Il est le principe de son expansion missionnaire. Il est Celui qui nous conduit à la vérité tout entière et Celui qui est l’amour substantiel du Père et du Fils. Il réchauffe et rafraîchit, endurcit et assouplit, pousse au labeur et au repos. Tous les effets de sa présence invisible et active sont décrits ainsi de manière contrastée et complémentaire. On ne peut pas concevoir de Lui un visage, mais sa force ne peut être ignorée de qui a la foi : nous ne pourrions pas dire le premier mot du Notre Père s’Il ne nous le mettait sur les lèvres. La vérité de Dieu nous serait à jamais inaccessible s’Il ne mettait en notre âme la lumière de la foi. Nous ne ferions pas un pas en direction du ciel s’Il ne nous accompagnait pas de la petite soeur espérance. Nous n’aurions au coeur aucun amour vrai s’Il ne versait en nous sa charité. Tout ce que nous pouvons concevoir et réaliser de bon et de noble dans notre vie, Il en est l’inspirateur et la racine.
La sagesse de Dieu a voulu des signes pour manifester aux apôtres et à la première communauté chrétienne de Jérusalem pour qu’on ne s’y trompe pas : un signe veut toujours dire quelque chose, il nous mène à l’invisible. Il y a d’abord cette tempête, ce vent inhabituel, cette irruption à la fois subtile et puissante de Dieu dans ces vies en attente. C’est ainsi qu’agit l’amour divin : il est à la fois ce qu’il y a de plus tendre, de plus comblant et en même temps, il est fort comme la mort, dit le Cantique. Et puis le bruit : pas moyen de l’ignorer si on a des oreilles en bon état, et encore le feu : après l’auditif, le visuel. Là, Il ne détruit pas, Il éclaire et donne la vie, Il purifie et rend les corps incandescents. L’amour unit et sépare à la fois, il sera le principe du jugement. Les purifications les plus profondes et les plus exigeantes proviennent de l’amour et de ses exigences : il est jaloux, comme dit l’Ecriture, et ne tolère aucun partage. L’amour mutuel du Père et du Fils qu’est l’Esprit Saint ne peut être communiqué en plénitude que dans un coeur virginal qui veut L’aimer et le recevoir. Et là nous comprenons que la Pentecôte est l’achèvement du Mystère pascal : jusque là, Jésus s’était révélé de plus en plus à ses disciples. Il était la lumière, et cette lumière se reçoit avec bonne volonté, cela suffit : il suffit de ne pas y mettre d’obstacle, ce serait l’orgueil, surtout. Pour recevoir l’amour en plénitude, il faut que la lumière ait dissipé les ténèbres, repoussé les obstacles, mais il faut surtout déjà aimer et désirer : l’humilité ne suffit pas, en quelque sorte. Et cet amour transperce les coeurs qui écoutent les apôtres ce matin là, le feu se répand et culbute les barrières de langue et de culture. Mais le plus profond, c’est dans l’âme de la Vierge qu’il s’accomplit, parce qu’Elle est la plus pure, la plus humble et la plus pauvre. Il peut susciter en Elle, sans obstacle, des abîmes de silence plénier, Elle est le mystère de l’Eglise à l’état pur qui ne cessera au long des siècles de déborder sur toutes les âmes assoiffées. C’est à partir de cette source la plus secrète que peut se rétablir l’équilibre d’un monde menacé. C’est pour nous une exigence nouvelle de vie contemplative, toute cachée, réservée à Dieu en premier. C’est la communication de l’amour divin dans ce qu’il a de plus Lui-même, de plus intime et de plus personnel. Et c’est cela en premier, cette communauté des apôtres qui est là pour cacher ce mystère : extérieurement, elle n’est qu’un groupe de pauvres gens qui prient et vivent ensemble. Ici, la foi atteint son ultime exigence, en extension et en intensité. Croire à l’amour, c’est l’épreuve suprême de la foi, car pour nous l’amour est objet d’expérience, tandis que la parole peut être objet de foi. Dieu seul peut exiger cet acte de foi : ainsi nous reconnaissons plus profondéement les droits suprêmes de Dieu dans l’ordre de l’amour, et c’est ainsi que nous entrons mieux dans son mystère. Que son Esprit nous y conduise toujours davantage afin qu’en toutes choses Il soit glorifié.