Homélies des Mémoires, des Fêtes et des Solennités

26 janvier 2024 Saints Fondateurs de Cîteaux
A un siècle et demi d’écart, deux fondations bourguignonnes vont coloniser le mouvement monastique d’Occident pour de longs siècles. Cluny et Cîteaux incarnent la recherche de Dieu sous nos latitudes en témoignant de la vitalité de la Règle de notre Père St Benoît, que Charlemagne avait voulu comme l’élément centralisateur unique des moines de son empire. L’inspiration qui les a fait naître apparaît après coup comme passablement antinomique : les deux, pourtant, se voulaient fidèles au patriarche des moines et à son équilibre spirituel. On peut se demander d’où vient cette différence de réalisation ? Pas de la source qui est la même, mais des circonstances historiques et du contexte économique et social qui les a vu naître à une époque charnière qui chevauche l’an mille.

Cluny voit le jour après la floraison carolingienne qui est alors sur son déclin. Il doit sa fortune à la féodalité triomphante qui se met en place à la faveur de l’éclatement de l’empire de Charlemagne. Cluny sera inséré de très près dans la société de son temps, ce qui sera à la fois sa force et sa faiblesse : les rois et les seigneurs auront à cœur de multiplier les fondations, le privilège de l’exemption s’efforçant de les dégager de liens qui mettaient en péril la pureté de l’observance. Le système économique essentiellement rural et paysan nécessitait de grands domaines et un personnel nombreux pour permettre à ces aristocrates de la vie contemplative de remplir leur tâche de louange et de service divin, comme le pilier le plus fondamental de la trilogie médiévale (clercs, seigneurs et paysans). La spécialisation liturgique et toute la culture qu’elle nécessitait détachera ces moines à la fois du siècle et du travail servile. Mais ce n’était pas sans contrepartie subtile : trop bien insérés dans le contexte social, les clunisiens étaient exposés à en subir les attraits et les servitudes.

Cîteaux sera la réaction de santé face à cette dépendance qui finissait par grever l’essence même de la prière et de la pure recherche de Dieu. Jusque dans l’architecture, le chant, les observances, on ne concédera à la vie concrète que le minimum exigé par la nature humaine. Il en résultera une mystique flamboyante, désencombrée de tout ce qui pourrait distraire de Dieu seul. A l’heure où l’économie se transformait, où le commerce remplaçait la charrue, où le numéraire prenait de plus en plus d’importance, les cisterciens veulent cultiver eux-mêmes les terres qu’on leur concède. Ils développent les techniques, sont pionniers dans nombre de domaines d’artisanat, vivent en autarcie, selon le principe bénédictin, refusant le plus possible tout lien avec le siècle qui les aurait aliénés de leur vocation. Si l’on veut un exemple lumineux de ce qu’ils ont voulu, il suffit d’admirer leurs églises et leurs monastères, d’un style épuré à l’extrême, d’une acoustique incomparable, qui sont une image parfaite du paradisus claustralis médiéval. Le déclin inévitable à toute réalisation humaine n’empêchera pas des résurrections régulières qui sauront préserver cet héritage de pureté et de prière éminemment simple qui continue de séduire les âmes qui ont soif de la vraie vie. Que les écrits de ces premiers pères de Cîteaux nous aident à revenir toujours à cette source intarissable et bienfaisante, comme le cœur de l’Eglise qui peut ainsi rencontrer encore son Dieu.

...

26 janvier 2023 Saints Fondateurs de Cîteaux

Nos saints Pères Fondateurs font partie de ceux qui ont pris au sérieux les paroles de l’Évangile. Ce n’était pas pour eux une parole en l’air qu’on écoute puis qu’on oublie aussitôt mais vraiment un message du Seigneur qui s’adressait personnellement à eux pour leur permettre d’avancer sur le chemin de conversion qu’ils avaient choisi à la suite de notre Père saint Benoît.

Si nous nous voulons aujourd’hui héritiers de ces hommes de Dieu, il nous faut, à leur exemple, prendre l’Évangile au sérieux, c’est-à-dire reconnaitre que cette Parole s’adresse vraiment à nous et qu’elle vise à nous convertir en profondeur.

Nous ne sommes pas d’abord héritiers de nos Pères parce que nous imitons, plus ou moins fidèlement, leurs manières de vivre mais parce que, comme eux, nous croyons que la Parole de Dieu nous engage à, changer de vie et à nous unir toujours plus intimement à celui qui nous appelle, nous cherche et veut nous rencontrer.

Ce propos de conversion est à l’origine de la fondation de Cîteaux et il est à l’origine de chacune de nos vocations. Cependant, il peut s’affadir et même disparaitre, si nous n’y veillons pas avec soin. Nous sommes les êtres d’un instant et durer dans une attitude parfois difficile ne nous est jamais naturel.

Pour nous y aider, nos Pères ont établi ce mode de vie que nous tâchons de suivre avec plus ou moins de succès et d’enthousiasme. Mais une chose est certaine : sans ce mode de vie, même vécu pauvrement, nous ne pourrions pas répondre à l’appel de Dieu, car Dieu nous a appelés à le suivre ainsi parce qu’il savait, mieux que nous ne le savons nous-mêmes, combien nous avions besoin de tout cet ensemble de pratiques concrètes, pour donner effectivement corps à notre intention de nous convertir.

Dieu, qui nous a donné la grâce de l’appel, nous fait aussi la grâce de la réponse. C’est donc comme enveloppés dans cette grâce, que nous parcourons le chemin de la vie. Pour y être fidèles, nous devons, à chaque pas, avoir le réflexe salutaire de demander à Dieu son appui et de le remercier de nous le donner toujours.

Saisissons donc l’occasion de cette fête pour choisir encore une fois le mode de vie que nos pères ont établi, pour choisir d’y persévérer malgré nos faiblesses, pour choisir de trouver en lui notre joie et notre paix.

Fille-Dieu 26 01 23, Homélie de Père Patrick Olive, abbé émérite de Sept-Fons

...

26 janvier 2022 Saints Fondateurs de Cîteaux
Les trois hautes figures de moines que nous fêtons ensemble témoignent d’un idéal commun dont nous nous efforçons de vivre encore aujourd’hui. Ils sont pourtant assez contrastés dans leur personnalité et leur action : St Robert est pour ainsi dire le Jean-Baptiste de l’épopée cistercienne. Initiateur d’un renouveau fécond du charisme bénédictin, il reste sur le seuil des réalisations concrètes et sera immolé dans cet idéal, puisqu’il finira sa vie sous l’habit noir des clunisiens par injonction pontificale. Son projet était clair dès le début, mais il dut se contenter d’aller-et-retours entre la racine clunisienne qui était l’unique formule en Occident depuis Charlemagne au moins et les rejetons bientôt prolifiques qui allaient le concurrencer sérieusement. St Albéric, son prieur, qui le remplace quand il doit s’éloigner, se situe strictement dans son sillage, on pourrait dire sans originalité propre : c’est un bon moine, soucieux de poursuivre à la lettre l’oeuvre commencée sans dévier. Il revient à un anglais d’origine de donner une structure juridique à ce qui deviendra un ordre, alors que jusque-là on ne connaissait que des maisons autonomes liées seulement par la pratique d’une même Règle.

Au départ, il n’y avait rien d’autre que le désir de revenir à l’inspiration de cette Règle. Non pas qu’on l’ait abandonnée: il y avait beaucoup de bons et fervents monastères de moines noirs. Mais les siècles avaient développé pas mal d’observances issues du tronc qui l’enserraient étroitement et le recouvraient parfois au point d’en altérer la forme et la couleur. Ainsi le principe du travail manuel : « Ils vivront du travail de leurs mains. » Or, dans la conception médiévale de la société, ce tiers-état qu’était le clergé était essentiellement voué à la louange divine et au ministère auprès des âmes. Il était donc dispensé des obligations militaires et du travail servile, ayant mieux à faire. Même si on continuera, à Cîteaux, et pas seulement pour les besoins des communautés, à ordonner des prêtres et des ministres sacrés, on les distinguera nettement du clergé séculier, en donnant au sacerdoce monastique une dimension intérieure et même mystique pour tout le corps de l’Eglise, mais sans apostolat direct, dans le respect d’une vie exclusivement contemplative. La dimension de pauvreté ne sera qu’une conséquence de ce choix radical : on ne concède au moine que le strict nécessaire à sa vie de prière et de louange, en refusant tous les avantages que le clergé avait accumulé en vertu de sa tâche sociale. Ce qui renforce aussi la solitude et la clôture, conditions indispensables, selon la pensée même de St Benoît, à la poursuite de l’idéal contemplatif. C’est donc une cascade de conséquences qui se met en place dans la redécouverte du projet bénédictin, et il en sortira une synthèse assez originale pour se distinguer nettement de sa première mise en œuvre qui aura duré un peu plus d’un demi-millénaire. St Robert gardera de son intuition première un goût pour la vie érémitique - c’étaient les ermites de la forêt de Collan qui lui avaient été confiés par le Pape qui avait abouti à la fondation de Molesmes. Cependant, à la différence d’autres essais de réforme qui aboutissaient à un retour pur et simple à l’observance antérieure, dans la ferveur mais sans rien y changer, ou au contraire, à un compromis entre vie érémitique et cénobitique, comme la Chartreuse ou Camaldoli, Cîteaux fait vivre les ermites en communauté intégrale, dirait-on. D’où le silence très strict, nécessaire plus qu’en Chartreuse, par exemple, parce qu’on est tout le temps ensemble et non pas chacun dans sa maisonnette. D’où aussi une liturgie très épurée – la Règle, et rien de plus, parce qu’on ne peut faire moins si on veut être des moines, même avec le travail qui vient en second comme facteur d’équilibre et service de la communauté. Et enfin aussi, le système des visites et des chapitres généraux qui garantira longtemps la poursuite efficace d’un idéal commun garanti par l’observance unifiée.

La preuve la plus éclatante de la réussite d’une telle réforme, ce n’est pas tant l’afflux des vocations et la multiplication des fondations, fulgurantes, en effet. C’est l’éclosion d’une mystique dans la ligne de l’amour augustinien, engendrant une piété très individuelle -érémitique, encore une fois- qui est comme l’annonce de ce courant qui traversera le Moyen-Age suivant, qu’on appelle la devotio moderna. Nourrie de la lectio divina, de la liturgie et des Pères, cette réflexion cordiale n’a pas pris une ride pour peu qu’on fasse l’effort d’y entrer. Que Dieu nous remette sur la voie d’une telle redécouverte, dans la ligne fidèle de tels devanciers.

...

26 janvier 2021 Saints Fondateurs de Cîteaux
Dans le silence de la neige et de l’hiver, nous fêtons dans la joie nos Saints Fondateurs, comme une invitation à l’intériorité et au silence, à l’écoute du cœur et à l’obéissance à la réalité où Dieu nous a placés.
S’il y a une spiritualité monastique, bénédictine et même cistercienne, elle ne peut être fondamentalement autre que celle de l’évangile et de la foi chrétienne. Pour les disciples du Christ, il n’y a qu’un seul commandement, celui de la charité. Simplement, le moine met dans sa vie un ordre de préséance, d’urgence : où l’amour doit-il s’exercer en premier, sinon en Dieu, et où trouverait-il mieux à se mettre en oeuvre sinon dans la prière ? Ce que disaient les premiers moines en Orient. St Benoît reprend cette invitation en la corrigeant légèrement : « Ne rien préférer à l’Oeuvre de Dieu. » C’est que la charité multiforme n’est pas n’importe quel amour, mais un amour vraiment divin. Faut-il donc s’étonner qu’un groupe de chrétiens, s’efforçant de vivre ensemble en bonne entente, éprouve le besoin de chanter en commun sa joie d’être avec Dieu ? Or, cette œuvre n’est pas la seule capable de rendre à Dieu amour pour amour : cela aussi, dès les origines, les moines le savaient. Chaque famille monastique répartira avec une infinité de nuances cet équilibre subtil qui fait vivre en paix sous le regard de Dieu. Nos Saints Fondateurs n’avaient aucune prétention de fonder ce qu’on appellerait de nos jours une communauté nouvelle, même si leur première maison sera vite appelée le Nouveau Monastère -plutôt par d’autres qu’eux, d’ailleurs. Comment qualifier leur œuvre ? D’abord en constatant qu’elle a perduré à travers les siècles et n’a connu de variations qu’entre périodes ferventes et d’autres qui l’étaient moins. Demeure depuis le début l’exclusivité contemplative. Nulle recherche d’efficacité, aucun ministère extérieur, ce qui est encore plus évident chez les moniales. Tout est tourné vers l’intérieur, et le dépouillement de l’extérieur ne sert qu’à ce renforcement. C’est là le luxe pour Dieu des cisterciens que leurs prédécesseurs plaçaient dans la solennité liturgique surtout. Un luxe qui engendra une mystique caractéristique qui connut son âge d’or auquel on reviendra fidèlement dans la suite, avec ses grands noms, ses images, ses expressions favorites. En complément, une vie de travail qui fit école sans l’avoir voulu jusque dans la société civile : les forges de nos monastères, par exemple ont développé des techniques de pointe, et en architecture, l’esthétique née de la sobriété d’ornementation, d’une pureté lumineuse et insurpassable par certains côtés, a donné un style original impossible à plagier.

Le Concile Vatican II invitait les Ordres religieux à revenir au charisme des fondateurs. Il serait sans doute assez prétentieux de croire, en voyant fermer tant de monastères ces dernières années, qu’on soit parvenu à un vrai renouveau. Certes, on a pas mal élagué, lutté contre des excès vrais ou supposés, pensé que tout changement était du fait même un progrès. Le contexte historique qui est le nôtre est évidemment assez éloigné de celui de St Robert et de ses successeurs. Nous ne nous trompons pas en désirant imprégner de foi et de vie intérieure les moindres de nos observances, afin que la simplicité ne soit pas misère, que l’austérité n’empêche pas la joie paisible, que la technique toute-puissante ne submerge pas la vie elle-même en toutes ses dimensions, telle qu’elle est voulue par le Créateur et dans une nature humaine qui n’a pas fondamentalement changé. Que tous les saints moines qui nous ont précédés intercèdent pour que l’arbre monastique continue d’être ce point de référence précieux et indispensable pour tant de chrétiens en quête de sens et de stabilité, et qu’il soit silencieusement un indice de la Jérusalem céleste qui nous attend au terme de notre pèlerinage ici-bas.

...

26 janvier 2020 Dimanche Saints Fondateurs de Cîteaux
Il y a bien des similitudes à tirer entre l’époque où St Robert fonde le Nouveau Monastère et la nôtre, qui voit en Occident le déclin de beaucoup d’abbayes jusque-là prospères. En effet, le passage d’un millénaire à l’autre n’est pas qu’une question de date arbitraire, mais aussi de changements plus profonds qui ont forcément une influence proportionnelle sur le monde de la foi et sur l’Eglise. Après l’an mil, l’Occident connaît un accroissement de population et une ère de relative prospérité, surtout après le Xème siècle que l’on a appelé le siècle de fer. En parallèle, il y a tout un bouillonnement spirituel intense et un foisonnement de mouvements religieux, de courants mystiques et de fondations nouvelles. La société féodale triomphante sera bientôt mise à l’épreuve du développement des villes, qui entraîne un bouleversement social important avec l’accroissement du commerce et des révolutions agricoles. Les âmes éprises de Dieu réagissent en se retirant au désert et en vivant dans une stricte pauvreté, en marge des grandes abbayes bien établies dans le paysage féodal, et même trop dépendantes de lui au jugement de beaucoup. Mais s’il s’agit là d’un mouvement de contestation, l’originalité de Cîteaux sera de se voir comme un point de départ face au monachisme antérieur, florissant au demeurant, tout en lui devant beaucoup. Son principe est simple : la Règle de St Benoît, rien que la Règle, oui, bêtement la Règle de St Benoît, comme dira P. Jérôme quelques siècles plus tard. A vrai dire, depuis Charlemagne, tous les moines en Occident sont bénédictins, et St Robert réunit d’abord à Molesme un groupe d’ermites qu’il dote d’un idéal commun de vie cénobitique. Mais les pionniers sont bientôt rattrapés par l’envahissement du monde et la nécessité d’une coupure plus radicale les pousse à partir à nouveau. Le 21 mars 1098, ils s’installent avec la permission du Légat Pontifical dans une clairière marécageuse où poussent en abondance des roseaux, cistels : Cîteaux est né. Mais les moines de Molesme, orphelins, obtiennent du même légat le retour de leur abbé, qui obéit. Le prieur Albéric lui succède. C’est lui qui assoit la situation juridique, en obtenant du Pape Pascal II la bulle Desiderium, qui place la communauté sous la protection directe du Pontife Romain ; il rédige les Statuts primitifs qui règlent la vie des moines et des convers et la fondation de nouvelles filiales ; il fixe la liturgie en tranchant dans l’épaisseur de l’office clunisien. Saint Etienne Harding, son successeur, mène à bonne fin toute cette organisation et rédige la Carta caritatis, dont nous avons fêté l’an passé le 900ème anniversaire, qui unit les maisons issues des 4 abbayes-mères par des liens à la fois solides et souples, une première dans l’histoire monastique. Tout cela vaudra à l’Ordre naissant une cohérence d’idéal et une ferveur qui se maintiendront longtemps, dans la simplicité pour l’Office divin, l’architecture, le travail, l’habillement et la nourriture, pour favoriser l’esprit de recueillement et de pénitence et mériter aux moines le nom de solitaires. Ainsi seront évités plusieurs inconvénients antérieurs : les monastères sont à la fois moins isolés et moins centralisés, les affaires administratives ne s’accumulent plus sur la tête d’un seul chef, mais sont traitées sur place par échelons ; il y a une réelle autonomie des maisons, compensée par une unité d’observance ; la dispersion des clunisiens en petites communautés rendait difficile la menée ensemble d’une vie conventuelle digne et l’exploitation des domaines : à mener deux vies de front, ils ne sont ni d’excellents moines ni de bons fermiers. L’institution des convers et des granges, normalement éloignées d’une journée de marche au plus de l’abbaye, permet la maintenance de communautés nombreuses, dont beaucoup ont perduré jusqu’à ce jour, à travers les bouleversements de l’histoire.

Nous sommes nous aussi à un tournant de civilisation. Et il est déjà prévisible que nous serons amenés tantôt à des austérités que l’on croyait impossibles jusqu’ici. Nul doute que les monastères et peut-être de nouvelles fondations auront encore beaucoup à dire au monde en termes de primat du spirituel, de solidarité, de sobriété et de sens de la vie. L’Esprit de Dieu a toujours suscité des réponses aux difficultés de chaque époque, en appelant des âmes généreuses à suivre le Christ de manière radicale et féconde. Prions pour que beaucoup entendent cette voix qui pousse à réaliser des portions de la Jérusalem céleste ici-bas.

,,,

26 janvier 2019 Saints Fondateurs de Cîteaux
Les années qui ont suivi l’an 1000 en Occident ont connu un intense bouillonnement spirituel. Le Saint Pape Grégoire VII, le Pape de Canossa, s’inscrit dans ce désir. Moine lui-même, il encourage un esprit de réforme partout où il germe, si bien que l’on désignera ce mouvement sous le nom de Réforme Grégorienne. Alors que des hérétiques préconisent la rupture avec l’Eglise, il se situe dans une réflexion sur les origines chrétiennes et l’évangile pris au pied de la lettre. Les moines se tournent le plus souvent vers des exemples plus proches : les Pères du Désert, St Benoît ou St Augustin. Mais qu’est-ce qui va distinguer Cîteaux des autres tentatives de réforme et faire que cette entreprise qui connut des débuts si difficiles connaîtra en un second temps un succès inégalé ? St Robert était abbé bénédictin ; il connaissait les forces et les faiblesses du système clunisien qui lui avait donné les bases d’un Règle vécue et aimée. Mais chaque fois qu’il avait voulu y revenir sans compromis, il se retrouvait prisonnier du contexte qu’il avait voulu fuir : les donations affluaient, la communauté s’accroissait, des dépendances naissaient et prospéraient. Toute une hiérarchie de contingences terrestres et adventices prenaient le pas sur la vie monastique elle-même. Alors, il se met sous la protection du légat du Pape, Hugues de Die, archevêque de Lyon, et il se retire en un lieu que personne ne convoite, donné par le duc Eudes de Bourgogne, probablement heureux de s’en débarrasser. Les deux abbatiats qui se succèdent après son retour à Molesmes qui le réclame connaissent les pires avanies, jusqu’à l’arrivée de St Bernard et de ses 30 compagnons. Lui, le système, il connaît ; et il a l’énergie d’un jeune noble épris de Dieu, rejetant tout accomodement avec le monde féodal dont il est issu. Pourtant, ce sont les 3 fondateurs qui, pataugeant dans leurs difficultés, ont rendu possible cette floraison totalement inespérée au plan humain. Ainsi en va-t-il toujours, au fond, dans l’histoire chrétienne : « Si le grain ne meurt… » Et ils commencent par réformer la vie très concrète, renonçant à toute une liste de facilités que les siècles avaient concédé aux moines, avec une précision méticuleuse à propos de la nourriture, du vêtement, de l’observance, de la fortune collective, et surtout de tout ce qui pouvait induire une dépendance du monde séculier. Ce faisant, ils ont eu sans le savoir une longueur d’avance sur leurs frères noirs, engoncés dans le système féodal au point de s’en remettre avec peine lors du grand chambardement agricole, social et financier qui commence au XIème siècle. Les moines sont souvent des prophètes, mais c’est sans le savoir sur le moment ! On pourrait imaginer que la pratique littérale de la Règle ne peut que conduire à s’opposer à son esprit. Or, c’est le contraire qui est vrai : cette humble fidélité crée un esprit, parce que tout est ramené à sa fin essentielle qui est la recherche de Dieu. A quoi sert un moine ? A rien, c’est évident, et c’est même sa première fonction sociale de ne servir à rien. Pour que Dieu soit tout. On commence par être détaché du monde pour l’être effectivement dans son cœur. Par-delà St Benoît, d’ailleurs, les premeirs cisterciens ont plongé dans l’héritage du monachisme primitif, les détachant du même coup d’un héritage trop proche et trop contraignant. Ce n’est pas un retour aux sources rêvé et reconstruit artificiellement, mais une simplification extrême : la Règle elle-même, prise à la lettre, n’est pas un absolu, dans l’esprit de St Benoît lui-même. Il ne s’agit pas d’archaïsme, mais de pureté et d’authenticité. Dans tous les domaines, Cîteaux écarte tout ce qui alourdit et abâtardit sous prétexte d’enrichir. La Charte de Charité précisera tout cela avec un équilibre qui ne se démentira jamais.

     En terminant cette année de notre 750ème nous nous trouvons nous aussi à un tournant non seulement de civilisation, mais de renouveau pas toujours évident à première vue. Dieu nous prend souvent au mot, beaucoup plus que nous le croyons sur le moment. Il a dit à nos Pères : « Vous voulez la pureté de la Règle, très bien ? Une vie monastique authentique, magnifique ! Moi je vais vous montrer ce que je veux : une espérance pure, une foi sans détour. Moyennant quoi, vous déboucherez dans une charité authentique. » Eux non plus ne voyaient rien venir. Ils sont demeurés dans la joie de servir et de chercher Dieu. Ils ont été jusqu’à nous source de vie intérieure et de renouvellement dans la fidélité à la tradition monastique plus vaste qu’eux et que nous. Que Dieu nous garde heureux sous son regard, sachant qu’Il dispose tout pour notre bien et le salut de beaucoup d’autres.

***

26 janvier 2018 Saints Fondateurs de Cîteaux
Saints Fondateurs de Cîteaux     Qu’y avait-il de réellement nouveau dans ce monastère issu du grand tronc clunisien ? La Règle était la même, le cadre et l’Office divin qu’elle décrit, également. On ne concevait pas à l’époque de moine qui ne fût pas bénédictin : ainsi l’avait voulu Charlemagne depuis 3 siècles, et le monde monastique était tout entier pétri par la sagesse du patriarche des moines d’Occident, comme St Basile régnait sur ceux d’Orient. Pourtant, dès le début, le départ de St Robert de son abbaye de Molesmes et son désir de réforme ont été perçus comme un reproche, comme si jusque-là, il n’y avait pas eu de vrai, d’authentique bénédictin. Puisqu’on voulait rester cénobitique, les exigences de pauvreté, de simplicité, de solitude ne pouvaient que souligner, jusque dans le détail de l’observance, les oppositions avec ce qui précédait et continuait d’exister en parallèle.

    Cîteaux, d’emblée, se présente comme un retour aux sources : puritas Regulae, la Règle, toute la Règle, oui, bêtement, rien que la Règle de St Benoît, dira P. Jérôme. Et pour cela, refus des liens trop étroits avec le monde, qui tend toujours à imposer sa philosophie et ses manières de vivre. Refus de tous les liens qui sont autant de servitudes qui peuvent éloigner de la recherche de Dieu : plus de dîmes, de bénéfices, et si des seigneurs fondent une abbaye pour assurer le salut de leur âme, ils iront tenir leur cour ailleurs. Clôture stricte, juste une chapelle à l’entrée du désert pour les séculiers et les rares hôtes. Le travail manuel remis en honneur, plus de serviteurs, mais des convers qui feront profession monastique. Profonde homogénéité des monastères entre eux, sous la surveillance sourcilleuse du chapitre général, avec tout un système de filiation et de visites entre les maisons, pour prévenir tout abus et toute déviation. Dans le monde très différencié du Moyen-Age, cet idéal commun jusque dans le détail a quelque chose de stupéfiant. Une floraison spirituelle exceptionnelle en sera le fruit, qui se prolongera de nombreux siècles. Tout comme Cluny qui avait dû son essor à ses 5 premiers abbés, tous canonisés, Cîteaux ne sera pas en reste. Le trio qui se succède à la tête du Nouveau Monastère allie l’expérience, l’humilité, la science des hommes et des institutions, pour durer. Ensuite, les Pères cisterciens se mettent à écrire, avec St Bernard à leur tête, pour transmettre une mystique de l’amour, toute de lumière, de joie austère et intérieure, dans le cadre d’une vie épurée à l’extrême. A travers la réforme de la Trappe, mes sœurs, vous êtes au moins deux fois réformées. De fait, la Fille-Dieu a connu au siècle passé un pic de population et de ferveur. C’est un héritage précieux, pas si éloigné dans le temps, qui nous rappelle, dans la logique des convertis de tous les temps que Dieu est tout, qu’il mérite tout, et qu’il ne saurait y avoir de compromis quand il s’agit d’atteindre ce but. Car, comme le disait il y a peu un moine d’expérience : « En réalité, le risque principal que nous courons, c’est celui de l’affadissement : celui de devenir des communautés de vieux garçons pieux vivant gentiment entre eux ! »

    En ce jour de fête, nos Pères nous invitent à prendre comme eux des moyens radicaux pour nous disposer à rencontrer Dieu en vérité : séparation souriante du monde qui nous distrait de Lui, pauvreté et simplicité joyeuse qui contestent en silence la soif de confort et de moyens. Primat de la prière, la plus continue possible, dans une vie commune qui confie à chacun une part de travail pour ne dépendre que le moins possible de l’extérieur. A leur suite et par leur intercession, que le Seigneur nous inspire pour nous réformer sans cesse, afin qu’en toute chose, Dieu soit glorifié.

***

26 janvier 2017 Saints Fondateurs de Cîteaux
Toute vocation commence par la facination d’un visage. Mais ce Visage est pour nous invisible, depuis les jours terrestres du Sauveur Jésus. Pourtant cette fascination n’a jamais cessé depuis. Cette quête ardente ne cesse d’entraîner les coeurs que la terre ne peut satisfaire, les poussant toujours plus loin, toujours plus haut. L’histoire connaît des périodes particulièrement fécondes et persévérantes, qui permettent à un charisme particulier de porter un fruit qui demeure.
Nos trois fondateurs ont été choisis par Dieu avec leurs qualités propres pour donner ensemble une bouture originale au vieux tronc bénédictin. Ne désirant qu’être fidèles à la Règle dont ils veulent retrouver la pureté par-delà les sédimentations des siècles, ils rivalisent d’humilité : ils n’avaient aucune ambition de fonder un nouvel Ordre, et chacun se cache derrière l’autre pour lui attribuer le mérite de ce succès, à tel point qu’on considèrera St Bernard comme le fondateur, d’où le nom de bernardins et bernardines souvent donné au moines blancs.
Le moins qu’on puisse dire de St Robert, c’est qu’il eut une manière bien à lui de vivre la stabilité. Jeune prieur de son monastère de profession, il en est tiré pour devenir abbé d’une autre maison, où il ne reste que 2 ans, car on vient le chercher pour en gouverner une autre. Puis le Pape Grégoire VII lui demande de devenir le supérieur d’une colonie d’ermites qui s’oriente vers la vie cénobitique. Ils s’installent à Molesme, avec St Albéric comme prieur. Là, ils sont rejoints par un intellectuel anglais, qui s’en revenait d’un pèlerinage à Rome, féru d’Ecriture Sainte et de science théologique. Voilà le trio constitué. Mais la communauté prend ombrage de cette fièvre de réforme, et après avoir pris conseil du Légat pontifical, ils s’installent à Cîteaux, dans une pauvreté qui fait frémir. L’austérité est telle qu’elle décourage les postulants. Les moines de Molesme, entretemps, se sont rendu compte de la perte de leur abbé, qui leur est rendu sur ordre du Pape. Toute sa vie, St Robert n’aura fait qu’obéir, bousculé de ci, de là, contrarié dans son idéal et ses aspirations les plus profondes. Albéric fait ce qu’il peut pour consolider la communauté fragile, mais il meurt trop tôt et Etienne lui succède ; son génie sera de donner à l’Ordre naissant les structures qui le feront durer à travers les siècles. Pureté de la Règle : toute la Règle, rien que la Règle, ce qui signifie seulement respect d’un héritage pris au sérieux. Simplicité et silence limitant au strict indispensable les contacts avec le monde qui dissipe et disperse ; travail qui rend la communauté autonome face aux innombrables liens de la société féodale d’alors, par l’institution des convers, notamment, qui travaillent les terres lointaines, mais sont de vrais moines qui vivent hors clôture.
De telles aspirations peuvent être vécues aujourd’hui encore, avec les transpositions nécessaires. Pas de vie mystique sans silence et sans solitude : il faut donc soigner l’un et l’autre. Pas de pauvreté sans travail effectif, selon la mesure des forces de chacun, comme dans une famille. Pas de cohésion sans charité et pardon quotidien, sans prière commune offerte à Dieu dans la louange parfaite. Pureté d’une vie chrétienne qui ne cherche pas l’efficacité et le succès, mais trouve une vraie fécondité en Dieu, par une vie théologale dont on pourrait attribuer une vertu à chacun des Fondateurs : St Robert, c’est la foi (en particulier à travers l’obéissance à l’Eglise) ; St Albéric, l’espérance (tenir bon dans le désert, alors que rien ne vient à l’horizon) ; St Etienne, la charité, qui est le ciment de toute perfection, qu’ils ont eux-mêmes vécue intensément et qui s’est répandue sur l’avenir de leur pauvre fondation. Qu’à leur intercession, nous retrouvions la ferveur qui les animait et la joie du service de Dieu sans compromissions.

2 février 2024 Présentation du Seigneur
Dieu est le Créateur de l’univers, le Maître de tout. Nous Lui devons tout, jusqu’à la dernière fibre de notre être ; jamais nous ne pourrons Lui rendre ce qu’Il nous a donné. Foncièrement, tout geste religieux commence par l’adoration, ce prosternement de tout l’être devant la Majesté divine, cet effroi sacré qui monte depuis l’origine de temps et ne sera tempéré que par l’Incarnation du Verbe. Car ce retournement commence à Bethléem : « Ne craignez pas ! » Voyez votre Dieu : Il est vulnérable comme un Enfant. Tellement qu’il aurait suffi d’un mauvais courant d’air pour le renvoyer du paradis bienheureux d’où Il venait, sans qu’Il ait eu le temps de dire un mot et encore moins de sauver les hommes. Ce Dieu infiniment fragile, Il prend tous les risques, il concentre en Lui toute la misère du monde ; Il se laisse manipuler par qui veut bien s’occuper de Lui, nourrir et éduquer par des mortels. Nous, au contraire, nous passons notre vie à nous rebiffer, à faire valoir nos droits, à ne pas acceptés d’être bousculés. Lui, non : un jour, on Lui plantera des clous dans les mains et les pieds et Il ne se révoltera pas davantage. Il sera renié, conspué, vendu, mis à mort comme un esclave.

Aujourd’hui, tout cela est en germe dans ce sacrifice premier que Dieu avait prescrit à son peuple pour qu’il n’oublie pas d’où il venait. Sacrifice symbolique –on offre toujours à Dieu presque rien, en comparaison de ce qu’Il nous donne !-, sacrifice à la place de soi-même, puisque nous ne pouvons en aucun cas disposer de notre vie. C’est un bélier qui remplace Isaac, mais c’est le Fils qui remplace les esclaves que nous sommes : c’est le drame de la chute et du péché et la grande espérance du monde qui va vers la vieillesse et vers la mort, et qui voit venir l’Enfant de la jeunesse éternelle. Lui est offert par les mains de l’Immaculée, sous une forme aimable et charmante, tout comme chaque jour, nous Le recevons sous la forme du pain devenu son Corps. Pour nous, Il se fait doux et humble, après avoir pris sur Lui toute l’horreur du monde.

En Lui, nous avons tous été offerts au Père. Nous étions promis à la mort et Il nous offre une vie nouvelle. Faisons tout pour que cette offrande à laquelle nous consentons avec Lui aujourd’hui ne soit pas reprise demain par petits bouts, tant il est vrai, hélas, que nous avons l’habitude de reprendre d’une main ce que nous donnons de l’autre. Heureusement, nous pouvons nous mettre dans les mains de la Vierge : c’est Elle qui nous porte pour que nous soyons offrande généreuse, sinon parfaite. Alors, nous demeurerons dans la lumière douce de ce jour, dans cette fête saintes lumières, comme la désigne l’Eglise d’Orient.

...

2 février 2023 Présentation de Notre-Seigneur au Temple
Marie et Joseph accomplissent en ce jour les prescriptions de Moyse concernant la naissance d’un garçon premier-né dans une famille, au sein du peuple élu. On pouvait donner l’offrande prévue à un prêtre, n’importe où, et il n’était pas nécessaire d’aller au Temple pour cela. Mais les parents de Jésus ont tenu à faire le pèlerinage, parce qu’ils sont d’une piété pas ordinaire : leur famille ainsi constituée appartient aux pauvres d’Israël qui sont le véritable peuple de Dieu. Ils font donc ainsi mémoire qu’au temps de l’Exode, Dieu épargna les premiers-nés, qui doivent être rachetés parce qu’ils sont en quelque sorte la propriété de Dieu. L’épître du prophète Malachie parle d’un mystérieux messager qui purifiera et affinera l’offrande parfaite : il ne parle pas d’un enfant, mais cette parole trouve en Jésus son accomplissement, parce que « soudain », grâce à la foi de ses parents, Il est amené au Temple, centre de la vie religieuse d’Israël et demeure de Dieu au milieu de son peuple. Dans l’acte de sa présentation par Syméon, de son offrande personnelle à Dieu son Père, c’est le thème du sacrifice et du sacerdoce qui est clairement exprimé. Il est le même qui, une fois adulte, purifiera le Temple, rendu inutile désormais ; Il se fera Lui-même l’offrande parfaite, sacrifice saint et souverain Prêtre de la Nouvelle Alliance. L’Esprit plane sur toute la scène, en particulier sur la figure des deux saints vieillards ; il leur suggère les paroles prophétiques pour le réconfort d’Israël, car il n’est pas de sacrifice sans souffrance, paroles de bénédiction et de louange, de foi dans son Consacré, parce que nos yeux peuvent voir le salut de Dieu à l’œuvre dans le cœur des croyants.

« Lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël » : c’est ainsi que Syméon définit le Messie du Seigneur, et c’est pourquoi la liturgie en fait une fête de la lumière par la bénédiction des cierges. Nous les avons portés en procession, comme un signe qui manifeste la valeur et la beauté de toute vie consacrée au service exclusif du Très-Haut qui mérite ce don sans retour. Soyons donc confirmés dans la foi et dans la joie de donner notre vie à Dieu, de Le prier si souvent dans son temple. Redisons-Lui notre premier amour, pour qu’il continue d’être lumière en ce monde, qu’il soit contagieux pour que d’autres aient envie de partager notre vie. Dans les joies et peines de chaque jour, quand le poids de la croix se fait sentir, ne doutons pas que le Christ s’offre encore pour notre salut et que sa victoire pascale est en route. Nous sommes pèlerins de cet avenir, dans la recherche inlassable de ce Visage que nous contemplerons dans l’éternité, au terme de notre marche sur la terre. Que la souffrance du Cœur de Marie, unie à celui de son Fils, nous obtienne cette humble fidélité qui rayonne la lumière qui évangélise les nations.

...

2 février 2021  La Présentation du Seigneur, la Chandeleur
La fête de ce jour s’appelait autrefois : Purification de la Vierge. Comment peut-on imaginer cela : la purification de la Vierge Sainte, Elle, la Toute-Pure, l’Immaculée, ayant reçu et enfanté en droite ligne de l’Esprit-Saint, sans que s’en mêle aucune médiation humaine, si sainte soit-elle ? Elle se présente au temple aujourd’hui pour être purifiée selon la Loi de Moyse, nous dit l’évangile. Et Elle vient présenter au Très-Haut son Fils qui est le Fils unique du Père, rayonnement de sa Gloire et effigie de sa Substance, sa Parole personnifiée, le Fils unique, plein de grâce et de vérité : se pourrait-il que les présentations n’aient pas déjà été faites ?… Or on ne peut imaginer que les gestes qui sont accomplis aujourd’hui soient des gestes vides, sans contenu réel : Dieu ne peut pas mentir, pas plus que sa Mère ! Quel est donc le sens vrai et profond de la démarche ?

Il faut commencer, peut-être, par expliquer brièvement les prescriptions du Lévitique. Donner la vie : c’est là un rôle d’une dignité unique, éminente dans le plan du Créateur, c’est la continuation de son œuvre et une participation particulièrement intense à sa tâche. La maman donne de son corps, de son sang, de sa vie, pour qu’un autre vive à son tour et soit cette merveille unique dans l’histoire de la création : un nouvel être humain capable de connaître et d’aimer Dieu ! Elle assume donc là un rôle sacerdotal, pour ainsi dire, car le sang, c’est la vie et la matière du sacrifice. Elle est donc à ce moment-là, dans le domaine de Dieu, comme les prêtres de l’Ancienne Loi qui devaient être « purifiés » avant et après avoir assuré leurs fonctions, marquant ainsi le passage de la vie profane à l’action sacrée. La seconde purification les rendait à la vie quotidienne ; il ne s’agit pas tant, ici, d’être purifié de quelque chose de sale ou d’indigne, qui aurait entaché la relation conjugale, par exemple, que de manifester la grandeur de la mission maternelle : être instrument de la transmission de la vie ! Si donc quelqu’un a pu assumer pleinement ce rôle, c’est bien la Mère Immaculée du Sauveur.

Ensuite, les gestes prescrits par la Loi, même s’ils ne concernent pas leurs acteurs d’aujourd’hui, sont accomplis dans un esprit d’humble soumission aux prescriptions de Dieu et de solidarité avec la pauvre humanité qui est comme rassemblée dans cet Enfant, car nous sommes frères de Jésus-Christ. Il est à Elle, et Elle Le donne déjà, comme elle le fera à la Croix, car il n’y a en Elle qu’Amour donné. Et Lui est livré entre ses mains, comme un petit être sans défense, comme un jour son Corps sera livré entre nos mains pécheresses. Elle L’avait donné vivant : on Le Lui rendra mort. Elle le savait, et son âme avait bien de quoi être transpercée. Mais Elle ne se révolte pas et Elle s’offre avec Lui. Lui est déjà l’offrande parfaite qui rend la jeunesse à l’humanité proche de la mort, et c’est l’exultation des vieillards Anne et Syméon.

Il ne nous reste plus, nous aussi, ita et nos, qu’à entrer dans cette offrande sans laquelle la nôtre n’est que poussière et cendre. Oui, nous offrir comme une hostie sainte, vivante et agréable à Dieu, nous dit l’Apôtre. On dit parfois : « Il faut offrir à Dieu ses souffrances. » Et on le fait en demandant à Dieu, au fond d’en être débarrassé. Notre souffrance, c’est une partie de nous-mêmes, pas la meilleure sans doute, à moins qu’elle ne devienne l’expression d’un choix et d’un amour véritable. Ce qu’il convient de donner, c’est tout nous-mêmes, sinon on risque de ne Lui donner que ce qu’on aime pas  et qu’on voudrait oublier pour se sentir bien, double recherche de nous-mêmes ! Quand j’aurai eu l’audace d’offrir toute ma vie, Dieu pourra répondre par le don de toute la sienne : ô admirable échange, comme dit une antienne du 1er janvier.

Que la confiance de l’Amour vainqueur nous illumine aujourd’hui. Désirons ne rien refuser à Dieu parce que la Vierge nous porte au Temple et qui est ainsi devenu aussi vaste que le monde.

...

2 février 2020 La Présentation du Seigneur, la Chandeleur
« Le vieillard portait l’enfant, et l’enfant guidait le vieillard. » Le parfait contraste de l’entrée officielle du Sauveur dans son Temple est ainsi rendu par l’une des antiennes de l’Office : c’est bien la rencontre de l’éternelle jeunesse de Dieu avec l’humanité vieillie par le péché, l’offrande parfaite qui compense le repli sur soi de l’homme depuis la chute. Dieu est le Maître de l’univers, nos Lui devons tout, jusqu’à la moindre fibre de notre être ; jamais nous ne pourrons Lui rendre tout ce que nous Lui devons. Foncièrement, tout geste religieux commence par l’adoration, cet anéantissement de l’être créé devant la majesté divine, cet effroi sacré qui ne sera tempéré que par la Révélation chrétienne. Ce retournement a commencé à Bethléem : « Ne craignez pas ! Voyez votre Dieu : Il est vulnérable comme un enfant ! » Tellement qu’il aurait suffi d’un mauvais courant d’air pour Le renvoyer dans son paradis bienheureux sans qu’il ait eu le temps de dire un mot et encore moins de sauver les hommes. Ce Dieu infiniment fragile -car l’amour est toujours fragile et vulnérable par essence- Il prend tous les risques, Il accepte en Lui-même toute la misère du monde, Il se laisse manipuler par ceux qui veulent bien s’en occuper, nourrir et éduquer par des mortels. Nous au contraire, qui nous érigeons souvent en petites divinités dérisoires, nous passons notre vie à nous rebiffer, à faire valoir nos droits, à ne pas accepter d’être bousculés si peu que ce soit. Lui, non : un jour, on Lui plantera des clous dans les mains et les pieds, et il ne protestera pas davantage. Il sera renié, vendu, conspué, mis à mort comme le dernier des esclaves.

Aujourd’hui, tout cela est en germe dans ce sacrifice premier que Dieu avait prescrit à son peuple pour qu’il n’oublie pas d’où il venait et vers Qui il allait. A cette occasion, on offrait donc un sacrifice symbolique -on offre toujours à Dieu presque rien, en comparaison de ce qu’Il nous donne- et Il entre dans cette offrande, il s’y soumet, alors qu’Il n’en a pas besoin, pour la mener à sa perfection. Nous ne pouvons nous donner entièrement, parce que nous ne disposons pas de notre vie, elle ne nous appartient pas. On offre donc ce qu’on peut, et Lui, Il s’offre en notre nom dans son amour infini qui L’unit à son Père et à l’Esprit. Comme le bélier avait remplacé Isaac, parce que Dieu ne peut consentir à la mort d’aucun de ses enfants, Il prend la place de notre offrande impuissante, une fois pour toutes. Le tout de notre vie, ce qui nous rend heureux, c’est de tout donner ; nous sommes marqués par notre origine qui est une acte d’amour parfait de la part de Dieu, quels qu’aient été les relais qui l’ont rendue possible en ce monde. En Lui, Jésus, nous sommes offerts au Père, et notre baptême nous rend capables d’actualiser cette offrande, de faire de notre vie une louange de gloire. C’est déjà l’échange de la mort contre la vie qui est signifié en ce jour, la grande espérance du monde ancien qui voit venir à lui l’enfant de la jeunesse éternelle. Il ne nous reste qu’à consentir à cette offrande, à nous laisser porter dans les bras de Marie, l’Immaculée qui porte l’Innocent avec les coupables que nous sommes. L’évangile nous invite à devenir des enfants, ce qui veut dire que souvent, nous ne le sommes plus. Nous voulons jouer aux grands, et nous sommes loin d’être ces tourterelles innocentes à qui on ne demandait pas leur avis, et qui, elles, se laissaient faire. Oui, l’essentiel de notre vie est bien dans le laisser-faire de l’obéissance, et plus elle sera simple et sans conditions, plus elle ressemblera à Celui qui se laisse porter dans les bras de sa Mère et passe dans d’autres bras jusqu’à se remettre entre ceux de son Père. Que les cierges que nous recevons aujourd’hui nous le rappellent chaque jour, jusqu’au moment où nous pourrons dire : « Maintenant, Tu peux laisser ton serviteur s’en aller. »

19 mars 2024 Solennité de St Joseph
L’évangile nous dit que Joseph a été voulu par Dieu comme l’époux de Marie : il est tout entier défini par ce rôle providentiel, en vérité singulier, puisqu’il consiste à être le gardien de la virginité de son épouse. Sa vie se divise en deux parties : celle qui a précédé son mariage, dont on ne sait rien, et celle qui l’a suivi, dont on ne sait que très peu de choses. On pourrait s’imaginer que rien n’a changé entre les deux, puisqu’un des éléments réputé majeur, l’union charnelle, manque dans ce couple à nul autre pareil. Ce qui nous rend attentifs à deux fondements du mariage chrétien : que l’essentiel n’est pas dans la chair et que Dieu a voulu par-là commencer la guérison de l’humanité par l’endroit où elle était le plus gravement atteinte, la puissance de génération. Il veut commencer la Rédemption là où le malheur prend mystérieusement sa source. La passion qui a réussi à vicier l’élan le plus sublime qui porte chaque être vers l’autre, la concupiscence égoïste qui fausse tout, il fallait une voie radicale pour qu’elle ait quelque chance de salut et de guérison. C’est Dieu Lui-même qui donne à un homme, qui n’a pas, lui, le privilège de l’immaculée conception, de ne plus posséder ni blesser, mais seulement de garder et de protéger. Il le dote d’une virginité qu’il affinera jour après jour au contact de l’Immaculée. Il nous remplit d’étonnement par la délicatesse de son amour désintéressé et vigilant : son Epouse est devenue pour lui comme un sanctuaire que des mains d’homme ne peuvent toucher. La pureté et la virginité sont vues en général sous l’angle du renoncement, mais il faut s’efforcer de voir plus haut : l’essence de la pureté est amour et don. Ce qu’elles recèlent de plus précieux est de veiller sur la pureté de l’autre. Comme dit Claudel : « Marie est en sa possession et il l’entoure de tous côtés… De nouveau, il est dans le paradis avec Eve. » C’est une ascension vers une pureté toujours plus grande, conforme à l’Etre même de Dieu qui est pur don et amour sans limites. En vertu même du lien conjugal, Joseph a trouvé là sa suprême dignité. Prions-le pour les pères de la terre, pour les époux et les fiancés, mais aussi pour les consacrés, afin que ce sommet de sainteté régénère toutes les familles à partir de ce berceau de la vie

...

20 mars 2023 Solennité de Saint Joseph, fêtée habituellement le 19 mars... mais selon la préséance des célébrations liturgiques la place est laissée au 4e dimanche de Carême
Joseph, époux de Marie : singulière union, puisqu’elle implique la virginité des deux époux, pleinement consentie pour un amour plus grand, qui permettra l’Incarnation rédemptrice, c’est à dire l’amour le plus parfait qui soit pour tous les hommes. A l’hésitation de Joseph, devant la grandeur du mystère, suit après le songe qui le rassure, la décision de prendre chez lui son épouse. Mais est-ce seulement parce que les mœurs du temps ne pouvaient imaginer une autre voie, ou même parce qu’il fallait bien couvrir honorablement le secret ? Ce serait réduire la grandeur de cette union à sa dimension fonctionnelle.

Or, ce sont deux êtres jeunes – Joseph avait peut-être 18 ans et Marie 14 – qui forment le couple le plus extraordinaire, le plus entièrement consacré à Dieu, unis par le plus parfait amour qu’il sera jamais sur terre. Et St Thomas, avec toute la théologie, dit bien que ce qui fait le mariage, ce n’est pas l’amour, c’est le consentement. C’est-à-dire, l’union indivisible des esprits, le don des personnes, lucide, total et définitif : ils engagent la totalité de leur être, âme et corps, ce qui veut dire une totale appartenance réciproque. Marie, qui ne met à aucun moment en doute sa vocation à la virginité, n’entre pas dans le mariage à contre-cœur, comme une sorte de pis-aller : elle vit certainement dans la demande de Joseph l’expression de la volonté de Dieu, et ne sachant pas d’avance comment elle concilierait ces deux réalités antagonistes. Elle avait assez confiance dans son fiancé pour être sûre qu’il respecterait son propos, que ce serait la plus haute preuve d’amour qu’il pourrait lui donner. Il n’y a donc aucune contradiction dans cette admirable destinée, et Joseph est en quelque sorte suspendu à ce chemin unique de sainteté. Que l’amour tienne la place d’honneur dans leur couple, nul ne peut en douter. Ils s’aiment de l’amour le plus parfait qui se puisse imaginer. Est-ce pour autant un pur mystère dont il est impossible de percer le secret ? Non, sans doute et pour deux raisons : d’abord, parce que l’élan qui les porte l’un vers l’autre n’est freiné par aucune pesanteur, et même s’il y a loin de l’Immaculée Conception à la sainteté de Joseph. Ensuite, parce qu’ils sont l’un et l’autre sous la mouvance de l’amour de charité qui vient de Dieu et surélève l’âme jusque dans les profondeurs de l’amour trinitaire. On ne peut imaginer qu’ils vivent sur un nuage rose, imperméables et aveugles à toute la création, indisponibles à ceux qui les entourent : c’est même le contraire qui est vrai. Le meilleur signe d’un amour vrai, c’est qu’il décuple l’ouverture aux autres. Le monde ne peut être réduit à un seul visage et Dieu ne confisque pas les cœurs qui se consacrent à Lui. Marie s’en remet à Joseph, il sera sa force. Sa joie sera la joie de Joseph, et leur joie fait la joie de Dieu. Loin de les déshumaniser, leur mutuel amour fait éclore jusqu’à la perfection toutes les possibilités du cœur. Claudel le dit avec justesse : «Ce visage (de Marie) dont tous les hommes ont besoin, il se tourne avec amour et soumission vers Joseph… Marie est en sa possession et il l’entoure de tous côtés. Ce n’est pas en un seul jour qu’il a appris à ne plus être seul. Une femme a conquis chaque partie de ce cœur maintenant prudent et paternel. De nouveau, il est dans le paradis avec Eve. »

Demandons à St Joseph cette délicatesse d’âme qui est le fruit de l’émerveillement pour l’œuvre que Dieu accomplit en chacun de nous. Cet esprit d’adoration nous rend ainsi plus attentifs au bien qu’Il veut nous voir offrir à tous ceux que nous côtoyons et qui sont ses enfants bien-aimés.

...

19 mars 2022 St Joseph
La solennité de st Joseph revêt une solennité spéciale, comme à l’encontre de l’effacement de sa figure telle que les évangiles nous la présentent. C’est donc dans cet effacement même que nous trouverons une compréhension plus haute de ce qu’il a été dans les plans de la Providence et continue d’être pour nous aujourd’hui. Joseph est devenu par Volonté divine le père humain de Jésus. Les conséquences en sont incalculables. C’est en lui, d’abord, qu’est descendue de manière exemplaire et originale la paternité du Père céleste de Jésus, en Jésus et pour tous les hommes : « Mon Père qui est votre Père, mon Dieu et votre Dieu. » Après avoir tout au long des siècles compris toujours mieux la maternité de Marie, l’Eglise doit peu à peu approcher de même la paternité de Joseph. Nous pouvons ainsi retrouver les traces de l’obéissance de Jésus, descendre à Nazareth et en tirer des exercices pratiques pour rejoindre la simplicité divine qui nous y attend. C’est l’abbé Huvelin, qui a guidé le P. de Foucauld après sa conversion, qui écrivait que « c’est Jésus Lui-même qui construit en nous ce Nazareth spirituel avec ses deux mains », des mains qui ont tout appris de ce père artisan qui travaillait pour la gloire de son Père des cieux. Et là, ça devient très concret, personnalisé, vivant, car chacun doit trouver Nazareth dans son style à lui, adapté à sa vocation propre. Là, nous apprenons à vivre comme naturellement cette simplicité du service contemplatif qui nous paraît si souvent impossible, pour les êtres compliqués et abîmés que nous sommes. C’est l’évangile par les mains et les pieds, un nouvel art de penser et d’agir en conséquence. On voit ça chez les vrais artisans passionnés par leur métier : ils ne travaillent pas comme s’ils ne pensaient pas, ils font exactement, posément, précisément ce qu’ils doivent faire, parce qu’ils ont d’abord réfléchi, que leur formation leur a permis d’acquérir des automatismes qui leur facilitent la tâche. Mais la pensée n’est plus un maître ici, comme elle tend à l’être presque toujours : elle est un humble serviteur au service d’un dessein qui la dépasse. Peut-on imaginer que Jésus n’ait pas été imprégné humainement de ce qu’Il a reçu là pendant les 30 premières années de sa vie ? Devenir fils de Joseph avec Lui, c’est apprendre à imiter ce que fait le père, c’est un art très simple de gérer d’abord sa vie mentale en refusant les pensées inutiles, les paroles intérieures nuisibles, les impressions diverses, de sorte que ces ennemis spirituels n’aient plus de voie d’accès. Savoir se ménager de petits moments de calme, de contrôle, de présence au réel tel qu’il se présente, c’est beaucoup plus précieux qu’on ne le croit. C’est ainsi qu’on peut s’arracher aux pensées négatives, aux distractions dangereuses, aux émotions qui submergent. Voir ce qu’on a sous les yeux, toucher vraiment ce qu’on a sous la main, écouter un bruit léger, le vent, l’eau ou le chant d’un oiseau : outre le fait que ça nous fait admirer la création dans sa réalité la plus accessible, ces humbles pratiques arrachent l’âme humaine à plein d’influences nocives, sur lesquelles elle a peu de prise, et l’ouvrent à l’influence divine qui en est la source. Si Marie est la Reine des anges, par lesquels se traduit habituellement l’influence divine, Joseph est comme le filtre des anges : entrer dans son silence et dans sa nuit, c’est permettre une étonnante décantation. Nos vrais ennemis, comme dit St Paul, ce ne sont pas d’abord d’autres prochains, mais ces esprits pervers qui nous perturbent et nous égarent : on peut comprendre que Marie veuille nous faire découvrir comment fonctionne ce filtre. En Joseph, le Père veut nous offrir la protection qu’Il a voulu pour Jésus. La vie de Nazareth, au milieu de nos difficultés sur terre, nous apporte une réponse déconcertante : Dieu est la simplicité absolue, Dieu est dans une mangeoire, sans la fuite en Egypte, dans l’atelier du charpentier. Dieu est dans le combat quotidien pour survivre, quand on est talonné par la maladie, menacé par la guerre, à côté d’un prochain difficile, à condition de vivre dans un certain état d’esprit, à condition qu’il y ait toujours un petit coin d’espérance, un peu de courage et de désintéressement, ce qui est déjà souvent présent, en fait, dans les pauvres efforts humains. Au cœur du vrai silence, il y a une conviction : le Christ est là, par son Esprit Saint, sans que je le sente le moins du monde. Restons avec St Joseph : il ne parle pas et nous enseigne un certain silence, il nous apprend à vivre avec le temps, il a le secret de la nuit obscure où Jésus est présent. Cela suffit pour que notre vie soit belle, quelles que soient les difficultés de l’heure.

...

19 mars 2021 solennité de St Joseph
La fête de St Joseph revêt cette année une solennité particulière : accessoirement, ça fait un an que nous étions obligés de fermer notre église pendant plusieurs mois : nous sommes donc particulièrement heureux de la tenir ouverte aujourd’hui. Mais surtout, le 8 décembre dernier, le Pape François nous a dressé une lettre apostolique intitulée Patris corde, Avec un cœur de père. Ce cœur c’est donc celui de St Joseph d’une manière éminente, puisqu’il fut sur la terre le père de Jésus. « Nous pouvons tous trouver en St Joseph l’homme qui passe inaperçu, l’homme de la présence quotidienne, discrète et cachée, un intercesseur et un guide dans les moments de difficulté. » Les 7 points de la méditation du Pape, nous pouvons les accueillir comme une base pour un bon carême.

St Joseph a su faire de sa vie un « service, un sacrifice au mystère de l’Incarnation et à la mission rédemptrice… un don total de soi, de sa vie, de son travail. » A travers tout cela, il fut un père aimé et aimant. Notre vie est-elle don de soi, à son école ? « Jésus a vu en Joseph la tendresse de Dieu. » Humainement, dès la crèche, les yeux de Jésus se sont posés sur celui qui était son père de la terre, et il a pu voir qu’il était le reflet fidèle de son Père des cieux. Ensuite, dit le Pape, « Le malin nous pousse à regarder notre fragilité avec un jugement négatif. Au contraire, l’Esprit la met en lumière avec tendresse. La tendresse est la meilleure manière de toucher ce qui est fragile en nous. Le fait de montrer du doigt et le jugement que nous utilisons à l’encontre des autres sont souvent le signe de l’incapacité à accueillir en nous notre propre faiblesse, notre fragilité. Seule la tendresse nous sauvera de l’œuvre de l’Accusateur… Joseph nous enseigne qu’avoir foi en Dieu comprend également le fait de croire qu’Il peut agir à travers nos peurs, nos fragilités, notre faiblesse. Et il nous enseigne que dans les tempêtes de la vie, nous ne devons pas craindre de laisser à Dieu le gouvernail de notre bateau. Parfois, nous voulons tout contrôler, mais Lui regarde plus loin… » Durant le carême, en particulier, nous nous sentons bien petits. St Joseph nous suit de près, en silence, prêt à nous secourir et à nous conseiller en toute circonstance comme le père qu’il veut être pour toute l’Eglise de son Fils. « Dans chaque circonstance de sa vie, Joseph a su prononcer son fiat, comme Marie à l’Annonciation, et comme Jésus à Gethsémani. Dans la vie cachée de Nazareth, Jésus a appris à faire la volonté du Père à l’école de Joseph. » Où en sommes-nous dans cette fidélité, promise un jour de profession ou d’engagement de vie ? L’accueil du plan de Dieu, quel qu’il soit, est manifeste quand Joseph apprend que sa fiancée est enceinte : Il « accueille Marie sans fixer de conditions préalables. Il laisse de côté ses raisonnements pour faire place à ce qui arrive et, aussi mystérieux que cela puisse paraître à ses yeux, il l’accueille, en assume la responsabilité et assume sa propre histoire. Si nous ne nous réconcilions pas avec notre histoire, nous ne réussirons pas à faire le pas suivant, parce que nous resterons toujours otages de nos attentes et des déceptions qui en découlent. La vie spirituelle que Joseph nous montre n’est pas un chemin qui explique, mais un chemin qui accueille. »

Dans la crise sans précédent que nous traversons, il est bon de nous souvenir que tout demeure dans la main de Dieu. Contemplons St Joseph : « Son silence persistant ne contient pas de plaintes, mais toujours des gestes concrets de confiance. » Où était le cœur de St Joseph ? Là où est son trésor, et son trésor, c’est le Christ, l’Enfant de la crèche devenu l’adolescent de Nazareth, le fils du charpentier ; c’était aussi Marie, sa Mère et la nôtre. Demeurons dans leur intimité, dans l’attente de la victoire du Christ sur toute mort et toute épreuve.

...

19 mars 2020 St Joseph
Obéissant et fidèle, pauvre et travailleur, humble et silencieux, chaste époux de Marie et père d’un Enfant qui n’est pas directement son fils, à l’écoute des demandes de Dieu et des requêtes de hommes, on peut dire que St Joseph est une figure biblique riche et complexe. On lui attribue une multiplicité de titres, rassemblées par exemple dans des litanies qui témoignent de son mystère. Si pendant le premier millénaire, il fut le grand oublié, la piété populaire s’est bien rattrapée depuis. Ste Thérèse d’Avila en fut une véritable fan, au point de lui consacrer tous les carmels qu’elle réforma. Elle devait cet attachement au début de sa vie religieuse. Elle traversait une crise douloureuse et ne savait plus à quel saint se vouer. Alors, elle prend St Joseph comme avocat et patron. Le résultat fut immédiat et spectaculaire : « Ce père et seigneur de mon âme m’a délivrée de ce mal et de bien d’autres plus grands. Il a même fait pour moi plus que je ne lui demandais. St Joseph, je le sais par expérience, nous assiste en toutes nos nécessités. Ceux qui ne trouvent pas de maître pour leur enseigner l’oraison n’ont qu’à le prendre pour guide, et ils ne feront jamais fausse route. »

Aujourd’hui, c’est sa paternité qui suscite le plus grand intérêt et les réflexions les plus élaborées. Et Dieu sait si c’est important, au moment où la figure du père en prend un sacré coup ! Il nous ouvre la voix d’une approche spirituelle de cette donnée de toute vie qui nous constitue profondément. Sans doute est-il à même de suppléer ce manque qui blesse beaucoup de nos contemporains. En effet, sa paternité fait éclater les modèles biologiques et naturels, les lieux d’engendrement sont comme pulvérisés, réinventés. Ils passent moins par la chair que par le cœur et l’esprit. Qui pourrait évaluer la profondeur des jeunes années de Jésus à Nazareth, où il était en contact permanent avec le Verbe fait chair, pour lequel il était l’image terrestre de son Père des cieux et dont il recevait invisiblement les grâces de la plus haute figure de paternité parmi les hommes ? C’est l’une des caractéristiques du christianisme que de valoriser et relativiser en même temps la paternité humaine. Dieu seul est Père en un sens absolu, mais les pères terrestres sont appelés à être les relais et les icônes de ce lien privilégié qui nous engendre à la vie.

Comment Joseph est-il devenu père selon le Cœur de Dieu ? D’abord en ne craignant pas de prendre chez lui sa fiancée, malgré l’inconnue de la conception de cet Enfant. Ensuite, en le sauvant du péril de mort par l’exil en Egypte. Après, il nourrit, éduque, instruit dans la Loi cet Enfant comme tous les enfants, puis il s’efface au point qu’on ne sait plus rien de lui, même en ce qui concerne sa mort. Quel effacement abyssal, cette figure exemplaire de détachement et de renoncement, exposée à l’inconnu, aux périls, à un réel vraiment difficile à déchiffrer, qu’il accepte en silence, sans l’ombre d’un doute ou d’une protestation! Témoin de plus grand et de plus originel que lui, médiateur d’une vie qu’il a lui-même reçue et qui le traverse, témoin fidèle de tous les combats de la vie, Il est à nos côtés en ces temps difficiles. Il est passeur d’une rive à l’autre, du passé vers l’avenir, du connu vers l’inconnu, sûr que Dieu et son amour sont pour finir au rendez-vous, et qu’Il est là, invisiblement et réellement, à chaque pas que nous faisons sous son regard. Que cette fête nous enracine dans son silence où Dieu parle en son Verbe éternel, près de Marie qui garde toutes ces choses dans son Cœur immaculé.

...

St Joseph 19 mars 2019 Dom Marc-André, Abbé du Mont-des-Cats
            Joseph menait la vie d’un juste devant Dieu. Fidèle observateur de l’alliance et des préceptes du Seigneur, de la lignée de David, de ce petit reste demeuré attaché au Seigneur de tout leur cœur, de toute leur force, de tout son esprit, parmi les pauvres de Yavhé confiant dans sa Parole. Joseph aurait eu toute raison d’espérer hériter d’une vie comme un long fleuve tranquille. 

Or très vite, elle se révéla comme un torrent aux eaux décevantes, comme jadis se plaignit amèrement le pauvre Jérémie contraint de porter une parole qui ne lui attire que des ennuis. Sauf que Joseph ne semble jamais s’être soulevé ni lamenté contre une mission qui malmena et bouscula ses projets.

            Quand il ne comprenait pas, il écoutait la voix du Seigneur et espérant contre toute espérance, suivait ce que l’Esprit par l’ange nocturne indiquait de la voie à suivre.

            Une première fois, le Seigneur en se mêlant à sa vie l’avait définitivement bousculée ; troublé l’amour de ce juste pour la jeune Marie, le laissant dans l’embarras sur la conduite à tenir. « Que dois-je faire ? » question de tout disciple disponible qui remonte dans nos cœurs désemparés quand la vie nous chahute. La réponse l’avait convaincu car elle est éternellement l’unique parole de Dieu par laquelle il se fait reconnaître: « N’aie pas peur ! ne crains pas, je suis avec toi ! « Ne crains pas de prendre Marie ton épouse, l’enfant qu’elle porte, qui n’est pas le tien, vient du Seigneur pour sauver son peuple. Tu en prendras soin et veilleras sur lui en le reconnaissant comme Jésus ».

Joseph en lui donnant ce nom confessera le premier acte de foi en disciple de Jésus sauveur, prenant sur lui à tout instant l’engagement de lui consacrer sa vie et de le servir de tout son cœur, de tout son être, de tout son amour.

            En si bonne compagnie, Joseph pouvait se croire à l’abri de tous les malheurs et la vie de sa petite famille, heureuse sous la bénédiction divine.

Nous savons depuis, que Dieu n’emprunte pas nos chemins et que les mots chez lui n’ont pas le sens immédiat que nos espoirs de bonheur et de succès font attendre.

 Dynastie, trône stable, royauté, monde en héritage, descendance et succession nombreuse… où donc tout cela clamerait Jérémie en voulant tout abandonner. Où donc est Dieu ?  Et déjà à peine installé, il faut prendre l’enfant et fuir sans réfléchir, de nuit, le massacre qui s’organise et met sa vie en danger.

Nous as-tu rejetés, pourquoi détourner ta face, jusqu’à quand vas-tu nous laisser dans l’inquiétude ? Mais, non, Joseph ne doute pas ! la confiance l’éclaire ; Dieu trace un sentier dans les eaux profondes. « Prends l’enfant et sa mère, reviens vers cette patrie promise à Abraham et à la descendance des croyants, j’en ferai une habitation pour toujours, un héritage pour ceux qui regardent vers le lieu de ma demeure et me cherchent dès l’aurore.

            Tous ceux qui en voulaient à l’enfant ne sont pas morts, sans cesse ils mettent le Seigneur à l’épreuve et le repoussent. C’est bien pourquoi il lui faut revenir pour sauver son peuple de ses péchés, lui montrer la route à suivre et le conduire chez son Père où il est et se réfugie pour que nous venions le chercher.

            On devine largement le désarroi des parents de Jésus, de Joseph placé à ses côtés pour veiller sur lui et protéger sa vie ; ayant perdu sa trace, ils ne savent comment le retrouver car parents et connaissances ne sont pas assez proches pour conduire à lui. La foi fervente et persévérante leur permet de retrouver sa trace et les conduire finalement au bon endroit chez son Père où il nous attend, tout accaparé par la Parole de ce Père qui donne la vie aux morts.

            L’ange n’avait-il pas annoncé en le nommant Jésus, qu’il sauverait son peuple de ses péchés et par lui se réalise la promesse d’une descendance, héritiers par la foi, de la famille de Dieu.

            La disparition de Jésus à Jérusalem, comme un grain de blé enfouit en terre, préfigure celle que nous allons célébrer dans quelques semaines dans les fêtes pascales. Au bout des trois jours trouvant Jésus dans la gloire du Père, on verra établi sa dynastie pour toujours, un peuple de croyants ardents à faire le bien qui sans fin chante l’amour du Seigneur: c’est un amour bâti pour toujours, sa fidélité est plus stable que les cieux.

***

Saint Joseph 19 mars 2018
Il est une évidence qui traverse toute la vie de St Joseph, qui suffirait à elle seule à en faire un modèle d’une particulière profondeur pour les contemplatifs : c’est son silence. La Vierge Marie, son épouse, n’est déjà pas bavarde, mais lui, on pourrait presque dire qu’il La devance sur ce point ! Comme on sait, les évangiles ne nous rapportent aucune parole de lui. Mais il est certain que son silence n’est pas seulement absence de paroles, tout comme il n’est pas manque de bruit. Le vrai silence n’est pas vide, il est au contraire trop plein pour être souillé par autre chose, gâché par une parole vaine. Le psaume qui parle des cieux qui chantent la gloire de Dieu précise que le langage du ciel est un langage silencieux : pas de paroles qui s’entendent. La Sainte famille a cultivé au plus haut degré ce secret-là qui anticipe la vie céleste, en échappant à une série de malentendus, de complications, de volontés de puissance.

Joseph est vraiment ce juste que salue l’évangile, qui dort si bien de ce qu’on a coutume d’appeler le sommeil du juste que c’est là que Dieu choisit ordinairement de lui parler. Et lui ne répond que par l’action tranquille, mesurée et prudente. Il ne discute jamais, accepte les événements qui parlent de Dieu sans paroles, il sait à chaque pas où est ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Il nous enseigne sans rien dire cet art d’éliminer les pensées inutiles sans les combattre, mais en glissant doucement hors de leur prise, comme il glisse hors des mains des soldats d’Hérode ; c’est l’art pratiqué aussi par Jésus lors de son affrontement avec l’ennemi au désert. St Jean de la Croix dit que « la plus grande nécessité, si nous voulons progresser dans le sens de ce grand Dieu, c’est de nous taire dans nos désirs charnels et dans notre langue, car le langage qu’il préfère est le silence amoureux. »

En pratiquant le silence intérieur, nous entrons peu à peu dans la plénitude de Celui qui est au-delà de toute parole. Il s’agit d’éliminer pour assimiler, écarter la distraction pour encourager l’attention. On pourrait illustrer ce grand principe par la respiration, qui est l’une des seules réalités psychiques sur laquelle nous avons directement prise. Car la respiration n’a pas seulement une fonction physique mais aussi symbolique, elle est comme la première démarche spirituelle, le souffle qui nous a été donné dès le premier instant de notre vie par le Créateur. Respirer calmement est la première forme d’obéissance intelligente de la créature face à son Créateur. Quand nous sommes tentés de nous affoler, de nous égarer, de nous énerver, pour traverser tant de passages difficiles de la vie, nous pouvons apprendre à expirer avec Joseph, lui, le patron des mourants qui nous enseigne l’art d’expirer en paix, d’éliminer, de mourir, pour respirer de la même manière avec Marie, Elle qui est habitée par l’Esprit, le Souffle de Dieu, la source de toute inspiration.

Tout est déjà dit sur la terre de la condition des communications essentielles : le Père dit une seule Parole, son Fils, dans un silence éternel, et il la dit toujours : l’âme aussi doit l’entendre en silence. St Joseph n’a jamais voulu autre chose ni accepté aucun parasitage qui brouille cet essentiel. C’est là le dialogue entre l’Epoux et l’épouse, qui fait de lui cette créature souple, humble et silencieuse où tout se simplifie et s’élève dans la nuit qui attend l’aurore. Réjouissons-nous de ce secret que Dieu nous révèle à travers son serviteur qui est le Patron de l’Eglise universelle et l’époux attentif de la Mère de son Fils.

***

Saint Joseph 19 mars 2017
Notre Père St Bernard disait de la Vierge très sainte : « De Maria nunquam satis. », on ne saurait trop dire de la Vierge Marie. J’imagine qu’Elle ne sera en rien jalouse si on dit la même chose de St Joseph. Ce grand silencieux est inépuisable au regard de la foi, rien que parce qu’il a été proche d’Elle et de son Fils, qui l’est en vérité, puisque c’est par lui qu’Il est fils de David. Il nous met donc d’emblée dans le droit fil du carême, ce temps de désert et de silence qui veut nous disposer à écouter Dieu plus qu’en d’autres temps. Il s’enveloppe de silence, écoute plus qu’il ne parle : c’est la marque de sa foi entière et fidèlement obéissante. St Thomas dit que la sainteté se mesure à notre proximité de l’Incarnation, du Verbe incarné. La sainteté n’est pas seulement une abondance de grâces, des grâces multiples, ce qui est vrai pour tout le monde et de toutes façons, mais aussi une qualité d’âme qui permet de recevoir ce que Dieu donne et de le conserver, avant de le donner dans l’amour.
St Joseph est le modèle accompli de ces trois moments qui rythment notre vie, et surtout notre vie de foi : recevoir, s’approprier et donner. C’est dans le secret de sa foi qu’il reste comme interdit devant le mystère qui s’accomplit en Celle qu’il aime ; il estime en un premier temps que c’est trop haut pour lui ; puis lorsque l’ange lui fait comprendre qu’il doit agir autrement, c’est en souplesse qu’il s’adapte. Il comprend que l’agir de la Providence est un croisement entre l’attente de Dieu et ses propres disponibilités. Son regard de foi lui apprend à considérer peu à peu les personnes et les événements à partir de ce que Dieu veut, en eux, à travers eux, puis il fait sans bruit et sans hésitation ce que Dieu veut. Son regard est de plus en plus théologal, comme excentré et tout entier attentif à l’Enfant à venir et à sa Mère. Il nous montre qu’on ne doit pas trop vite sauter la 2ème étape – s’approprier ce qu’on a reçu – car il ne suffit pas de recevoir, il faut encore garder ce qu’on a reçu, le faire sien et l’intérioriser. Sans quoi notre âme est un panier percé qui n’a plus rien à donner. St Bernard –encore lui !- dit dans un de ses sermons : « Il y en a beaucoup aujourd’hui qui veulent être canaux ; mais ils oublient d’être d’abord réservoirs. » Et c’est précisément le silence rempli de Dieu qui lui permet de ne pas perdre une miette de ce que Dieu lui donne de vivre, même de manière déconcertante. Il en fait sans cesse mémoire, porte tout cela dans la louange et la reconnaissance, comme le St Joseph de la Pastorale des santons, après avoir dit : « Le Bon Dieu, Il est pas raisonnable. Quand je t’ai épousée, j’aurais dû poser mes conditions ! » Marie lui répond : « Tu regrettes ? » Et lui : « Ecoute-moi bien, ma belle : qu’est-ce que je suis, moi, un pauvre rien du tout. Et Dieu m’a donné le droit de te prendre par la main, de te porter dans mes bras, Toi, la Mère de son Petit, et tu voudrais que je regrette quelque chose ? Mais un bonheur comme ça, je l’avais pas mérité. Seulement, qu’Il nous aide un peu, le Bon Dieu, autrement, nous allons à la catastrophe, et il y aura encore des gens pour dire que c’est de ma faute ! » Il nous apprend à faire de la reconnaissance un pilier de notre vie, si bien qu’il vivra le restant de ses jours dans un don continu, tout aussi extasié que silencieux : pourrait-on imaginer meilleur chablon pour notre vie monastique ? Son regard en est libre de toute compromission, sans retour sur lui-même. Dans l’ordinaire du temps, il voit l’extraordinaire de l’action divine. A l’heure où notre société est gangrenée de narcissisme, de toc et de paillettes, combien ce regard attentionné et modeste nous est précieux ! Sa foi passe par les yeux, mais aussi par les pieds et par les mains. Il est souvent en pèlerinage ou en exil, et tout autant à l’atelier et à l’établi. Mais son travail lui-même est louange et service, sa vie est unifiée par la présence de son Enfant et de sa Mère.
Le sol où nous posons nos pieds n’est que passage, un jour nous laisserons nos outils et nos casseroles, et le Fils bien aimé qui a passé par-delà la mort nous accueillera en son éternité bienheureuse. Que St Joseph nous accompagne comme il l’a fait en Egypte et en Palestine. Dieu vient sans cesse à notre rencontre, et le chemin aboutit chez Lui.

25 mars (transféré après l’octave de Pâques en 2024) Annonciation du Seigneur
Le dialogue secret, entre Marie et l’Archange Gabriel, a décidé du salut du genre humain. Il n’a pu être connu que par la Vierge sainte, seule avec lui dans la chambre la plus retirée de la maison de Nazareth. Pouvait-elle se douter de la visite de ce jour-là ? Elle portait en Elle toutes les espérances d’Israël, elle connaissait la promesse de Dieu après la chute. Elle est la plénitude de l’Ancienne Alliance, et donc la plénitude dans l’ordre de la grâce, qui implique la confiance et l’abandon, avec tous les renoncements qu’exige le don de la grâce. Or, aucune créature, depuis la chute, ne peut entrer dans la gloire sans passer par une épreuve, un choix radical. Chez elle, l’Annonciation en est à fois le sommet et le point final. La Sagesse prend son plaisir à jouer avec les enfants des hommes, dit l’Ecriture. A cause de l’Immaculée Conception, cela s’est fait dans une finesse inégalée, une subtilité dans le jeu du St Esprit, une délicatesse et une fantaisie qui la rendent pratiquement inaccessible même un regard des anges. Elle était déjà vierge pour toujours, et la perspective de la maternité divine aurait pu la faire chanceler dans ce propos pourtant voulu par Dieu. Elle aurait alors impliqué un mariage « comme les autres » avec St Joseph. Céder à cette tentation aurait été porter vers le fruit défendu, la gloire, une main coupable, parce que non abandonnée. L’ange vient donc dénouer cette contradiction insoluble, et Elle était d’entrée de jeu d’accord avec ce qu’il lui proposerait. Elle a dû passer, comme le peuple d’Israël dont elle est la fleur la plus pure, du désir du salut à celui du Sauveur. Le désir du salut, c’est celui de la gloire, du triomphe de Dieu ; il entraîna pour elle la consécration virginale, qui est de n’appartenir qu’à Lui pour tout ce qu’Il voudrait. Le désir du Sauveur prend en elle une dimension unique : le désir de la maternité divine. La contradiction de ces deux désirs est la grande épreuve de sa vie, qui culmine et est définitivement surmontée au moment du Fiat.

Par son Fils, elle était destinée à connaître les affres du combat contre les ténèbres. Elle appartenait au monde pécheur et en ressentait la brûlure plus que quiconque à cause de sa pureté. Elle ne savait encore rien des ténèbres et de la lumière du mystère pascal, mais Elle avait accueilli dès l’aurore de sa vie les avances divines. Quand Elle dit oui à l’ange, Elle connaît aussitôt une sorte d’anticipation de la gloire, dont la plénitude habite dans son Fils, et en même temps une amorce de l’holocauste qui donne tout son sens à ce oui sans conditions. Elle restera protégée par le dynamisme de la grâce qu’Elle n’a jamais contrarié. La crainte qui l’habite est une crainte non d’un mal, mais d’un bien perçu comme un Bien divin, qui motive tous les renoncements possibles. Qu’Elle nous aide à dire un oui total jusqu’à la croix, jusqu’à la gloire qui la consuma dans le mystère de l’Assomption, qui est une mort d’amour.

...

25 mars 2023 Annonciation du Seigneur
La fête de ce jour illumine l’austérité du Carême, mais aussi elle en reçoit une coloration qui n’est pas la même que quand elle est célébrée au temps pascal à cause de la Semaine Sainte. Le Fiat de Marie est comme glissé dans le Oui de son Fils au Père. L’un et l’autre font partie de la même mission du Verbe incarné qui aboutit à la croix et à la gloire. Marie n’avait pas encore entendu les paroles de Syméon à la Présentation, mais Elle accepte tout d’avance et son acquiescement au dessein divin ne connaît pas de réserve. A la croix, Elle ne regrettera rien de ce don initial, et les dernières paroles du Christ mourant la consacreront dans son rôle de Mère de l’Eglise. Il ne Lui demande pas à nouveau son accord : car tout était dit à l’Annonciation, Il le savait comme Elle. Tout était là en germe, et il se développera sans aucun soubresaut jusqu’à la Dormition et l’Assomption.

Chaque fois que nous disons : « Je vous salue Marie… » nous entrons dans cette demeure simple de Nazareth où se passa cet événement silencieux qui inclina vers la vie et la lumière le monde captif des ténèbres. Nous sommes les témoins émerveillés de cette plénitude de grâce de Celle qui était toute sainte, comme jamais personne ne l’a été avant Elle et comme personne ne pourra l’être après Elle ensuite.  A un tel point qu’à ce moment même, Dieu en personne prit corps en Elle, pour que l’on puisse voir Dieu, Le tenir dans nos mains, Le voir de nos yeux. Elle nous fait voir comment nous pouvons à notre tour porter Dieu en nous et Le rendre un peu présent en ce monde qui a besoin de Lui et ne le sait pas, si souvent. Depuis ce jour, toute la joie du ciel devient la joie de la terre, parce qu’Il est là, silencieusement, comme un enfant qui dort dans le berceau maternel. C’est l’annonce de la joie de Pâques, quand le courant de mort s’inverse pour devenir chemin de vie et de résurrection. C’est la certitude qu’une autre vie existe et qu’elle est plus forte que toute sorte de mort, qui nous rend capables de lutter contre tout esclavage du corps et de l’âme, contre cette culture de mort qui enserre tant de pauvres gens, en éliminant Dieu de l’horizon pour les rétrécir à cette terre passagère. Oui, il vaut la peine de donner cette vie pour l’autre, dans la conviction que notre vie ici-bas ne nous est donnée que pour nous préparer à une joie plus grande et plus définitive, que rien ne pourra plus entamer. Que la Vierge du Fiat nous aide à marcher résolument vers la joie pascale dont il est l’aboutissement et la plénitude.

...

25 mars 2022 Annonciation du Seigneur
Si nous sommes habitués au récit de l’Annonciation durant le temps de l’Avent en particulier, la fête du sanctoral qui nous situe à 9 mois de Noël, célébrée en général en Carême, est pour nous une très belle halte avant les Jours Saints. Elle nous rappelle ce premier pas vers l’acte suprême de la Rédemption, dans une joie retenue qui ne doute pas de l’issue divine des événements. Cette joie, ô combien elle nous est nécessaire, car depuis le premier péché, elle semble avoir fui le monde. Si quelques fois nous l’accueillons, elle est si fugitive et si fragile qu’elle semble un rêve inatteignable. De fait, on ne peut être heureux en marge de Dieu, et la terre sans Lui est un exil. L’ange aborde la Vierge par ce souhait inespéré : dès le premier mot, c’est la joie qui lui est souhaitée. On pourrait se demander pourquoi il n’a pas employé la formule juive –paix à toi, shalom – et il y avait là sûrement une intention particulière et urgente de la part de Dieu qui l’envoyait. Sans même appeler la Vierge par son nom, il affirme tout de suite cette plénitude qui n’est qu’à Elle et qui suffit à la définir –pleine de grâce. Rien en Elle qui ne soit pas de Dieu, et Dieu La remplit entièrement, Elle, toute petite créature. Tout ce que l’homme peut espérer pour trouver la joie, Elle l’a déjà, et Elle le conservera au travers des événements qui en feront la Reine des Martyrs et la Mère des Douleurs. Avant même le consentement qui Lui sera demandé, Elle est toute prête à recevoir la grâce de l’Incarnation, tout est préparation et accueil de ce que Dieu voudra. Comme Dieu a préparé pour l’homme le nid d’amour de la création, Il dispose ce Cœur très pur à la plus incroyable Présence de Dieu en ce monde. Avant la venue du Fils de Dieu, avant le fiat, avant toute autre démarche, le Seigneur est avec toi, car Dieu est certain de la réponse, même s’Il ne Lui fait subir aucune pression. Et c‘est aussi la raison d’une bénédiction spéciale, comme en prévision de son accord : Tu es bénie entre toutes les femmes. Dieu est infiniment délicat et prévenant : comment ne l’aurait-Il pas été envers la plus sublime des créatures ? Cette salutation est absolument unique dans l’Ecriture, comme l’événement qu’elle annonce. C’est pourquoi, en un premier temps, elle ne répond que par un silence de surprise. Pourtant, son humilité était absolument vraie, tellement vraie qu’Elle n’est pas étonnée du choix de Dieu. On l’imagine mal disant à l’ange : « Ecoutez, il y a méprise ; non, je ne suis pas digne, cherchez-en une autre ! » Puis, après la salutation, après la surpise, vient l’annonce. Et comme on a craint pendant des siècles et des siècles de péchés, l’ange la rassure, et nous rassure avec Elle : ce n’est plus le moment de trembler, puisque Dieu vient sauver et non pas condamner ! Alors, ne crains pas ! Tout ce que l’Ancien Testament avait prophétisé et fait pressentir, voici que cela va s’accomplir, non de manière littérale –David et Jacob ont disparu avec leurs royaumes – mais d’une autre manière, si bien que la royauté du Messie sera vraie, mais pas de ce monde. Ce sera pour Marie une épreuve de foi, comme pour les disciples et pour nous. Alors, calmement, librement, la réponse est donnée qui ouvre la porte à la toute-puissance de Dieu. Une réponse toute remplie de l’Esprit Saint, qui retentira jusqu’à la fin des siècles et pour laquelle nous avons envers Elle un devoir de reconnaissance éternelle. Qu’elle nous aide jour après jour, maintenant et jusqu’à l’heure de notre mort, à donner à Dieu ces petits acquiescements qui Le laissent agir en ce monde pour qu’il soit sauvé.

...

25 mars 2021 L' Annonciation du Seigneur
Quand on imagine cette toute petite jeune fille qui reçoit la visite de l’ange et qu’on lit ce dialogue étonnant de maturité et de précision, c’est toute une vie en fleurs qui sourit à l’humanité, une halte de lumière au milieu de l’austérité du Carême. L’effet n’aurait-il pas sans doute été tout autre si elle avait eu l’âge de Sarah ou d’Elisabeth ? Il y a quelque chose de charmant et d’émouvant à ces vies données d’un coup et sans retour dans la générosité de leur aurore. Pourtant l’expérience nous apprend avec les années qu’il y a, en tous cas chez les pécheurs que nous sommes, pas mal d’illusion, peut-être même un soupçon de prétention dans ce qui passe aux yeux du monde pour de l’inconscience, et heureusement, finalement. Si l’on savait tout ce qui peut s’en suivre, nul doute qu’on serait moins enthousiaste. Or, Elle, elle savait, dans la prescience de ces êtres que n’obscurcit aucun retour sur eux-mêmes. Elle savait que la Rédemption, le salut du monde, le pardon des péchés, ça coûterait cher, très cher, aussi pour Elle. Elle a d’emblée tout entrevu, tout deviné, tout accepté. C’est la logique de la Croix qui se mettait en marche dans l’humble maison de Nazareth, et elle n’hésita pas une seconde, sachant que la grâce viendrait à chaque heure, à chaque instant, exactement proportionnée à ce que Dieu demanderait. C’est que la Croix vécue et portée a son poids de gloire et de joie secrète : la joie de son fiat est la même que celle d’être donnée pour Mère à tous les hommes au pied de la Croix. Ce qui au passage, nous rappelle que quand on la craint à l’avance, elle est évidemment au-dessus de nos forces ; mais la croix imaginée n’est pas la croix vécue, et ce que nous craignons par avance en nous laissant épouvanter, nous le traversons quand l’épreuve se présente, surtout si nous pensons l’offrir avec Celui qui a tout supporté pour nous. Ainsi, bien loin d’être une parenthèse étanche dans le violet du temps, l’Annonciation est en symbiose parfaite avec la Croix en marche. Cette fête est une lumière délicate sur toute souffrance, passée ou à venir, qui nous dit que Dieu est là à chaque moment et qu’Il accompagne chacun de nos pas. Il suffit de dire oui, même un oui timide et hésitant, de se dédire le moins possible, en oubliant jamais Celle qui a dit oui en notre nom à tous pour que jamais l’espérance ne s’éteigne pour personne. Alors, Elle nous montrera un chemin de paix inaltérable jusqu’à ce que son Fils soit engendré en nous.

...

25 mars 2020 L’Annonciation du Seigneur
Le propre de la foi chrétienne, c’est que Dieu dès les origines est entré en dialogue avec sa créature. Sans cesse, des paroles sont échangées entre Dieu et nous, dont la Bible toute entière est la trame, qui culmine dans le Verbe fait chair, cette Parole substantielle qui nous dit qui est Dieu dans la pauvreté de notre langage.

Qui, plus que la Vierge Immaculée, a été à la hauteur de cet échange merveilleux ? Rien en Elle ne venait parasiter la communication ; tout est clair du début à la fin, ce qui est lumineusement évident dans la visite de l’ange aujourd’hui. La sobriété des paroles montre leur densité : aucun superflu, pas d’objection, et la seule question concerne l’éclaircissement des moyens pour faire ce que Dieu veut et qui est déjà accepté sans réticence. Car si Dieu le demande, c’est que c’est possible, d’avance. Elle est vraiment la Vierge pleine de foi, une foi sans faille et sans retard, où tout est en germe, comme le chêne est dans le gland. Elle est la Vierge des commencements, et tout suivra, pas à pas, non comme un rêve et un idéal jamais atteint, mais comme un projet mûrement réfléchi, avec Dieu comme partenaire étroit, instant après instant, un fiat après l’autre.

Peut-on imaginer ce qui serait advenu si elle avait dit non ? On connaît ce joli dialogue, imaginaire, celui-là, entre le Père qui consulte le Fils avant d’envoyer l’ange Gabriel… « Et si Elle dit non, as-Tu un autre plan ? » et le Père répond : « Non, je n’ai pas d’autre plan. » Elle aurait eu de « bonnes » raisons, pourtant : n’était-Elle pas la plus humble des créatures ? Elle aurait pu alléguer la disproportion entre la tâche à accomplir et sa petitesse, son effroi devant l’immensité du plan de salut de Dieu, que sais-je ?... Mais nous voyons là ce qu’est la vraie humilité, qui n’est pas de dire : « Je suis trop petit, incapable, nul… », mais qui est de s’en remettre sans conditions à plus grand que nous. Grâce à Elle, nous entrons dans l’impossible de Dieu, qui dialogue avec notre petit possible, dont Il veut être comme dépendant, nous montrant par là à quel point Il nous prend au sérieux. Comme Elle, nous apprenons pas à pas, jour après jour, quel est cet impossible qu’Il nos prépare, en faisant ce qui est à notre mesure. Après, ça dépend entièrement de Lui. Mais il faut que nous allions jusqu’au bout de notre possible, sans tension ni crispation, en Lui abandonnant ce que nous n’arrivons pas à voir et sans prétendre tout maîtriser. Quand nous avons la sainte audace d’un oui de fond, lucide et tranquille, nous ne pouvons évaluer d’avance ce que Dieu en fera, au plan du salut du monde entier. Quand on a compris cela, ne serait-ce qu’un peu, on est armé pour passer par tous les sacrifices que ça peut effectivement coûter, qui obtiennent encore d’autres grâces pour aller plus loin et plus haut. Car pour Elle, il y aura encore Bethléem, Cana, le Golgotha et l’Assomption. La route est tracée, dans la lumière. Qu’elle nous prenne par la main pour nous mener dans la paix là où Dieu nous attend pour sa plus grande gloire.

...

25 mars 2019 L’Annonciation du Seigneur
     Commentant le texte d’Isaïe qui parle de la racine de Jessé, notre Père St Bernard dit que la fleur qui en sort est la Vierge Immaculée, le fruit étant le Sauveur, son Fils. A l’unisson du printemps qui s’est montré cette année particulièrement lumineux, nous fêtons Notre Dame de l’Annonciation comme cette fleur d’une beauté sans pareille au milieu du désert du carême. Voici qu’en un instant, Elle accède à la pleine maturité, qui donne autant qu’elle reçoit, Elle, la fine fleur d’Israël, parée de tous les joyaux de la nature et de la grâce. Elle est vraiment, comme dit Claudel dans sa « Vierge à midi », la femme dans la grâce enfin restituée, la créature dans son honneur premier et dans son épanouissement final. Quelques semaines en avance, Elle nous fait donc d’abord célébrer en Elle le salut parfaitement abouti dans une vie humaine, comme Dieu nous invite tous à l’accueillir. Et c’est d’abord un mystère de foi : « Bienheureuse, Toi qui as cru » dira peu après Elisabeth en L’accueillant lors de sa visite. La visitation, ce sera l’espérance, et Noël l’amour donné, la charité divine en acte : peut-il y en avoir de plus grande que de donner le Christ au monde ? Pour l’heure, il y a surtout la foi, qui se manifeste dans le dialogue avec l’Ange Gabriel : aucun superflu, pas d’objection, tout au plus une demande d’éclaircissement pour que l’adhésion soit sans faille. Plus que Joseph, un peu impressionné par le mystère, Elle s’y sent chez Elle, Elle évolue dans le monde surnaturel sans faux pas et sans hésitation. Si Dieu le demande, c’est que c’est possible, d’avance, évidemment. Elle est la Vierge des commencements, que Dieu soigne toujours, et Elle y adhère efficacement à chaque instant. Le présent seul compte, où tout le passé aboutit et qui engage l’avenir tel que Dieu le voit, dans un projet mûrement réfléchi, un fiat après l’autre. Il y a une paix infinie, un sérieux souriant et grave à la fois dans ce dialogue qui engage l’avenir de l’humanité entière.

     Que serait-il advenu si Elle avait hésité, même pour de nobles motifs d’humilité juste un peu mal calculée, par exemple ? Que se serait-il passé si Elle avait pensé devoir dire non ? Car, à vues humaines, Elle n’aurait pas manqué de bonnes raisons ! Dire non à Dieu, c’est la définition même du péché, ce qui est impensable pour l’Immaculée, certes, mais on peut aussi se tromper en disant oui inconsidérément ! On voit ici combien la marge de manœuvre réelle de la liberté est étroite et délicate, ce qui augmente encore son mérite. Eh bien, nous ne serions pas là, tout simplement, aujourd’hui, à nous réjouir de ce que Dieu fait. Nous serions encore dans l’Ancien Testament ou dans le paganisme épais de nos ancêtres les gaulois -auquel d’ailleurs on semble bien retourner dès qu’on oublie le précieux héritage de la foi chrétienne. Tout cela est une invitation pressante à nous réjouir, quelles que soient les difficultés de l’heure, parce que ce germe éternel ne cesse de produire du fruit. Elle qui aujourd’hui est la Reine des anges et des saints, pouvons-nous L’imaginer paisiblement retraitée aux cieux ? Elle nous presse de dire oui, nous aussi, chaque fois que Dieu nous mendie quelque chose pour l’amour de Lui. Elle fait fleurir autour de nous le désert de ce monde, Elle nous seconde de son amour maternel, en nous pressant d’honorer pleinement les engagements de notre profession pour qu’aujourd’hui encore, le monde soit sauvé, ce que nous allons fêter bientôt. Oui, Dieu nous a beaucoup aimés de nous placer dans une telle lumière ! Qu’elle transfigure notre vie en attente de la clarté éternelle, qu’Elle nous garde dans une foi inébranlable appuyée sur la Sienne.

***

Solennité de l'Annonciation transférée du 25 mars au 9 avril 2018
    Quand on fête l’Annonciation après l’octave de Pâques, on ne peut pas la colorer d’une teinte pascale, tout comme le même évangile reçoit durant le temps de l’Avent une compréhension marquée par l’attente du Sauveur. Après la Résurrection, c’est toute la trajectoire du salut qui est achevée, dans l’attente de la Pentecôte. Or Marie est de prime abord saluée comme Celle qui est remplie de grâce : c’est parce que rien en Elle ne contredit la Présence divine que tout le salut est là en germe, selon une étymologie dont parle St Jérôme à propos du nom de Nazareth, que l’on trouve dans Isaïe, et qui signifie fleur ou bourgeon. Comment cette toute jeune fille d’un village perdu de Galilée, qui  n’est pas mentionné dans l’Ancien Testament, pas plus que par les historiens juifs comme Flavius Josèphe, a-t-Elle eu l’audace de répondre avec une telle simplicité à cette offre incroyable de devenir la Mère du Sauveur, et par une voie inusitée chez les humains ? C’est que l’humilité vraie va de pair avec l’audace : quand on ne s’appuie que sur Dieu seul, Il peut tout demander et on peut tout accepter, on se meut dans le monde de la grâce où aucun intérêt particulier et mesquin n’entre en jeu. Là est la vraie liberté que rien ne contredit, que rien ne limite. Demain sera demain, avec son poids d’épreuve mais aussi de force divine, dans cette protection particulière accordée par Dieu dans l’accomplissement d’une mission –ce que signifie l’expression : « Le Seigneur est avec toi. » Ce n’est pas un souhait, mais l’affirmation d’un fait. A Marie est confiée une mission extraordinaire, être la Mère de Dieu ; cette dignité exigera d’Elle une pureté extraordinaire. Elle n’en est pas effrayée, Elle se pose juste quelques questions et l’ange la rassure pleinement : tout sera l’oeuvre de Dieu et de Lui seul, son Fils n’aura d’autre père que Dieu ; Elle n’a même pas à se creuser la tête pour le nom à donner à l’Enfant. Tout est prévu, mais aussi accepté en pleine conscience et avec joie, avec le signe de l’enfantement miraculeux d’Elisabeth. C’est au moment du Fiat que se produit le mystère de l’Incarnation du Verbe, selon l’opinion reçue des théologiens.

     C’est d’Elle que le Christ a reçu son humanité : Elle a donc quelque chose à voir de très près avec sa Passion et sa Résurrection. La Vie qui nous vient du mystère pascal est en germe dans la Mère de Dieu, et nous pouvons nous aussi collaborer à son développement en disant oui avec Elle à ce que Dieu nous offre et nous demande. Qu’Elle nous aide à être paisibles et généreux dans cette œuvre du salut de toute l’humanité qu’Il nous met entre nos mains, comme Il l’a mise dans les siennes.

***

25 mars 2017 - Annonciation du Seigneur
A la veille du dimanche de la joie- Laetare- voici le message le plus joyeux de toute l’histoire du salut : la joie était depuis longtemps absente, elle avait disparu depuis le premier péché. Toute l’économie ancienne est comme voilée de tristesse, son histoire remplie d’exodes, de massacres, de déportations, fruits amers de l’homme qui n’écoute pas Dieu. Le pire, c’est que l’homme en était venu à avoir peur de Dieu. Et voici qu’Il vient par son ange annoncer le plus grand événement de tous les temps : Il va venir en la personne de son Fils bien-aimé ! Déjà dans cet Ave, avant que le nom béni de Marie soit prononcé, il y a toute la déférence, l’admiration, l’attente de Dieu et son respect de la liberté de la meilleure de ses créatures. Elle appartient tout entière à l’ordre divin, témoin préservé de la perfection créée des origines. Elle osera dire : « Mon Fils » à Celui à qui le Père seul dit aussi : « Mon Fils ! » Cela nous dit tant sur sa sainteté à nulle autre pareille ! Et encore cette sainteté n’est-elle qu’à son aurore : il y a encore du chemin jusqu’à la Croix et l’Assomption. Mais tous les mystères sont ici en germe et l’ange le sait : c’est par prédestination qu’il traite au nom de Dieu pour qu’Elle consente à l’Incarnation. Et avant même ce moment où le Verbe fait chair fera en Elle sa demeure, c’est la formule même de l’Incarnation : « Le Seigneur est avec toi. », comme Il sera Dieu-avec-nous, Emmanuel. Dieu est comme certain de son succès. Elle ne peut le décevoir, et pourtant, Elle est libre, beaucoup plus que nous ne prétendons l’être, parce que le péché n’est pas un choix. Si Elle est bénie entre toutes les femmes, ce n’est pas parce que tout est joué d’avance : mais tout est si bien préparé que Dieu ose compter déjà sur le consentement qu’Il Lui demande. Jamais le jeu de la grâce et de la liberté ne se fera avec autant de souplesse et de respect, pour le salut du monde entier. Comme tous les humbles, Elle est comme surprise par cette salutation, et Elle commence par répondre par le silence qui veut comprendre mieux. Il y a des gens qu’on ne surprend pas en faisant leur éloge : ils connaissent leur valeur et sont tout disposés et capables de compléter les informations. Elle n’est pas non plus occupée de ses fautes et de ses imperfections : ce n’était tout simplement pas possible pour Elle. La véritable humilité, c’est de ne regarder que Dieu en s’ignorant soi-même.
Puis, après la salutation, après la surprise, vient le message, l’annonce formelle. L’ange rassure la Vierge : là, on entre vraiment dans le christianisme. On a craint et tremblé pendant de millénaires de péché, mais voici que le Sauveur nous redit que Dieu est bon et que ce n’est plus l’heure de trembler. Même si ce que l’ange annonce appartient encore à la puissance et à l’avenir de Dieu, même si tout cela est objet de foi, et même une épreuve de la foi pour Marie, même si rien de tout cela n’est encore accompli ni même seulement humainement plausible, la foi parfaite de Celle qui a cru et croira jusqu’au bout accueille tout. Et l’ange lui révèle alors ce moyen unique de la conception virginale. Alors est prononcée librement, en toute conscience, cette parole divine sortie de lèvres humaines les plus pures de toute l’hsitoire des hommes et qui retentira jusqu’aux heures de l’éternité : « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta parole. » Nous en sommes à jamais bénéficiaires : puissions-nous en devenir aussi les collaborateurs extasiés.

1er mai 2023 St Joseph, artisan
Toutes les sociétés anciennes, y compris les plus brillantes et évoluées, étaient plus ou moins manichéennes dans leur organisation. En haut, il y avait les gens cultivés, les intellectuels, ceux qui détenaient le savoir et le pouvoir. Par principe, ils ne se salissaient jamais les mains. Le travail dit servile -le nom même indique le sens- était réservé aux esclaves. Ce qui touchait à la matière était de moindre valeur que les activités de l’esprit. Platon n’avait-il pas dit que le corps est la prison de l’âme, et donc qu’il fallait s’en affranchir le plus et le mieux possible pour être un homme digne de ce nom ? La foi chrétienne, à la suite de la révélation biblique, donne une vision totalement différente, pour ne pas dire opposée, à celle de la sagesse grecque et orientale. Le chrétien ne peut envisager sa vie comme un dolce farniente qui lui donne le droit de se laisse entretenir par d’autres sans lever lui-même le petit doigt. Dès le récit de la création, Dieu travaille à une œuvre de prix qu’il confie aux mains de l’homme, créé à sa ressemblance, pour qu’il l’achève et la perfectionne. Il y a dès avant la chute une valeur naturelle du travail, une beauté dans l’ouvrage qui sort de mains habiles, une utilité sociale à ce que chacun est capable de faire pour le bien de tous. Notre Père St Benoît, fils de l’antiquité classique, se démarque nettement de la conception de son temps en désirant que les moines vivent du travail de leurs mains. A terme, cette évolution positive aboutira à l’abolition de l’esclavage. St Joseph nous montre que la Providence a voulu que le Fils du Très-Haut ne naisse pas dans une famille de grands intellectuels, mais dans la maison d’un simple artisan qui donne ainsi ses lettres de noblesse au travail matériel accompli sous le regard de Dieu et pour sa gloire. Demandons-lui de nous apprendre toujours mieux à mettre tout notre soin dans nos tâches quotidiennes, avec la conviction que tout peut être fait pour la gloire de Dieu qui ne dédaigne aucun travail si humble soit-il.

...

1er mai 2021,  Saint Joseph, travailleur
« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » : avec l’enfantement dans la douleur pour la femme, c’est la punition originelle qui touche l’homme. On peut, de fait ne voir que ça dans le travail : une malédiction, et donc le but, c’est d’y échapper par une société de loisirs, une classe sociale assez élevée pour être dispensé du travail qui est vu comme un esclavage et rien de plus. Or, le Créateur n’en est pas resté là, sitôt après la chute. Certes, il restera les ronces et les épines, la sueur et la peine. Mais le travail lui-même est pris dans un univers de rédemption, et quelque chose est changé, là aussi. C’est justement quand cette vision chrétienne manque qu’on en vient à mépriser le travail et à ne le voir que comme une anomalie qui s’oppose à la contemplation. Dès le début du monachisme, on a compris que de vivre du travail de ses mains n’est pas dégradant et humiliant, mais au contraire hautement louable et même exaltant. Ce que nous faisons, nous le faisons en continuant le travail du Créateur ; Il nous donne une intelligence pour être de bons gérants de sa création, pour la perfectionner ; Il nous donne le matériau brut, en quelque sorte, pour en faire un chef-d’œuvre à sa suite. D’où l’amour du travail bien fait. C’était la remarque qu’avait faite un déporté français à l’un de ses compagnons de captivité, qu’il voyait saborder la plate-bande qu’il binait en disant : « On va quand même pas se donner de la peine pour ces salauds qui nous affament ! » « Si, répondait l’autre, parce que tout travail mérite en lui-même d’être fait le mieux possible, c’est une manière de lutter pour la dignité qu’ils veulent nous enlever, de lutter contre la barbarie et l’insignifiance. » St Joseph dans sa modestie de petit artisan de village nous enseigne en premier cette dignité de l’être humain qui continue l’œuvre du Créateur, en servant en plus la communauté qui l’entoure dans le dévouement juste et consciencieux, car, au final, « servir Dieu, c’est régner. »

8 mai 2020 Bienheureux Christian de Chergé et ses compagnons, religieux, martyrs
« S’il m’arrivait un jour-et ça pourrait être aujourd’hui- d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays. » Ainsi commence le testament spirituel du P. Christian de Chergé, nous donnant d’emblée le sens de ce qui nous le fait vénérer aujourd’hui comme martyr, avec ses frères de Tibhirine mais aussi beaucoup d’autres, connus et inconnus, en cette décennie noire comme l’ont appelée les évêques d’Algérie à l’annonce de leur béatification.

Autant dire qu’un martyre, ça se prépare. Ne devient pas martyr qui veut. Celui qui se fait sauter avec une ceinture d’explosifs à la taille ne mérite pas ce titre. Se laisser devenir martyr, c’est accepter d’être jusqu’au bout témoin du plus grand amour, qui est de donner sa vie pour tous ceux qu’on aime. C’est ce plus grand amour-là qui a fait entrer chaque frère au monastère, souvent après avoir déjà commencé à donner sa vie dans le sacerdoce, l’enseignement, la médecine ou le travail d’éducateur de rue. C’est le contraire du repli sur soi qui cherche ses petites aises et la vie agréable.

Ensuite, ce qui frappe, c’est la lucidité. Parlant au nom de tous, P. Christian se dit bien : « Comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? » Là aussi : pas de quoi fanfaronner, « ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre, pas moins non plus. Elle n’a pas l’innocence de l’enfance. » Il lui paraît important de dire clairement qu’il ne saurait souhaiter une telle mort, ne serait-ce que parce que ce serait « payer trop cher ce qu’on appellera peut-être la grâce du martyre, en la devant à un algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam. » Une lucidité bâtie en communauté, car on sait que tous n’étaient pas convaincus, au départ, qu’il faille à ce point risquer sa vie. Lucidité sur soi-même, sur la situation, sur la foi surtout, qui dit que l’amour est toujours plus fort que tout, même la mort.

Un peu plus de 60 ans auparavant, un autre moine trappiste, P. Nivard Loeb, entrait à Koningshoeven ; enfant, il désirait devenir martyr, et il aurait fait la remarque que ce n’est pas du tout difficile pour Dieu de faire d’un trappiste un martyr. Il l’a été, lui aussi, et c’était tout aussi imprévu au départ que pour ses frères de Tibhirine. C’est l’aboutissement tout naturel, infiniment serein, d’une vie donnée goutte à goutte, un dernier acte consenti généreusement, comme tous les autres qui l’ont précédé.

Et enfin, une solidarité universelle avec tous les pauvres que Dieu aime, même ceux qui ne L’aiment pas, cette suppléance chère au P. Jérôme, qui est au cœur de notre vie monastique, offrande dans le silence et le secret du Cœur de Dieu. Nous sommes aidés en tout cela par des devanciers, nos frères, qui nous tracent un chemin de lumière et de paix. Marchons, nous aussi, sans mettre de limite à ce que Dieu nous demande pas à pas.

Marie, Mère de l’Eglise Lundi de Pentecôte 29 mai 2023
Si l’Eglise est la famille de Dieu rassemblée par l’Esprit depuis la Pentecôte, comment Marie n’en serait-elle pas particulièrement la Mère ? Les Actes de Apôtres nous rappellent qu’elle les a accompagnés au cénacle, dans la pureté de sa prière auxquels ils se sont joints. Comme tous les enfants le savent, la Mère est l’âme du foyer : avec Elle, nous nous sentons à la maison. Elle nous y accueille, Elle veille à ce que chacun ait toute sa place et rien que sa place, Elle est présence pacifiante au milieu des conflits, encouragement dans les difficultés, sourire quand les larmes troublent le regard. Que serait notre demeure sans Elle ? Elle aurait tout pour gouverner et régenter, et Elle s’en garde bien : « Faites tout ce qu’Il vous dira. », ce qui a été son mot d’ordre à Cana ne s’est jamais démenti. Et pourtant, quelle efficacité ! C’est en remettant à son Fils le résultat de son action que le miracle a lieu. C’est à la mode aujourd’hui de nous rebattre les oreilles en disant qu’il faut lâcher prise : pauvre réaction à l’obsession d’efficacité et de rentabilité de tout notre monde. Encore faut-il savoir pour quoi et pour Qui on le fait. Si lâcher prise signifie laisser la place à ceux qui feront ce qu’ils veulent, eux, en se remplissant les poches au passage, il est peu probable que ce soit ce que Dieu veut nous dire. Si c’est nous remettre avec confiance dans une Volonté supérieure meilleure que ce que nous voyons au ras du nez, ça devient évangélique. Toute la vie de Notre-Dame nous l’enseigne, jusqu’à l’Assomption, qui est remise totale aux mains du Père dans une mort d’amour. C’est peut-être ce qu’Elle enseigne de plus fort aux apôtres qui se groupent d’instinct autour d’Elle, non pour conjurer l’absence du Fils Bien-aimé, mais pour entrer dans son sillage, Lui qui s’est remis aux mains du Père en acceptant l’échec humain de sa mission sur terre. C’est le grain qui meurt et porte fruit. La Vierge très Sainte ne pouvait prendre un autre chemin ni nous conseiller autre chose. C’est la suprême efficacité qui est celle de Dieu quand Il crée en nous laissant la place pour continuer son œuvre. Qu’Elle nous le rappelle aujourd’hui, au lendemain de la Pentecôte qui signe le début de l’Eglise.

Sainte Trinité 4 juin 2023
C’est d’un seul mouvement que l’homme, aux origines de l’humanité, s’est éveillé à la conscience de ce qu’il est et à la présence de Dieu qui est Celui à qui il doit la vie. Aucun peuple, aucune civilisation qui n’ait connu Dieu sur le tard, comme un supplément plus ou moins facultatif. Mais se poser la question de Dieu est d’emblée s’affronter à une recherche tâtonnante, qui se perd souvent dans les méandres de l’esprit limité et de la psychologie blessée.  C’est pourquoi Dieu s’est ému de notre détresse à Le trouver et qu’Il vient à notre secours : c’est la Révélation faite à Abraham et à ce petit peuple qui ne le méritait pas plus que les autres, sinon par son insignifiance et la résistance de sa tête dure. En dehors de lui, on arrive seulement à l’idée d’un Dieu totalement transcendant, certes, tout-puissant et capricieux, perdu dans son Olympe bienheureux et se souciant fort peu de nos malheurs, inconnaissable dans sa nébuleuse inaccessible. C’est une lente maturation, un dialogue incessant entre la raison humaine et les cœurs assoiffés, d’une part, et Celui qui se présente comme une Personne capable de parler et d’entendre que s’affine la relation qui fonde toute vie en ce monde.

L’esprit scientifique, qui prévaut en Occident comme sommet de la connaissance depuis quelques siècles, avait relégué toute idée de Dieu au niveau de fables non vérifiables. Cette prétention de la raison à vouloir tout comprendre et tout maitriser s’applique même à Dieu et son mystère, et si c’est impossible, on décrète que c’est absurde et inutile d’y croire. Cela a fini par créer un vide spirituel et existentiel dont les jeunes en particulier paient aujourd’hui durement la facture. Et parce qu’il faut des résultats immédiats à toute crise, ce vide est rempli, dans une sorte de panique, par des spiritualités bricolées, des messianismes douteux, un apparitionisme envahissant qui tiennent lieu de foi théologale. Quand on refuse de croire en Dieu, parce qu’on Le trouve trop contraignant et qu’il faut à tout prix être libre en tout, on est, de fait, prêt à croire à n’importe quoi.

Or comme chrétiens, nous sommes invités à croire -intelligemment- qu’il y a en Dieu trois Personnes. Pas tout à fait comme trois individualités humaines irréductiblement différentes, puisque les Trois ont la même substance divine. Mais cette foi n’est pas contradictoire avec la raison : elle lui est… supérieure. C’est aussi difficile d’harmoniser foi et raison que de concevoir ensemble Trinité et unicité de Dieu : en ce sens, peut-être, nous pouvons dire que Dieu a déposé en nous, en vertu de notre nature, une trace de son propre mystère. Si on désire être honnête, on ne peut pas, par principe intellectuel, éliminer Dieu du champ de la connaissance. Le travail de l’esprit est ouvert à la totalité du monde, ses objets, les dispositions qui les soutiennent. Un philosophe sérieux ne peut donc d’emblée bouter Dieu et la religion hors de son horizon, c’est une autolimitation qui est une mutilation. Les grecs, si souvent cités à l’appui de cette attitude réputée moderne, parce qu’affranchie de toute pensée autre que la sienne, ne se sont jamais autorisés ce genre de coup de force : le mot « théologie » a été inventé par Platon…

Dieu, donc, au terme de l’Ancien Testament qui était surtout préoccupé du Dieu unique, étant entouré de païens qui croyaient à une multiplicité de dieux, nous a donné un coup de pouce. Et Il le fait en envoyant Quelqu’un qui dit être son Fils et le prouve par sa mort par amour et sa résurrection. C’est tout naturellement, pour ainsi dire, que les apôtres commenceront à comprendre qu’Il nous donne de recevoir au plus intime de nous-mêmes Celui qui est son Esprit, d’une consistance telle qu’il est Lui aussi une Personne qui nous inspire et nous fait agir par sa force. La relation bienveillante de l’amour est ce qui définit Dieu. On ne Le connaît donc pas par la raison close sur elle-même, mais à l’intérieur d’une relation d’amitié, parce que Lui-même se donne à connaître et qu’Il attend notre réponse. Plus notre cœur est prêt à répondre à l’Amour, plus nous comprendrons… sans comprendre tout. Le sommet de la connaissance, c’est la mystique. Elle est le secret qui habite au plus profond du cœur humain, bien plus profond que la déduction philosophique qui n’est pas sans valeur, mais simplement un peu courte. Elle est cette traversée périlleuse où nous pouvons être en contact avec l’immense, le dé-mesuré qui vient toujours à nous comme par surprise, qui dilate le cœur, comme un événement imprévu où l’on est débordé de toutes parts. Que le Père, le Fils et l’Esprit qui les unit nous redise sans cesse l’infini de l’amour. Ce n’est pas une définition, mais une expérience.

...

Sainte Trinité C 12 juin 2022
« Qui est Dieu ? » Ce petit bonhomme de 5 ans qui s’appelait Thomas d’Aquin et qui était oblat à l’abbaye du Mont-Cassin, il ne pouvait s’empêcher de tirer par la manche les moines qu’il rencontrait sous les cloîtres pour leur poser toujours la même question. Elle allait orienter toute sa vie et lorsqu’il fut près de la grande Rencontre, il avait coutume de dire à tous ceux qui le complimentaient sur la hauteur de ses vues et son œuvre immense : « Tout cela n’est que de la paille par rapport à la Réalité. » Oui, Dieu est grand, mystérieux, au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir de Lui, et la première attitude juste devant Lui, c’est le grand prosternement de tout l’être dans l’adoration qui s’abîme devant plus grand que soi. Toute la théologie, toute la réflexion des siècles qui se sont livrés à cette recherche se situent entre cette question et cette réponse. Au terme des fêtes pascales, l’Eglise nous invite nous aussi à faire halte un instant, saisis de cet éblouissement face à la splendeur de cet Amour créateur et sauveur qui nous atteint à chaque instant et nous fait vivre de lui. Il a fallu plus d’un millénaire, depuis l’appel d’Abraham, pour que le peuple élu comprenne qu’il n’y avait pas des dieux, mais un seul Dieu, parfait, éternel, qui est à l’origine de tout. Quand Jésus paraît dans le monde, Il ne fait pas de cours de théologie, Il vit comme le Fils de son Père des cieux. Et peu à peu, les disciples commencent à comprendre que Dieu n’est pas une monade isolée. Puisqu’Il est amour, Il est aussi relation en Lui-même, et relation ouverte à toutes les autres relations qu’Il veut tisser avec ceux qu’Il veut faire bénéficier de cet Amour. On a pu dire qu’Il est la palpitation de trois cœurs qui s’aiment d’un même amour. Le grand bouleversement révolutionnaire du christianisme, c’est la révélation de cet amour fragile et tremblant, à l’opposé de la toute-puissance qu’on lui attribue naturellement, qu’on Lui dispute, qu’on Lui reproche et qu’on Lui envie. Car si Dieu est relation de Personnes, il est nécessairement en manque de l’autre, tout le contraire de l’autosuffisance. Il est librement et volontairement vulnérable à l’autre, ce qui se vérifie à son plus haut degré de vérité à la Croix. Mais déjà à la création, Dieu s’adresse à chaque créature comme à un « tu » appelant une réciprocité. Nous sommes naturellement en relation avec Lui et entre nous. Avec Adam et Eve, Il cherche un dialogue plus explicite et plus immédiat, et même avec Satan, Il ne le refuse pas.

Dans le Verbe incarné, cette parole est Dieu tout en étant face à Dieu, comme nous. Jésus dit à la Samaritaine : « Si tu savais le don de Dieu ! » Peut-être n’est-il pas hors sujet de paraphraser : « Si tu savais que Dieu EST don ! », comme St Jean dit que « Dieu EST amour » ? Dieu se donne totalement, de toute éternité et pour toute l’éternité. C’est le sens de l’Incarnation : « De sa plénitude, nous avons tous reçu, et grâce sur grâce. » Il se vide au cœur de l’histoire humaine pour la remplir de sa divinité. L’unité de Dieu Trinité est la conséquence du mouvement qui porte chaque Personne vers l’autre : Le Père sans le Fils ne serait pas Dieu, et réciproquement ; c’est ce mouvement éternel de leur relation qui les unit et nous révèle Dieu. Et cela même est le mystère de l’Esprit qui est feu, vent et mouvement.

Quand Jésus donne sa vie sur la Croix, ce n’est pas une erreur de parcours, comme le suggère Nietzsche : « mis à mort, malgré Lui » Non ! Il s’agit d’une initiative divine pleinement voulue qui révèle ce que Dieu est en Lui-même. Et pas seulement pour que nous puissions voir et comprendre, mais pour entrer nous-mêmes dans ce processus. En ce sens, l’Incarnation est inachevée : Jésus n’a pas fait des 33 ans de sa vie une promenade anecdotique, comme les dieux de l’Olympe qui se baladent de temps en temps sur terre pour rigoler un peu. Elle se continue en chacun de ceux qui L’accueillent, et c’est le sens le plus profond de la Sainte Eucharistie. Les chrétiens d’Orient aiment à dire que la Croix du Christ était dans le Cœur du Père dès avant la création, et Pascal dit que le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne souffre plus en tant que Personne historique, mais en tant que Corps mystique. Comme le Père se vide dans le Fils, et Lui dans le monde, notre vocation est de nous vider, nous aussi, dans un amour décentré de nous-mêmes, pour donner exactement ce que nous croyons ne pas avoir et qui ne peut venir que de Lui. Quand l’amour nous projette en avant de nous à la rencontre de l’autre, nous agissons comme Dieu. Quand nous décidons de partager nos vulnérabilités, fragilités, blessures, nous prenons comme Lui le risque d’une confiance trinitaire entre nous. Pour être capables de percevoir le souffle léger de son passage, il nous faut consentir au silence d’adoration où Il laisse chacun grandir dans sa grâce et son amour.

...

Sainte Trinité 30 mai 2021
On n’aurait pas trouvé ça tout seuls : un seul Dieu en trois personnes ! Le mystère qui est au cœur de la foi chrétienne est perçu par la plupart des autres religions comme une hérésie, une insulte faite à Dieu, voire un blasphème. Pourtant, au simple plan de la réflexion philosophique, le dogme de la Trinité est d’une subtilité absolument unique dans l’histoire de la pensée. Il a fallu des siècles de mise au point pour éviter de tomber dans l’une ou l’autre des hérésies qui ont secoué les 5 premiers siècles de l’Eglise et ont connu depuis de multiples et récurrents surgeons. De fait, ça paraît plus simple de dire simplement que Dieu est unique, puisque parfait : s’Il est deux, ça veut dire que l’un a quelque chose que l’autre n’a pas, donc qu’il n’est pas parfait. Mais alors, qu’est-ce que ça nous apporte, la Trinité ?

Il faut partir d’abord du Dieu unique : c’est la prière de tout juif pieux, plusieurs fois par jour : « Ecoute, Israël… » Il a fallu marteler cette conviction pendant deux millénaires au moins pour que la tentation soit enfin écartée de s’imaginer qu’il y a beaucoup de dieux. Que le Seigneur soit Dieu, là-haut dans le ciel comme ici-bas sur la terre, et qu’il n’y en a pas d’autre, voilà la première vérité de la foi. Nous ne risquons plus trop, aujourd’hui, de tomber dans le polythéisme. Mais le danger qui nous guette n’est-il pas plus redoutable encore ? Notre monde occidental est marqué par un athéisme pratique, où non seulement Dieu n’est plus reconnu comme la première Réalité, l’unique absolu, mais où on n’a plus besoin de Lui. Et comme la nature a horreur du vide, l’homme s’est mis à la place de Dieu, il s’est érigé lui-même en valeur absolue qui décide de tout, y compris du bien et du mal. Autrefois, les dieux mythologiques cristallisaient les aspirations, les désirs, les ambitions, et même les vices des individus et des peuples. Maintenant, Dieu n’est plus à l’horizon et on se fait un culte des mythes de la science, de la technique, de la puissance, de l’argent, du plaisir. Et on retourne à la barbarie, puisque chacun veut imposer la petite divinité qui est à son service. L’exhortation du Deutéronome est donc plus que jamais de saison : c’est Dieu qui est Dieu, et nul autre. Seule une instance reconnue supérieure à tous peut nous rapprocher et nous mettre d’accord. Une société qui refuse la transcendance est en danger de mort.

Ce qui nous introduit dans la Trinité proprement dite. Car il s’agit d’amour, de sortie de soi et de service de l’autre. Or, Dieu est amour, justement. Mais pas seulement amour hors de Lui, pour les autres, pour ainsi dire. Il est amour en Lui-même, c’est son être même, sa raison d’être ultime et la source de son action ! En Lui-même est cette unique structure divine qui nous Le révèle comme trois Personnes : un Père qui engendre éternellement son Fils, un Fils qui est la Parole, le Verbe, et un Esprit qui est leur lien d’amour, car tout amour est fécond. C’est pourquoi Dieu crée le monde et l’homme à son image. « Sache-le donc et médite-le dans ton cœur. » Il s’agit là de redécouvrir et d’approfondir les raisons que nous avons de nous comporter en chrétiens. Car être chrétien, c’est adopter un certain style de vie, à la fois digne et modeste, attentif aux autres sans se faire leur carpette, en se gardant des modes qui passent à un rythme effréné, avec des yeux qui voient plus loin et plus haut. Les commandements du Seigneur sont l’expression de l’amour de Dieu sur l’homme, et Il nous invite à en faire autant avec son aide. C’est pourquoi nous recevons de Lui un esprit de fils adoptifs. Mais ce n’est pas qu’une prise en charge qui aboutit à des liens affectifs profonds, comme en cas d’adoption d’un enfant chez nous. Notre adoption par Dieu réalise ce que l’adoption humaine ne peut atteindre : la transmission de la vie. Elle nous fait participer à la vie même de Dieu, elle commence un processus de divinisation. Pour en parler, St Paul emploie le mot enfant, qui contient une idée de tendresse confiante et de croissance que ne comporte pas le mot fils. Demandons-nous, puisque nous sommes fils de Dieu, si nous sommes aussi ses enfants ? Puissions-nous être aussi ses héritiers, car notre patrimoine, c’est la vie même du Dieu trois fois Saint.

...

Sainte Trinité A 7 juin 2020
Quand Moyse est invité à rencontrer Dieu sur la montagne, il y avait déjà longtemps que Dieu avait eu l’initiative d’un tel dialogue avec beaucoup d’autres. Les paroles échangées ici campent en un raccourci saisissant l’homme face à Dieu qui est descendu pour se placer à côté de son serviteur. Dieu se présente comme tendre et miséricordieux, plein d’amour et de fidélité, face au représentant de ce peuple à la tête dure qui Lui en a déjà fait voir pas mal. C’est dans le pardon des péchés que la relation pourra durer, car l’homme ne cessera pas de pécher, et Dieu ne pourra pas ne plus pardonner. Quel mystère que ce face-à-face si coûteux pour Dieu, si humiliant pour l’homme ! Et le chemin sera long jusqu’aux paroles de Jésus, elles aussi comme un résumé d’une densité vertigineuse, qui nous dévoile le dessein éternel qui s’accomplit dans le Fils Bien-aimé pour sauver le monde qui risque toujours de s’en aller dans les ténèbres et la mort éternelle si Dieu ne s’en mêlait pas encore et toujours. Car la plénitude de l’amour, révélée à Moyse, ne peut s’épuiser à aucun moment ni en aucune situation. Il n’y a encore à ce stade aucune conscience de la Trinité, car seul l’évangile nous fera entrevoir la dimension intérieure de l’amour divin, son échange incessant entre les Personnes divines dont la prière de Jésus sera l’écho fidèle. Jamais on aurait pu supposer que le Père éternel, qui pourtant avait déjà prodigué son amour, pour ainsi dire épuisé son amour dans son Verbe, son Fils, pouvait encore tant aimer le monde qu’Il donne ce Fils jusque dans les ténèbres de la croix. La vérité totale, c’est que ce Fils ne disparaît pas : ce sacrifice serait insensé s’il n’était pas en même temps sa glorification suprême. Le Père livre le Fils par amour des hommes ; le Fils les aime jusqu’au bout et s’abandonne dans les mains du Père. L’amour enveloppe tout et l’amour du Père et du Fils se révèle dans ce sacrifice qui les fait un dans l’Esprit-Saint. C’est là qu’Ils se retrouvent, parce qu’Ils ne se sont jamais quittés.

Quand l’homme s’éloigne de cet amour, il ne peut qu’y revenir, et le jugement s’opère par le chemin qu’il prend : ou entrer dans cette logique d’amour sauveur, ou la refuser la grâce que l’apôtre  souhaite à ses fidèles de Corinthe. Si nous voulons bien regarder et nous donner, nous sommes unis à Dieu et c’est la vie. Si l’on refuse de voir et de se donner, c’est la mort. Mais on ne meurt pas parce que Dieu se refuse, on meurt de son propre refus. En nous mettant en face de sa vie, Dieu nous donne de faire ce choix, comme au premier paradis : il s’agit toujours de s’unir à l’amour ou de s’en séparer, de prendre place au Royaume de Dieu ou de rester dehors. Dans sa Passion et sa mort, le  Verbe incarné réalise ce mouvement qui est la vie éternelle : Il rentre dans le Père, aspiré par le souffle du Père, emporté par l’amour éternel que le Père Lui communique et qui est leur Esprit. Il y fait rentrer avec Lui sa Sainte Humanité où tout homme a sa place marquée. Ses souffrances L’assimilent au Père, Il se plonge dans sa volonté pour ne plus faire qu’un avec Lui. La moindre de nos souffrances, si elle est offerte avec Lui, prend le même chemin et a le même effet : trouver l’amour véritable qui est renoncer à soi pour vivre vraiment de l’autre et avec l’autre. Sans la Trinité, nous n’aurions aucun accès à Dieu ; par le Fils et l’Esprit, nous sommes en Dieu comme à la maison. Sachant ce que ça Lui a coûté, nous ne nous étonnerons pas que ça nous coûte aussi quelque chose : ce n’est pas rien d’avoir aussi quelque chose à Lui offrir, disait le cardinal Journet. Ce qui Le réjouit le plus, c’est de Le laisser déverser encore le trop-plein de sa Miséricorde qui, comme dit joliment dom Marmion est un océan qui noiera toutes nos misères. Lorsque nous aimons les autres, Dieu, et aussi nous-mêmes, comme le fait Dieu, nous vivons le mystère de la Trinité, en laquelle Dieu est à la foi l’aimant, l’aimé, et l’amour qui les unit. Dieu fait tout par mode de surabondance : c’est par là qu’Il nous offre de collaborer à sa surabondance, comme un chant qui trouve en lui-même sa justification. Puisque notre baptême nous a marqués de sceau des Trois Personnes divines, nous avons toute garantie d’être toujours reçus : notre confiance est la porte qui nous ouvre la vie parfaite et bienheureuse, où nous chanterons son Amour sans en être jamais fatigués, ce qui sera effectivement le paradis !
...

Sainte Trinité C 16 juin 2019
     Le poème de la Sainte Liturgie nous introduit, jour après jour, année après année, dans le mystère le plus grand qui soit, le mystère de Dieu. Ainsi, nous revivons cette attente de l’Ancien Testament durant l’Avent. Nous accueillons le Verbe fait chair dans les solennités de la Nativité, nous nous préparons au sommet de notre foi en suivant le Christ dans sa Passion, puis dans sa gloire. Et enfin, nous recevons l’Esprit qui nous est donné comme aux apôtres avec le baptême. Tout est dit, et nous savons tout ? Non, sans doute, puisque Dieu est infini, mais une dernière fête est comme le point d’orgue de toutes les autres, tellement que certains rites particuliers comme les dominicains et les chartreux comptent les dimanches d’été, non à partir de la Pentecôte, mais après la Trinité.

    Aujourd’hui, après avoir contemplé Dieu dans ses œuvres et dans ses actes, comme Père Créateur et Fils Rédempteur, Il nous invite en Lui-même, pour ainsi dire. Notre contemplation ne serait pas complète si elle ne se glissait pas jusqu’au cœur du Mystère de sa vie intime, qui a motivé la merveille de la création et celle plus grande encore du salut en son Fils. Tout commence et tout finit dans l’amour, qui est l’essence de Dieu, Dieu Lui-même, comme dit St Jean. Ce qui veut dire qu’avant que nous ayons la moindre idée de ce que veut dire ce mot d’amour, cet amour se trouve en Lui, parfaitement en acte et sans ombre aucune. Il fonde l’unité sans faille des Personnes divines et leur distinction non moins parfaite. Chez nous, c’est le contraire : plus nous sommes distincts, plus nous sommes séparés ; et plus nous sommes unis, plus nous perdons notre identité. Quand tout est donné, on a plus rien à perdre et si nous ne sommes pas heureux, c’est que nous croyons avoir encore quelque chose à perdre. Un cœur qui ne se donne pas reste centré sur lui-même, et se prendre pour le centre de l’univers, c’est ça, le péché, même si on essaie de limiter les dégâts en reconnaissant aussi largement et sincèrement que possible les droits et l’empire du Tout-Puissant. Alors, nous entrons dans l’interminables négociations, où nous avons l’impression d’en faire à la fois trop et trop peu, tout simplement parce que chacun des partenaires réclame tout, et que cette négociation qui espère nous mettre en règle en gardant quand même quelque chose, même si peu que ce soit, est sans espoir. Les théologiens nous disent qu’en dehors de l’oblation extatique, il n’y a que le péché qui est refus de Dieu. La joie parfaite ne vient que quand on a au moins décidé de tout donner, sans rien garder et sans mettre de limites. Mais pour approcher de ce don qui nous rend parfaitement heureux, il nous faut être d’abord convaincus qu’en nous créant, Dieu nous fait participer à son Etre d’amour. Etre ému, vouloir, aimer, c’est participer à l’affectivité divine, c’est-à-dire à l’amour dont Dieu s’aime. Cette affectivité est un don de Dieu qui nous porte d’abord vers le Créateur avant de nous porter vers la créature. Mais nous pouvons aussi choisir pour fin ultime une autre fin que Dieu : c’est le privilège de la liberté humaine ou angélique. Et cependant, il n’est pas en notre pouvoir de supprimer totalement cet élan irrésistible qui est imprimé en nous par notre origine trinitaire. La joie de Dieu, c’est son don éternel. Entrer dans sa joie, c’est entrer dans cet acte, de manière la plus constante, la plus pleine possible. Nous sommes, à l’image de Dieu, des êtres dynamiques. Nous le devenons plus réellement par le Christ qui nous fait avec Lui élan vers le Père. La joie du ciel ne peut être un repos, un arrêt. Oui, Dieu est toujours en repos, parce qu’Il est dans la perfection de son activité. Mais pour nous, c’est seulement au ciel que notre puissance d’agir sera totale. C’est un peu essoufflant pour nos imaginations : là où le mouvement vers Dieu s’arrêterait pour se reposer en lui-même, là expirerait la joie. Réjouissons-nous quand nous sentons cette tension inapaisée : elle n’est pas confortable, mais c’est le signe que nous sommes attendus et que nous sommes sur la bonne route. Que nous y porte encore le souffle de l’Esprit qui murmure en nous : « Viens vers le Père. »

***

Solennité de la Sainte Trinité 27 mai 2018
     « Dieu est amour » nous dit S. Jean dans sa bouleversante simplicité : cette révolution inouïe est le coeur du christianisme. Tout est désormais dit de Dieu en ces quelques mots. Quand Il crée l’homme, librement et gratuitement, à l’image du Fils bien-aimé, Il attend cependant que sa créature Lui réponde par une étreinte réciproque : ce serait son bonheur et le nôtre. Et pourtant, si souvent, nous nous retrouvons seuls, radicalement impuissants à répondre à cet appel. Il y a là à la fois la marque ineffaçable de cet Amour d’origine et aussi la souffrance et l’angoisse de ne pas pouvoir rejoindre la Source. S’il fallait trouver une raison à la Trinité, sommet de la Révélation, qui nous donne à la fois l’explication de notre situation présente et le moyen d’en sortir, la voilà. Dieu porte en Lui-même la perfection de toute relation.

     Il faut remonter aux premières pages de la Genèse pour comprendre ce qui nous arrive. Lors du premier péché, qui est un acte de désobéissance et d’orgueil, nos premiers parents passent de la confiance filiale à la défiance et au doute mortel : le démon réussit à leur faire croire que Dieu n’est qu’un rival jaloux qui avait intérêt à les garder dans une dépendance étouffante. Ils ont acquis un faux « savoir » dans l’usage indu de leur liberté, mais perdu la connaissance de leur propre identité ; ils ne voient plus que leur manque et leur nudité. Ils se sont jetés eux-mêmes dans un monde hostile, dans l’absurde d’une existence qui n’a plus de sens. Le démon a pris le contre-pied de Dieu : Dieu dont la Parole créatrice appelle à l’unité dans la communion, se voit opposer une parole de jalousie et de mort qui prétend offrir l’identité dans la confusion : « Vous serez comme des dieux ! », comme s’il pouvait y en avoir plusieurs ! Ils nient la différence radicale, ontologique, entre Dieu et sa créature, ils refusent l’altérité, seule condition de toute relation et donc de tout amour : tu es toi et je suis moi, êtres distincts même s’ils sont invités à la rencontre. Les conséquences ne se font pas attendre : la belle idylle du début (« Voici l’os de mes os et la chair de ma chair ») se dégrade en accusation mutuelle et les rapports fraternels seront bientôt homicides, dans le meurtre d’Abel par Caïn. On exorcise la peur de l’autre en voulant le posséder ou en l’éliminant, convoitise ou domination.

     Et Dieu, immuable, contemple le désastre. Mais Lui, Il demeure autrement, Il ne se corrompt pas. En Lui, toute distinction est unifiée dans la parfaite simplicité de son Etre. Il demeure le modèle parfait de toute relation et le remède à toute rupture. Il y a en Lui la Parole qui assure et sauvegarde l’altérité, mais aussi le regard qui accompagne et signifie qu’elle attend une réponse et désire construire une communion. La parole sans le regard inquiète, menace, agresse. Même le ton de la voix ne suffit pas toujours à dissiper le malentendu possible d’une relation : c’est peut-être pour cela que notre monde peureux et menacé préfère le téléphone ou internet… Mais on ne remplacera jamais le « son et lumière » d’une relation vivante, sinon on aurait depuis longtemps remplacé un professeur par un petit écran, par exemple. Mais aussi, le regard sans la parole peut être insoutenable et force à « baisser les yeux ». On peut se sentir violé par un regard qui nous impose une proximité excessive et déplacée. Le regard a besoin d’être illuminé, explicité par la parole. Et enfin, parole et regard s’accomplissent normalement dans l’action, qui incarne ce que la parole exprime et ce que le regard signifie. Elle achève aussi le mouvement quand parole et regard ont épuisé leur langage.

     A l’infini, nous pouvons entrevoir par cette pauvre comparaison ce qui se passe en Dieu : le Père se dit totalement dans le Verbe qui exprime toute sa perfection divine. Il Le contemple dans un regard d’émerveillement et d’amour qui coïncide avec la connaissance qu’Il a de Lui.

     Le Fils, de même « substance » que le Père dont Il se reçoit totalement, reflue vers sa Source dans un élan réciproque. Lui aussi porte sur Celui qui L’engendre un regard d’adoration et de reconnaissance.

     Ce regard d’Amour réciproque qui unit dans la perfection le Père te le Fils n’est autre que l’Esprit. La Parole proférée pose le Père et le Fils dans l’altérité, leur regard d’Amour Les rassemble dans l’unité. Et la fécondité de leur étreinte éternelle, dans laquelle Ils s’échangent toute leur substance divine, n’est autre que le Saint Esprit qui Les unit.

     A l’inverse, on comprend alors que tout péché est une rupture entre parole et regard. Il instaure une mauvaise distance entre les êtres. L’autre est réduit à un objet, non plus comme une personne à qui j’adresse la parole, comme un mystère à contempler avec respect, mais comme une  chose à posséder, à maîtriser, à dominer pour pouvoir en disposer à son gré.

     Dieu ne cesse de nous rééduquer à l’émerveillement, à la relation offerte dans une parole vraie et désintéressée. Cela nous rappelle notre responsabilité dans ces deux aptitudes parmi les plus humaines qui soient : la parole et le regard. Nos paroles ont un poids réel et sont des actes qui ont un pouvoir de vie et de mort. Nos regards également ne sont jamais neutres et souvent pas innocents. Dieu est Celui qui sans cesse renoue la relation quand elle est rompue. Depuis la chute Il appelle : « Adam, où es-tu ? »(la parole). Il  prend l’initiative de venir en aide à son peuple réduit en esclavage : « J’ai vu (le regard !) la misère de mon peuple en Egypte… » Ainsi sans cesse, chaque matin, le Père nous adresse à nouveau la parole pour nous inviter à une nouvelle rencontre, dans laquelle s’accomplira le dessein d’amour pour lequel mous sommes créés. Il nous a montré la Porte qui est le Christ, qui vient briser toute solitude. Au jour de la Résurrection, Il répond : « Me voici ! » et c’est l’humanité entière qui en Lui se relève et reprend possession de l’héritage perdu. Qu’Il nous introduise dans la joie parfaite de la Trinité Sainte.  

***

Solennité de la Sainte Trinité 11 juin A 2017
Seul l’évangile permet d’entrevoir la dimension véritable de l’amour divin. Il y a certes de belles intuitions de la transcendance de Dieu dans d’autres religions, et la Révélation du Dieu unique à Moïse dans l’Ancien Testament est peut-être son sommet. Cependant, Jésus Fils de Dieu pouvait nous parler de son mystère en connaissance de cause et personne ne pouvait plus et mieux que Lui en dire davantage. Lui peut répondre à la question que posait le petit Thomas d’Aquin, enfant oblat du Mont-Cassin, à chaque moine qu’il rencontrait :  « Qui est Dieu ? » Il a de fait passé sa vie à écouter l’Esprit qui a fait de lui l’un des plus grands théologiens de l’Eglise. Si tous ne se posent pas cette question de manière explicite, nous ne pouvons jamais l’éluder complètement.

« Qui est Dieu ? », c’est une manière de se demander « Qui suis-je ? » Car nous savons bien que nous ne sommes pas à nous-mêmes notre propre origine, et qu’il y a en nous quelque chose de plus grand, de plus mystérieux que ce que nous comprenons. Aussi, quand St Jean nous dit : « En Lui, Dieu, était la Vie », nous pouvons entrevoir cette dimension infinie qui est l’âme de notre âme. Si nous existons, ce n’est pas par hasard, et si ce n’est pas par hasard, c’est par amour, par la volonté de Quelqu’Un qui nous a voulus gratuitement, par le débordement de son Etre parfait et infini. La vie se définit par le mouvement : il y a en nous quelque chose de plus que la pierre inerte, que le brin d’herbe et que l’animal.

A son échelon supérieur, la vie est caractérisée par l’intériorité, ce qui est parfait au-dedans et n’a besoin de rien d’autre. Mais la vie est aussi communication : la plus simple graine attire à elle l’humus du sol, l’eau nourricière, le soleil, la tiédeur de l’air et les attire à elle : elle divise, isole, choisit, élimine, transforme et assimile. La vie fait œuvre d’amour et d’union, mais aussi de division –l’idée du jugement présente dans l’évangile de cette fête. La graine renonce à son état enveloppé, calme, tranquille, elle se mêle à cette matière inférieure qui résiste. Et quand au terme, elle aura produit sa fleur et son fruit, elle devra mourir pour se reproduire.

Dieu qui crée à son image nous donne là un modèle très lointain de ce qu’Il est, de sa vie à Lui qui est à l’origine de toute vie. La Vie est en Lui comme un océan sans rivage. Il est don mutuel et immuable qui porte et en même temps retient l’Une dans l’Autre chacune des trois Personnes divines. Le Père se donne à connaître parfaitement dans le Fils, et leur relation est ce Souffle unique, ce mouvement unique dans lequel Ils s’unissent et ne font qu’un. A côté d’Eux, nous, nous vivotons. Quand nous connaissons, nous ignorons davantage que ce que nous comprenons. Quand nous aimons, notre égoïsme foncier connaît des ruses qui utilisent l’autre plus que nous ne l’enrichissons. Nos différences sont des manques, alors qu’en Dieu elles sont trop-pleins.

Le Père se communique tout entier dans l’Image parfaite du Verbe –ce qui L’exprime-, Il voit qu’Il est l’amour et le don de soi parce que son Fils, son Verbe, aime et se donne à son tour. Evidemment, les mots nous manquent et sont douloureusement infirmes pour exprimer ces choses : la foi chrétienne navigue sans cesse entre des écueils et côtoie des précipices. Il faut tenir à la fois la divinité et l’humanité du Christ, Verbe incarné, Fils du Père. S’Il n’est pas égal au Père, Dieu en Personne, on ne peut L’adorer, ce qui veut dire qu’Il ne nous apporte rien de plus qu’un autre homme : car c’est bien différent d’aimer, d’admirer, d’écouter et… d’adorer, au sens absolu. Et s’Il n’est pas vrai homme, qu’a-t-Il de commun avec nous, avec toutes nos faiblesses et nos limites ? Il faut donc tenir les deux, à l’écoute de l’Esprit qui nous murmure : « Viens vers le Père ! » : Lui seul peut nous mener à cette clarté supérieure qui nous fait tomber à genoux et dire : « Je ne comprends pas, mais je crois ! », car comprendre, ce serait voir dans ma propre lumière seulement, et cela la dépasse infiniment.

Quand nous entrons dans ce mouvement, nous devenons fils, quand nous nous laissons remplir de ce souffle divin, quand nous faisons ce qu’Il fait, nous sommes transformés en Lui dans le don qu’Il nous fait accomplir en nous mêmes. Alors nous devenons une louange de gloire qui est le seuil de la joie éternelle.

Fête-Dieu 8 juin 2023
Ne nous arrive-t-il pas à tous de nous plaindre un peu de ce Dieu qui est si silencieux, qui semble si lointain, si peu agissant dans notre monde douloureux et dans nos vies rocailleuses ? Jésus, pourtant, avait promis à ses disciples de ne pas les laisser orphelins. Il leur a envoyé l’Esprit de vérité pour les conduire à la vérité tout entière, mais Lui aussi n’est pas très palpable. Il y a encore deux grandes Réalités qu’Il a voulu nous donner : l’Eglise et la Sainte Eucharistie. Or, la Sainte Eucharistie est le cœur de l’Eglise, source et sommet de son action, comme le rappelle le concile Vatican II. Selon ces derniers gestes, ces dernières paroles prononcées le Jeudi-Saint, la veille de sa mort donnée par amour, Il a permis que la Messe soit l’actualisation du Sacrifice de la Croix. Il nous introduit par là dans le mystère insondable de l’amour divin, qui est par essence trinitaire : le Fils s’offre au Père dans son corps, son humanité, et de l’amour infini qui motive ce don total qui compense tous les péchés du monde, procède l’Esprit-Saint qui unit le Père au Fils. Nous sommes invités à entrer nous aussi avec Lui dans cette intimité divine, par ce moyen simple du pain et du vin que nous recevons au plus intime de notre corps et de notre âme. Du point de vue de notre participation, la Communion, l’Eucharistie reçue, est encore trinitaire : elle nous permet de nous offrir au Père par le Fils et avec Lui, et l’amour fini -on pourrait dire : infiniment petit, hélas !- qui la motive , c’est encore l’Esprit qui l’inspire et le guide. Dans son fruit enfin, l’Eucharistie est également trinitaire : l’anéantissement du Christ sur la croix est l’occasion du déploiement de l’amour pour le Père et pour nous, cet amour qui distingue et unit les Personnes divines. Et ainsi aussi, nos épreuves quotidiennes, offertes avec Jésus, deviennent une occasion providentielle d’accepter en nous  et de répandre autour de nous quelque chose de cet Amour.

Il faut un grand regard de foi pour ne pas nous contenter de vivre nos jours, avec leur lot de joies et de difficultés, sans comprendre leur sens, ce sens qui fait si souvent défaut à tant de gens désespérés aujourd’hui. Dans ce regard de foi, on peut rassembler comme on glâne après la moisson, les épis laissés par terre, comme sans valeur. Or, tout a de la valeur, car tout peut être offert. Nous pouvons en esprit, laisser broyer ces grains de froment ou de raisin sous le pressoir et la meule, le fruit de nos journées très ordinaires. Ces miettes et ces gouttes de sueur et de sang -nous savons combien cela peut coûter !-, ajoutées à toutes celles qui sont offertes par nos frères et sœurs de par le monde, qui sont comme nous autour de l’autel du Seigneur, nous les joignons au Corps et Sang précieux du Christ, le Grand-Prêtre qui s’est offert pour nous. Transformés par sa puissance divine, ces petites choses créées deviennent le Pain du banquet et le Vin des noces de l’Agneau qui annoncent la Pâque éternelle.

La Fête-Dieu ajoute encore une note particulière à la célébration du Sacrement de l’Amour : le Corps très saint du Seigneur reçu par chaque personne n’est pas seulement un acte individuel : Il nous rassemble en un seul Corps, petite Eglise unie à toutes les Eglises de la terre. Et Il le fait en venant à la rencontre des hommes, sortant de l’église de pierre et décrivant comme un cercle mystique autour d’elle. Une belle coutume liturgique soulignait cette procession : elle était ponctuée aux 4 coins, signifiant les 4 points cardinaux, l’entièreté de la terre, par la lecture du début des 4 évangiles, chantés vers l’extérieur du cercle. C’est ainsi que se dilate à l’infini l’Eglise qui commence par les cœurs rassemblés là, mais destinée à rejoindre tout homme de bonne volonté. Le propre de l’amour, c’est de tendre à l’infini et à l’éternel. Que Dieu, dans le mystère de son Corps et Sang très saints, célébrés aujourd’hui dans la splendeur de l’été, nous donne de vivre dans cette action de grâces et de répandre son Amour partout où Il nous conduit.

...

Fête-Dieu C 16 juin 2022
Le fait que Dieu ait voulu devenir homme est la pierre d’achoppement du christianisme. Comment imaginer que le Dieu transcendant et tout-puissant ne se contente pas de régner, même en faisant du bien, en restant tranquillement dans sa béatitude céleste ? Pourtant, ce n’était pas encore assez : non content de partager notre vie sur la terre, Il se propose de devenir notre nourriture. Ce qui provoquera une incompréhension de la part des disciples et l’éloignement de beaucoup, tellement c’est inouï. Or, Jésus, au lieu d’atténuer le sens de ses paroles, insiste et précise : « Mon Corps est la vraie nourriture et mon Sang est la vraie boisson. » Mais il faudra la Croix et la Résurrection pour que l’on comprenne enfin quelque chose. C’est donc après les célébrations pascales que nous reprenons ce qui s’est passé le Jeudi-Saint pour en prendre mieux conscience et le célébrer avec toute la solennité qui convient.

Oui, Dieu connaît l’homme jusqu’en son fond. Il sait que ventre affamé n’a point d’oreilles. Ce qui est une nécessité vitale et quotidienne, voici qu’Il la transforme en sacrement de son amour. S’Il nous laissait aller à jeun, Il craindrait de nous voir défaillir en route. Ce qui est vrai pour le corps l’est plus encore pour l’âme. Pour nous unir à Lui, Il n’a pas voulu des techniques de méditations sophistiquées, des prouesses ascétiques, des états mystiques préalables, ce qui ne serait que des tentatives humaines de rejoindre ce Dieu si haut, si pur. Cela ferait aussi défaillir le plus grand nombre, incapable de ce genre d’effort. La foi chrétienne n’est pas une religion d’élite, elle est pour tous avec un peu de bonne volonté. Le reste est donné après.

Rien de plus banal en apparence que la nourriture. Pourtant nous savons que personne n’y est indifférent, et bien au-delà de la stricte nécessité biologique. Car l’homme élabore ce qu’il mange et les animaux ne font pas la cuisine ! Si bien que ce qu’on mange comble la faim psychologique aussi ou fait faire des péchés de gourmandise, montre l’éducation ou la grossiéreté, rend des forces ou détériore la santé. Ce que nous mangeons devient nous, et cela a des incidences sur notre vie spirituelle. Le Christ, en voulant être notre nourriture, assume te transfigure toute cela, pour nous faire passer de l’humain au divin. Ainsi, le cadre dans lequel nous célébrons les Saints Mystères est empreint de tout le soin que l’humain savoir-faire a pu y mettre. La dernière Cène s’est célébrée dans la chambre haute, au cours du repas le plus solennel de l’année. C’est qu’on ne reçoit pas Dieu n’importe comment, Lui qui vient à nous avec la délicatesse d’une charité si attentive. Cela va de l’habillement au recueillement, de la beauté du bâtiment, des objets employés, ces 1001 détails qu’on voit à peine et qui sont le langage de l’amour au quotidien.

Ensuite, le pain et le vin choisis par le Christ sont des nourritures élaborées. Il y a long du grain de blé et de la grappe de raisin à l’autel. Dieu donne à l’homme d’être le collaborateur, le préparateur du Mystère, à travers une chaîne de savoir-faire, de piété, de qualité, une attention à quelque chose de grand infiniment pour lequel rien ne sera jamais trop beau ni trop soigné. Et cette nourriture délicate est assimilée par le corps. Dieu a tout prévu : elle convient même aux grands malades et aux mourants. Dieu se laisse digérer, transfuser, assimiler par cette incroyable alchimie du corps qui ne fait qu’un avec l’esprit et l’âme, comme le disait avec émotion ce jeune qui mourait du sida au prêtre qui lui apportait la Communion : « Tu te rends compte, son Sang à Lui qui coule dans mes veines et remplace mon sang pourri ! » Le Christ qui s’anéantit au rang des nourritures les plus banales pour que nous soyons divinement transformés en Lui. Car c’est l’inverse de ce qui se passe pour les autres nourritures : ici, c’est moi qui deviens Lui, je suis assimilé par le plus grand.

Mais c’est une œuvre de longue haleine, où Il nous respecte totalement, avec nos lenteurs, nos inattentions, nos estomacs et nos cœurs noués, nos intelligences limitées ou barricadées. Quelque chose de fragile, infiniment, mais aussi une entreprise exceptionnellement sérieuse. C’est l’assiduité qui compte. Ne nous habituons jamais au sublime qu’Il dépose en nous. Accompagnons-Le en procession sur les chemins de ce monde où Il veut encore et toujours se donner.

...
Fête-Dieu B 3 juin 2021

Un autel, des holocaustes et des sacrifices de paix, des lectures dans la Livre de l’Alliance, des réponses du peuple et enfin cette sorte de communion par aspersion du sang : tout cela se retrouve dans la liturgie chrétienne et la préfigure. Il y a bien annonce et continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Cet événement exceptionnel de l’histoire d’Israël demeurera dans sa mémoire comme sa véritable raison de vivre : Dieu s’intéresse à nous, et c’est le renouvellement de cette Alliance en Jésus-Christ son Fils qui donnera une raison de vivre à toute l’humanité. Si on se pose tant aujourd’hui la question du sens de la vie, si elle gangrène tant de jeunes et moins jeunes : « ça sert à quoi tout ça, on fait quoi ici-bas, y a-t-il quelque chose après la mort ?.... », c’est dans cet amour offert qu’il faut d’urgence trouver ou retrouver la réponse.

La première Alliance se conclut donc à travers ce geste du sang : car le sang, c’est la vie, et l’âme de la vie, c’est l’amour. On ne donne sa vie, on engage sa vie que si l’on aime, et si l’on aime plus que soi-même. Un jour, un autre Sang sera offert pour que désormais, aucun autre ne doive être versé. Jésus, Fils de Dieu, a donné sa vie en expiation de ce qui s’oppose à la vie, à savoir le péché. Il détruit le péché en le remplaçant par l’obéissance et l’amour. C’est pourquoi un St Nicolas de Flüe, par exemple, dira que la vertu la plus haute est l’obéissance. Ce que le Père Lui demande, Il le fait, quoiqu’il Lui en coûte. Nous sommes ici au sommet du réalisme de l’amour, qui ne se paie pas de mots. Et si les mots ont un sens et un contenu véritables, nous ne pouvons pas ne pas les prendre au sérieux : la Sainte Eucharistie, c’est Jésus, Il l’a dit : « Ceci est mon Corps… mon Sang… » et mon Corps, c’est moi. Ave, verum Corpus natum de Maria Virgine… chante l’Eglise avec St Thomas d’Aquin. C’est en Le recevant avec toute la foi, le respect, l’adoration possibles que nous sommes imbibés de son Amour sauveur et que nous bâtissons entre nous un amour authentique. C’est la même grâce qui transforme le pain en Corps et le vin en Sang du Christ qui fait de nous le Corps mystique de l’Eglise Sainte, ce qui est exprimé dans la plupart des prières eucharistiques. Le but, c’est l’union dans le Cœur de Dieu. Le moyen, c’est le don du Christ dans son Corps et son Sang pour que nous ayons la vie, sa Vie. Le cardinal Lustiger aimait dire qu’entre deux personnes qui communient côte à côte dans une église, sans se connaître, il y a des liens plus forts que ceux de la chair, du sang ou de l’amitié la plus étroite. C’est ça, le réalisme de Dieu, qui part de réalités très concrètes pour signifier et arriver aux plus hautes réalités spirituelles, c’est le génie de la foi chrétienne où le maximum d’incarnation rejoint le maximum de spiritualité.

Mais la Fête-Dieu a sa note particulière dans la compréhension du mystère de l’amour de Dieu révélé en Jésus. La Dernière Cène qui l’a rendu visible pour la première fois a eu lieu avant la Passion. Puis il y eu l’horreur qui a manifesté l’amour fou, incommensurable. Ensuite, tout s’est apaisé dans la lumière de la Résurrection où Celui qui est vivant pour l’éternité a voulu habituer ses apôtres à une nouvelle vision de foi. Et nous venons après 2000 ans d’apprentissage d’une foi jamais émoussée, qui revient toujours à cette source sans l’épuiser. Le cardinal Journet aimait dire : « Il a transformé ce supplice horrible en sacrifice adorable » Sans oublier ce que cet amour a coûté à Jésus, il ne nous reste plus que l’hostie blanche, les fleurs, le soleil et la nature en fête, les chants et l’encens : la délicatesse de Dieu va jusque-là. On n’en fera jamais trop pour le manifester, et la piété populaire y sera toujours sensible, heureusement. Que ce jour soit marqué par cette joie paisible et intense : Dieu est là, au milieu de nous, Il marche avec nous : ne L’oublions pas trop les autres jours, et qu’Il ne soit pas trop seul à attendre notre visite au tabernacle chaque fois que nous passons près d’une église.

...

Fête-Dieu A 11  juin 2020
Dieu connaît l’homme mieux que lui-même : pas étonnant, puisqu’Il l’a fait ! Cet être unique dans la panoplie infinie de la création, à nul autre vraiment pareil, bien qu’il ait en commun avec les autres le matériel, le visible, le créé, mais les transcende absolument, Il l’a voulu pour vivre cette aventure que Lui seul pouvait imaginer qui s’appelle l’amour, la liberté, la vie. Il a trouvé ça si intéressant que, non content de veiller de près au déroulement du temps de l’histoire, Il a voulu, un beau jour, s’en mêler plus directement. Incognito, au départ, puis en mettant en branle une autre aventure, collective, celle-là, et ce fut l’Eglise. Mais cette Eglise, comme l’homme lui-même, n’est pas semblable aux autres sociétés qui groupent des gens sur la terre, selon leurs intérêts, leurs besoins, leurs idées. Car elle a un centre, qui est à la fois son origine, sa fin et sa raison d’être : un Homme qui n’est pas seulement un homme comme les autres, qui est Dieu en même temps. Et ce Centre est rendu visible, présent et agissant par une toute petite chose, qui ressemble à du pain et n’en est plus que sous ses apparences, qui est la Sainte Eucharistie. Aux frontières du visible et de l’invisible, car l’homme est à la fois charnel, mais pas seulement; spirituel, mais pas uniquement. Il a donc besoin, pour rencontrer Dieu, de ce quelque chose (oh, que les mots sont trop courts, quand on parle de réalités comme celle-là !) qui est en réalité Quelqu’un, incognito, selon ses habitudes.

Ventre affamé n’a point d’oreilles, dit le proverbe : c’était l’état de ce peuple en guenilles, dans le désert où tout espoir de nourriture est perdu, à moins que Dieu ne fasse quelque chose. Et Dieu, avant de leur donner à boire et à manger, dit expressément : «C’est pour t’humilier -te montrer ta faiblesse- et t’éprouver -voir si tu mets ta confiance en Dieu. » La parole donne le sens de son intervention : il ne s’agit pas seulement de calmer l’estomac -car l’homme n’est pas qu’un tube digestif- mais de donner un sens à ce que l’on vit : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute Parole… » Quand on est renvoyé à Dieu seul, le Pain du ciel et la Parole ne font qu’un. Ce qui trouve son achèvement en Jésus, après la multiplication des pains. Miracle semblable à la manne, au premier abord : Il donne à ce peuple affamé dans la désert de quoi manger, Lui seul pouvait faire ça. Cette réalité du désert est une situation sans issue: il n’y a plus de salut ni d’espérance, sinon en Dieu seul. Au milieu du désert de cette vie, on ne peut que se jeter comme un affamé entre les bras de Dieu. Peut-être n’avons-nous pas encore une vraie faim de l’Eucharistie parce que nous n’avons jamais connu de telles extrémités : nous sommes tellement habitués à avoir la Messe presque comme le petit-déjeûner au lit, peut-être encore plus après quelques mois de cyber-Messe ! Jésus veut nous dire sa Parole, mais ce n’est pas assez pour Lui. Sa Parole pourrait rester à l’extérieur -si souvent, on entend, mais on écoute à peine ! Alors, Il veut être Lui-même ce pain substantiel, comme certaines langues orientales traduisent le pain de chaque jour du Notre Père, plus fondamental et plus nécessaire que le pain des repas et que la parole qui vole. Il fallait être Dieu pour trouver ce moyen-là de réaliser l’union dans l’amour ! Quand nous communions, nous mangeons bien quelque chose. Mais c’est infiniment plus que cette petite bouchée qui est tellement petite qu’on comprend d’emblée qu’elle ne nourrit pas d’abord le corps. Quand Dieu se donne, Il ne peut que se donner tout entier, son Corps, son Sang, son âme et sa divinité. Jésus n’explique pas à ses auditeurs comment ce miracle est possible. Il nous dit seulement : c’est comme ça, c’est la réalité. A vous de choisir, et de fait, le partage se fera aussitôt entre ceux qui veulent bien croire et faire confiance et ceux qui disent : Il déraille. Que Dieu renforce notre foi, qu’Il nous unisse en Lui, en faisant en plus de nous son Corps mystique, puisque nous pouvons tous être remplis de son Amour. Il est grand, le mystère de la foi, et tout désert est appelé à fleurir en vie éternelle.
...

Fête-Dieu 20 juin 2019
Un Corps livré, du Sang versé, une fête ? Pourtant, l’ancienne appellation française, qui est de loin la plus populaire aussi chez nous, la Fête-Dieu, répond sans hésiter : oui, c’est même la fête des fêtes, à laquelle la piété parfois un peu distendue de beaucoup reste rarement insensible. Il n’est pas de village où il y a une Messe ce jour-là qui ne fasse pas la procession, pour laquelle on se donne souvent beaucoup de peine. Il est de ces intuitions profondes qui sont l’indice d’une vraie foi que rien ne réussit à entamer, Dieu merci !

    La réalité du Sacrifice de Jésus était horrible: qui de nous aurait supporté la vue de ce jeune homme sanguinolent, réduit à rien et agonisant sur l’instrument d’infamie réservé à la lie de la société, et en plus en le sachant innocent ? Le temps du carême nous le rappelle par les récits de la Passion et les grands offices de la Semaine Sainte. Mais aujourd’hui, en quelque sorte, on se rattrape. Oh, bien sûr, comment oublier l’événement ? Mais la piété et le génie de l’Eglise, comme dit le cardinal Journet, a transformé ce supplice horrible en sacrifice adorable. Et l’hostie minuscule, cernée comme une perle dans l’ostensoir doré, disparaît presque sous les fleurs, les volutes de l’encens, les reposoirs surchargés, ce qui est une manière très concrète de nous faire comprendre que la Croix, ce n’est pas d’abord ces souffrances injuste et inouïes, c’est l’amour qui les sous-tend. En souffrant sa passion, Jésus ne nous dit pas : « Vous voyez ? C’est votre péché qui est la cause de tout cela ! », mais bien plutôt : « J’ai voulu vous montrer que je vous aime, vous, pécheurs, jusque là. » Si bien qu’il ne reste aujourd’hui que cet amour fou, totalement disproportionné même par rapport à tout le péché du monde.

    C’est un peu la même disproportion que nous suggère l’évangile de cette année. Ces foules étaient suspendues à la parole de Jésus, au point d’oublier le temps et la nourriture : oui, il est vrai que l’homme ne vit pas seulement de pain ! Mais si ses paroles n’avaient été que des idées séduisantes, L’auraient-ils écouté si longtemps ? Ce bonheur infini, cet amour parfait qu’il leur annonçait, voici qu’il leur en donne un signe concret, comme un début de rassasiement, de plénitude. Oui, la profusion de la création est une immense fête pour Dieu. Des milliards de vivants se nourrissent à chaque instant, Dieu les bénit et trouve que cela est très bon. La création est bien la première alliance qu’Il tisse avec nous, et l’un des signes majeurs en est la nourriture que nous demandons dans le Notre Père. Mais Il ne veut pas s’arrêter en si bon chemin. C’est pourquoi il a voulu que son amour, révélé en son Fils sur la croix, soit rendu présent et efficace par la Réalité de son Corps brisé et son Sang versé, sous les humbles apparences du pain et du vin qui n’en sont plus, à cause de la puissance de sa parole : « Ceci est mon Corps…Dieu dit et cela est. ». Aujourd’hui, Il est porté en triomphe par les rues et les places ; Il est présent dans tous les tabernacles du monde, infiniment plus qu’Il ne l’était sur les chemins de Palestine. Le pain que nous mangeons chaque jour ne nous empêche pas de mourir. Mais nous sommes promis à une transmutation mystérieuse, et elle se poursuit chaque fois que nous Le recevons dans la Sainte Communion. Nous sommes appelés à être unis en Lui pour former son Corps mystique, cette expression qui désignait d’abord la Sainte Eucharistie avant d’être appliquée à l’Eglise. Un jeune mort du sida il y a quelques années, disait au prêtre qui l’accompagnait : « Tu te rends compte ? Son Sang très saint qui remplace mon sang pourri dans mes veines ! » Oui, voilà ce qui nous attend : une transfusion qui nous garantit une vie éternelle et une fête sans fin. Si nous sommes un peu conscients de tout cela, nous devrions rivaliser d’amour et de respect, de sainte horreur de tout ce qui Lui déplaît, de gestes et de signes qui traduisent notre pauvre foi : « Quantum potes, tantum aude », il n’y en aura jamais assez ! Que nous soulève aujourd’hui et chaque jour ce courant de vie pour revitaliser notre monde qui a faim et soif de Lui sans le savoir.

***

Fête-Dieu 31 mai 2018
    On peut considérer la Fête-Dieu comme le point d’orgue de toutes les fêtes du Christ, Seigneur de la Vie, vainqueur de la mort, un triomphe joyeux, plein de soleil, de fleurs, d’encens, qui culmine dans la procession que nous ferons tout-à-l’heure. Elle entoure le monastère ou le village d’un ruban de grâce et de lumière qui marque le domaine des préférées de Dieu depuis les 750 ans d’existence de notre abbaye de la Fille-Dieu que nous commémorons cette année. Le Concile de Trente donne comme raison à cette fête d’éveiller la gratitude envers notre Dieu et Seigneur et le souvenir de toutes les grâces que nous recevons en ce divin sacrement. En effet, nous oublions souvent les bienfaits reçus, comme des enfants gâtés, avides seulement de jouir du présent ; le seul moyen de maîtriser positivement le temps, c’est le pardon et la gratitude qui nous font dire aujourd’hui : « Quantun potes, tantum aude », autant qu’on peut, il faut oser dire merci, à travers l’humble déploiement de la liturgie qui se rappelle et transforme le supplice du calvaire en sacrifice adorable, comme dit si bien le cardinal Journet.

     En effet, il y a deux racines à la procession d’aujourd’hui : la procession des Rameaux, l’entrée triomphale de Jésus dans la Ville Sainte, pour accomplir la purification du Temple, et la sortie de Jésus vers le jardin des oliviers, pour aller vers la trahison et la mort par amour du Père et des hommes. En instituant l’Eucharistie, il ouvre un nouveau Temple, qui sera indestructible : celui de son amour sauveur, anticipation de sa mort et annonce de sa résurrection. Mais ce qui se passe durant la Semaine Sainte reste assombri par les ténèbres de la croix ; à la Fête-Dieu, tout se déroule dans la joie, car tout est accompli et bien fini ; et on L’accueille en souverain victorieux, en élargissant le cercle de grâce aux quatre vents de la terre. Nous sortons de l’enceinte de l’église, parce qu’elle embrasse réellement le ciel et la terre, le présent et l’avenir. C’est le Créateur qui se laisse transporter, Lui qui a voulu s’offrir comme le fruit du blé et de la vigne. C’est une solennelle protestation de foi en la puissance de l’amour sauveur du Fils de Dieu et Dieu notre Père. Aujourd’hui, le ciel et la terre ont leur rôle à jouer : le soleil est haut dans le ciel, les moissons sont proches, et la liturgie de l’Eglise célèbre les bontés inépuisables de Dieu qui font que le fruit de la terre et du ciel nous donne le pain de chaque jour, qui devient aussi capable de porter Celui qui en est le Créateur. Variations multiples et infinies sur le thème de l’amour et ce qu’il est capable de faire. St Thomas l’exprime dans une formule de l’un des hymnes qu’il a composés sur l’ordre du Pape Urbain IV pour la Fête-Dieu : nec sumptus sumitur : l’amour ne se consume pas, il donne et en se donnant, il reçoit ; il ne s’use pas en se donnant, c’est le contraire qui est vrai. L’amour est transformant, et c’est pourquoi, très profondément et vraiment, ce petit peu de pain n’est plus du pain, c’est vraiment ce que Dieu dit : « Ceci est mon corps. » La Fête-Dieu nous dit de toutes les manières possibles : oui, l’amour existe, et parce qu’il existe, la transformation est possible et voilà pourquoi nous pouvons espérer contre toute espérance. Présence, sacrifice et communion en sont les trois déclinaisons fondamentales : Je suis avec toi, Je donne ma vie pour toi, Je veux demeurer en toi. C’est pourquoi aussi, nous ne Le laisserons pas seul aujourd’hui et nous pourrons continuer à Lui tenir compagnie, comme disait joliment le St Curé d’Ars, dans l’adoration silencieuse après le retour de la procession. Oh oui, il est grand le mystère de la foi, révélé sous d’aussi humbles apparences ! Tant que ce monde durera, il y aura cette manifestation de Dieu qui unit le ciel et la terre jusqu’à ce que tout soit tout en Dieu. N’oublions jamais qu’Il veut chaque jour nous être proche à ce point.

***

Fête-Dieu 15 juin 2017
Les auditeurs de Jésus avaient bien présent à l’esprit l’épisode de la manne au désert que nous rappelle la 1ère lecture. Mais, outre le fait que le miracle est passé et n’est pas près de se reproduire, ils ne voient pas comment Lui, Jésus, peut le proposer à nouveau dans sa personne. On comprend que son insistance solennelle les mette mal à l’aise. Ils ont bien assisté à la multiplication des pains, mais n’y ont vu qu’un acte de charité bienvenu en faveur des pauvres gens affamés qui l’avaient suivi au désert. Lui, comme toujours, voit plus haut et plus profond, et Il peine à leur faire comprendre ce qui deviendra le mystère de la Sainte Eucharistie.

Il y faudra la dernière Cène, anticipant mystiquement le drame du Calvaire et le don de l’amour infini, pour que la pratique de l’Eglise naissante nous en livre peu à peu le secret dans la foi. Au désert, le peuple ancien avait été mené dans une situation sans issue, où tous seraient morts si Dieu ne s’en était pas mêlé de près. Ce que Jésus est train de leur dire est tout aussi une impasse pour l’intelligence : autrefois comme à présent, l’unique moyen de s’en sortir est une foi et une confiance aveugles. Jésus n’explique pas comment ce miracle est possible : Il se contente de le proposer, et la foule se partage : ils y a ceux qui se limitent à leur raison et refusent avec horreur cette espèce de cannibalisme. Il y a le petit nombre des disciples, qui diront par la voix de Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ! »

Celui qui n’accepte pas les paroles déconcertantes de Jésus, qui ne se laisse pas mener plus loin dans la nuit ne peut recevoir la vie qu’Il offre. Or nous sommes tous mourants de faim et de soif en cette terre d’exil : comme au désert, tout espoir de nourriture est comme perdu, à moins qu’il ne vienne de Dieu. Cette expérience dont notre abondance matérielle nous prive, nous la portons dans la demande du notre Père : « Donne-nous aujourd’hui… », mais le risque est que nous n’avons plus besoin d’autre chose, comme les foules de l’évangile, l’estomac comblé nous suffit. Mais nous ne sommes pas que des estomacs ; « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »

Jésus est le Verbe fait chair, la Parole du Père, qui seul comble nos attentes les plus secrètes, car nous sommes faits pour son amour. Lui seul est la réponse à la misère de l’homme : Parole et pain du ciel, en Lui, ne font qu’un. Si les gens de l’exode sont morts, c’est qu’ils se sont contentés de la manne, qui était pour ainsi dire la nourriture qui périt. L’amour de Dieu, donné à la croix et à la Cène, donne la vie éternelle. En recevant la Sainte Eucharistie, chacun de nous doit se rappeler qu’au milieu du désert de cette vie, il est comme un affamé dans les bras de Dieu. Là, il trouve la vie qui ne finit pas et commence ici-bas, à chaque communion. La folie de l’amour divin invente des choses qui dépassent l’entendement humain. Mais c’est justement parce que Dieu est amour que l’invraisemblable doit être vrai.

Ainsi, nous sommes appelés à ne former qu’un en Lui, à être incorporés à son Corps qui est l’Eglise, ce que nous rappelle St Paul dans l’épître. Que nous dépassions nos différences, nos antipathies naturelles, les blessures de nos relations par le Sacrement de l’amour, voilà qui est tout aussi incompréhensible et pourtant réel, et Lui seul peut opérer ce miracle. Qu’une fréquentation assidue dans l’adoration silencieuse nous y conduise et nous y ramène sans cesse et que nous y trouvions une joie qui n’est pas de la terre et anticipe le bonheur du ciel.

Sacré-Cœur de Jésus 16 juin 2023
La Révélation de Dieu comme Amour infini est le propre de la foi chrétienne et ne se trouve pratiquement en dehors d’elle : quel intérêt pourrait avoir un Dieu tout puissant de se donner sans retour et sans contrepartie ? La fête de la Trinité nous fait entrevoir l’intimité de l’échange de la vie divine, mais nous aurions sans doute du mal à comprendre quelque chose de cette altitude si la pédagogie incarnée de Jésus et de l’Eglise ne nous y aidait. Aussi, les fêtes qui suivent la Pentecôte et la Trinité ne sont pas de petits suppléments de moindre importance : elles nous montrent ce qu’est cet amour qui se rend proche de nous. La Fête-Dieu nous le rend accessible et assimilable comme une nourriture, à la fois pour le corps et pour l’âme ; le Sacré-Cœur s’adresse à la part la plus blessée de notre être, la plus profonde aussi, selon l’intuition de toute l’Ecriture : le cœur n’est pas d’abord le lieu des sentiments, mais le sanctuaire où se prennent les décisions qui nous font choisir entre l’amour, pour lequel nous sommes faits, et autre chose qui nous éloigne de notre vraie vocation. Nous pouvons nous rappeler que c’est d’une plaie que la femme a reçu vie, dans le récit de la création. Le contexte de violence extrême qui est celui de la mort de Jésus rassemble toute l’histoire depuis le péché des origines, mais c’est un retournement complet : « Par ses blessures, nous sommes guéris. » C’est littéralement de la mort -bien précisée par l’évangile- que la vie nous est offerte.

Au sein de la Trinité, le Fils est parfaite disponibilité à son Père, et le Père révèle entièrement au Fils ce qu’Il est. Comme si la plaie la plus originelle était celle du Père qui s’écoule entièrement dans le Fils, qui Lui donne tout ce qu’Il est et tout ce qu’Il a. Et le Fils à son tour prend sur Lui le fardeau de ceux qu’Il aime pour les alléger. Ce qui nous invite à mourir nous aussi à tout ce qui n’est pas Dieu, à accepter cette humilité qui seule a accès au Royaume pour que les sacrements signifiés par l’eau et le sang ne soient pas vains et puissent produire en nous les fruits de l’amour divin. Ceux qui sont humbles sont apparentés au Fils qui donne sa vie, ils commencent à vivre de ses dispositions les plus intimes. A l’amour sans raison de Dieu, que les patriarches avaient déjà compris dans l’Ancien Testament, correspond le commandement de l’amour, la réponse d’un amour qui est lui aussi sans condition. Notre pauvre cœur intéresse Celui qui nous l’a donné le premier. Ne nous préoccupons pas trop de savoir s’il est présentable : c’est en le greffant sur le sien qu’il revivra et sera rendu capable d’aimer à son tour.

...

Sacré-Cœur de Jésus 11 juin 2021
« Il les aima jusqu’au bout » : la parole de St Jean qui introduit l’institution de la Sainte Eucharistie au soir du Jeudi-Saint est comme réalisée à la lettre par le coup de lance qui fait jaillir le sang et l’eau, alors que le Sauveur Jésus est déjà mort. Inutile au plan physique, puisqu’il servait à achever un condamné dont l’agonie durait trop longtemps, il est la révélation ultime de l’Amour divin qui enveloppe toutes choses. Entre la création et ce moment se sont écoulés des millénaires et depuis lors, le temps continue de s’étirer jusqu’à la fin du monde tel que nous le connaissons. L’amour de Dieu s’est plié à nos critères terrestres et humains, il a fait son chemin de refus en pardons, distillant goutte à goutte cette immensité qui ne sera jamais épuisée.

L’Ancien Testament est tout entier révélation de Dieu qui est amour, ce que jamais aucune autre conception de Dieu n’avait manifesté à ce point. Mais il fallait encore que cet amour soit traduit en acte par Celui même qui en est la source, et c’est le drame de la Passion, que les générations de chrétiens se sont usé les yeux à contempler depuis lors. C’est en regardant Celui que nos fautes ont transpercé que nous pouvons entrer peu à peu dans le mystère de cet amour. Et ce n’est pas pour rien non plus que la croix domine les autels, parce que croix et hostie ne font qu’un, tout comme la fête de ce jour est une sorte d’octave de la Fête-Dieu. Jésus sur qui s’est déversée toute la haine du monde, qui a été rejeté par les chefs de son peuple, c’est Lui qui m’accueille, pécheur et pauvre et me presse sur son Cœur, comme l’apôtre bien-aimé à la Cène. Mes blessures rejoignent la blessure de son Cœur Sacré pour que je sois greffé et que sa vie passe dans mes veines. Il n’est aucune douleur, aucune souffrance, aucune épreuve qu’Il ne puisse comprendre et prendre avec les siennes. Et c’est un fleuve immense qui s’étend ainsi en coulant vers l’éternité où Il sera tout en tous.

Les saints et saintes de l’Ordre de Cîteaux on très tôt compris et médité ce que les apparitions à Ste Marguerite-Marie allaient rendre populaire. Ces apparitions de Jésus à la petite novice de Paray-le-Monial ne sont qu’un moment fort où Dieu a voulu redire à ce temps, marqué par le calvinisme et le jansénisme, qui prêchaient un Dieu inexorable et obsédé par la justice, que son amour est ouvert à tous. S’il y a une prédestination catholique, c’est celle qui croit qu’Il veut positivement sauver tous les hommes. Le tout, bien sûr, est de répondre à son invitation, mais ce qui est sûr, c’est qu’Il insiste, revient à la charge, avec délicatesse et douceur : entendons-nous assez cette divine insistance ? Tout l’évangile nous détaille ce qui a fait battre son cœur d’homme, se penchant sur chacun avec sollicitude. A ses souffrances, nous pouvons mesurer la gravité de notre ingratitude. La dévotion des saints nous encourage à la contemplation de l’amour infini de ce Coeur de chair, à consoler son Cœur blessé, à reproduire autant que faire se peut ce qu’Il a voulu nous montrer et nous donner jusqu’au bout.

...

Sacré-Cœur de Jésus 19 juin 2020
Avec la fête de la Sainte Trinité, on pourrait penser que tout est dit de la Révélation, tout exprimé du mystère de Dieu. Or, les deux solennités qui suivent, la Fête-Dieu et le Sacré-Cœur, semblent nous ramener au Christ Jésus, comme si le mystère de Dieu ne pouvait se révéler qu’en Lui, et de manière incarnée, tangible et visible. Dieu est amour parfait et infini, mais on peut dire qu’un amour qui n’est pas déclaré est un amour qui n’existe pas, en tous cas pour l’un des deux termes : cela contredit l’essence même de l’amour qui est relation. Cet amour divin nous est manifesté par le don du Corps et du Sang du Fils de Dieu, et aujourd’hui par cette particularité de l’événement de la croix, la blessure causée par la lance du soldat. Il faut d’abord remarquer que ce coup de lance est un coup de grâce (dans les deux sens du terme !), l’ultime miséricorde qui veut abréger l’agonie du supplicié. Dans cet univers de cruauté terrible, il y a plusieurs gestes qui manifestent l’amour tout au long de la passion. Ils n’ont pas empêché ce déferlement de souffrances que Jésus a offert pour le salut de tous, mais ils disent quelque chose de l’amour qui ne désarme jamais, même dans les pires moments, et parfois là où on l’attendrait le moins. Et le mystère s’épaissit encore quand on entend que ce coup est porté, alors que la mort était déjà constatée. Il est donc, au plan de l’efficacité, parfaitement inutile. C’est donc qu’il a été permis par la Providence de Dieu comme un signe plus haut. Ce n’est pas la lance qui a fait mourir Jésus, Il avait déjà tout donné, jusqu’au bout. Mais il fallait en quelque sorte que cette consommation de l’amour soit manifestée par un geste gratuit, comme l’amour est surabondant par nature. Le sang et l’eau qui coulent de ce Cœur transpercé sont comme la matérialisation de la grâce qui coule invisiblement en tout ce que Jésus a fait pour les siens et qu’Il continue désormais de faire par les sacrements de l’Eglise, signes visibles de cette grâce invisible. Et c’est pourquoi Jésus dira à Ste Marguerite-Marie : « Voici ce Coeur qui a tant aimé les hommes et n’en a reçu en retour que du mépris. » Il attend de nous une réponse à cet amour qui a été jusqu’au bout, Il veut que nous aussi, nous allions jusqu’au bout, avec sa grâce. Désirons dès à présent vivre sereinement notre mort comme le dernier don de nous-mêmes, à la rencontre du don de sa vie que nous avons reçu en chaque Communion. Redisons souvent avec ferveur : « Cœur de Jésus, j’ai confiance en Vous ! »

...

Sacré-Cœur de Jésus 28 juin 2019
    Les révélations à Ste Marguerite-Marie qui sont à l’origine de la propagation du culte du Coeur Sacré de Jésus sont la réponse de la Providence de Dieu à un courant spirituel qui aurait pu être fatal à la foi chrétienne, ni plus ni moins. Il était une contamination de la Réforme en terre catholique, française particulièrement, parce que le tempérament français est porté aux extrêmes : ce XVIIème siècle était brillant, jouisseur et païen, mais aussi un grand siècle de sainteté. Ce courant s’appelait le jansénisme, du nom de l’évêque d’Ypres qui avait tiré de St Augustin des thèses rigoristes qui paraissaient magnifier la grâce au détriment de l’effort humain. Les droits de Dieu et sa justice étaient au premier plan, autant que la miséricorde à la guimauve d’aujourd’hui. Ce déséquilibre engendrait un pessimisme foncier à l’égard de la nature humaine ; cela se traduisait surtout par une sorte d’effroi respectueux qui éloignait de Dieu les pauvres pécheurs terrorisés. La vraie théologie de l’Eglise, à la suite d’un St Thomas, par exemple, nous dit que la nature sortie des mains de Dieu ne peut résister tout-à-fait au mouvement de la grâce, l’une et l’autre venant du même Dieu qui est amour. La révélation du Cœur de Jésus nous le dit jusque dans sa chair, son Cœur humain, blessé à cause de nos péchés, certes, mais surtout fontaine de grâce et de pitié, occasion pour Lui de nous dire à quel point nous sommes aimés à cause de nos péchés et de notre misère qui émeut ce Cœur qui a tant aimé les hommes. Notre nature peut être viciée par l’égoïsme, l’orgueil et le péché, certes ; elle ne peut être totalement fermée à l’insistance de cet amour qui ne désarme jamais. Dieu n’attend pas que nous remplissions des conditions de sa justice pour faire le siège de notre cœur ! Et son Cœur toujours ouvert est plus qu’un symbole : il nous tient à distance égale de la guimauve qui excuse tout en faisant fi de la vérité et de l’excès de sévérité qui dessèche et décourage. J’aime l’image de la greffe pour expliquer le mystère du Sacré-Cœur : la greffe, c’est la rencontre de deux blessures. Notre cœur blessé se colle contre le Cœur de Jésus, blessé à cause de nos péchés. Mais par ses blessures nous sommes guéris. Ce qui devait être cause de mort devient remède de vie. Tout se met en place dans la réalité d’une relation entre Lui et chacun de nous : réfugions-nous dans ce Cœur qui est le seul à ne jamais nous décevoir.

12 juin 2023 Ste Alice de Schaerbeek
Nous devons à l’aumônier de l’abbaye de la Cambre, alors en dehors des murs de Bruxelles, le récit de la vie de cette moniale lépreuse qui offrit sa vie et ses souffrances, dans le sillage de la mystique cistercienne de suppléance et d’union au Christ dans sa passion, et notamment ses deux yeux devenus aveugles, l’un pour le Roi de France, Saint Louis IX, alors en croisade, l’autre pour l’empereur d’Allemagne qui venait d’être élu. Un commentateur, moine de Gethsemani, disait qu’elle pouvait être mise tout près de Ste Thérèse de l’Enfant Jésus et de Ste Elisabeth de la Trinité. Le rayonnement de sa vie se développe avec sa maladie qui la mène inexorablement à la mort, et le mouvement est inversément proportionnel à son corps qui se décompose et ses forces qui s’amenuisent. C’est à partir de la croix du Christ que l’évangile se répand. Dès son enfance, dit sa Vie, elle reste à la maison, fortifiant à l’école de Marie sa grâce propre, sa fécondité à venir : c’est la « chambre de Marie », selon le nom de l’abbaye où elle entre à l’âge de 7 ans. Sa vie sera illuminée par la lumière de la vérité, et elle conjugue crainte et amour dans une ascèse rigoureuse : « elle brille à l’extérieur parce qu’elle adhère à l’intérieur à l’image de Dieu qu’elle porte dans son cœur. » Un petit miracle en est témoin : elle ramasse une bougie éteinte pour rallumer la lampe du sanctuaire. Elle devra bientôt quitter les lieux conventuels et se retire dans une petite cellule au chevet de l’église, en raison de la progession de la maladie. Elle reçoit l’onction des malades un 11 juin, un an avant sa mort, et sa compassion embrase tous les êtres, y compris les âmes du purgatoire. Son espace personnel est de plus en plus réduit, mais sa mission comprend le monde. Cette dernière année est la plus féconde de sa vie. Son ardeur est décuplée avec ses souffrances « pour que tout l’ensemble du genre humain puisse goûter la joie de son Rédempteur ». Seule sa langue encore saine peut chanter la gloire de Dieu. Le récit de sa mort est très émouvant, rempli de réminiscences de l’Ecriture et de la tradition monastique et ascétique. Il vaut la peine de côtoyer de telles vies et d’y trouver la vraie joie dans les épreuves. C’est ainsi que l’on accède au paradis.

17 juin 2021 Bienheureux Père Marie-Joseph Cassant
Dieu façonne ses saints parfois de manière étonnante. La grâce de la sainteté, éminemment personnelle, n’a rien à voir, par exemple, avec l’impeccabilité, ou une sorte de perfectionnisme inatteignable. Elle se sert parfois au départ de motifs imparfaits, de dispositions insuffisantes, voire de vraies limites humaines. Marie-Joseph Cassant était un petit jeune malingre et peu doué intellectuellement. Pieux, certes, doux et charitable, mais ça ne fait pas nécessairement une vocation. Il eut la fortune d’avoir autour de lui de vrais spirituels qui ont vu au-delà des apparences : son curé de Casseneuil, puis P. André Mallet, son maître des novices et son p. Abbé. D’autres moines, au contraire, ne ménageront guère ce jeune confrère qui avait de la peine à suivre, tant au travail qu’aux études. Au départ, il voulait être prêtre. Il ne connaissait pas la vie monastique, n’ayant guère dépassé le cadre de son village, où il y avait des frères qui faisaient la classe. Mais justement, les frères n’étaient pas prêtres : il n’a donc pas pensé entrer chez eux. Il est à peu près sûr qu’aujourd’hui, on aurait des doutes sur sa vocation monastique devant cette importance à ses yeux du sacerdoce : il semble que d’emblée le p. Abbé et les supérieurs de Sainte Marie du Désert ne se sont guère posé la question et heureusement. Il est arrivé non sans peine au sacerdoce, qu’il n’a exercé que peu de temps avant sa mort. Le bouquet final est resplendissant. Son frère dira au procès informatif : « Le Sacré-Cœur était toute sa vie. » Et c’est là sans doute ce qui unit en lui le prêtre et le moine. On pourrait en dire autant, pour lui, du sacerdoce et de l’eucharistie. Et c’est peut-être aussi ce qui fait la vocation contemplative. Car on peut distinguer l’élection contemplative de l’élection simplement vertueuse. Un bon chrétien, une bonne religieuse, n’agissent-ils pas toujours « pour le bon Dieu » ? Mais une intention de départ ne suffit pas pour que Dieu soit vraiment en tout choisi et voulu. Pour livrer notre être à son Objet qui est Dieu, il est nécessaire de descendre jusqu’au fond du moi pour l’arracher à lui-même. L’attitude contemplative est un mouvement complet qui embrasse tout l’être, fasciné dans le détail par une unique Réalité. La contemplation est un acte vital ou elle n’est pas. Le sacerdoce conforme au Christ médiateur d’une manière tout aussi absolue, qui comporte un certain ministère au service des âmes, mais qui peut se faire de manière tout-à-fait secrète et invisible, essentiellement par la célébration de la Messe. Ce qui a au total fait la fécondité de cette vie à nos yeux trop brève, c’est ce don entier que le Souverain Prêtre a reçu et consacré pour le salut du monde entier. Qu’Il appelle encore aujourd’hui de tels moines prêtres plus que jamais essentiels à la vie de l’Eglise.

Naissance de St Jean-Baptiste 24 juin 2023
Le récit de l’annonciation à Zacharie que raconte St Luc dans la Messe de vigile de cette fête commence par la présentation de Zacharie, son père et d’Elisabeth, sa mère. Nous savons toute l’importance des généalogies dans la conception juive de la vie : chacun est l’aboutissement de ses ancêtres, même s’il n’en est pas le résultat déterminé d’avance. Tout le mystère de la destinée humaine, en somme, entre originalité et déterminisme, avec la grâce et la liberté comme moyens d’action et pour corser le tout. Or les parents de Jean sont tous deux de famille sacerdotale. Conscients de la hauteur de cette mission, ils la vivent profondément. Nous sommes donc ici plongés dans cette donnée essentielle du culte de l’Ancienne Alliance qu’est le sacerdoce du Temple, c’est-à-dire la capacité que des hommes choisis reçoivent d’offrir à Dieu les sacrifices qui plaisent à Dieu. Toute la vie humaine trouve là son aboutissement et son sens. Logiquement, Jean était prêtre, car on l’était de père en fils, une vocation dynastique, pourrait-on dire, comme celle des rois. Dieu choisit une lignée avant de choisir des personnes, qui disparaissent à l’ombre d’une continuité. Mais dès sa maturité, Jean mettra entre parenthèses cette voie qui lui était tracée : sans doute proche du mouvement des esséniens, moines du désert, il était de ceux qui contestaient jusqu’au culte du Temple que flétrissaient les prophètes, quand il n’était que formel et extérieur.

C’est pourtant lors du culte divin que parvient à Zacharie l’annonce de sa naissance. Mais c’est comme pour tourner la page : Zacharie ne peut même pas expliquer ce qui s’est passé, c’est une annonce muette ! Jean est existentiellement l’annonce de Celui qui sera le Grand-Prêtre à venir, parfait Médiateur entre Dieu et les hommes, qui abolira et rendra caduc l’ancien culte. Désormais, il n’y a plus qu’un seul Prêtre, et ceux qui sont appelés par grâce personnelle à Lui prêter leur cœur, leurs mains, leur bouche se glisseront dans son ombre, en s’efforçant de faire en sorte qu’Il grandisse et qu’eux diminuent. La mission du Précurseur est définie en trois chapitres : réconciliation des pères et des fils, convertir les rebelles à la sagesse, et préparer un peuple qui veuille bien accueillir le Sauveur. Dans le sacrifice de la Croix, le Christ Jésus donnera la force et la grâce d’accomplir cet ambitieux programme. Jean donnera sa vie dans l’obscurité du cachot, comme en attente de ce jour béni, consacré prêtre dans le sang de l’Agneau.

Mais aujourd’hui, c’est la joie sans mélange d’une naissance heureuse qui nous est donnée. La parole est rendue à son père qui proclame le Benedictus que nous chantons tous les jours à Laudes, comme promesse du jour qui commence. Car chaque jour est une promesse qui s’achève par le Magnificat en action de grâces à la fin des vêpres. Cela aussi fait partie du mystère du sacerdoce, louange parfaite pour ce que Dieu fait dans notre vie.

Que St Jean aujourd’hui nous garde dans cette action de grâces qui illumine toute térèbre et nous introduit dans le Royaume qui a commencé par sa parole.

...

Naissance de St Jean-Baptiste 24 juin 2021
Six mois avant la naissance du Sauveur Jésus, nous fêtons celle de son cousin qui lui ouvrira la voie par sa parole au désert. Comme la plupart des personnages bibliques, son nom est déjà un programme, d’autant plus qu’il n’a pas été choisi par ses parents, mais par une intervention spéciale de Dieu, lors de l’annonce à Zacharie, son père : Jean, Johanan, signifie Dieu est miséricordieux. Il ne sera pas le seul à être appelé ainsi, mais la miséricorde divine, en effet, trouve sa réalisation la plus haute dans l’envoi du Sauveur, et le Précurseur est tout entier orienté dès sa naissance à la révélation du Messie libérateur. C’est aussi cette miséricorde qui est saluée par l’entourage d’Elisabeth quand on sait que sa stérilité a miraculeusement pris fin. St Ambroise fait remarquer que ces débuts si empreints de la grâce divine ne pouvait que présager la sainteté de la vie de cet enfant et plus encore sa fin glorieuse dans le martyre. Zacharie l’incrédule est lui aussi touché par cette grâce au moment où il se rallie au projet de Dieu ; en transmettant la parole de l’ange, la voix lui est rendue, ce qui nous vaut le Benedictus que nous chantons chaque matin à Laudes, qui salue le Soleil levant qui vient nous visiter. Le parallèle entre Jésus et Jean se vérifie dans maints détails, jusqu’à ces longues années de retraite, à Nazareth pour le Fils de Marie et au désert pour celui d’Elisabeth : Jésus n’avait pas besoin de pénitence et de recueillement supplémentaire, tandis que Jean a été inspiré de s’imprégner de Dieu seul afin d’être à même de témoigner de Lui quand les temps seront mûrs. Voilà un bon encouragement pour nous, moines et moniales, témoins silencieux de la présence de Dieu en ce monde. Et il est bon de nous plonger dans l’allégresse générale de ces premiers pas du précurseur dans la vie, qui donnent le ton de sa vie entière donnée dans la joie de servir, d’être petit pour qu’Il grandisse en nous et autour de nous. Il est si évident que Dieu, quand Il agit, apporte avec Lui sa joie, même au milieu des épreuves ! Accueillons-Le avec gratitude et marchons avec le Précurseur dans la voie du salut.

...

St Jean-Baptiste, dimanche 24 juin 2018
     « Il n’en est pas de plus grand parmi les enfants des hommes… » Il est peu de saints dans l’évangile à avoir été canonisés par le Sauveur Lui-même : si l’on compte quelques béatitudes distribuées ça et là (la Sainte Vierge, St Pierre, quelques bénéficiaires de guérison), le Bon Larron et St Jean Baptiste viennent en tête de liste : le second juste avant sa mort, et celui que nous fêtons aujourd’hui dès avant sa naissance. Il est également singulier pour la liturgie ancienne de célébrer la naissance temporelle d’un saint : seule compte la naissance au ciel, qui est la vraie naissance, l’autre n’étant que transitoire, juste le temps de gagner son ciel ; à part la Nativité du Seigneur à Noël, il n’y a que la Vierge et le Baptiste à recevoir cet honneur, qui marque une insistance particulière sur leur mission dans le plan du salut. Alors, pourquoi tant d’honneur fait à ce personnage haut en couleurs, hyppie avant la lettre, singulier dans son accoutrement comme dans son style de vie et son alimentation, qui tranchait même par rapport à la population fruste de son temps ? Sa prédication n’a rien d’amène, elle est rugueuse comme tout le reste. Il ménage si peu son auditoire que les haines qui s’accumulent sur sa tête lui vaudront de se la faire couper, un soir de beuverie royale, pour faire plaisir à une gourgandine. Et dire qu’on l’a confondu avec le Messie ! Il fallait vraiment qu’on en soit affamé ! Si on le représente parfois avec le lys de la pureté, il n’est sûrement pas à confondre avec celui de la propreté et de l’élégance, et l’agneau si doux qu’il montre sur un livre est plus proche de l’étable que de l’étal d’un magasin avant Pâques. Eh oui, on l’oublie parfois : l’évangile est rude, il aime la vérité plus que le confort, et il faut souvent trancher dans le vif pour commencer à se convertir.

     Mais pour l’heure nous n’en sommes encore qu’à son berceau, ce qui est toujours charmant. Tout le mystère dont sa naissance est entourée nous suggère, l’un après l’autre, des parallèles et rapprochements avec son divin cousin. Six mois avant Noël, St Jean annonce déjà la Nativité du Sauveur et participe à sa grandeur qui est toute intérieure, au-delà des apparences. La liturgie romaine célébrait autrefois 3 messes pour célébrer cette Noël d’été, comme on l’appelait. L’évangile retrace ses premiers pas, comme ceux du Sauveur : déjà dès le sein maternel, la grâce le pénètre tout entier ; l’apparition à Zacharie corrrespond à celle de St Joseph. On lui donne le nom de colombe, allusion à la pureté et à la paix, annonce de cete autre Colombe qui se manifestera au baptême du Seigneur. Le Benedictus que l’Eglise chante à laudes, correspond au Magnificat des vêpres : la salut commence à l’aurore et finit au couchant du monde.

     Oui, il commence là où bien d’autres pourraient à peine se promettre d’arriver. Devant ce Dieu qui seul est grand et pour qui tout est petit, le mystère de l’enfance est au sommet. Il est grand, parce que sans cesse il disparaît, depuis le désert jusque dans sa mort obscure. Il ne cherche rien d’autre que la gloire du vrai Messie, et il s’ingénie à ne ménager personne, à fuir tout semblant de popularité. Une seule chose importe : préparer les chemins du Seigneur pour que le Père puisse réapprivoiser ses fils perdus. Ainsi, la joie de sa naissance est une joie austère, purifiée d’emblée des désirs trop humains, oublieuse des gloires et des conforts terrestres. Il est encore sur le versant de l’Ancien Testament, et il n’entrevoit la Nouvelle Alliance que sur le seuil, comme Moyse qui n’entrera pas dans la terre promise. Il est toujours grand d’œuvrer à l’aveugle pour les promesses qui se réaliseront après nous. Imitons quelque chose de ce renoncement, acceptons d’avance tout sacrifice à son école, en silence. Quel sera donc cet enfant ? Il ne s’en est jamais préoccupé, mais l’histoire a répondu, notamment en lui consacrant tant d’églises, dont la basilique du Latran est la première, conjointement avec le Sauveur. Que les feux qui accompagnent joyeusement sa fête depuis la nuit des temps nous rappellent que la la première lumière est celle de la vie, la deuxième celle de la parole qui annonce le Verbe de Dieu, et la troisième  le témoignage rendu à la vraie Lumière qui inaugure le jour qui ne finit pas.

    

27 juin 2023 Ste Marguerite Bays
Nous savons combien Ste Marguerite avait des liens profonds avec la Fille-Dieu. Il en est un particulier qui me semble sous-tendre tous les autres : c’est celui qui la lie avec celle qui deviendra Mère Lutgarde Menétrey, notre abbesse réformatrice, qui mena le monastère à une période de prospérité unique dans son histoire. Quand Marguerite porte sa filleule sur les fonts baptismaux, elle demande pour elle la grâce de la vocation religieuse. Mais jamais elle ne lui en dira rien, comme il se doit : la vocation, c’est Dieu qui la donne, quand et comme Il veut. Aucune pression ne peut se substituer à l’action divine. Elle avait trop le sens des choses de Dieu pour l’ignorer. Pourtant, en portant l’intention dans une prière fidèle, elle fut, probablement à son insu, l’inspiratrice qui permettra l’éclosion de la vocation. Si bien que lorsque, à l’occasion d’une de ses visites, Alphonsine la trouve abîmée dans la prière, à l’église, elle hésite à la déranger ; elle ose lui chuchoter à l’oreille : « Marraine, je me sens appelée à la vie religieuse. » Et Marguerite répond, radieuse : « Enfin, filleule, je te tiens ! » Vient ensuite le discernement quant au lieu : comme elles étaient toutes deux proches de l’Ordre franciscain, Alphonsine se rendit au monastère de Montorge, où la prieure, très vite, lui dit péremptoirement qu’elle n’était pas appelée à cette forme de vie. Quelle vision prophétique ! Elles font un pèlerinage aux Ermites, et c’est après une nuit entière de prière à la Sainte Chapelle qu’Alphonsine lui confie : « La Sainte Vierge ne m’a rien dit, mais il me semble que je dois essayer à la Fille-Dieu. » Marguerite lui répond : « Allez, vous ferez plus qu’essayer. » De fait, la Mère Abbesse Caroline Perrier promet de l’accueillir et de la mener, si Dieu voulait, à la profession solennelle.

Voilà le cadeau dont nous sommes redevables à Marguerite. Parmi les grâces innombrables et cachées que nous lui devons celle-là est parmi les plus évidentes et éclatantes. On peut encore se demander ce qui, dans le comportement ordinaire de Marguerite, a permis à sa filleule de comprendre ce que Dieu voulait et d’en prendre le chemin. Il me semble qu’on peut voir trois attitudes qui ont été déterminantes. La première est le goût du silence : cet attrait était connu de ses proches, il lui faisait toujours préférer être seule avec Dieu que de vaquer à des divertissements profanes, même innocents. Elle savait décliner les offres de manière souriante et polie pour se livrer à la lecture, la prière ou la médiation, surtout devant le tabernacle. Pouvait-on la taxer de sauvage pour autant ? Certainement pas : on sait loin et large qu’on ne fait jamais appel à elle en vain, elle est attentive à chacun, aux enfants et aux pauvres en particulier. Quand Alphonsine se dirige vers la Fille-Dieu pour y entrer, on dit que 200 pauvres la suivaient à distance, lui manifestant leur reconnaissance. Ce que Marguerite donnait aux pauvres, elle le retranchait sur ses besoins personnels. Elle vit de la première béatitude au sens le plus immédiat du terme, en se contentant du strict nécessaire et donnant le reste à chaque occasion. C’est le 2ème exemple qu’Alphonsine intégra dans son propre agir. Le 3ème est le contact permanent avec Dieu : la désappropriation du matériel n’est là que comme porte d’entrée à la configuration au Christ pauvre de la croix. Les stigmates en seront la preuve tangible à la fin de sa vie. La dépossession de soi s’achève dans la consécration d’une vie chaste, où Dieu seul règne sans partage. Cela aussi, Marguerite l’a voulu dès le départ et l’a vécu comme une disponibilité totale à ses proches. Les liens qu’elle préservera avec sa filleule après son entrée au monastère se feront plus discrets, tout teintés de l’unisson de deux cœurs parfaitement accordés pour la gloire de Dieu. Elle n’est pas allée loin pour la mettre en œuvre : ce sont nos proches qui sont les premiers prochains.

Il n’en faut pas davantage pour vivre une vie monastique digne de ce nom. C’est toujours à ces fondements qu’il faudra revenir : que Ste Marguerite continue de guider ses sœurs de la Fille-Dieu, tout comme Mère Lutgarde qui disait à ses sœurs peu avant de mourir : « Au ciel, si le Seigneur daigne m’y admettre, je continuerai de vous aimer. »

...

27 juin 2022 Ste Marguerite Bays
Les liens qui attachent Goton de la Pierraz à notre monastère en font une figure privilégiée qui parle doublement à nos cœurs. Enracinée dans cette terre qui l’a vu naître et mourir, elle l’a enrichie de sa foi et de sa sainteté et en cela demeure un exemple particulièrement apte à nourrir nos vies consacrées. Comme il est impossible de tout dire et que nous connaissons tous l’essentiel de sa vie toute simple, retenons quelques traits parmi d’autres.

D’abord cette liberté intérieure qui l’a très vite affranchie de la vision religieuse de son temps, assez étriquée et imprégnée de jansénisme et de dolorisme. La foi authentique débouche sur l’amour de Dieu qui est le moteur, l’origine et la fin de nos actes les plus ténus. Le lien habituel avec Dieu la rendait aimable et accessible : les enfants surtout ne s’y trompaient pas, et elle était pour tous la « marraine ».

La souffrance eut une grande place dans sa vie. Mais si elle ira croissant jusqu’à sa mort, elle ne l’accueillera que parce que c’est le moyen par lequel le Christ a voulu la configurer à Lui. Le phénomène mystique des stigmates la plonge dans le silence et elle ressort de ses sommeils extatiques radieuse, pleine d’une tendresse divine et dans une paix totale.

Sa destinée singulière, que les proches reconnaissaient en disant «  qu’elle était quelqu’un d’à part… qui sortait de l’ordinaire », ne l’exceptait pas pour autant de la vie de tous les jours, avec ses misères, ses contradictions, ses difficultés de relation. Elle pratiquait son métier avec zèle et générosité, rendait de multiples services, était attentive aux plus nécessiteux. On peut dire que la grâce transfigure l’ordinaire pour en faire une œuvre de grand prix que peu sont capables de remarquer sur le moment. Retenons en particulier les pèlerinages aux Ermites : 12 fois en tout, exclusivement à pied, la plupart du temps avec d’autres pèlerins. C’était pour elle le temps donné à Dieu pour Lui-même, sous le regard de la Vierge noire, en s’extrayant de la vie quotidienne toujours très prenante.

Faisons nôtre sa prière, en demandant comme elle que Le Sauveur Jésus soit notre unique raison de vivre : « O Jésus, nous marcherons ensemble ; je veux vivre et mourir avec Vous, et c’est dans la plaie de votre Sacré–Cœur que je désire rendre le dernier soupir. »

...

27 juin 2020 Sainte Marguerite Bays
Nous connaissons bien, souvent jusque dans les détails qui font le charme d’une vie, ce qu’a été sur cette terre Marguerite Bays. Mais les saints qui vivent intensément sous le regard de Dieu recèlent toujours quelque chose d’infini comme son amour. Quand quelqu’un meurt, on souligne d’ordinaire l’exceptionnel, l’insolite, le merveilleux, en l’enjolivant au passage. En prenant conscience de la perte humaine d’un être cher, on se dit qu’après tout, il n’était pas si mal, et on se plait à ne rappeler que ses bons côtés. Plût au ciel qu’on le fasse avant la mort de nos proches ! Mais un défunt n’est pas grand par ce qu’on dit de lui au jour de sa sépulture, ni même par ce qu’il a fait et qui est connu de tous. Il est grand aussi par ce qui est secret et que Dieu seul voit et connaît. On peut même dire que chez les saints, cette face cachée est plus importante et plus consistante. Ce sont les détails à peine visibles qui font la valeur d’une vie, dans une fidélité répétitive, qui n’a souvent pas grand’chose d’intéressant et qu’on n’est pas tenté de relever, parce que le monde pense que ça n’en vaut pas la peine. Pour la plupart de ses contemporains, Marguerite n’était qu’une petite paysanne, pieuse et charitable, certes, mais que rien ou presque ne distinguait de son entourage. Toute sa vie est orientée vers le Christ, Il était tout pour elle ; elle a voulu, par toute son action et sa parole, nous dire de regarder vers Lui, non vers elle. Et paradoxalement, pour pouvoir dire : ce n’est pas moi qu’il faut regarder, il faut commencer par se faire remarquer -oh, bien involontairement ! Ce qui est manifesté en particulier par les stigmates. Tous ceux qui les ont reçus de Dieu se sont ingéniés à les cacher, le plus possible ; et tous, ils en ont été incapables -ça s’est su, parce que ça ne peut pas ne pas se savoir. Mais ce paradoxe devient le partage de ceux qui sont les témoins de ce genre de phénomène : les uns restent scotchés au fait et ne le dépassent pas, en l’admirant ou en le contestant ; les autres sont attirés plus loin, jusqu’au Cœur de Jésus que ces stigmates révèlent. Marguerite nous convie à cette intériorité, cette désappropriation du moi, cette identification au Christ dans sa Passion pour le salut du monde. Tout cela sur fond d’une fidélité de tous les jours, sans relief apparent, ces détails insignifiants qui remplissent toute vie sur la terre et qui peuvent devenir un tissage précieux d’amour continu, s’ils sont offerts.

...

27 juin 2019 Bienheureuse Marguerite Bays
     Mystique et stigmatisée : deux mots qui suffiraient sans doute à reléguer notre Goton en un paradis inaccessible aux chrétiens ordinaires que nous sommes, qui mènent une vie très terre à terre en faisant de leur mieux, ce qui est déjà beaucoup, et sans faire parler d’eux en aucune manière. Il y a peut-être, en effet, quelques malentendus à dissiper à propos de ces deux mots, comme à propos de la vie dite contemplative, par exemple. D’abord, le mot mystique évoque de prime abord ce qu’on appelle les faveurs extraordinaires, telles que un sentiment très vif et continu de la présence de Dieu, les consolations, la bilocation, et justement aussi les stigmates. Mais la vie mystique est parfaitement compatible avec l’absence totale de ces choses : on peut être immergé en Dieu presque sans le savoir, comme le paysan du Curé d’Ars. Alors, la différence entre la vie mystique et celle du chrétien ordinaire ? Rien d’autre qu’une différence d’intensité : le feu allumé par la grâce commence à brûler pour de bon, et il n’y a pas d’interruption. C’est pourquoi ce qu’on démontre lors d’une béatification, c’est l’héroïcité des vertus. Nous sommes tous capables de pratiquer les vertus. Mais, nous, on les pratique de temps en temps. On peut même dire que l’état mystique, c’est par définition un état de désir et de désolation, soutenu par la paix de l’espérance pure, et une joie tellement secrète qu’elle est insaisissable la plupart du temps. L’état mystique n’est qu’accidentellement lumière et consolation. La croix quotidienne, c’est la vie mystique elle-même. Nous retrouvons tout cela chez Marguerite. Cette croix peut être tellement lourde qu’il est à peu près certain qu’elle ne sera pas acceptée par ceux qui ont déjà du mal à assurer le devoir d’état et l’acceptation fraternelle. Et nous sommes tous des mystiques en puissance, nous devons même le désirer, puisque c’est simplement la vie chrétienne prise au sérieux. Les stigmates viendront après si Dieu le veut, et plutôt pour les autres que pour nous-mêmes.

***

27 juin 2018 Bienheureuse Marguerite Bays
     On retient en général de la vie des saints ce qui est hors de l’ordinaire, par exemple les stigmates que notre bienheureuse a reçus lors de sa guérison du 8 décembre 1854, alors que le Pape Pie IX proclame à Rome le dogme de l’Immaculée Conception. Ce mystérieux échange, qui prolongera sa vie de 25 ans, n’est pas ce qui fait qu’elle est sainte : la sainteté, c’est d’abord, selon les lois de l’Eglise, l’héroïcité des vertus. Les stigmates ne sont venus que pour montrer à quel point elle s’identifiait au Seigneur crucifié, voulant s’offrir avec Lui pour le salut du monde. Même si notre cher doyen aime à souligner qu’elle puisa dans la spiritualité franciscaine les lignes directrices de sa vie de foi, peut-être faut-il d’abord rappeler qu’elle aurait voulu entrer à la Fille-Dieu. Sa santé fragile l’en empêcha, et ce fut tout naturellement qu’elle voulut devenir tertiaire de St François, comme beaucoup le faisaient à l’époque, souvent sur l’instigation des pères capucins qui tenaient alors le haut du pavé dans le ministère paroissial. Elle maintint jusqu’à la fin des liens très étroits avec notre monastère, au point de demander et d’obtenir cette faveur exceptionnelle de pouvoir faire en clôture sa retraite annuelle. Ce qu’elle voulait, c’était trouver les moyens d’une consécration à Dieu la plus totale possible en restant dans la vie ordinaire du monde : la sainteté, c’est l’extraordinaire dans l’ordinaire, de façon si discrète que beaucoup ne s’apercevront que très tard de son appel et de sa vie mystique. Et sans doute, à une certaine altitude, les différences entre conception cistercienne et franciscaine de la vie consacrée s’estompent et se rejoignent. Gardons nous aussi cette précieuse proximité avec notre Bienheureuse. Qu’elle nous aide à garder la ferveur du don de notre vie à Dieu, par les chemins qu’Il voudra, dans la simplicité de tous les jours où Il se révèle et se donne à nous. Car il arrive que des gens du monde nous en remontrent en ferveur cachée et en générosité. Que cette sainte émulation nous encourage tous au service du même Seigneur crucifié.

***

27 juin 2016 Bienheureuse Marguerite Bays
Comme tant de saints et à la suite de la Vierge Marie qu’elle aimait tant, notre bienheureuse Marguerite n’a rien écrit, alors qu’elle lisait beaucoup. Elle ne parle pas beaucoup non plus, mais tous les contemporains s’accordent à dire qu’elle était vraiment une mystique, vivant continuellement en présence de Dieu. Les siens disaient : « La prière était tout son plaisir, elle se délassait dans la prière en s’oubliant elle-même. »
C’est au fond le secret de l’attirance que beaucoup éprouvent pour elle, et surtout les enfants. C’est aussi la raison des liens qui l’unissent à notre monastère, où elle obtiendra de l’évêque la permission de faire sa retraite annuelle en clôture, faveur inusitée à l’époque. Elle viendra souvent chez nous surtout depuis l’entrée de sa filleule, Alphonsine Ménétrey, dont nous fêterons dans 3 ans le centenaire de la naissance au ciel. Marguerite s’était souvent rendue au moulin du Failly, sous l’aimable prétexte de rendre service à la maman d’Alphonsine, qui a 4 frères et soeurs.
Une vraie et profonde complicité va s’établir entre la filleule et sa marraine. Il est certain que l’Esprit-Saint qui l’a dotée parfois d’un don de prophétie l’a rendue attentive à la destinée exceptionnelle de cette petite fille qu’elle avait porté sur les fonts baptismaux dès le jour de sa naissance, à Pâques 1845. Et quand celle-ci descendra à la Pierraz pour lui annoncer son intention d’entrer à la Fille-Dieu, elle ne la trouve pas à la maison. Alors, elle pense qu’elle est à l’église et s’y rend. Et là, elle ose à peine la déranger dans sa prière toujours si profonde. Elle lui souffle à l’oreille : « Marraine ! » Doucement, elle sourit et lui répond : « Que veux-tu ma chère filleule ? » « Marraine, je me sens appelée à la vie religieuse. » « Enfin, filleule, je te tiens ! »
Jusque-là, en effet, elle s’était contentée de prier sans jamais lui en parler, ne voulant d’aucune manière interférer directement sur sa liberté. Mais ce jour-là, c’est le cri du coeur. Elle l’accompagnera le 8 septembre 1865 jusqu’à la porte rouge, et elle sera là aussi le jour de sa profession, la laissant dans le silence et l’accompagnant désormais de loin. Elle deviendra l’une des plus grandes abbesses de notre monastère, Mère Lutgarde Ménétrey, qui permettra à la communauté d’atteindre au milieu du XXème siècle son plus fort peuplement (70 moniales en 1940).
Qu’elle continue d’intercéder pour son cher moûtier et qu’elle veille sur les filles de sa filleule d’hier et d’aujourd’hui.

29 juin 2023 Sts Pierre et Paul
En fêtant les Saints Apôtres Pierre et Paul, ce ne sont pas seulement les fondements de l’Eglise que nous rappelons : oui, bien sûr, ils sont tous deux venus à Rome, capitale de l’Empire, et ont profité de cette situation exceptionnelle pour rayonner la foi. Leur génie a su tirer des circonstances le meilleur pour enraciner l’évangile dans le monde d’alors et lui permettre de se diffuser au loin. Il est peut-être un autre aspect de leur place irremplaçable dans l’Eglise du Christ qu’il serait regrettable de ne pas voir, parce qu’il nous touche de près et qu’ils sont là nos modèles : c’est l’acceptation de leur faiblesse. Combien d’êtres humains se traînent à longueur de vie sans décoller, simplement parce qu’ils n’ont pas osé s’accepter comme ils sont ! Car tout être a des qualités et des limites, des vertus et des misères. S’imaginer qu’on puisse être, en s’arcboutant de tous les muscles de son âme, un jour chimiquement pur ne fait pas partie des plans de Dieu. Nous rêvons d’un monde où le péché ne serait plus qu’un vilain souvenir : apparemment, ce n’est pas son plan à Lui. Le seul moyen dont Dieu dispose pour nous le faire comprendre, c’est la casse. Et encore, une fois que c’est arrivé et nous sommes à terre, Il est là pour recoller les morceaux et mettre un petit filet d’or sur les fêlures, comme les artistes chinois. Il nous a mis dans un univers de Rédemption : à nous de l’accepter vraiment et non pas seulement comme une donnée de foi théorique. Dieu nous aime ainsi : si on n’arrive pas à s’aimer comme Il nous aime, on risque de ne pas L’aimer, Lui, et de ne pas aimer les autres. Peut-être cette acceptation, chez St Pierre et St Paul, est-elle la porte de leur universelle charité ?

St Pierre est une âme de feu, un primaire typique : vous savez, ceux qui agissent avant de réfléchir. Ça leur donne une force d’action et de conviction remarquables, mais dont ils se mordent souvent les doigts. St Paul est assez semblable, quoique plus méthodique, cultivé et réfléchi. Mais il est taraudé par sa fameuse écharde dans la chair dont il n’arrive pas à faire façon. Lui sera retourné d’un coup sur le chemin de Damas : il n’en fallait pas moins pour ébranler un jeune rabbi fier d’en découdre pour la bonne cause. Il croyait être un champion de la foi : il n’était qu’un persécuteur fanatique et injuste. Oui, tant qu’on ne se voit pas tel qu’on est, on risque d’être injuste avec les autres, et les causes sacrées sont les pires en l’espèce ! Il y a des talibans dans toutes les religions. Alors, petit à petit, il diminuera, s’abandonnera, s’apaisera jusqu’à ce qu’un coup d’épée l’expédie dans le sein d’Abraham. St Pierre, lui, sera plus dur à la comprenure. Appelé dans la fleur de l’âge, pétri d’expérience du manager, investi du pouvoir des clefs, tout était clair. Jusqu’à ce qu’une petite servante le fasse trembler pour sa vie -peut-être même pas, d’ailleurs !- et le chef de l’Eglise n’est plus qu’un couard démasqué aux yeux de tous. A ce moment-là, il n’avait pas encore le goût du martyre : ça viendra plus tard, quand il aura compris qu’il n’a plus rien à perdre, pas même sa réputation.

Faut-il vraiment des tsunamis de ce genre pour que nous acceptions notre faiblesse congénitale ? Ils nous indiquent avec le sourire cette voie-là, en tous cas. A chacun de découvrir son chemin de Damas et sa cour du Grand-Prêtre. Le Christ marche avec nous, kilomètre après kilomètre. Il ne se préoccupe jamais de ce qui nous embarrasse, nous obsède, nous rend grinches et insupportables pour les autres, que nous sanctifions à notre insu, tellement nous sommes sûrs que c’est pour leur bien. Il ne nous reste plus qu’à nous confier à leur intercession, parce que le plus tôt sera le mieux et qu’il n’est jamais trop tard pour rendre les armes. Nous n’avons pas tant besoin d’être défendus qu’aimés inconditionnellement, ce que peut-être nous n’avons pas toujours été sur la terre, mais par Lui dès le premier instant de notre existence.

...

Saints Pierre et Paul 29 juin 2021
L’évangile est essentiellement un message de bonheur. Mais tout bonheur ne s’obtient qu’au prix d’un combat quotidien, mené par la force et la grâce de Dieu. C’est pourquoi cet achèvement prend une forme très personnelle, propre à chacun, manifesté par une phrase du Sauveur Jésus, qui définit un être renouvelé en vue d’une mission singulière et sur mesure : « Heureux es-tu, Simon… » C’est la réponse à la question : « Pierre, m’aimes-tu ?... » à laquelle il avait hésité à répondre et au terme de laquelle Jésus lui avait dit : « Suis-moi. », en signifiant, précise St Jean, par quel genre de mort il rendrait gloire à Dieu. Drôle de bonheur que celui-là, qui pourtant le fera entrer dans la gloire même de son Maître, crucifié et ressuscité, et ce serait le fondement même de l’Eglise qui est à l’image de son Seigneur. Cela, Pierre ne l’avait pas compris d’emblée et ce sera un long chemin de mûrissement en lui. A peine confirmé dans sa mission de berger des brebis, quand Jésus avait évoqué sa passion et sa fin douloureuse, il avait protesté : « Non, ça ne t’arrivera pas ! » Si tu es le Fils de Dieu, le Serviteur fidèle, tu ne peux pas ne pas réussir, tu ne peux pas finir mal, sinon ça servirait à quoi de servir Dieu ? Car en ce monde, et c’est plus vrai que jamais, tout doit servir à quelque chose. Eh bien, c’est ça la tentation de l’ennemi, et Jésus ne peut pas ne pas le lui dire, sans ménagement : « Passe derrière moi, Satan ! » Durant la Passion, ce seront les mêmes éternels arguments qui se feront entendre : « Descends de la croix et nous croirons ! » Si Dieu ne Le délivre pas, de toute évidence, c’est un imposteur, et son Dieu n’existe pas ! Sinon, il meurt pour rien ! Ce serait le triomphe de l’irréligion, y a plus de morale ! Plus de bons et de méchants ! Or, tandis que triomphent le mensonge, l’injustice, la méchanceté, Dieu se tait. Le message de Dieu à ce moment crucial, c’est le silence. Pour l’accusateur, il n’y a plus rien à dire : la démonstration est faite, toute l’obéissance du Serviteur était pour rien. Au dernier soir de sa vie, Jésus dira à Pierre : « Satan a demandé de vous cribler comme le blé. » Or, il n’arrivera rien ni à Pierre ni aux autres, pas une égratignure. Il ne leur arrivera que d’assister -de loin !- au supplice et à l’agonie de leur Maître. Mais il peut être plus dur de voir anéanti Celui en qui on avait mis tout son espoir que d’être anéanti soi-même. N’est-ce pas un Dieu inutile et inutilisable ? La croix n’est-elle pas la vraie manière de faire tourner le dos à Dieu, définitivement ?  Au lieu de nous faciliter les choses, la croix nous les rend plus difficiles encore : ça ne sert vraiment à rien ! Dieu se dépouille et nous dépouille. Il ne reste plus que ce rapport de personne à personne, ce qu’a compris le bon larron, par exemple, cette relation absolument gratuite qui est l’amour : sur la croix, Dieu ne donne que Lui-même, Il ne nous demande que nous-mêmes. Et désormais, celui qui croit au Crucifié ne peut être accusé de servir Dieu par intérêt, il est au-delà de tout intérêt, il a tout perdu et tout gagné. Avec Jésus, Pierre et tous ceux qui se serrent dans sa barque se retrouvent par-delà le Sang, dans le monde de la résurrection, ce monde nouveau de la vraie gratuité, d’où l’accusateur, le calculateur, l’exploiteur s’est lui-même exclu. Pour cette raison qui n’est certainement pas fortuite dans les plans de la Providence, Pierre sera crucifié, lui aussi, juste un peu autrement pour montrer qu’on ne peut égaler Celui qui est l’amour parfait. Il entre dans le Royaume, non par sa propre épreuve, mais par celle du Fils unique dont le Sang crie la défaite de Satan et le triomphe de Dieu. Remercions Dieu de nous avoir bâtis sur le roc de Pierre qui nous révèle patiemment ce qu’est l’amour infini.

...

Saints Pierre et Paul 29 juin 2020
La tradition immémoriale de l’Eglise a rapproché St Pierre et St Paul dans un même culte, ne serait-ce qu’ils ont donné leur vie lors de la même persécution de Néron, le premier comme chef de cette communauté à demi-juive qui encombrait le pouvoir impérial, l’autre parce qu’il a eu la malencontreuse idée d’en appeler au pouvoir suprême à un mauvais moment, en comptant sur le fait qu’il était citoyen romain. La vie tient parfois à peu de chose, humainement parlant, mais le don de la vie, lui, a une signification autrement plus haute dans le plan de Dieu. L’évangile d’hier nous tenait le même langage de Jésus à Pierre : non seulement « M’aimes-tu ? », ce à quoi finit par répondre l’apôtre poussé dans ses retranchements, mais « Plus que ceux-ci ? », tout comme nous sommes incités à aimer le Christ plus que nos parents, un fils ou une fille, et même sa propre vie. Ce « plus » indique donc une préférence, pas exclusive, comme on pourrait le croire à une lecture superficielle -Il ne nous commande pas de ne pas aimer nos parents, nos enfants ou notre vie- mais inclusive : non pas ou bien, ou bien, mais et…et, avec une hiérarchie de valeur. Ce qui exclut l’idolâtrie, car Dieu qui seul nous aime infiniment, mérite d’être aimé absolument.

Ces deux tempéraments de feu sont proches par leur ministère apostolique, mais très différents par leur origine, leur formation, leurs méthodes d’évangélisation. Ils sont en commun une profonde humanité et une très grande conscience du mystère de Dieu révélé en Jésus-Christ. Dieu a appelé Paul alors qu’il persécutait son Eglise, et Il rechoisit Pierre après son triple reniement. Il y a en eux des grandeurs et des capacités indéniables, mais aussi des faiblesses abyssales et obscures, de ces abandons incompréhensibles que Dieu se plaît à retourner comme un gant. Ce qui fait que rien qu’à les regarder, on ne peut plus désespérer de soi-même ni de personne. Alors, on peut dire comme St Paul à ses détracteurs, zélés gardiens de la Loi de Moyse : «Ils sont hébreux ? Moi aussi ! » Moi aussi, je suis fort et généreux… parfois. Moi aussi, je suis lamentable et tourmenté… souvent. Moi aussi, je sais accepter la lumière quand je suis bien luné et la refuser quand elle me gêne aux entournures. Oh, oui,  moi aussi ! De manière éclatante chez eux, la générosité et l’enthousiasme qui renaît sans cesse côtoie l’expérience des limites et de la pauvreté foncière de l’être humain livré à lui-même. On n’est pas toujours, tant s’en faut, au niveau de ses bonnes intentions, et Dieu sait faire avec, et si bien ! Rome avait été fondée, dit la légende, 7 siècles auparavant, par Romulus et Rémus. Elle a été refondée par ces deux géants venus d’ailleurs, qui fera partir de ce centre l’évangélisation de l’univers jusqu’à la fin des temps. Car Rome, même aujourd’hui, ce n’est pas d’abord la capitale d’un pays d’Europe, c’est la tête de l’Eglise vers qui beaucoup se tournent, surtout quand les choses vont mal, pressentant qu’elle est la capitale d’un mystère bienveillant dont tous ont besoin. Ce mouvement est fondé sur un amour de préférence qui a traversé toutes les vicissitudes de l’histoire et qui ne peut tarir. Ce charisme fondateur est unique et il demeure jusqu’à ce que le Christ revienne. Soyons heureux d’être placés sous leur protection, de vivre d’u  patrimoine si riche et inépuisable, et efforçons-nous d’en être les dignes héritiers et serviteurs.

...

Saints Pierre et Paul 29 juin 2019
     La confession de foi christologique de Césarée est comme la voix des autres apôtres, mais aussi celle des croyants de tous les temps : le lieu même n’y est pas étranger, comme un appel à l’universalité et le nom même des empereurs romains qu’on avait donné à cette colonie en terre d’Israël. Oui, Pierre est déjà à ce moment la pierre sur laquelle est fondée la foi de l’Eglise éternelle. Mais ça ne veut pas dire qu’il a compris à ce stade le mystère du Christ dans toute sa profondeur. Sa foi en est encore à ses débuts, on pourrait dire une foi en marche. Il n’arrivera à la plénitude de la foi qu’à travers les événements de Pâques auxquels il sera mêlé de si près et de façon douloureuse. La foi est toujours ouverte, parce qu’elle n’est pas une foi en quelque chose mais en Quelqu’Un. Cela nous console, car notre foi aussi est toujours une foi qui commence, qui avance et qui recule, et le chemin est long jusqu’à la certitude qui ne vacille plus. L’épreuve de la foi, il l’a surmontée non dans l’élan du début, mais en s’abandonnant à Lui. Il Lui avait promis une fidélité absolue ; il connaît l’humiliation et l’amertume du reniement : le téméraire apprend l’humilité à ses dépens. Quand le masque tombe, il comprend la vérité de son cœur faible de pécheur croyant, et ce sont les larmes qui le rendent apte à sa mission. Mais il fallait encore un autre épisode pour confirmer tout cela, et c’est l’évangile de la vigile de la fête : « Pierre, m’aimes-tu ? » Le dialogue entre Jésus et Pierre se situe après la résurrection, sur les rives du même lac de Tibériade -encore un nom d’empereur romain, comme par hasard. Et ce dialogue est marqué par un jeu de verbes très significatif. Le vocabulaire de l’amour est pauvre en français. En grec, 3 verbes au moins désignent cette réalité humaine, dont 3 employés ici : phileo, qui exprime l’amour d’amitié, délicat mais comme à distance ; agapao signifie l’amour sans réserves, total, inconditionnel. Le 1ère fois, Jésus demande à Pierre : « M’aimes-tu (agapas-me) ? » avant la trahison, Pierre aurait certainement répondu : « Oui, je T’aime, inconditionnellement ! » Mais là, il a passé par le drame de la trahison, alors il répond avec humilité, qui est réalisme et vérité: « J’ai beaucoup d’amitié pour Toi (filô -se) », je t’aime de mon pauvre amour humain. Jésus insiste : « M’aimes-tu de cet amour total que je désire ? » et Pierre répète la même chose : « Je T’aime comme je sais aimer, je ne peux pas plus ! » La 3ème fois, Jésus lui demande : « M’aimes-tu -fileis-me ? » Simon comprend alors que son pauvre amour suffit à Jésus, il n’est pas capable de plus, et il est attristé que le Seigneur ait dû lui parler ainsi. Donc, vaincu, il répond : « Oui, Seigneur, j’ai pour toi toute l’amitié dont le suis capable. » On voit là que Jésus s’est adapté à Pierre, plus que Pierre à Jésus ! Et c’est précisément cette adaptation divine qui donne de l’espérance au disciple, qui a connu la souffrance de l’infidélité. Il le prend comme il est, au stade où il en est, tout en sachant et en espérant que ce stade n’est pas le dernier. C’est là qu’il puisera la confiance qui le rendra en fin de compte capable de Le suivre jusqu’à Rome, jusqu’à être crucifié dans le cirque de Néron, et c’est la fin de l’évangile de la vigile : « Jésus disait cela pour signifier par quel genre de mort Pierre rendrait gloire à Dieu. Puis Il lui dit encore : suis-moi. » Il a pu mettre sa confiance en Celui qui s’était adapté à sa pauvre capacité d’amour : c’est ce long chemin qui fait de lui pour nous un témoin fiable. St Paul connaît un parcours semblable, où la grâce sera en lui aussi victorieuse. C’est notre chemin à nous aussi, malgré toute notre faiblesse.

***

29 juin 2017
« Tu es Pierre, et sur cette pierre… »
     Ces paroles de feu qui fondent à jamais l’Eglise à travers le temps courent le long d’une banderole dorée sous les voûtes de la basilique vaticane. Or, si l’on regarde l’origine de ce séisme spirituel qui s’appelle l’Eglise de Jésus-Christ, on trouve un crucifié qui a fini misérablement, à une époque lointaine, dans un obscur petit pays d’Orient, après avoir prononcé quelques paroles qu’on avait pu oublier, suivi par quelques hommes dont les plus célèbres sont morts exécutés, eux aussi, quelque 30 ans après, par le pouvoir romain qui n’aimait pas la concurrence.

     Ce qui est étonnant au plan de l’histoire l’est bien davantage encore au plan des personnages en question. D’emblée, ils se sont laissés emporter par une aventure qui les dépassait complètement, au-delà de leurs mérites et capacités personnels, dans une puissance intérieure qui les a peu à peu remplis, non sans combats et difficultés de toute sorte. Leur parcours est emblématique pour tout chrétien, et c’est en cela qu’il nous intéresse.

St Pierre rencontre le Christ après une vie déjà longue. Il est marié, chef d’une entreprise de pêche qui marche, c’est un caractère énergique habitué au travail et au commandement. Et voilà qu’il se laisse tourner la tête par ce jeune prophète jusqu’à laisser sa famille et ses filets : ça, malgré tout, c’est bien lui. Prévoyant, mais pas pantouflard, âme de feu enthousiaste qui agit d’abord et réfléchit ensuite.

Le jeune St Paul a quelque chose de pareil : un zèle juvénile et jaloux pour la pureté de la foi. Mais la foi n’est pas toujours ce qu’on croit : pour le premier petit à petit, pour le second dans un éclair fulgurant, ce sera l’illumination, la découverte d’un visage extraordinaire qui leur révèle le sens de leur propre existence.

La foi est un chemin qui dure toute une vie.

Par contraste, elle fait voir toutes les ombres, les refus, les chutes qui succèdent aux élans fragiles. Le moment culminant, le plus terrible de sa vie, ce sera la trahison, le reniement, ce volte-face lamentable, après  avoir juré, quelques heures auparavant, qu’il suivrait son Maître jusqu’à la mort. Il suffit d’une petite servante un peu curieuse pour en faire en quelques secondes le dernier des apôtres, tout comme en quelques instants, Saul comprendra qu’il n’est pas l’intrépide défenseur de la foi, mais un persécuteur sectaire et injuste. Tout est fini ? Ce serait mal connaître Dieu, justement, car il y a les larmes de l’un et les écailles sur les yeux de l’autre–c’est curieux, la conversion passe par les yeux, le regard ! Epuisée, la réserve de leurs propres forces. Alors, c’est l’acte d’espérance la plus pure : ce que je ne peux faire, Dieu le fera, comme Il veut, Lui. Pas d’espérance théologale sans l’expérience cuisante de sa pauvreté foncière. Alors, ils sont prêts à tout recevoir de Dieu, pour L’aimer par-dessus tout. Il y aura bien encore l’écharde dans la chair, les hésitations judaïsantes, et même les différends entre eux. Au total, ils seront infatigables, joyeux de souffrir pour le Nom de Jésus, paissant le troupeau de Dieu avec tout l’élan de leur cœur.

     Tout peut arriver dans une vie.Rien n’est jamais perdu quand on sait qu’elle est tout entière dans le souffle de l’Esprit. Le chemin pascal des apôtres est aussi le nôtre, et c’est celui de l’Eglise, grande et pure, parfois aussi humiliée par le péché de ses membres, bâtie, inébranlable, sur le roc de celui qui en a fait le premier l’expérience.

11 juillet 2023 St Benoît
Nous devons à St Grégoire le Grand, moine bénédictin lui-même avant d’avoir été appelé sur le Siège de Pierre, d’avoir voulu rassembler les souvenirs encore récents du Patriarche des moines d’Occident. Elevé dans un monastère de Rome, il avait 7 ans lorsque l’abbé Benoît rendait l’âme au milieu de ses fils du Mont-Cassin. L’enfant écoute d’une âme avide les merveilles que les moines lui rapportent sur l’homme de Dieu. En effet, les moines du Cassin, chassés par les lombards, avaient trouvé refuge dans un monastère proche du Latran : c’est sur les lèvres de ces témoins directs que Grégoire recueille tous les détails qu’il nous livre dans ses Dialogues ; ils se déroulent sous la forme d’une conversation avec son diacre Pierre, selon le style hagiographique de l’époque, principalement pour édifier le lecteur et lui donner envie de suivre les traces de ces illustres personnages qui ont fait la gloire de l’Italie et de sa vie chrétienne. Les épisodes sont hauts en couleur, qui témoignent de cette époque de la basse latinité qui garde encore une haute culture, mais vit des heures sombres sous la pression des barbares. On y voit des goths établis sur les terres de l’empire, les menaces de Totila et des ruines qui l’accompagnent, les efforts des évêques et de l’Eglise pour sauver ce qui peut l’être en des temps de grands changements politiques et sociaux.

Les desseins de la Providence ont souvent quelques longueurs d’avance sur les entreprises des hommes. Au seuil du chaos qui s’annonçait, Elle suscite la vocation de ce jeune lettré qui se retire dans la solitude de Subiaco, désireux de plaire à Dieu seul. Avait-il entendu parler des ermites et des communautés qui peuplaient les déserts d’Egypte et de Syrie, fuyant un monde souvent brillant qui les emportait loin de l’Unique Nécessaire ? C’est tout-à-fait plausible, bien que non prouvé. Il avait été envoyé à Rome pour étudier les arts libéraux qui auraient fait de lui un fonctionnaire aisé et respecté. Mais il s’éloigne, constatant la vie corrompue de beaucoup et voulant être savamment ignorant et sagement inculte. Son âme sainte ne reste pas longtemps cachée : des disciples se groupent autour de lui, et ainsi commence cette extraordinaire aventure qui est comme une source d’où s’écoule un fleuve mystérieux qui ne tarit pas depuis 15 siècles.

En ouvrant ce livre d’images qui nous retrace la vie et les miracles de notre Père, c’est toute une poésie d’enfance qui se déroule sous nos yeux, une fraîcheur jamais fanée, la drôlerie qui côtoie une extrême gravité qui nous ramène aux premiers âges de l’Eglise. La foi fleurit naturellement dans ces âmes à peine dégagées du paganisme. De la société romaine, l’organisation de cette famille spirituelle a gardé l’autorité du père, la piété filiale, la vie simple des travaux et des jours sous le regard bienveillant de Dieu, et aussi la présence de l’ennemi toujours aux aguets, que la puissance d’un grand saint déloge à chaque tournant. A leur contact, on éprouve un sentiment pénétrant de la douceur de Dieu, que perçoit l’oreille du cœur quand elle sait être silencieuse, comme un appel pressant de l’éternité déjà là, juste de l’autre côté du voile. C’est d’abord une vision de foi, la plus constante possible, qu’il nous invite à cultiver, qui est la raison de toutes les observances, la source de toutes les activités même les plus humbles d’une vie simple. Ce repos laborieux du cloître, comme l’appelle dom Guéranger, fait que le moine tout en restant provisoirement dans le monde, n’est déjà plus du monde. Alors, on est plus tourmenté inutilement par les bouleversements du siècle, on s’éloigne de l’agitation extérieure pour trouver dans le secret de l’âme une demeure secrète et toujours inviolée. On peut rechercher une égalité de sentiments, parce qu’on adhère à l’Immuable qui est là, à portée de main. Cette sagesse de vie est un puissant témoignage pour tous ceux qui peinent et cherchent le repos. Que notre Père Saint Benoît nous élève à son école pour servir le Seigneur de tout notre cœur et faire œuvre de paix autour de nous, pour donner à ces petits qui sont ses préférés le verre d’eau fraîche qu’ils attendent.

...

11 juillet 2022 St Benoît
« Quand viendra le monde nouveau… »
Dieu a suscité notre Père St Benoît à la charnière de deux mondes : il scelle l’Antiquité romaine dont il est un fruit éminent, et il est la porte du Moyen-Age chrétien qu’il marquera de son empreinte forte et durable. Il est en Occident le modèle d’une synthèse de foi et d’humanité unique en son genre, cette toute petite semence qui est à l’origine d’un arbre immense dont notre culture bénéficie de manière souterraine encore aujourd’hui. Romain, il l’est par toutes les fibres de son être, au sommet de cette latinité brillante de la fin de l’Empire qui tournait en décadence. Il en reçoit le sens de l’ordre et de l’honneur, de la beauté de la langue et des arts, de la famille en chacun de ses membres, de l’autorité qui fait grandir, de la civilisation qui est le produit de siècles de génie. Mais il voit aussi la fragilité de toute œuvre humaine : depuis plus d’un siècle, l’Empire ploie sous la pression des barbares, et la foi chrétienne a mis en cause la puissance d’un état qui repose sur deux injustices qui causeront sa perte : tout le travail est laissé aux esclaves qui ne sont pas reconnus comme des êtres humains, et les dissentions politiques ne sont réprimées que par la force militaire : la violence est donc la seule garantie de l’ordre et de la pax romana qui vont s’effritant de plus en plus. Le jour n’est pas si éloigné où tout sera submergé par un chaos dont l’Occident mettra des siècles à sortir. Quand toutes les structures sociales seront réduites à rien, l’Eglise sera seule au milieu des ruines à prendre le relais.

Sentant l’appel de Dieu dès son plus jeune âge, il puise dans la foi au Christ la réponse à tous ces dangers. Loin d’être un éteignoir aux valeurs humaines, la foi les purifie, les sublime et les fortifie, elle est une force qui abat les empires sans verser le sang, mais qui donne au souci du bien commun les bases solides qui l’empêchent d’être une chimère. Il a un sens éminent du concret : ce qu’il veut, à travers la Règle, c’est une vie tout orientée vers le Christ : Dieu seul, Dieu d’abord, Dieu en tout ! C’est la devise PAX qui accueille le visiteur du Mont Cassin, et cette paix est le fruit de la justice et de la charité qui se rejoignent en Dieu et règlent tous les rapports de ses fils. L’autorité paternelle n’est absolue que dans le service du plus petit et du plus faible, car le monastère est un modèle de famille, où chacun est ce qu’il est, avec sa bonne volonté pour seule richesse, dans le respect de tous. Le travail n’excepte personne, car, loin d’être dégradant, il annoblit l’homme en tant que collaborateur du Créateur et permet d’exercer la charité envers la communauté et ceux qui viennent demander secours au monastère. Toute l’activité, tous les métiers, tous les arts seront mis au service de la plus noble cause qui soit : la louange de Dieu, à longueur de jour et de nuit, dans toutes ses dimensions, jusque dans les gestes les plus anodins. C’est que la présence de Dieu pénètre les lieux, le temps et les cœurs qui en vivent, avec la grâce qui rabote, polit, fait reluire jusque dans le détail tout ce qu’elle touche. C’est ainsi que tout devient beau, d’une beauté tout intérieure d’abord, qui transpire comme à son insu et fascine les curieux qui voient ces êtres étranges qui ont renoncé jusqu’à leur volonté pour un amour plus haut, seule raison de la vie en ce monde et dans celui qu’ils annoncent dans leur silence.

En se retirant dans sa grotte de Subiaco, St Benoît n’avait aucune ambition, sinon de chercher Dieu sans compromis. Cet essentiel l’a fait surabonder en fruits qu’il ne cherchait pas en premier, mais qui indiquent la valeur première du noyau. Il en va ainsi de tous les grands génies, qui ne méritent ce nom que parce qu’ils sont d’une humilité à toute épreuve, laissant passer Dieu à travers le peu qu’ils sont face à Lui. Que sa fête ravive en nous la conscience de la grandeur de notre vie donnée à Dieu, pour Lui seul. Qu’il nous obtienne d’être ses fils reconnaissants et heureux et que nos monastères continuent d’être des indicateurs de bonheur et de lumière pour ce monde qui en a toujours autant besoin.

...

Dimanche 11 juillet 2021 St Benoît
« Tout était ébranlé, tout était renversé et ce qui n’était pas moins lamentable, c’était la situation du dernier noyau du bien commun : la famille. L’autorité paternelle n’était plus qu’un mot, le feu s’éteignait sur l’autel du dévouement familial, le respect de la mère et de l’épouse était détruit, les liens les plus dignes du respect étaient brisés… Le matérialisme, la recherche du plaisir, le mépris du travail, tout cela transformait la terre en une espèce de caverne de voleurs et la race humaine en un genre de colonie pénitentiaire d’inconscients. C’est dans ce danger extrême que Dieu choisit St Benoît comme le sauveteur de l’humanité malade. » Ainsi s’exprimait en 1920 un bénédictin suisse, le P. Athanase Staub dans l’introduction de son livre qui décrit l’œuvre civilisatrice du père des moines d’Occident. C’est le Pape Paul VI qui l’a désigné, à l’égal des Saints Cyrille et Méthode, moines eux aussi, comme patron de l’Europe. Ainsi l’Eglise a toujours pensé que la régénération de notre Europe vieillie et malade ne pouvait en tous temps venir que des monastères, ces écoles de service du Seigneur, comme les appelle le prologue de la Règle. S’il est indéniable que notre civilisation a des racines chrétiennes, c’est tout aussi clair qu’elle le doit en bonne partie aux moines, non pas tant à cause de ce qu’ils ont fait, mais plutôt à cause de ce qu’ils sont. C’est parce qu’ils se sont retirés du monde pour n’être qu’à Dieu seul qu’ils ont eu cette influence secrète et bienfaisante sur la société qui les entoure. Leur secret, c’est de ne servir à rien, c’est de n’avoir aucune ambition terrestre, c’est d’être là, simplement, pour témoigner d’un au-delà du temps et du monde. Ils ne veulent rien prouver, car celui qui veut trop prouver ne prouve rien. Leur formidable silence est leur prédication plus convaincante que tous les sermons et que toutes les œuvres directes. Et c’est pourquoi n’importe quel catholique se trouvera toujours à la maison au monastère.

Retenons pour notre gouverne quelques lignes de force de la Règle.

D’abord, ce mot du beau latin classique de St Benoît qui est à lui seul tout un monde spirituel : humanitas. On le trouve par exemple pour définir l’accueil des hôtes : il y a là toute la délicatesse, la déférence, le respect du plus petit qui viennent de la charité théologale. Il désigne toute une attitude de vie, qui comprend l’homme créé à l’image de Dieu dans toutes ses dimensions. C’est le regard de foi sur les êtres et les choses, qui transfigure jusqu’aux moindres réalités en vertu de l’Incarnation -ainsi la recommandation de traiter les outils du monastère avec le même soin que les vases sacrés de l’autel. Les plus petits détails traduisent et trahissent cette transparence : ce maître des novices qui disait : « Je juge l’aptitude d’un candidat à la vie monastique à la manière dont il ferme les portes… » De là aussi ce grand principe : « Rien ne sera préféré à l’œuvre de Dieu », cette œuvre par excellence qui est celle de la prière commune, mais qui déborde sur la prière personnelle. C’est l’œuvre de Dieu en nous et celle que nous nous efforçons de faire pour son amour et sa gloire. La présence de Dieu pénètre tout d’une atmosphère sacrée, tout devient liturgie, entre les heures de l’Office qui charpentent le jour et la nuit.

D’où aussi les grands moyens de l’obéissance, de l’humilité et du silence, visant à cette dépossession radicale qui arrache à la tyrannie du moi, mais avec patience, mesure, équilibre et respect de la condition humaine. Cette attitude se manifeste en particulier envers les enfants, les malades, les pèlerins et même les durs à cuire de la communauté. C’est le cœur de l’évangile : Dieu qui se penche avec miséricorde sur toute faiblesse, pour relever avec condescendance.

Sous un tel maître, en suivant ses enseignements, nous n’avons aucune excuse de ne pas devenir des saints. Personne ne peut dire : la méthode est trop compliquée, le but pas clair, les moyens peu sûrs. La mystique de St Benoît est diffuse et omniprésente. Il ne rate aucune occasion de rappeler : Dieu est là. Restons donc en sa présence, afin qu’en toutes choses Il soit glorifié, et qu’il daigne nous conduire à la vie éternelle.

...

11 juillet 2020 Solennité de Notre Père St Benoît
Si l’on devait résumer d’un mot l’œuvre de notre Père St Benoît, on pourrait prendre bien sûr, le mot PAX qui en est comme la réalisation dans les temps troublés qui furent les siens, ce bas-empire qui ployait sous les coups de boutoir des barbares. Pour ma part, je préfère choisir un autre mot, qui revient à plusieurs reprises dans la Règle : humanitas. Il est difficilement traduisible en français, parce qu’il est chargé d’une richesse de sens qu’il est presque impossible à rendre en un seul mot. On pourrait croire qu’il veut dire que l’homme est au centre de tout, et en un sens c’est vrai. Mais depuis l’Antiquité tardive, le sens de ce mot n’a cessé d’évoluer, jusqu’à notre époque où il en est venu à opposer radicalement les droits de l’homme et les droits de Dieu. Or, il est juste que Dieu ait, Lui, d’abord, tous les droits, parce qu’Il est le seul à ne pas en abuser. Humanitas consacre l’être de l’homme dans toutes ses dimensions, comme créature aimée de Dieu, icône du Créateur, fils du Père et frère du Verbe. L’humanisme moderne, depuis la Renaissance, s’est efforcé d’amputer l’homme de sa dimension spirituelle, qui le différencie des animaux. St Benoît assume toute la culture latine, mais elle est déjà, à son époque, largement imbibée par la foi chrétienne qui lui a révélé toute sa noblesse. Quand il accepte de conduire à Dieu les premiers moines du Mont Cassin, il n’avait sans doute aucune ambition de fonder ce qu’on appelle aujourd’hui l’Ordre bénédictin. Il ne se doutait pas qu’il serait l’initiateur d’une épopée spirituelle qui couvrirait en quelques siècles l’Europe de ce blanc manteau d’abbayes et de communautés chanté par les mystiques et les poètes. De quoi est donc fait cet humanisme bénédictin, comme on pourrait l’appeler, quel est le secret de cette humanitas ? D’abord, ce primat de Dieu, au-delà de toute autre entreprise, désir, activité. Ce qui fait qu’un moine se doit de ne servir à rien, sinon d’être là, en présence de Dieu, ce qui fait qu’il demeure une question pour les autres hommes qui passent leur vie à chercher autre chose. Pureté de vie, donc, où tout se rattache à cette recherche première et absolue. Mais comme il faut bien vivre sur terre, même quand on attend et désire le ciel, on ne peut échapper à certaines servitudes qui ne sont pas forcément spirituelles : le génie de St Benoît, ce sera d’en faire elles-mêmes des réalités et des activités qui conduisent aussi à Dieu. Qu’on pense aux outils du monastère que l’on traitera comme les vases sacrés de l’autel. Qui ne serait pas sensible – même sans le savoir ou quand ça manque ou disparaît- à la dimension esthétique que cette vision intègre ? Car le beau est le rayonnement du vrai. Il n’y a pas si longtemps, on voyait des files de moines qui allaient au travail habillés comme au chœur, à la coule près : différence et similitude, qui marque la dignité et la valeur surnaturelle du travail manuel, que les romains méprisaient. Tout ce qui fait le cadre de vie, où tout en respectant la pauvreté la plus stricte au plan personnel, rien n’est vulgaire, vilain, sale ou méprisable, jusque dans le détail -il fut un temps où dans les familles, on brodait les mouchoirs… Au monastère pas forcément, mais on brode autre chose. Qui dira, par exemple, la courbe élégante des cordes des cloches qui indiquent comme une flèche la direction du ciel, avec le Christ en majesté au sommet de l’arc du chœur où elles se rejoignent avant la flèche au-dehors ? Tout ce qui est mis en œuvre pour que l’hôte qui survient se trouve bien, mais en l’éduquant au besoin pour qu’il ne devienne pas un squatteur. Et bien sûr, le temps explicite de la prière, le plus possible, à tout moment et en tout lieu, parce que Dieu est là, et que c’est souvent nous qui n’y sommes pas. Patiente fidélité, toujours à reprendre et à corriger, à conquérir de haute lutte pour le bien de l’humanité tout entière. Ainsi a été bâti un ensemble harmonieux qui impressionne toujours et qu’il serait douloureux de voir s’abîmer par désinvolture paresseuse (oui, c’est vrai, ça demande souvent de petits efforts, ou encore de renoncer à trouver en tout ses petites aises, mais pour quelque chose de plus grand) ; si on laisse s’effriter ce patrimoine, on réduit l’homme à ce qu’il fait, sous la pression des contingences de l’aujourd’hui. Or, C’est l’écrivain Jean Rostand, qui n’est pourtant pas bénédictin, qui disait : « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile. » Oui, parce que Dieu est inutile : Il est, tout simplement,  Il est amour infini qui mérite qu’on bâtisse une vie sur autre chose que le rentable et l’indispensable ; car ce qui nous fait vivre le plus profondément, c’est ce superflu indispensable, ce « plus » qui n’est pas de l’ordre de l’utilitaire et du technique, pour un résultat quantifiable. C’est ce qui vient de la gratuité de l’amour qui est la marque de tout ce que Dieu fait, par surabondance. Que notre Père Saint Benoît soit encore l’inspirateur fidèle de tout ce que nous voulons, pour qu’en toutes choses Dieu soit glorifié.

...
11 juillet 2016 - St Benoît

Chercher Dieu toute une vie : voilà le propos de notre Père St Benoît quand il se retire dans la solitude de Subiaco, et c’est aussi la seule chose qu’il demande au postulant qui se présente à la porte du Mont-Cassin. Dieu seul : c’est Lui qui remplira notre éternité et fera notre bonheur plénier, alors, autant prendre un peu d’avance. Si nous faisons tout le possible pour Le chercher vraiment, alors aussi nous saurons qu’Il est vraiment Dieu-avec-nous : depuis l’Incarnation, Dieu a voulu se donner à ceux qui Le cherchent dès ici-bas. C’est encore ce que convoitait St Pierre en demandant à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour Te suivre, alors, quelle sera notre part ? » Oui, qu’advient-il de ceux qui osent faire cet échange mystérieux et risqué qui mise sur l’invisible, alors que toute notre vie se déroule dans le palpable, le matériel plus ou moins séduisant, le sonnant et le trébuchant ? La réponse du Sauveur Jésus à la question un peu naïve et intéressée de l’apôtre vaut la peine d’être regardée de près. D’abord, elle situe la perspective dans cet au-delà pour nous lointain, et proche pour la science divine : celle du jugement final (Il viendra juger les vivants et les morts, chanterons-nous dans le Credo). Les apôtres sont les associés de ce tribunal, pour nous dire que le ciel est l’unique intérêt de notre vie. Il est la mesure exacte de la valeur de tout ce que nous pouvons faire sur la terre. Et en même temps, il faut se souvenir que quand le jeune homme riche vient trouver Jésus pour Lui demander ce qu’il y a lieu de faire pour gagner la vie éternelle, Il lui répond en lui recommandant la pratique des commandements. « Cela, je le fais déjà. » « Fort bien, alors, une seule chose te manque : vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi. » Sa façon d’inviter à aller au ciel, c’est de renvoyer à la terre. La vie chrétienne n’est jamais une fuite dans les nuages. Suivre Jésus, c’est se mettre à son école pour assumer pleinement la réalité quotidienne. La Règle nous donne une leçon de vie très pratique, qui sait pénétrer des détails infimes –mais la vie est faite de détails !- pour courir dans la voie des commandements, l’âme et le coeur dilatés, dans l’allégresse d’un coeur plein d’ardeur. St Benoît est ici un pédagogue hors ligne pour traduire les réalités les plus spirituelles dans une vie de famille très simple, où on s’attache à se désencombrer de tout ce qui ne conduit pas directement à Dieu. C’est une grande entreprise, mais le dernier instrument des bonnes oeuvres n’est-il pas de ne jamais désespérer de la Miséricorde de Dieu ?
St Benoît a vu le monde entier dans un rayon de soleil : une belle image et une grâce insigne où Dieu lui a montré l’univers de la grâce qui explique toute l’histoire. Il se présente à nous comme l’idéal de la vie contemplative qui embrasse tout dans sa divine efficacité. La contemplation, c’est le pur regard vers Dieu, le surcroît de l’évangile accordé à ceux qui cherchent en tout et d’abord le Royaume de Dieu et sa justice. La sainteté rend puissant de la puissance même de Dieu. L’âme unie à Dieu agit sans fébrilité et sans crainte vaine. Elle entre sans secousse dans le concert de l’univers et trouve spontanément la note juste que cette symphonie attend d’elle. Le levier de l’amour et de la confiance soulève le monde et le transforme, car il ne saurait exister d’autre but à la vie que Dieu nous a donné. Qu’il fasse que nos monastères, à l’école d’un tel Père dont les principes n’ont pas pris une ride depuis 15 siècles, demeurent des écoles de service du Seigneur, des écoles de charité. Que tous les saints moines et moniales qui ont cru à cet idéal si limpide et si haut nous entraînent avec eux pour que rayonne sur un monde douloureux la paix, PAX, qui est leur devise, à la suite de notre Père Saint Benoît.

22 juillet 2021 Ste Marie-Madeleine Homélie de Dom Marc-André Di Péa, abbé du Mont-des-Cats (F)
Comment Marie-Madeleine aurait-elle pu trouver le sommeil après les événements tragiques qu’elle venait de vivre en suivant Jésus, « Celui que son cœur aime ». Elle le cherche toute la nuit dans ses souvenirs et repasse en boucle ses paroles pour tâcher de comprendre quelque chose. Elle ne peut effacer de sa mémoire le corps crucifié, transpercé et ses dernières paroles.

Elle se souvient de leur 1° rencontre où il prononça son nom ; la joie et la paix qui saisissent tout son être. Elle revoit tout le chemin parcouru avec Lui et ses disciples et ce qu’elle est devenue en l’écoutant ; et puis sa voix, ces dernières paroles à sa mère et au disciple qu’il aimait et dans un murmure l’appelant par son nom : « Marie ». Ce dernier regard d’amour qui pardonne et embrasse le monde et de tristesse, de douce compassion pour ceux qui se perdent parce que l’amour n’est pas aimé.

La mort n’a pas éteint sa parole qui continue à résonner dans son âme et la pousse à se lever de grand matin, car l’amour est fort comme la mort qui ne peut éteindre l’amour. Elle espère le trouver par-delà la mort en le cherchant parmi les morts. Au lieu de s’enfuir ou de s’enfermer dans les larmes, elle revient sur les lieux pour en retrouver quelque chose, sans savoir que cela la conduit à trouver le Vivant parmi les Vivants.

Les passants qui la croisent n’ont rien vu, car leurs yeux sont empêchés, le désir en eux n’est pas encore éveillé.

A l’âme si ardente qui cherche vraiment son Seigneur, Jésus se laisse trouver et lui fait apercevoir les traits d’une nouvelle présence qui prononce son nom, retourne son cœur. Elle entend sa voix qui l’appelle et l’envoie annoncer le message, la Bonne Nouvelle interrompue à continuer. Le Ressuscité ne peut être retenu et gardé pour soi car son amour nous saisit afin que notre vie ne soit plus à nous-même mais à Lui qui est mort et ressuscité pour tous. Sa vie nouvelle à Lui, non plus, n’est plus à Lui, mais à nous ses frères et sœurs à qui il la partage et nous mène vers son Père et notre Père.

Pour être fidèle à Celui qu’elle aime et désire de tout son être, elle ne le peut qu’en aimant ses frères et ses sœurs et leur dire l’amour dont Jésus et notre Père nous aiment qui est l’Esprit Saint, la vie éternelle déjà commencée.

26 juillet 2021 Sainte Anne et Saint Joachim
Nous connaissons tous de ces statues où l’on voit Ste Anne qui apprend à lire à la Vierge Marie, sa fille, ou encore celles où l’on rajoute Jésus, ce qui fait les trois générations. Je ne sais pas s’il en existe d’autres où est présent St Joachim ? Curieusement, ce sont ici les femmes qui ont le haut du pavé, alors que dans pas mal de couples saints, c’est le mari qui très nettement est mis en valeur, comme avec St Nicolas de Flüe chez nous. A l’heure où la famille est mise à mal par une société qui a perdu le nord de la boussole, la tradition chrétienne et les évangiles mettent sous nos yeux ce modèle tranquille voulu par le Créateur. On peut en tirer un premier principe pour les familles en général : elles sont voulues par Dieu pour être ce milieu divin où chacun est poussé à la sainteté par les autres. Le but du mariage, du couple, comme de la famille, c’est de faire de nous des saints dans un milieu le plus adapté à ce but. La charité, en effet, se répand par osmose et par frottement : vous mettez des cailloux dans un sac, et les plus résistants polissent les autres jusqu’à en faire de petits joyaux dignes d’être enchâssés dans une pièce d’orfèvrerie. On avait offert à Mgr Besson, notre ancien évêque une crosse où l’on avait mis, tout au long de la volute, de petits galets bien ronds trouvés dans les rivières des 7 décanats du diocèse... Ensuite, l’équilibre est puissamment renforcé par le brassage quotidien des générations. On dit que 2 générations qui se touchent se comprennent parfois difficilement : alors, il y a la génération au-dessus, qui a tendance à être un peu grand-papa-gâteau, mais qui permet à ces petites malheureuses victimes de l’insupportable autorité parentale de décompresser en bénéficiant de l’expérience de la vieillesse qui relativise les petits drames ou compense les manques de l’éducation.

Quand l’Ecriture parle de ces justes qui ont hâté la venue du Messie, cela veut dire qu’en assumant le mieux possible leur responsabilité en couple et en famille, ils ont transmis un héritage qui ne se flétrit pas et dont le cœur est la présence de Dieu vivante en ce monde déjà. C’est donc le trésor des trésors que chacun doit avoir à cœur de préserver et de faire fructifier, sans hypertrophie ni prosélytisme indiscret, mais en laissant passer à travers notre indigence l’amour que Dieu dépose en nous. Que Ste Anne et St Joachim et toutes les saintes familles que nous côtoyons –car il y en a- nous permettent de grandir pour devenir ces enfants que Dieu préfère, à la louange de sa gloire.

29 juillet 2021  Saintes Marthe, Marie et Saint Lazare, hôtes du Seigneur
On sait combien l’hospitalité est en Orient une valeur sacrée : la fête de ce jour nous présente un trio qui la montre en action avec une complémentarité remarquable. Si le Sauveur Jésus n’avait pas une pierre où reposer sa tête, il faisait halte chez des amis mentionnés dans l’évangile. Mais c’était sur invitation gratuite : il n’est jamais dit, par exemple, qu’il soit repassé par Nazareth, du moins au sens de la maison de Marie et Joseph où il avait grandi. Il doit cette hospitalité à la délicatesse de familles telles que celle de Béthanie, proche de Jérusalem. Une vraie hospitalité est offerte, non pas payée ou exigée : elle est comme l’une des traductions de cet amour gratuit qui est le propre de Dieu et de l’évangile. Il va de soi qu’on se met en quatre pour recevoir l’hôte de marque, et chacun le fait à sa manière : Lazare qui se contente d’être là, sans dire un mot. Mais sa présence seule est un témoignage à la puissance de vie du Christ qui l’a ramené à l’existence pour quelques années. Nul doute qu’il n’a pas vécu exactement de la même manière après qu’avant, qu’il a mieux compris le prix de la vie présente et plus encore celui de la vie éternelle. Marthe, en maîtresse de maison avisée et attentive, se laisse bien un peu déborder par les soucis, mais son dévouement est réel. Il lui manque juste un peu de détachement par rapport à ce qu’elle fait. Sa sœur Marie, qu’elle n’est pas loin d’accuser de paresse, lui rappelle cependant que l’essentiel n’est pas ce qu’on fait, mais ce qu’on est, devant Dieu et pour l’autre. Notre trio nous met sur la voie d’un équilibre délicat auquel nous pouvons nous efforcer de tendre avec la grâce de Dieu. Nul doute que le Seigneur se fera une joie d’être souvent l’hôte très doux de notre âme.

6 août 2023 La Transfiguration du Seigneur
Homélie de Père Jean-Berder Kumbu Makaya
En écoutant avec quelle beauté et soin l’évangéliste saint Matthieu rapporte cet événement, qui n’aimerait pas savoir ce que les apôtres Pierre, Jacques et Jean ont vu réellement ? L'évangéliste écrit : Jésus fut transfiguré, mais dans l'original grec c'est plutôt fut métamorphosé (μετεμορφώθη). Metá veut dire au-dessus de, au-delà et morphè, la forme. Donc les apôtres ont vu le  même Jésus qu’ils connaissaient mais au-delà de sa forme ordinaire. Au fond, ils ont vu le Fils de Dieu en toute sa gloire et  beauté, tel que nous le verrons au ciel, et tel que nous le verrons venir à son retour selon la description visionnaire du prophète Daniel dans la première lecture. Cette révélation veut dire qu'en Jésus qui parcourait les rues de Galilée était sacramentalement caché et présent le ciel entier, toute la Trinité. Rien d'étonnant que Lui-même ait dit  à Philippe : «qui m'a vu a vu le Père.» (Jn 6,46). Cela étant, la transfiguration nous dévoile une grande vérité de foi : en toute chose créée et surtout en toute personne créée à l’image de Dieu se cache un grand mystère de Dieu au-delà de la forme ordinaire, de la beauté visible. Comme tel, le chrétien ne peut plus être disciple du monde qui regarde et apprécie la nature juste pour une simple raison écologique sans plus, et encore moins l’appréciation de la personne humaine juste par leur beauté, origine et capacité physiques ou même seulement intellectuelle et morale. Où Avons-nous rejeté notre dimension métaphysique, transcendante ? Padre Pio disait : le paradis se trouve dans ton cœur. S’il est bien là, c’est qu’il peut, grâce à  une cause, dévoiler sa beauté en l’homme et l’on peut contempler celle-ci. Toutefois, de même que pour ressortir et maintenir toute notre beauté physique, ça demande des sous au jour d’aujourd’hui, c’est autant pour laisser dévoiler et croître notre beauté intérieure, il faut de une ascèse de notre ego, laisser Dieu émerger en nous, laisser tomber nos chemins pour suivre celui par lequel le Christ nous conduit chaque fois plus haut. Sans Lui, rien ne change. Sans Lui, nous restons au pied de la montagne avec un regard assez plat, matérialiste et superficiel de la réalité. Sans doute, la transfiguration a lieu plutôt au sommet. C’est le Christ  qui élève nos cœurs et nous fait lever le regard pour un qui soit qualitativement autre, sur Dieu, sur l’homme et sur la création. Ce nouveau regard permet de voir la transfiguration non seulement comme un mystère ayant eu lieu il y a près de 2.000 ans mais qui a lieu chaque jour. Cela étant, le Père nous recommande de n’écouter que son Fils. Désormais il est la Mesure de tous et de tout car tout subsiste en Lui. Moïse et Elie ne sont plus la Référence mais témoins de Celle-ci : Jésus. Plus un homme ne peut l’être, ni moi-même, ni rien. Je ne peux plus me donner raison, c’est Lui qui doit me la donner, du coup je devrais d’abord L’écouter. Rien d’étonnant que  la règle de Saint Benoit qui régit la vie des moines et moniales commence par-là : écoute, mon fils, les paroles du Maitre. Un exemple clair : Pierre veut construire trois tentes, est une idée géniale ayant même un fond théologique (la tente de la rencontre), mais qui lui a demandé de la faire ? Personne. Au contraire, le Père leur a demandé d’écouter Jésus avant tout. Sa belle initiative a fini par un échec. Sans nous référer d’abord au Christ dans la contemplation, nous pouvons marquer de jolis buts mais hors-jeu, vides, invalides, sans Lui, nos yeux restent fermés, si nos actions n’ont pas leur source et terme en Lui, elles peuvent être bonnes comme les tentes qu’allait construire Pierre, mais elles demeurent une agitation activiste et émotionnelle. La deuxième lecture le dit : jusqu’à ce qu’il n’allume la lampe dans notre intérieur, nos cœurs restent dans l’obscurité, notre beauté intérieure reste cachée et inconnue. Est-ce que  je sais écouter Jésus quand il me parle à travers la Liturgie, quand je médite sa Parole ou je prie seul ? Est-ce que  je sais écouter Jésus quand il me parle à travers ma conscience, l’autre ou les événements de la vie? Est-ce je me laisse conduire par Lui, ou je préfère mon propre chemin raccourci ? Comment puis-je arriver un jour à la gloire du ciel si je refuse son chemin par appréhension? Il a dit : «sans moi, vous ne pouvez rien faire» (Jn 15,5). Demandons la grâce de la docilité.

...

Fête de la Transfiguration 6 août 2022
« Regarde… et voisRegardez bien… Son visage apparut tout autre… Ils ne virent plus que Jésus seul… » Il semble n’être monté sur la montagne que pour prier, précise St Luc, et son Père Lui répond en présence des disciples :  « Une voix se fit entendre… » Voir, entendre, prier : toute la vie contemplative est là. Tout  ce qu’il nous est donné de voir n’est pas également beau, mais c’est un grand don que d’avoir reçu des yeux pour voir. Pourtant, comme tout autre acte humain, le regard ne dit pas tout. Comme il y a un silence intérieur qui creuse plus profond que le simple silence auditif, il y a un regard intérieur qui va plus loin que celui des yeux. Car on peut voir sans regarder : nous voyons tant de choses sans nous en souvenir parce que nous ne leur accordons pas d’importance. Les philosophes antiques disaient déjà que toute connaissance commence par l’admiration, qui est un certain regard sur les choses, fait de respect et de bienveillance, qui nous les fait voir non comme des avantages sur lesquels mettre la main, mais comme des réalités qui nous enrichissent simplement en existant.

Nous n’étions pas là sur cette montagne perdue de Galilée, pour ce spectacle inouï, cette ouverture lumineuse et fugitive de la porte du ciel, une sorte de pont et de passage entre le ciel et la terre, qui joint notre pauvre humanité à ce Dieu qui se penche sur notre histoire. Ce contact entre ciel et terre, cette rencontre émue et définitive, comme le doigt du Créateur qui touche celui d’Adam à la Sixtine, c’est le miracle de Jésus-Christ. On peut le refuser, s’en moquer, passer à côté sans le voir, il ne s’effacera jamais de la mémoire des hommes. Peu après, le rideau du temple se déchirera. Nous sommes invités, jour après jour, à soulever un coin du voile. Mais ça ne se fait que sur invitation personnelle : on peut se demander pourquoi seulement trois disciples ont été choisis ce jour-là pour cette aventure unique ? Sinon parce que leur Maître savait qu’ils étaient plus disposés à en vivre le mystère. De fait, la seule chose que nous puissions faire en priant, voyant et regardant, c’est de nous disposer le mieux possible aux invitations divines. Là, nous reconnaissons l’Agneau immaculé, innocent, qui nous arrache à nos péchés, nos regards fuyants et obliques, pour nous fait regarder Celui qui a toute puissance sur toute mort. Ne craignons pas de lever les yeux vers Lui, que nos fautes ont transpercé, de laisser son regard nous relever pour toujours.

...

6 août 2018 La Transfiguration
     La fête de ce jour est chère à la piété monastique. St Pierre le Vénérable, 9ème abbé de Cluny, qui croisa fraternellement le fer, dans des lettres restées célèbres, avec notre Père St Bernard, l’introduisit dans la liturgie en composant un office d’une richesse particulière. Tous, nous désirons voir Dieu face à face ; tous, nous peinons sur les chemins de montagne en espérant le lieu de la rencontre. Mais il est donné à certains de Le suivre pour que soient possibles ces visites du Verbe justement chères à St Bernard, et c’est donc notre feuille de route, à nous, moines et moniales, pour nous laisser illuminer par Dieu seul afin d’être transparents à sa présence. Le cœur à cœur de l’oraison et de la lectio divina seront l’occasion de Lui rappeler sans fin notre unique attente : Seigneur, montre-moi ton visage ! Ouvrir les yeux à la lumière divine, écouter la voix du Bien-Aimé : la vie monastique est simple, trop simple, peut-être, alors que les distractions tourmentent l’esprit et que le cœur soupire après mille consolations. Il nous revient de disposer toutes choses pour favoriser l’unique rencontre, la seule qui soit vraiment nécessaire. On pourrait comparer les trois tentes que Pierre voulait dresser avec les trois vœux monastiques : la conversion des mœurs, c’est la réforme de notre agir, la rencontre avec soi-même. Pas toujours très agréable, cette rencontre là, mais en voulant se décentrer, on peut commencer à trouver Dieu et se retrouver soi-même, tel que Dieu veut nous façonner, avec les qualités et les misères de chacun mise au service de tous. La stabilité, c’est la tente de la rencontre avec les frères, les soeurs. Puissions-nous dire, après 10, 20, 50 ans : Il nous est bon d’être ici, pas parce que tout y est idéal, comme je le pense, moi, mais parce que c’est ma communauté que je ne voudrais échanger contre aucune autre. Il nous revient de travailler là, à travers nos paroles et nos actes, à l’édification de cette famille par la charité demandée à Dieu. Et enfin, l’obéissance : c’est la tente de la rencontre avec Dieu. L’ultime don, c’est celui de la volonté propre. Chaque instant de la vie peut être le lieu d’une nouvelle annonciation : que la Vierge Sainte nous y aide, Elle qui n’a jamais rien eu de plus cher que le Christ. Tout oui de l’homme appelle une incarnation de Dieu dans le monde par le don de la grâce.

     Sans doute serons-nous moins heureux que Pierre : nous ne verrons probablement pas sur cette terre de nuée lumineuse. Mais nous pouvons dans la foi entendre la voix du Père relayée par celle de l’Eglise. Rencontrer le mystère de Dieu, c’est aussi découvir sa propre faiblesse. Mais Jésus relève les apôtres quand ils sont tombés la face contre terre et ils ne virent plus que Lui, dans son apparence ordinaire. Implorons à longueur de vie, pour nous mêmes et pour tous les hommes en quête de bonheur, ce Nom béni : Jésus, Dieu sauve !

***

Dimanche 6 août 2017 Transfiguration du Seigneur (18ème A)
     « Soli Deo ! » La devise qui est écrite au fronton de l’église de la Valsainte est un idéal revendiqué par nos frères chartreux, ces aristocrates de la vie contemplative. « Ils ne virent plus que Jésus seul. »N’est-ce pas ce même appel, ce même héritage qui est laissé aux apôtres après l’événement unique de la transfiguration ? Pourtant, n’ont-ils pas été secrètement déçus, après que le ciel se soit entr’ouvert et qu’ils se soient trouvés si bien là, sur la montagne, et qu’ils se retrouvent si vite renvoyés à la case départ, comme si leur sueur n’avait servi qu’à les ramener vite fait à la dure réalité de la terre ? Pourtant, Jésus, même seul, sans la gloire, la Loi et les prophètes, ce n’était pas rien, tout de même ! Pour Lui, dès le premier moment, fascinés, ils avaient tout quitté, et pourtant ce n’était alors qu’un promeneur au bord du lac… Pour Lui, pour l’entendre, L’avoir pour Maître et ami, ils avaient bien laissé tous les rabbis du monde. Mais s’Il n’était que le Fils du charpentier ? Jésus seul, c’est-à-dire comme eux, un homme, et rien de plus ? Alors, il mourrait bientôt, et toute cette aventure les laisserait encore plus désemparés qu’avant, comme on peut l’être après avoir mis tout son espoir dans ce qui ne s’avère, amèrement, n’avoir été qu’une illusion. C’est toujours dur de se faire avoir… Tout cela est si confus qu’on n’ose même rien dire aux autres.

     Mais c’est là qu’on voit toute la profondeur de la pédagogie de Jésus-Dieu. Ne pouvait-Il pas savoir toutes ces questions qui se bousculaient dans leur tête, comme dans les nôtres ? Alors, en douceur, sans se faire repérer, Il les renforce pas à pas dans leur foi chancelante. Car comme il est difficile de regarder quelqu’un comme avant, quand on nous l’a calomnié ou simplement déprécié, il est tout aussi impossible d’effacer un événement aussi singulier, aussi lumineux, de la mémoire. Bien sûr, les mirages, ça existe, mais là, non, c’était quand même autre chose : la voix du cœur profond ne trompe pas. Alors, quand viendra l’autre grand événement, le tsunami qui risquera de tout emporter, il y aura quand même encore ces bribes de lumière qui surnageront. Et c’est à elles qu’ils s’accrocheront, comme à leur planche de salut, jusqu’à ce que tout prenne sa dimension définitive au tombeau vide, et plus encore après la Pentecôte. Là, il n’y aura même plus de Jésus seul, même plus son cadavre, mais ils sauront qu’Il est auprès du Père et qu’Il les attend, qu’Il est avec eux jusqu’à la fin des temps, comme il l’avait promis. Pour l’heure, ne sachant quoi penser de tout cela, ils se tiendront à la consigne de silence que Jésus leur donne en descendant. Ce n’est qu’après qu’ils parleront, comme St Pierre dans sa deuxième épître. Il y a une heure pour se taire, et une heure pour parler.

      Nous sommes exactement 40 jours avant la fête de l’Exaltation de la croix, et la voix du Père nous rappelle aussi cet autre épisode du baptême du Christ : au milieu de l’été, cette fête de la Transfiguration est un sommet qui récapitule et qui annonce, qui donne le sens le plus haut de la mission divine de Jésus. Il fait voir aux disciples que sa gloire triomphera de toute la nuit du monde, mais aussi qu’elle s’est acquise à un prix élevé. Car ce qui a du prix ne s’obtient pas aisément et sans effort : Lui-même s’est soumis à cette loi de l’amour vrai. Aimer, c’est se donner ; ce n’est pas seulement une minute en passant ni une petite part de forces, offerte à l’autre comme en passant. L’amour tend à la totalité, il n’est satisfait que lorsqu’on est prêt à tout donner. Quand tout chavire, il faut nous aussi nous accrocher à ces moments de Thabor que le Sauveur Jésus ménage dans toute vie. C’est parfois très ténu, mais c’est tout aussi têtu et ineffaçable. Et irremplaçable. Jésus seul ne déçoit pas. Tout le reste est décidément poussière et cendre. Un jour, nous le saurons sans plus douter : que vienne ce moment et que son ombre lumineuse nous fasse avancer dans l’espérance.

9 août 2022 Ste Thérèse Bénédicte de la Croix
C’est une très haute figure que l’Eglise a porté sur les autels en canonisant Edith Stein, en religion Sr Thérèse Bénédicte de la Croix, et en la donnant à l’Europe comme patronne secondaire. Car elle a servi non seulement son pays, l’Allemagne, par sa remarquable intelligence, son engagement d’enseignante et sa vocation religieuse ; elle a servi le peupe juif de ses origines, mais encore l’Eglise catholique dont elle est martyre, puisque c’est en haine de la foi, au total, qu’elle est morte à Auschwitz, une parmi les innombrables victimes de la tragédie nazie. Elle nous montre aussi qu’on n’arrive pas au don total de sa vie par hasard, sans une vie qui y prépare soigneusement. Et sans doute ses derniers moments et les témoignages parvenu par la suite sont assez éloquents de ce point de vue. Ses réactions lors de son arrestation, son transfert au camp d’Amersfoort, puis à Westerbok ont fait l’admiration de tous ceux qui l’ont côtoyée en ces heures-là. Un dominicain, témoin oculaire, dit ceci : « Les sœurs formèrent un groupe séparé, une sorte de communauté qui priait le bréviaire et le chapelet. Toutes considéraient Edith Stein comme leur supérieure. Il était évident que son calme lui donnait un grand ascendant sur les autres. » Et un autre, interrogé plus tard: « Cette religieuse que j’avais remarquée immédiatement et que je n’ai jamais pu oublier malgré les nombreuses scènes affreuses dont j’ai été témoin, cette femme dont le sourire épanoui, chaleureux et lumineux n’était pas feint, est probablement celle qui a été béatifiée par le Vatican… Lorsque je la rencontrai au camp de Westerbok, je le sus immédiatement : c’était vraiment quelqu’un de grand… C’était l’image de cette femme un peu plus âgée, qui avait l’air si jeune, qui était si intègre, si sincère et authentique. Au cours d’un dialogue, elle affirma : « Le monde est fait d’oppositions… mais en fin de compte, rien ne restera de ces contrastes. Seul le grand amour restera. Comment pourrait-il en être autrement ? » … Au cours de ces minutes, Westerbok n’existait plus… La grande différence entre Edith Stein et les autres religieuses résidait dans son silence. Mon impression personnelle, c’est qu’elle était profondément troublée, mais elle n’avait pas peur… Elle ne pensait pas à sa souffrance, elle était trop calme pour cela. Quand je la revois assise devant le baraquement, son maintien évoque en moi une image : celle d’une pietà sans Christ. » Ce sont des heures où il est impossible de feindre et de tricher. C’est le sceau de la vérité sur cette vie donnée sans retour pour le salut de beaucoup qui ne s’en doutent même pas. C’est la valeur de notre vie quand nous osons l’offrir, sous la forme que Dieu veut, avec la croix du Christ.

...

9 août 2017 Ste Thérèse Bénédicte de la Croix
Comment se fait-il que cette juive d’origine, devenue athée par osmose avec le milieu intellectuel allemand, pourtant brillant, de son époque, devient-elle catholique à 31 ans ? Il y a bien sûr l’appel de la grâce, mais sa réception fut secondée par cet être spirituel toujours en éveil, sensible, soucieuse du prochain avec beaucoup d’intuition et de discrétion. C’est par l’étude de la philosophie qu’elle entre en contact avec la foi chrétienne. Ce fut pour elle une expérience très forte de voir ce que la foi en Jésus-Christ peut faire, et qu’elle offre aux croyants une force d’aimer et une connaissance de soi jusque là inconnues à ses yeux. Quand elle lit d’une traite, en une nuit, chez des amis, l’autobiographie de Ste Thérèse d’Avila, elle ferme le volume au matin en disant : « Ceci est la vérité. » Quelques semaines plus tard, elle était baptisée. Le 14 octobre 1933, elle entre au carmel de Cologne. Pressentant les événements tragiques qui allaient découler de l’accession d’Hitler au pouvoir, elle se sent appelée à répondre de son peuple en intercédant pour lui par la prière et l’offrande de sa vie. Elle ne savait pas encore où ça la mènerait, mais elle comprit d’emblée que cette vie de silence et de contemplation parlait plus haut que les moyens que sa brillante intelligence lui mettait entre les mains. En suivant le Christ dans le mystère de la croix, elle vit la possibilité de vaincre avec Lui le mal par le bien et l’amour. Car vaincre le mal, ce n’est pas y échapper, mais le prendre sur soi dans la force de Jésus. La vérité, ce n’est pas d’abord une théorie, mais une manière d’être fondamentale qui façonne toute une vie. Personne ne peut se soustraire à la souffrance et à la croix. Mais on peut refuser d’en faire une preuve d’amour, ce qui prive Dieu d’un bien qu’Il a voulu en son Fils bien-aimé, et nous laisse écrasés par un mystère qui nous dépasse. Puissions-nous à son école aimer cette vérité qui conduit à l’amour qui renouvelle toutes choses.

11 août 2023 Ste Claire d’Assise
L’amour véritable est contagieux. Au sein de la société brillante qui se développait dans ces villes de Toscane et d’Ombrie pleine d’essor économique et politique, les alliances et les relations multiples faisaient tourner la tête à plus d’un et plus d’une. François d’Assise, avec une sorte d’ingénuité et de surprise, vient bousculer cette société de rivalité et de facilité pour l’élever vers un idéal que peu soupçonnaient mais que beaucoup désiraient secrètement. Non seulement, il entraîne à sa suite des compagnons qui se font très vite nombreux, mais il éveille dans une amitié très pure le même idéal chez des amies qui auraient pu se contenter de jouir de sa présence chaleureuse et souriante. Claire a 11 ou 12 ans de moins que lui, naît à Assise comme lui d’un riche marchand. Elle ne commence à connaître François qu’après sa conversion, par son cousin Rufin qui est l’un de ses premiers compagnons. Pour déjouer les inquiétudes familiales, qui ne comprend guère ces excentricités juvéniles, il faudra ruser, et le soir des Rameaux 1215, elle quitte pour toujours la maison paternelle et s’installe à la Portioncule, où François lui coupe les cheveux et la revêt d’un habit grossier. Bientôt, sa soeur Agnès, sa mère Ortolana et son autre soeur Béatrice se joignent à elle. L’afflux des vocations chez les Pauvres Dames les poussent à fonder rapidement d’autres monastères dont celui de Prague, avec Agnès comme prieure. Sous la direction de François, dans une amitié purifiée et transfigurée, elle est la première femme de l’histoire de l’Eglise à rédiger une règle, dont le fondement est le privilège de la pauvreté. Elle mena jusqu’à la fin cette vie de joyeuse pénitence, d’humilité, de piété et de charité, n’acceptant jamais de s’écarter de la pauvreté, même dans la maladie et l’extrême indigence. En guise d’eulogie pour votre fête, ma Mère, voici un passage d’une lettre écrite à Agnès de Prague : « Ce que tu tiens, tiens-le. Ce que tu fais, fais-le et ne le lâche plus. Mais d’une course rapide, d’un pas léger, sans entraves aux pieds, pour que tes pas ne ramassent pas la poussière, sûre, joyeuse et alerte, marche prudemment sur le chemin de la béatitude. »

...

11 août 2022 Ste Claire
Encore aujourd’hui, on ne peut qu’être saisi par la douceur de cette Ombrie, ses collines, ses cyprès effilés et ses cultures bien disposées autour de ses petits villages perchés sur les hauteurs. Pourtant, l’époque de Ste Claire et de St François est marquée en ces terres de guerres incessantes entre ces fières cités et la misère qui en résultait était grande. On voit tout ce que la foi chrétienne a peu à peu adouci en ces lieux bénis par le ciel, et il est certain que ce fut l’œuvre de nombreux saints qui ont humanisé ce que l’orgueil et les appétits prédateurs de l’homme pécheur mettent sans cesse en péril. Que peut bien signifier pour vous, ma Mère, d’avoir été placée par votre baptême et votre profession monastique sous le patronage de la petite sainte d’Assise ? C’est toute jeune en effet que Sainte Claire perçoit l’appel du Seigneur à Lui donner toute sa vie sous la forme radicale de pauvreté que lui imprimera son frère saint François. Comme nos trois fondatrices de la Fille-Dieu, sensiblement à la même époque, elle ne semble pas avoir en tête une spiritualité bien définie : l’appellation de « pauvres dames » leur suffit, bien avant d’être appelées clarisses, du nom de leur fondatrice. Elles ne veulent rien fonder de nouveau, ne désirent faire la leçon à personne, ne luttent pas contre quelque relâchement à réformer. Mais toutes les âmes saintes se rejoignent par le haut, au-delà, ou plutôt en deçà de tous les moyens mis en œuvre pour leur sanctification. Il y a là, sans le vouloir ni le savoir, un large œcuménisme de la vie religieuse, avec ses piliers éternels de la prière commune et personnelle, sa lectio divina et son travail simple qui permet le service de la communauté et le partage avec les plus pauvres. Encore aujourd’hui, le chœur de ce premier petit couvent émeut par sas simplicité de bois sans apprêt, en contraste avec le luxe des familles riches de la région, de leur confort auquel ces compagnes de Ste Claire ont généreusement renoncé avec elle. C’est tout ? Oui, c’est tout et c’est déjà pas mal, ça suffit à remplir une vie d’un amour donné à fonds perdu et remis en œuvre chaque matin, en fondant dans un idéal commun simple comme Dieu les particularités de chacun et aussi ses misères supportées avec miséricorde. Que Dieu vous donne, ma Mère, avec nos vœux et nos prières au jour de votre fête, de communier à l’idéal de sainte Claire qui parle d’un langage éternel pour cette communauté dont vous avez reçu la charge. Et que chacune de vos sœurs en soit encouragée sur le chemin d’un amour constant et lumineux pour Dieu et chacun de celles qu’Il aime.

...

11 août 2017
Ma Mère, nous nous réjouissons avec vous de vous savoir placée sous la protection de Ste Claire d’Assise, à la fois par votre baptême et par votre profession monastique. On dit que, outre l’influence surnaturelle, le nom donné à quelqu’un lui transmet une grâce particulière. Et de fait, une certaine clarté, une lumière douce et spéciale émane de la petite noble d’Assise, qui comme son ami St François, aurait pu mener dans le monde une vie éblouissante et confortable. Plus que son nom qu’on a choisi pour elle, plus que ses origines, c’est donc une décision pour Dieu qui a fait d’elle ce qu’elle a été.

Sa mère, la bienheureuse Hortulana, avait entendu, un jour qu’elle priait, une voix intérieure qui lui murmurait : « Vous mettrez au monde une lumière qui éclairera l’univers. » Peu de temps après, elle venait au monde, charmait son entourage, mais ne rêvait que de pénitences et de charité pour les pauvres. Dès l’enfance, il était évident qu’elle voulait se consacrer à Dieu. St François n’eut pas grand peine à la confirmer dans son dessein, si bien que le jour des Rameaux 1212, elle se rendit à la Portioncule revêtue de ses plus beaux atours, et là, elle se dépouilla de tout, se laissa couper les cheveux et enfermer dans une masure avec quelques premières compagnes –ça ressemble pas mal, à peu près à la même époque, à nos trois fondatrices de la Fille-Dieu- : ainsi naquit le monastère des Pauvres Dames.

Vivant dans une pauvreté totale, celles qu’on appela plus tard les clarisses adoptèrent une forme de vie d’une austérité plus radicale que tous les autres ordres de l’époque. Se succèdent à un rythme accéléré les fondations en France, en Espagne, en Moravie, en Slovaquie, en Pologne où elle se rendra en personne. Elle laissera à Prague sa plus jeune sœur, Agnès, qui l’avait rejointe 16 jours après son entrée. C’est qu’il s’agit de suivre le Christ pauvre pour sauver le monde en embrassant la croix . Cela donne une forme de maternité spirituelle qui est le propre des moniales, qui ne sont pas seulement épouses du Christ pour leur propre sanctification, mais appelées à exercer la maternité inaugurée par la Vierge Marie à la croix.

Ma Mère, nous prions pour vous, et je dirais même que nous y avons intérêt : plus le Seigneur vous attirera à son Cœur, plus nous serons à travers votre présence bénéficiaires de ce qu’Il vous donnera. Puissiez-vous être une vraie fille de Ste Claire, tout en restant cistercienne –nous savons bien qu’à une certaine altitude, les différences de couleur sont minimes. Si le XIIIème siècle luxueux et violent avait besoin de ce renouveau intérieur, il est non moins urgent en ces temps difficiles où Dieu est relégué bien souvent en dehors du panorama. Notre monde n’est pas moins sensible que le sien au témoignage de radical abandon à Dieu et à sa Providence, non moins qu’à la vie de pure prière et d’intecession qui seule peut le remettre sur le chemin de l’éternel bonheur.

15 août 2023 Assomption de la Vierge Marie
La piété chrétienne, depuis toujours, a vu dans la Vierge Bienheureuse le modèle et l’espérance de la vie humaine tout entière. Dès le premier instant de son existence terrestre, Marie a vécu sous le regard d’amour de Dieu, sans jamais dévier, et l’Assomption que nous fêtons en ce jour est l’aboutissement paisible de ces années passées ici-bas qui ne sont que l’antichambre de la vie plénière du ciel. Ainsi notre existence quotidienne, avec ses difficultés qui nous paraissent parfois insurmontables, ses rêves et ses illusions, ses espérances et ses impasses devient avec Elle un chemin de gloire. Sa vie toute simple et cachée de Nazareth, sa présence discrète aux côtés de son Fils jusqu’au calvaire, le reste de ses années auprès de St Jean dans l’Eglise naissante nous tracent un chemin qui aboutit au bonheur parfait que Dieu veut offrir à chacun de nous.

La créature humaine tient une place à part dans le plan de la création. Ni ange ni bête, l’homme tient en ses mains ce don singulier de la liberté qui rend possible le choix de l’amour et de la foi. C’est à chaque instant que nous pouvons dire oui à Dieu, comme la Vierge à l’Annonciation, et c’est chez Elle ce don sans repentance qui l’a fait passer en douceur, sans les affres de l’agonie, de la vie terrestre à la vie céleste. C’est ce que les orientaux appellent la dormition, évoquant la mort comme un sommeil très doux qui ouvre à la vie véritable. Puisqu’elle n’a jamais contredit le oui du début, Elle n’a pas eu à combattre à la fin pour entrer dans la vie. Plus nous choisissons Dieu au fil des jours, plus nous entrerons en douceur dans la patrie des cieux.

Une belle image nous est proposée par les litanies de la Vierge, qui vient de l’Ancien Testament et qui est l’épître de la Messe de la Vigile. Au temps du roi David, on y décrit l’arrivée de l’arche d’alliance au milieu du peuple saint, qui est installée dans la Tente de la Rencontre : on y avait placé les deux tables de la Loi que Moyse avait reçu de Dieu, rappelant à tous les clauses du pacte fait avec Lui, et les conditions pour être fidèle à Celui qui en avait eu l’initiative. Mais lors de la première ruine du Temple, les tables de la Loi furent détruites. Dès lors, l’arche fut replacée dans le Saint des Saints, quand il fut restauré, mais elle était vide : mystérieux symbole de l’attente de quelque chose qui devait venir. Or en Marie, le symbole a fait place à la Réalité : l’arche était le signe de la présence du Dieu au milieu de son Peuple ; en Marie, c’est le Verbe de Dieu en personne qui l’habite. La vérité de Dieu, la vérité de l’homme créé à son image est dite en Marie, par son corps et son sang qui deviennent Corps et Sang de Jésus qu’Il donnera en sacrifice au calvaire. Par Lui, nous recevons les moyens d’offrir notre vie et de Lui être fidèles. Dieu ne se contente pas d’habiter symboliquement dans un meuble : Il réside dans une personne, un cœur vivant capable de L’accueillir. A l’autre bout de l’Ecriture Sainte, l’Apocalypse dévoile cette Femme par excellence, la créature achevée selon le plan initial de Dieu quand Il la crée à son image et à sa ressemblance. Elle réalise ce destin de gloire extraordinaire qui est celui de tout homme venant en ce monde, appelé au bonheur parfait du ciel. Elle est donc, plus que jamais, Celle qui continue d’engendrer et à donner au Christ toute l’humanité, car Elle est Mère et ne peut garder pour Elle seule ce bonheur qu’elle reçoit de Dieu.

La scène de la Visitation nous fait voir cette arche vivante en mouvement : Elle part de Nazareth vers la montagne, et l’évangile précise : elle vient en hâte, Elle ne perd pas de temps. Les choses de Dieu méritent qu’on se hâte, qu’on ne flâne pas en route. Tant de choses futiles retiennent notre attention en ce monde ! Et quand Elle entre chez Elisabeth et Zacharie, Elle n’est pas seule, l’arche n’est pas vide. Elle a mieux en Elle que les tables de la Loi : c’est l’Auteur de la Loi et de la Vie qui fait tressaillir Jean – le mot employé est le même qui faisait danser David devant l’arche d’alliance enfin revenue dans sa patrie. On attendait son aide dans cette maison qui est comme le symbole des tous les justes d’Israël, de toutes les âmes de bonne volonté qui désirent un signe du Messie Sauveur qui nous montre le chemin du ciel. Marie est vraiment la cause de notre joie, comme chantent les litanies.

Quand nous exaltons les gloires de Marie, nous parlons aussi de nous, de nous tous, destinataires de l’amour de Dieu qui nous enveloppe de toujours à toujours et auquel nous préférons si souvent des choses futiles. Hâtons-nous avec Elle vers cet avenir de joie qui nous est promis, même quand la croix se fait lourde. Dieu est toujours au milieu de son peuple et Marie est l’arche sainte qui nous le rappelle inlassablement jusqu’au sanctuaire du ciel où Il sera tout en tous.

...

15 août Assomption de la Vierge Marie 2022
C’est au cœur de l’été que nous fêtons le triomphe de l’humble Vierge de Nazareth, enlevée au ciel dans la gloire de son Fils. Elle qui avait été revêtue de la grâce dès le premier moment de sa vie terrestre, qui l’avait accueillie pour mettre au monde le Verbe fait chair, principe de toute vie, qui a conservé ce trésor en le faisant fructifier dans un amour sans faille, il n’était pas possible qu’Elle connût une autre fin : la conclusion de sa vie est dans le droit fil de son début.

La mort est pour nous un grand mystère : nous ne pouvons en avoir qu’une expérience unique, et par définition elle ne peut avoir lieu qu’à cet instant, qui est d’une simplicité désarmante, un passage souvent à peine perceptible d’un corps qui respire, d’un cœur qui bat puis s’arrête pour laisser place à une grande paix. Le visage se détend, prenant la marque d’un autre monde encore à découvrir entièrement, invitant au voyage ceux qui restent sur l’autre rive en sachant que leur tour viendra. Mais ce qu’on appelle en Orient la dormition de la Vierge a quelque chose de plus mystérieux encore. Alors que pour nous ce passage garde un caractère de lutte douloureuse, car on se défend contre cette sorte d’anéantissement, il s’est pour Elle effectué sans heurt, en douceur, dans une paix et une confiance totale. En fait, il n’y a pas eu de mort au sens commun, seulement un glissement très doux d’une vie limitée à une vie plénière, puisqu’en Elle, rien n’avait résisté jusque-là contre la vie dont Dieu rêve pour chacun de nous en nous la donnant. Alors que le Christ, par amour et par solidarité pour ses frères humains, a connu le tombeau, Il a voulu qu’Elle soit l’exception qui confirme la règle, prémices et exemplaire de l’humanité rachetée. C’est parce qu’en Elle, il n’y a jamais eu de lutte entre le bien et le mal, la grâce et le péché, qu’il n’y a pas eu d’agonie- ce mot qui signifie lutte en grec- à la fin. Elle est demeurée dans la parfaite logique de la vie dans l’état d’innocence. Ce qui veut dire pour nous, que quand nous nous rapprochons de Dieu, quand nous Le préférons plutôt que notre moi encombrant, nous sommes sûrs d’adoucir ce dernier combat de la mort corporelle : il n’y aura alors plus rien à quitter et à dépouiller. Quand le Seigneur nous dit qu’étroite est la porte qui conduit à la vie, le corollaire est que nous avons tout avantage à consentir dès aujourd’hui à une cure-minceur pour y entrer : nous sommes toujours un peu trop gros pour le goulot ! Elle ne s’est jamais laissé encombrer par tout ce qui pouvait l’éloigner de la grâce qui l’habitait tout entière. Ce n’est pas pour rien, sans doute, qu’on représente toujours la Vierge Immaculée sous les traits d’une jeune fille tout en grâce et en beauté, même si l’on sait qu’Elle a vécu jusqu’à un âge où Elle n’était plus jeune. L’extérieur traduisait parfaitement l’intérieur. Il nous est, de fait, parfois donné de rencontrer de ces femmes âgées dont le visage et le regard est resté jeune et transparent, dont le physique semble n’avoir pas suivi les ans, dont l’esprit n’a pas vieilli et dont le cœur est resté pur et donné sans retour.

Si le dogme de l’Assomption a été formellement défini en 1950 seulement par le Pape Pie XII, qui a pensé que c’était une urgence de ce temps et comme un rempart après le drame de la seconde guerre mondiale, il y a deux indices précieux qui montrent que l’Eglise a toujours cru à cette vérité de foi, et cela dès les origines. D’abord, la réalité de l’Assomption n’a jamais été contestée d’aucune manière par les Pères de l’Eglise, et dès la paix constantinienne, le jour de sa fête est universellement fixé tant en Orient qu’en Occident. Le deuxième indice est un peu surprenant pour notre mentalité positiviste, mais tout aussi probant : dans l’Eglise primitive, les villes et les églises rivalisaient entre elle pour la possession des reliques des apôtres et des martyrs. Or, jamais aucune d’entre elles n’a attesté posséder même une part minime de son corps. Si ses ossements avaient pu être identifiés quelque part, leur découverte aurait été d’un prix inestimable et convoité. Or, rien de tout cela : aucun document historique ne fait la moindre allusion à un transfert de reliques ; tout au plus, deux villes parlent chez elles de son tombeau vide, mais même cette prétention n’est pas très sûre ! Dans le cadre de respect des temps anciens pour toutes les traces du divin, cette sorte de vide parle plus fort que toutes les preuves matérielles possibles. La vision de l’Apocalypse qui nous met sous les yeux la femme revêtue du soleil, couronnée de douze étoiles, nous réjouit parce qu’Elle est la nouvelle Eve qui efface l’antique condamnation et nous assure de La rejoindre un jour, Elle qui est notre Mère et notre Reine. Qu’elle soit bénie à jamais de son oui, de sa fidélité et du ciel qu’Elle nous ouvre.

...

15 août 2021 Assomption de la Vierge Marie
Cette année, l’Assomption de Marie, fête patronale de l’Ordre de Cîteaux et de toutes les églises cisterciennes, est célébrée un dimanche, jour de la Résurrection : une double invitation à nous réjouir de la vie plénière que Dieu veut offrir à chacun de nous, une vie qui n’est pas limitée à la terre, mais qui s’épanouit pleinement dans la joie du ciel. Oui, la Vierge Sainte est vraiment pour nous la Porte du ciel, Elle qui nous précède au Royaume des cieux, comme Elle avait été les prémices de la création rachetée par son Immaculée Conception. De ce début et de cette fin de sa vie, l’évangile ne nous dit rien : enveloppée dans un mystère profond qui est celui d’un excès de lumière bien plus que d’une obscurité, accessible seulement dans la foi qui est la sienne, qui devient la nôtre si nous voulons bien la partager avec Elle. Il est hautement significatif que l’Eglise l’ait compris en particulier en proclamant officiellement les deux vérités de foi, deux dogmes, qui engagent l’autorité de l’Eglise, gardienne de la foi, à son degré le plus haut, le premier en 1854, l’autre en 1950, implorant la protection de la Mère de Dieu sur un monde qui en a plus que jamais besoin : Marie est la Mère de la vie commençante jusqu’à sa fin naturelle, Elle veille avec une tendresse maternelle sur toute faiblesse et fragilité, dans un monde qui ne connaît souvent que la force et le rendement. Nous pouvons nous réjouir de La voir couronnée au plus haut des cieux, sûrs qu’Elle est en bonne position pour venir en aide à tous ses enfants de la terre. En réponse à la béatitude prononcée par Elisabeth : « Bienheureuse Celle qui a cru aux paroles du Seigneur… », l’Eglise nous invite à nous joindre à son Magnificat. Elle a inauguré ce jour-là une louange parfaite qui ne s’arrêtera plus et elle veut en faire la prière de toute notre vie. Car si elle est Porte du ciel, c’est parce qu’Elle a d’abord été la Porte d’or que le Christ a empruntée pour venir jusqu’à nous. Commencé dès sa conception immaculée, le chemin de gloire de l’humble servante du Seigneur s’est poursuivi par l’accueil de la parole de l’ange à Nazareth, puis par la conception du Verbe fait chair. A chaque étape, Elle accueille généreusement le plan divin, Elle nous rend le ciel accueillant, Elle est la chambre nuptiale où l’humanité se réconcilie avec son Dieu. Ce qui est vraiment vertigineux, c’est cette succession ininterrompue d’instants où Elle dit oui : Elle le parcourt dans l’acceptation de l’instant présent en communion profonde avec Dieu. Elle est toujours silencieuse, attentive à ce que Dieu Lui dit, Elle médite en son cœur ce qu’il Lui murmure. Chacun de ces instants est porteur d’un double message : Soyez présents à Dieu, parce que Lui, Il est à chaque instant à vos côtés. Si souvent, c’est nous qui ne sommes pas là ! Et faites tout ce qu’Il vous dira, comme Elle le glisse aux serviteurs de Cana. Que de fois, là aussi, nous en faisons à notre tête sans nous occuper de ce qui Lui plaît ! St Grégoire de Nysse le dit dans une très belle prière qu’il nous adresse : « ô âme, tu es la marque de la vraie divinité, l’empreinte de la vraie lumière. Si tu la regardes, tu deviens cette même lumière. » Contempler, ce n’est pas d’abord Lui parler, L’inviter dans nos projets. Contempler, c’est diriger son regard vers les mystères divins et s’en laisser lentement imprégner, devenir ce qu’Il est. Quand on parle de mystique ou de contemplation, on pense que c’est une sorte de privilège inaccessible, réservé à quelques âmes d’élite qui ne sont pas comme nous, qui vivent à l’écart du monde et se préservent de ses miasmes. La Vierge Sainte nous montre que si un certain conditionnement positif aide à rencontrer Dieu en vérité, Il est là où nous sommes et pas ailleurs. Si nous nous laissons imprégner de cette lumière de Dieu, comme nous pouvons, comme notre regard sur le monde, sur les autres, notre prochain, sur les événements, serait lumineux ! St Augustin disait : « Les temps sont mauvais ? Soyons bons et les temps seront bons, car nous sommes le temps. » Hélas, la société moderne ne nous apprend guère à contempler, mais à consommer puis à jeter. Mais les mystères de Dieu durent éternellement et ne peuvent être consommés, ils sont inépuisables. L’homme ne peut que s’y abandonner ou se laisser submerger par d’autres réalités plus immédiates mais éphémères. Contempler les mystères de Marie, c’est se couler dans la simplicité du Fiat, la joie du oui obéissant à Dieu, si bien qu’un auteur peut dire joliment : « Marie est mer que nul n’épuise : plus y trouve qui plus y puise. » Au contact de sa jeunesse, Elle qui est plus jeune que le péché, nos cœurs vieillissants se renouvellent. Unissons nos voix à celle de toutes les générations qui L’ont proclamée bienheureuse : Elle porte avec nous le poids du jour, de la tentation, de la désespérance pour que jamais ne se taise cette louange qui nous garde heureux et fiers d’être ses enfants.

...

Assomption de Marie 15 août 2019
     Lors d’une rencontre avec un jeune physicien catholique, un prêtre lui demandait : « A votre avis, quelle est la plus grande découverte  scientifique du XXème siècle ? » « Peut-être la théorie de la relativité, ou bien la mécanique quantique ? » « Alors, poursuit le prêtre, pouvez-vous me dire ce que ça vous apprend sur votre physique, c’est-à-dire sur votre corps, votre visage, unique au monde, parmi des millions ? » Perplexité du jeune : « Je n’avais pas pensé à ça ! » « Eh bien, pour moi, dit le prêtre, la plus grande découverte du XXème siècle, c’était le 1er novembre 1950, la définition du dogme de l’Assomption, désormais certitude de foi. Parce que, je vous assure, on n’a pas fini d’en trouver des application sinnombrables dans la vie de tous les jours. Par exemple, ma gueule à moi, telle que vous la voyez, eh bien, elle est faite pour être contemplée éternellement. La vôtre aussi, d’ailleurs. Si ça, c’est pas plus fort que la bombe atomique… » Depuis l’Incarnation, et surtout depuis l’Assomption qui est comme la démonstration ultime, la chair est désormais le lieu du divin. Ce n’est plus un symbolisme ou une dégradation, comme dans d’autres religions ou systèmes philosophiques : le corps humain, avec tout ce que ça implique, donc aussi l’âme, le cœur et l’esprit, mais pas contre lui, dans sa simple présence, dans sa gratuité et sa générosité même, est désormais le temple de l’Esprit de Dieu. Les sacrements sont des touchers du Christ. Nous avons perdu un peu cette audace et cette candeur, tiraillés que nous sommes entre puritanisme et libertinage, mais la Vierge qui est notre Mère nous y éduque et nous rend cet équilibre.

     Car pour cela, tout en Elle est don, échange et relation. Rien de fermé sur soi, pas de cercle vicieux, juste un être-là, parfaitement dans l’axe. Elle qui avait acquiescé à la venue du Verbe en Elle, Elle ne l’a gardé que le temps normal voulu par le Créateur pour Le mettre au monde. Aujourd’hui, en retour, Il L’accueille dans les demeures éternelles, dans un amour qui avait été la raison unique de toute sa vie. Sans doute, Elle a dû penser souvent que cette terre était un lieu d’exil. Elle ne s’en est jamais plainte, Elle s’est laissée bousculer sur la route de Bethléem, celle d’Egypte, et dans les caravanes de pèlerins où Il ne L’avait pas suivie. Aujourd’hui, tout ce qu’Elle avait cherché, Elle le trouve enfin totalement, comme pour dire que tout ce qui est grand se mérite et se conquiert, même si tout est en même temps don gratuit de Dieu. Là aussi, tout est incessant dialogue entre Dieu et notre liberté. Cela donne de la valeur à tous les petits ajustements et renoncements que nous pouvons consentir, pour essayer de ne pas rester à longueur de vie douillets, gloutons, sensuels, jaloux de nos aises et de nos droits, nous plaignant de nos moindres bobos, empêtrés dans un matériel qui nous empêche de décoller. En Marie, la pauvreté des béatitudes, parfaitement réalisée permet à Dieu d’être tout et de continuer à déborder par l’intermédiaire le plus fidèle dont Il pouvait rêver : la Médiatrice de toute grâce. Car Elle ne demande rien pour Elle et Elle est très puissante pour les autres : même et surtout au ciel, Elle ne retient rien et donne tout. Elle est la démonstration de ce qui se serait passé pour Adam et Eve sans le péché originel : non pas l’immortalité seulement, mais une douce aspiration en Dieu, puisque rien ne les aurait retenus ici-bas. Tout ce que nous aurons donné dans l’amour de Dieu et du prochain trouvera un jour une récompense sans proportion. Rien de ce à quoi nous consentons dans la grâce n’est inutile, sans oublier que tout passe par le corps créé par Dieu, et que ce corps même est mystérieusement appelé par Lui à la gloire des cieux. Voilà bien, en effet, une grande découverte qui remet les choses en place, au milieu exact de ce XXème siècle qui fut celui d’un incroyable mépris du corps et de la vie, en même temps que celui d’une déification de la chair. Que la Vierge élevée au plus haut des cieux nous ramène sans cesse sur ce chemin de perfection proprement humain, qui nous mène en définitive là où Elle règne pour l’éternité.

***

15 août 2018 Assomption de la Vierge Marie
     Au plus chaud de l’été, nous fêtons aujourd’hui la Vierge Immaculée parvenue au terme de son parcours et de sa mission. Elle a fini de transpirer, de souffrir, de peiner sur les chemins raboteux de cette terre, mais Elle est plus active que jamais dans sa contemplation éternelle, en faveur de tous ses enfants adoptés qu’Elle se réjouit jour après jour de combler de ses bienfaits. Et nous ne pouvons pas ne pas nous réjouir de cet accomplissement qui nous montre d’une part ce qu’est une existence réussie pleinement aux yeux de Dieu, et de l’autre ce que peut continuer d’être la joie de donner sans mesure, de manière décuplée, depuis la gloire des cieux. Oui, il vaut la peine de se donner chaque jour, quand Dieu nous mène à une telle fécondité. Alors que l’air ambiant nous pousse au zapping, au changement incessant, à la culture du provisoire et du superficiel, interdisant tout engagement dans la durée, nous avons devant les yeux l’image resplendissante de la plus belle des créatures. Les vraies joies et la fécondité d’une vie naissent d’un engagement définitif qui laissent à l’homme le temps de croître, de mûrir, de s’épanouir sous le soleil de Dieu. Marie est Celle qui a voulu être tout à Dieu, au point que Dieu a voulu s’incarner en Elle. Au don de l’homme, toujours pauvre et hésitant, à sa prière inconstante entre ferveur et lassitude, répond le don de Dieu qui n’est jamais avare de sa grâce. Marie, comblée de grâce, invite ses enfants à suivre la voie de l’abandon à sa Providence. Et nous voyons aujourd’hui, dans un contraste tragique, ce que le monde promeut, en étant victime de ses errements, dans un mépris institutionnalisé de la maternité, de l’enfant, de la famille, au titre de supposés droits de l’homme et de la femme, et en face, ce que Dieu propose : Il choisit ce qui est faible, l’homme ce qui est fort ; Dieu s’est fait pauvre, et l’homme aspire à la richesse sans frein et sans scrupule. Dieu a porté le poids de la croix, et l’homme recherche le plaisir. Dieu s’est incarné, en voilant l’éclat de sa divinité pour sauver l’homme, et cet homme travaille à sa propre gloire, à son bien-être, au mépris de ses frères en humanité. Au contraire, la femme, dans sa maternité, l’enfant, parce qu’il est faible dès avant sa naissance, sont du côté de Dieu, qui ne peut les défendre sans nous. La femme de l’Apocalypse, enveloppée du soleil et qui a la lune sous les pieds, est enceinte, et sa gloire, c’est sa maternité. Jésus L’appelle Femme à plusieurs reprises dans l’évangile, soulignant solennellement sa dignité première. Paradoxalement, la virginité souligne la même vocation, mais à une profondeur de fécondité supérieure, sans les limites de la terre et anticipant la condition céleste. Marie a uni ces deux conditions dans son être incarné : à la fois Vierge et Mère. Elle n’a eu qu’un Enfant, mais quel Enfant, pour toute l’humanité ! En Lui, Elle est réellement notre Mère, de la crèche à la croix et plus que jamais depuis les hauteurs des cieux. Unis pour célébrer les gloires de Marie, voulons-nous être des enfants qui imitent leur Mère ? Nos vies sont-elles vraiment mariales, vécues à son école ? Il y a quelques années, le Pape François avait dit à Lourdes à un groupe de jeunes : « Je me rappelle d'une fois... il y avait un couple de catéchistes, tous les deux professeurs universitaires, avec des enfants, une belle famille, et ils parlaient très bien de Jésus-Christ. Et à un certain point, j'ai dit : ''Et la dévotion à la Vierge ?'' – ''Mais nous avons dépassé cette étape. Nous connaissons si bien Jésus-Christ que nous n'avons pas besoin de la Vierge''. Et ce qui m'est venu à l'esprit et dans mon cœur a été : ''Mais... les pauvres orphelins !'' Il en est ainsi non ? Car un chrétien sans la Vierge est orphelin. Même un chrétien sans l'Église est un orphelin. Un chrétien a besoin de ces deux femmes, deux femmes vierges : l'Église et la Vierge. Et pour faire le ''test'' d'une vocation chrétienne juste, il faut se demander : ''Comment va la relation que j'ai avec ces deux mères qui sont les miennes'', avec la Mère Église et avec la Mère Marie. Cela n'est pas une pensée de ''piété'', non, c'est de la théologie pure. Cela est de la théologie. Comment se porte ma relation avec l'Église, avec ma Mère l'Église, avec la sainte Mère l'Église hiérarchique ? Et comment va ma relation avec la Vierge, qui est ma Maman, ma Mère ? Cela fait du bien : ne jamais la quitter, et ne pas partir seuls. » Oui, le monde s’est rendu orphelin, il a besoin de re-connaître qu’il a une Mère, qu’il est aimé de cette manière-là. Marie est toujours notre Mère, soyons ses enfants. Dieu veut faire aussi pour nous de grandes choses.

***

15 août 2017
     En cette année du centenaire de Fatima, nous contemplons avec un émerveillement renouvelé la Vierge couronnée de 12 étoiles, qui est la victoire anticipée de Dieu sur toute forme de mal et de mort. Elle est déjà l’accomplissement plénier du mystère de l’Eglise, comme au pied de la croix, Elle s’unissait totalement au sacrifice de son Fils. C’est pourquoi Dieu l’a prise en droite ligne avec Lui dans les cieux, avec son corps que le péché n’avait pu corrompre, sans aucune ombre ni réticence. Elle entraîne dans son sillage tous ceux qui reconnaissent qu’Elle est la Mère des choses recréées, comme dit notre Père St Bernard. C’est bien cet amour total, sans faille, cette foi sans ombre qui lui vaut ce privilège d’être tout entière dans le sein du Père. Cette totalité nous est difficile à comprendre : nous sommes si partagés dans nos inclinations et nos amours, si écartelés dans nos désirs et nos actions. Il y a la vie corporelle et biologique d’un côté, la vie spirituelle et morale de l’autre (on préfère dire éthique de nos jours : c’est plus vague et moins culpabilisant), en donnant bien souvent une nette préférence à la première, dans un monde d’apparence où l’argument dernier est souvent : « J’ai ma vie privée. » Même avec bonne volonté, le combat est âpre et on se donne par petits bouts, chichement mesurés. Ce sont les protestations de la nature, les bâillements au réveil, les gargouillis avant les repas et les envies de sieste après, en tâchant de vite récupérer l’investissement : « Après tout, j’ai bien le droit de… »

     Eh bien, la Vierge dans le triomphe de son Assomption nous trace non seulement le chemin du don sans retour, mais nous le montre accompli. C’est la perfection de la charité qui est le critère et c’est pourquoi elle est la Mère de l’Eglise et la Reine des consacrés. Car eux aussi ont bien besoin qu’Elle soit leur modèle et leur médiatrice, conscients qu’ils sont de cet appel démesuré à l’amour et à la sainteté. Si l’élan a été donné au départ de leur vocation, ils apprennent surtout qu’ils sont sauvés, parce que le Christ les a conformés à son sacrifice, de manière spéciale et définitive, et la Vierge Elle-même s’efface devant ce don parfait, Elle ne cesse de s’y unir comme à la croix. On pourrait croire que tout était dit à ce moment suprême où son Fils sauvait le monde, qu’Elle ne pouvait rien donner de plus. Mais il n’en est rien : chaque jour qui suivra lui fournira l’occasion d’aimer encore et encore plus, car Elle est créature et donc dans le temps où on est invité à redire oui jour après jour et minute après minute. La sainteté est plus que la perfection, car elle nous fait entrer dans l’infini de l’amour de Dieu, et c’est cela, le mystère de l’Assomption : c’est la mort d’amour, quand le corps fragile n’a plus supporté l’excès de cet amour divin qui L’a prise avec Lui. C’est ce que dit M. Olier, cet admirable auteur du XVIIème siècle français : « Ce n’est pas assez de mourir à soi et de s’anéantir pour faire un sacrifice parfait : il faut que la victime s’en retourne en Dieu. Ce n’est pas assez de séparer la créature de soi, il faut la réunir à son propre principe, en sorte que Dieu n’est point pleinement satisfait ni content (…) jusqu’à ce qu’il ait repris en Lui sa créature et qu’Il l’ait fait retourner en son sein pour y reprendre la place dont elle était sortie. » Tout est dit pour Elle aujourd’hui, il n’y a pas à attendre le jugement dernier, car le compte est bon et définitivement parfait.

La fête de ce jour est l’achèvement anticipé, à la fois de la création et de la Rédemption : tel est le trajet qui nous est proposé par Celle qui demeure ce grand signe dans le ciel, la créature enfin restituée dans sa pureté originelle et son épanouissement final. (Claudel, La Vierge à midi) Il est certainement significatif qu’Elle se soit dérangée à bien des reprises depuis 2 siècles pour nous redire ces choses éternelles de l’évangile de manière plus pressante, étant donné l’urgence de la situation : écoutons-La, prions-La inlassablement, faisons ce qu’Elle nous dit et Elle nous montrera pas à pas le chemin du ciel et du bonheur.

***

15 août 2016 Assomption de la Vierge Marie
Un signe grandiose dans le ciel : elle a dû être la première étonnée de se voir ainsi propulsée dans une gloire cosmique, point d’orgue de la destinée la plus incroyable qui ait pu arriver à une femme, une simple créature, qui a passé sa vie à faire des choses si simples que personne, de son temps, ne s’en est ému plus que tant. Fiancée à un petit artisan de village, alors qu’Elle avait fait voeu de virginité, elle voit débarquer chez Elle un messager céleste, et non des moindres, pour lui dire tout de go qu’Elle allait enfanter le Fils de Dieu en personne. Et en plus, il lui demande son avis ! Elle est fille d’un peuple vaincu, que le pouvoir occupant méprise et à qui il dicte ses volontés. Si bien qu’Elle ne peut pas accoucher tranquillement à la maison, se réfugie dans une étable près des animaux, les hommes étant décidément pas très accueillants, puis doit fuir à l’étranger en évitant de peu un horrible massacre. Elle tremblera pendant trois ans en voyant que ce Fils bien-aimé ne saura pas se faire aimer, et Elle L’accompagnera dans la douleur, Mère d’un condamné sous la croix d’infamie. Aucune consolation pour cette Mère qu’Il donne à un autre fils. Elle est vraiment pauvre, de la première béatitude, du début à la fin. Le glaive prédit par Syméon n’a cessé de faire sentir son tranchant. Il fallait bien une confiance hors du commun pour ne pas douter des plans de Dieu et croire envers et contre tout que les plans de l’amour, chez Dieu, arrivent à leur fin par des chemins qui ne sont vraiment pas les nôtres ! Dès cette visite à sa cousine, c’est un chant triomphal et puissant qui jaillit de ses lèvres. Dans sa modestie et sa tendresse, Il couvre par avance les difficultés du parcours. Dans le contentement de tout son être envahi par la présence de son Seigneur, Elle n’existe que pour Lui. Elle s’extasie du choix de sa pauvreté. Alors que les riches et les puissants se partagent le monde, Elle ne fait d’ombre à personne. Et c’est Elle que Dieu a choisi, parce qu’Il savait qu’Elle ne Lui refuserait rien. C’est ce qui lui vaut, à son insu, d’être plus haute et plus grande que tous les repus de la terre. Il se complaît en Elle, car rien ne s’oppose à son amour en son âme immaculée. Personne autant qu’Elle n’a autant risqué. Personne, en retour, n’a autant été comblée par Dieu. St Jean, qui décrit son triomphe à la fin de sa vie, ne trouve pas d’expressions assez belles pour montrer à quel point Elle accomplit pleinement et définitivement l’oeuvre du Christ. La mort elle-même ne L’atteint pas, puisqu’Elle n’a servi que la vie et que l’amour. Sa vie fut la plus douloureuse qui se puisse imaginer, ce qui fait que tous les souffrants se réfugient chez Elle, parce qu’Elle les comprend ; et en même temps, c’est dans ce destin que personne ne choisirait et n’envierait que notre avenir véritable est entrevu. Elle réalise parfaitement ce que Dieu veut aussi pour nous, sur les chemins rocailleux de la même terre. Nous sommes promis, nous aussi, à l’inimaginable.
Si Elle est vraiment la Mère du Christ, non seulement de Jésus, vrai Homme, mais aussi Mère de Dieu, puisqu’Il est la seconde Personne de la Sainte Trinité, alors nous pouvons aussi Lui demander de vivre avec Elle notre état de baptisés. Comme Elle à l’annonciation, nous sommes depuis lors habités par la Présence divine, soulevés par son Esprit. Nous n’avons pas à être ceux qui engendrent physiquement au monde le Fils de Dieu, mais en croyant à la parole qui nous est dite de la part du Seigneur, comme dit Elisabeth, nous pouvons Le laisser transparaître par nos actes et nos paroles, afin qu’Il soit encore engendré à ce monde en douleurs d’enfantement. Si nous acceptons lucidement cette mission, Elle fera de nous des pauvres comme Elle, en nous dépouillant parfois jusqu’aux limites du supportable. Mais alors, nous commencerons notre assomption, selon ce que le mot signifie, c’est-à-dire prise en charge : Dieu L’a en effet prise en charge, et Elle s’est laissé porter jusqu’à mourir d’amour, ce qui est la plus belle mort, celle qui veut qu’Il soit tout en tous.

20 août 2023 St Bernard
On a pu dire que les grandes cathédrales du XIIIème siècle sont la pensée du Moyen-Age rendue visible (E. Mâle). On pourrait dire de même que St Bernard, c’est la contemplation et l’action de la pensée médiévale concentrées dans une personne. Il a en lui le moine, le chevalier et, par vocation plus que par origine, le paysan : les trois ordres qui structurent alors la société, il les a vécus à plein, comme la réalisation de la foi chrétienne selon le plan du Créateur. Car c’est Dieu qui le conduit d’une famille noble de Bourgogne, qui aurait dû faire de lui un chevalier batailleur parmi d’autres, au Nouveau Monastère, comme on appelait alors, non sans un peu de suspicion, cette fondation péclotante qui semblait faire la leçon au puissant mouvement clunisien qui avait couvert l’Occident de son blanc manteau d’innombrables abbayes et prieurés. C’est Dieu encore qui fera du jeune moine à peine éclos l’abbé fondateur de Clairvaux, puis le mêlera, à son corps défendant, aux affaires tumultueuses d’un siècle en convulsions de toutes sortes. Les idées contraires à la foi de l’Eglise enflammaient les esprits, les guerres incessantes occupaient les forces de la plupart des hommes, qui se passionnaient pour des causes souvent futiles et orgueilleuses, causant des dommages incalculables pour les familles et la société. La réputation de Bernard attira très tôt l’attention des évêques et des papes qui sauront tirer le meilleur de ce serviteur, selon le génie de l’Eglise à utiliser les capacités pour le bien des âmes, pour adoucir autant que faire se pouvait, ces hommes frustes et violents. Il ne cessera de regretter qu’on ne le laisse pas mener la vie monastique de sa profession, tout en étant disponible à toutes les causes qu’on lui demande de défendre. Il est tout le contraire d’un médiocre, et sa flamme intérieure ne laisse personne indifférent, servi par une haute intelligence qui fait miel de toutes fleurs : au plan littéraire - car il trouve encore le temps d’écrire sous le flot de ses autres tâches - c’est un auteur brillant, mais on ne peut s’y tromper. L’artiste ne saurait masquer l’homme réel, qui vibre avant tout de la musique de Dieu contemplé et aimé.

Il est tout de même assez singulier de constater qu’il n’a pratiquement jamais eu le temps d’être simple moine : il est passé de l’état de novice à celui d’abbé. A raisons de deux fondations par an, en moyenne, les communautés nouvelles réclameront sans cesse ses soins. Clairvaux avec ses filles représente, sous son abbatiat, presque la moitié de l’Ordre cistercien. Peut-être aurait-il eu, sans cette urgence inhumaine, un peu plus de souplesse, moins d’intransigeance et de sévérité si sa vie eût été moins précipitée. Mais son cœur compense largement les réactions parfois vives de sa sensibilité : son intelligence le rend apte à saisir tout ce qui peut l’enrichir, elle est d’une extrême vivacité. Il est un observateur très fin de l’âme humaine, son cœur est toujours en éveil, servi par une sensibilité qu’on pourrait qualifier de presque féminine. Sa volonté qui ne faiblit jamais lui permet de dominer les faiblesses de sa santé. Il faudra les interventions directes de l’Eglise auprès du chapitre général pour l’obliger à se soigner de temps en temps. Ses dons multiples lui permettent de s’adapter à la plupart des demandes qui lui sont faites. La mutation particulièrement rapide de la société de son temps l’exigeait, mais tous n’en sont pas également capables. St Bernard va devenir le symbole et la voix de son époque, encourageant ses meilleures aspirations et endiguant les déviations, permettant à la lumière de la foi de pénétrer les obscurités et à la charité d’être partout le dernier mot.

La qualité de ses écrits et de ses sermons, pétris de culture patristique et biblique est bien celle d’un moine repassant jour et nuit dans son esprit tout ce qui parle de Dieu. Il sera l’un des auteurs les plus lus, copiés et imprimés du Moyen-Age. Il est théologien par son sens très sûr de la foi, saisie comme la Réalité qui sous-tend le visible. L’effort rationnel de l’intelligence s’appuie sur l’expérience intime de la vie spirituelle. Il est moine avant tout, parce qu’il sait que Dieu est tout et que rien ne doit Lui être préféré. Il est à l’origine d’une floraison incomparable d’auteurs qui suivront fidèlement ses traces et marqueront après lui cette époque par un élan mystique dont l’amour est la source et le moteur. Ses fils savaient avec lui que seul l’amour véritable peut faire supporter l’austérité de la vie telle qu’ils la menaient. Qu’il soit encore aujourd’hui une aide précieuse pour tous ceux qui croient à l’amour et désirent le vivre en Dieu seul et aimer toutes ses créatures à travers Lui.

...

20 août 2022 St Bernard de Clairvaux
Celui qui a donné son nom à son siècle -on appelle le XIIème le siècle de St Bernard- est bien de la trempe de ces esprits qui surplombent le temps, les idées, leurs engagements même, si bien qu’il est difficile de faire une synthèse tant soit peu cohérente de leur vie. Malgré la distance de temps, de société, de contraintes matérielles, il reste pour nous le grand maître de l’épopée cistercienne. Il a fait le succès de ses origines, et il demeure le phare qui nous aide à vivre notre vocation aujourd’hui. Enfant studieux et ardent, mais timide à l’excès, dit-on, son cœur naturellement silencieux gardera de ces sautées inattendues, jaillies de pressions accumulées. C’est à l’école capitulaire de St Vorles, à Châtillon sur Seine, qu’il apprendra ce style latin brillant, clair et incisif qui a fait de lui l’un des prosateurs les plus attachants et les plus originaux du Moyen-Age. Il choisit Cîteaux pour se donner à Dieu, y entraînant sa petite troupe d’amis et de parents -tous ses frères le suivent, sauf le plus jeune, Nivard, qui n’a pas encore l’âge requis et les rejoindra plus tard. Ainsi, dès le départ, toute sa doctrine est ici en germe : il veut être moine, seulement moine, et c’est aux moines qu’il s’adresse en priorité ; il ne s’intéresse à ceux qui sont dans le monde que pour les en faire sortir. Tout tient dans la conscience de la grandeur de Dieu et de la misère de l’homme ; son génie propre, c’est de tenir à la fois les extrêmes et de remplir l’entre deux, et quand l’aventure intérieure le conduit au bout des paroles, il se tait, laissant l’auditeur ou le lecteur aux prises avec l’ineffable. Il précède St François dans ses extases et sa simplicité, il est homme d’action et chef comme St Dominique, il a l’onction tendre et l’ardeur de St Bonaventure dans son commentaire du Cantique, la rigueur théologique de St Thomas dans son traité de l’amour de Dieu. Il les précède et les unit tous, commente Sainte Beuve en parlant de lui.

Toute sa doctrine est dominée par l’idée du salut. Il a un ardent désir de devancer pour ainsi dire la béatitude, d’en savourer dès ici-bas l’avant-goût. La mystique cistercienne a pour but de montrer que cette expérience surnaturelle est possible, d’en inspirer le désir et d’en définir les conditions. Le point de départ, c’est la prise de conscience de notre état, à la suite du péché originel : là, il est très moderne, avec des finesses psychologiques étonnantes. C’est ce qu’il appelle la considération, dont il fera un traité offert à son disciple devenu le pape Eugène III. Il lui dit : « Que ta considération commence par toi, de peur que, te négligeant toi-même, tu ne te jettes inutilement dans le reste. » Sur la route du pèlerinage de la vie humaine, chacun doit donc faire le point à chaque instant. Ainsi il pourra aider ceux qu’il côtoie et qui vivent les mêmes misères. Il définit le péché comme un vouloir propre : au lieu de vouloir Dieu pour Lui-même, l’homme se veut, lui, et se préfère à Dieu. La réalité de l’amour est donc à la base de tout redressement. Le désir humain est insatiable ? Tout le monde est d’accord. Le problème, c’est qu’on pense pouvoir s’arrêter en chemin. Or, le cœur de l’homme est fait pour le Souverain Bien. Si donc, rien n’est capable de nous satisfaire ici-bas, mieux vaut renoncer tout de suite à ce qui ne nous comble pas. C’est là le mouvement de conversion qui détourne l’homme du monde. La vie monastique n’est qu’un raccourci pour ceux dont le désir ne peut attendre. Ici aussi se pose la question du sens, si urgente aujourd’hui, comme alors sans doute. Rien dans le créé n’est capable de satisfaire le désir. Si on en reste au créé, on exaspère ce désir en prétendant le calmer. Mais cette insatiabilité du désir a un sens, le mener jusqu’à sa source et son but, en laissant de côté tout ce qui nous empêche d’y arriver. C’est l’unique but de l’ascèse, qui est donc éminemment positif. Tant de vies humaines sont des faillites parce que mal orientées. La seule explication concevable est qu’un Bien infini nous attire. Le désespoir né de la satiété des choses finies n’est que l’envers de l’espoir du Bien suprême qui nous meut du dedans vers lui. L’amour est au cœur de toute recherche, Dieu ne nous a créés que pour cela. St Bernard le redira sur tous les tons à travers toute son œuvre. S’il est parfois intervenu dans la vie du monde, c’était toujours pour rappeler ces vérités éternelles. Dans la Divina Comedia de Dante, c’est lui qui conduit l’âme chrétienne à l’extase finale sur laquelle s’achève ce poème sacré. Béatrice elle-même s’efface devant ce vieillard transfiguré par la Charité, qui dès cette vie avait goûté les joies du ciel par les visites du Verbe. Avec lui, nous pouvons avec lui toucher du doigt le monde de Dieu qui est aussi le nôtre.

...

20 août 2021 St Bernard de Clairvaux
Qu’aurait été Cîteaux sans St Bernard ? Peut-être n’aurait-il pas été, tout simplement. On sait que son entrée avec les 30 compagnons gagnés à la cause du Nouveau Monastère décida de sa survie. Sans lui, il n’aurait été qu’une petite fondation comme il y en eut tant à cette époque, un timide essai de réforme qui aurait tourné court par excès d’austérité, refus de la société, trop réactif par rapport à ce qui l’avait précédé. Quel est l’homme, encore dans la fougue et l’inexpérience de la jeunesse, qui donna à l’œuvre entreprise sa consistance et inaugura un développement qui dura plusieurs siècles ?

Bernard de Fontaines est fils de son siècle, éperdument. Bourguignon et français, autant mystique qu’apostolique, moine et meneur d’hommes. Excessif, sans doute, à quelques égards, mais peut-on être excessif en amour ? C’est sans doute cet excès même qui a séduit tant d’âmes et en a fait un recruteur de vocations craint et admiré : il est comme un feu qui se répand, comme un parfum d’encens qui embaume les jours d’été, dit un répons de sa fête. Doué d’une intelligence d’une extraordinaire vivacité, il a su acquérir une culture très riche : il est de ces auteurs du Moyen-Age qui ne connaît pas de droits d’auteurs. Il ne sait plus lui-même quand il écrit ou il parle, ce qu’il doit exactement à l’Ecriture ou aux Pères qu’il a lus. Le langage de la Bible et de la Tradition de l’Eglise est son langage, et il y évolue avec brio. Si on a tant apprécié son œuvre, c’est à la fois pour la forme et le fond, tant au niveau de l’inspiration que de l’expression. En écrivain de métier, il donne à ses œuvres une perfection du verbe et de l’image qui touche les cœurs. Sa théologie comporte un double mouvement : un effort rationnel pour approfondir les données de la foi, et l’expérience intime de la vie spirituelle. Sa théologie est une contemplation, une saisie vivante de Dieu et de son monde, qui est cachée à la simple perception naturelle. On dit qu’il est le dernier des pères de l’Eglise, car il se situe encore sur le versant des Augustin, Grégoire, Origène, alors que commence à se développer la scholastique inaugurée par St Anselme. Et en même temps, il refuse l’image du sage et du maître spirituel qu’on lui faisait endosser déjà de son vivant. Un trait le montre joliment : dans une lettre à Ogier, chanoine régulier près d’Arras, il se dépeint lui-même comme marchant sur la tête, sous les traits d’un jongleur qui se donne en spectacle pour faire rire la galerie. Or, les jongleurs et tous ceux qui montent sur les tréteaux étaient méprisés par les milieux d’Eglise, assimilés aux pécheurs publics, parce qu’ils incitaient au péché. Mais lui aussi se présente comme pécheur, et c’est ainsi qu’il espère avoir droit à la pitié de la Vierge qui est leur refuge.

Au total, il est presque impossible de mesurer son influence spirituelle sur la pensée religieuse d’Occident. Depuis 8 siècles, la plupart des maîtres spirituels ont reçu quelque chose de lui. Ses contemporains eux-mêmes avaient repéré sa sainteté, sa sensibilité exceptionnelle qu’on pourrait qualifier de féminine, en même temps qu’une force de caractère et une énergie surnaturelle qui lui permet de dominer les faiblesses de sa santé. Il a un don d’observation qui s’intéresse à tout, depuis la nature jusqu’à l’âme humaine, qui alimente une imagination très riche. On ne s’ennuie jamais à l’écouter.

Et surtout, il est un inconditionnel de l’idéal cistercien ; il serait un peu injuste en dépréciant les autres formes de vie, si les autres ne défendaient eux aussi leur idéal avec autant de chaleur et de verve : chacun croit à ce qu’il fait au point de ne laisser place à rien d’autre. Il croit de toute son âme à son idéal de moine, il s’identifie à lui, même quand il en est tiré pour les besoins de l’Eglise. Comment a-t-il fait pour rester moine au milieu de ces contradictions apparentes ? C’est que tout vient de l’intérieur où Dieu réside, tout le reste vient après et par surcroît, comme dit l’évangile. Qu’il nous inspire un tel équilibre, nous donne le goût de Dieu, nous ramène sans cesse à Lui en son Verbe qui nous visite en nous faisant désirer sa venue.

...

20 août 2019 St Bernard de Clairvaux
Les véritables grands auteurs ont un style qui leur est propre et qu’on ne peut confondre avec aucun autre : St Bernard est indiscutablement du nombre. Il tranche avec les auteurs de son temps, qui souvent s’aventuraient dans les dédales de syllogismes pesants et artificiels et confondaient la recherche de la vérité avec les jeux subtils de l’esprit. Pour lui, la science n’est pas un but en soi, mais un chemin vers Dieu qui est charité. Sa manière d’écrire ou de prêcher est vive, brillante, coulante, qui répand une suavité qui attire, un charme d’expression qui séduit. Ce qu’il dit est tissé d’Ecriture Sainte, au point qu’on peine parfois à savoir ce qui est de lui. Il déverse sa lectio divina comme naturellement dans ce qu’il veut dire, et le résultat final est totalement de lui. Constatant déjà à l’époque (1953) la dérive de la société moderne loin de Dieu, le Pape Pie XII, en le proclamant Docteur Melliflue, souhaitait qu’il soit un exemple pour nos contemporains, engagés dans l’action directe et la conduite des affaires temporelles, s’enracinent dans l’amour de Dieu et le recherchent : « Alors que les hommes n’aiment pas l’Auteur de qui leur vient tout ce qu’ils ont, de ce fait ne s’aiment pas non plus entre eux… Il convient donc de restaurer dans les âmes cette charité divine, dont le Docteur de Clairvaux brûla avec tant d’ardeur, si nous voulons que refleurissent les moeurs chrétienne, que la religion catholique puisse accomplir son service fécond et que, toutes dissensions apaisées, toutes choses réglées dans la justice et l’équité, une paix sans nuages brille pour le genre humain fatigué et anxieux. » C’était là aussi, le motif de son action directe quand on la sollicitait dans l’Eglise ou dans le monde : « Je considère que rien de ce qui concerne Dieu ne m’est étranger. » Et ce n’est pas rien, en effet, d’arriver, la grâce aidant, à persuader un antipape de démissionner, de ramener des hérétiques à la vraie foi, de réconcilier des princes assoiffés de domination au mépris de leur peuple. On voit bien que la force qui l’animait , lui si débilité et fragile dans son corps, ne venait pas de lui. Envers les papes Innocent III et surtout Eugène III, son ancien novice, il use d’un ton à la fois familier et respectueux, audacieux et affectueux, ce qui n’était pas banal en ce temps-là. Au milieu de tant d’estime des grands, jamais non plus ça ne lui est monté à la tête : « La tiare et l’anneau ne l’attiraient pas plus que la serpe et le sarcloir. » dit joliment  son biographe. Sa seule préoccupation était la gloire et l’amour de son  Dieu révélé dans le Christ. L’encyclique de Pie XII se conclut sur le célèbre texte du sermon Super Missus est où il commente le titre de Marie, étoile de la mer. Là aussi, il est bien de son temps, où l’amour courtois était ainsi sublimé et appliqué à la plus sublime des créatures qu’il ne quittait pas des yeux. Oui, c’est une grande grâce d’avoir à l’origine de notre Ordre une si haute figure, dont on ne saurait en une vie épuiser les intuitions ni se fatiguer de ses enthousiasmes. Puissions-nous le lire et le relire pour le plus grand profit de nos âmes.

***

20 août 2018 St Bernard de Clairvaux
     La vie de notre Père St Bernard est déroutante à plus d’un point de vue : moine contemplatif par vocation, super-actif par appel de l’Eglise, sensible au plus haut point et pourtant d’une grande autorité, père de ses moines et conseiller des papes et des grands de ce monde. Ce XIIème siècle ne manquait pas, pourtant, d’esprits subtils, de personnages plus hauts placés, d’organisateurs brillants ; et pourtant, on ne trouve pas d’équivalent qui ait eu sur son époque une influence aussi profonde, un rayonnement aussi prégnant, une inspiration plus pacifiante, au point que ce siècle est appelé le « siècle de St Bernard ». A peine sorti du noviciat, il est envoyé pour fonder Clairvaux, en 1115. Ce vallon inculte de la vallée de l’Aube était si peu intéresant qu’on l’appelait le Val d’Absinthe, mais bien vite, il changea de nom : il fut connu désormais sous le nom de Claire Vallée. Les débuts furent difficiles. Il ne s’agissait pas tant de construire un monastère en pierre de  taille, de nourrir sa communauté, que d’aider les âmes dans leur ascension spirituelle. Il fut vite coincé entre les intransigeants qui en voulaient plus que la Règle, et les faibles qui ployaient sous les contraintes et la pauvreté d’un monastère en formation. Il en devint malade, au point que l’évêque de Chalons intervint auprès du chapître général pour obliger son protégé à se soigner. Pendant un an il vécut dans une cabane au jardin, sous la coupe d’un médecin qui lui fit plus de mal que de bien ; mais il eut le temps de méditer et cette expérience lui permit de comprendre désormais les faiblesses de ses fils : il eut un cœur de mère pour les malades. Mais quand il rentre au monastère, c’est pour y trouver un clan où régnait le mauvais esprit, avec à sa tête l’aîné de ses frères et son oncle : la jalousie classique pour ce jeunet qui avait été choisi de préférence à ses aînés. On lui reprochait même ses miracles. Il souffrit tout en silence, et répondit en faisant un miracle quand l’oncle fauteur de troubles tomba malade. Les 10 premières années d’abbatiat furent relativement calmes quand on pense à la suite. La pire période fut celle du schisme, en 1130. La chrétienté aux abois attend qu’on lui indique le successeur légitime de Pierre. Au concile d’Etampes, il n’a pas de peine à convaincre son auditoire que le droit et la vertu recommandent Innocent II. Et s’il n’y avait eu que le schisme ! On lui demande d’intervenir dans toutes sortes de situations et de difficultés. Au monastère, les postulants affluent. Le noviciat comptera jusqu’à 90 novices, et il fera 67 fondations en 38 ans d’abbatiat. Et là, il enseigne et excelle dans le commentaire de la Règle, au chapître, et on voit qu’il possède dès la fondation de Clairvaux une doctrine monastique et mariale, qui culmine dans le De diligendo Deo. La réalité de l’amour divin domine toute sa vie et son enseignement. Il distille cette certitude à toutes les classes sociales : pour les moines, il écrit l’Apologie (ce fut le point de départ d’une belle amitié avec Pierre le Vénérable et d’un renouveau de ferveur chez ses cousins bénédictins) et le traité sur l’humilité ; pour les clercs La conversion ; pour les évêques, les Devoirs et vertus des évêques ; pour le pape –son ancien novice devenu Eugène III- le De consideratione ; pour les chevaliers, il écrit la Règle des Templiers. Il se laisse empoigner par le Christ, le Verbe incarné. Il parle et il agit comme quelqu’un pour qui Jésus est la grande réalité. Il eut beaucoup d’amis. Son amour garde un charme vivant et spontané, mais il a cette asutère tendresse des moines qui approfondit, dilate et élève les sentiments humains et ne s’en contente pas. Ses écrits nous le montrent très près de tout ce qui vit : un jour, il invite ses frères à aller au jardin pour contempler les lys qui viennent d’éclore. Il connaît les mœurs des animaux, autant que celles des hommes. Il tisse inlassablement l’Ecriture avec sa propre expérience, au point qu’il est parfois difficile de distinguer ce qui est de lui et ce qui est de l’Ecriture. Que le charme de sa nature enthousiaste et vive nous renouvelle dans notre recherche de l’amour divin, pour que tout ce qui lui fait concurrence indue soit consumé dans l’attente ardente de son Jour.

***

20 août 2017 Saint Bernard de Clairvaux
    Aujourd’hui encore, la figure de St Bernard a qualifié son siècle, le XIIème. Son exceptionnel rayonnement a quelque peu éclipsé son âme de moine, forcément beaucoup plus secrète et inaccessible, même à ses contemporains. Nul doute que ce jeune chevalier à l’âme de feu aurait fait dans le siècle ce qu’on appelle une brillante carrière. Mais il se laisse convaincre que Dieu l’attend ailleurs, pour d’autres combats. Et non seulement pour lui-même, mais en entraînant dans son sillage 30 compagnons, oncles, frères, parents et amis. En plus, il n’entre pas dans une puissante et riche abbaye, mais dans ce « nouveau monastère » sur lequel planait une suspicion de têtes brûlées, un peu instables et peu réalistes. «D’ailleurs, voyez, c’est tellement austère qu’ils n’ont pas de vocations ! » De fait, la fondation était menacée d’extinction quand les 30 postulants frappent à la porte. Ils payeront d’exemple, en embrassant cette vie de pauvreté volontaire, doublée d’un travail de serf, d’obéissance et de silence, alors que leur rang les avait habitués à commander et à jouir d’un train de vie agréable et facile. Il est de cette race de preux qui ont reçu l’héroïsme avec le lait maternel. Il hait les demi-mesures, si bien qu’il contracte dès son noviciat une maladie d’estomac qu’il traînera sa vie durant. Lui qui était, jeune, laissé à la maison comme trop faible pour travailler de ses mains, il est le premier à suivre la communauté où certains de ses frères d’origine paysanne se chargeront de lui montrer son peu de capacité au travail des champs. Puis, très vite, il est choisi pour la première fondation de Clairvaux – il a 25 ans- qui est le prélude de cette extraordinaire expansion de l’Ordre qui s’étendra de la Sicile à la Suède. Il était entré dans une abbaye mourante, décimée par l’épidémie. Il y en aura plus de 500 à sa mort.

     Quel est donc le secret de la fascination qu’il exerce sur les âmes ? Certes, il a su prendre dans le droit fil l’âme chevaleresque de son temps, en l’orientant vers le plus noble but qui soit : le service de Dieu. Il a compris qu’on était à l’aube de temps nouveaux, avec de considérables changements sociaux à la clef. Le vieux tronc bénédictin, engoncé dans une féodalité triomphante et trop dépendant d’une économie domaniale dispersée y survivra difficilement, risquant d’y laisser son âme. Sans compter avec le bouillonnement des idées, où le meilleur côtoie un pire qu’on ne voit souvent qu’après. Quand il dit avoir davantage appris parmi les arbres de la forêt que dans les livres, il faut bien le comprendre, sous peine de faire de cet aveu un double et pieux mensonge : il ne s’agit pas d’une rêvasserie bucolique, mais du travail de la terre ; ses écrits montrent à l’évidence qu’il avait emmagasiné plus d’une bibliothèque, auteurs païens compris, qu’il faisait mine de ne pas connaître. La cheville ouvrière de son édifice spirituel, c’est le primat de l’amour. En cela, il est encore un moine du 1er millénaire, disciple avant tout de St Augustin. C’est l’amour du Christ qui le mène et le ramène au monastère, qui l’en extrait sans cesse, à son corps défendant. On peut être sidéré de tout ce qu’il a pu écrire, à côté de sa charge abbatiale et de toutes les causes qu’il a embrassées et défendues. Son titre de « docteur melliflue », il le doit surtout à la douceur de sa vision de précurseur qui le fait méditer sur la Sainte Humanité du Christ, et en particulier sur l’enfance et la passion de Jésus.

Il ne s’agit pas tant de comprendre les perfections divines à coup de développemements et de syllogismes, fréquents de son temps, mais de L’aimer dans les actes les plus simples d’une vie. Plutôt que d’expliquer, il s’applique à enflammer les cœurs à Le suivre et à Lui ressembler. Nombre d’ouvrages et de traités sur l’amour de Dieu lui seront attribués pendant des siècles, sans scrupule ni conteste. Revenons nous aussi à une telle ardeur lumineuse, que l’on sent à chaque phrase de ses écrits. Puisse-t-il nous aider à suivre le Christ humble et pauvre en portant dans notre prière toutes les causes de ce monde en souffrance.

* * * * *

20 août 2016 Saint Bernard de Clairvaux
C’est dom Mabillon qui qualifie notre Père St Bernard comme le dernier des Pères de l’Eglise. Cependant, ce point d’orgue a une teneur qui lui est propre. Il apporte une touche particulière au donné révélé, mais d’une manière qui n’est pas exactement celle d’un St Augustin ou d’un St Ambroise. Il connaît et pratique la contemplation théologique, à l’instar d’un St Grégoire le Grand, moine bénédictin comme lui, mais il le fait sous l’angle pratique, pour ses fils d’abord, et avec un souci psychologique annonçant l’époque moderne. S’il connaît bien les sentiments humains, c’est que le Christ Jésus les a mis en lumière d’une manière fulgurante par son propre exemple, nous indiquant ce que peut devenir l’homme nouveau, qui a retrouvé la ressemblance avec son Créateur. Mais c’est le donné de la foi, et non l’analyse de nos pulsions, qui éclaire ce qui se passe en nous. Il est pétri d’Ecriture Sainte, servi par une mémoire ruminée à longueur d’office et de prière silencieuse, au point qu’on peine à distinguer dans ses sermons et ses lettres ce qui est de lui et ce qui est de Dieu. Il ne s’est jamais soucié d’ordonner sa doctrine en une synthèse cohérente : il est très près des personnes et des événements, et y répond au fil du temps, selon les nécessités, souvent impérieuses, du moment. Tout au plus peut-on déceler des thèmes qui traversent son oeuvre, comme l’a fait en son temps Etienne Gilson dans sa Théologie mystique de St Bernard, dans une analyse indépassable. Alors, il médite à haute voix, et parle de l’amour de Dieu, bien sûr, qui commande tout et permet l’union de l’âme à Dieu. Il recommande l’ascèse et la mortification, qui l’empêche de devenir charnel et de s’arrêter au créé, sans lequelles aucun effort spirituel ne peut être considéré comme sérieux. Le dernier mot de la révélation par lui comprise, c’est la découverte que l’homme est fait à l’image de Dieu. Là, tout malentendu se dissipe ; il est dans la ligne de tout l’ancien monachisme, qui sait qu’on ne peut s’aimer soi-même que dans la lumière de Dieu : on ne peut se connaître en vérité que dans la foi, si bien qu’on a pu dire qu’il promeut un socratisme surnaturalisé. L’image de Dieu est comme un pivot qui fait passer de l’amour des choses créées à l’amour unique de Dieu.
Dans son traité De la grâce et du libre arbitre, qui est peut-être le plus métaphysique de toute son oeuvre, il part de cette image qu’on ne peut perdre, même avec le péché, qui est le libre arbitre, la faculté de consentir ou de ne pas consentir. Il faut évacuer la volonté propre pour se laisser faire par le bon plaisir de Dieu, l’authentique charité qui nous tire de la part moindre de nous-mêmes pour retrouver la ressemblance. Ce travail et cette ascension ne sont possibles que par l’abaissement du Verbe fait chair. Toute l’ascèse aboutit en extase, et ce sont seulement de rares visites du Verbe qui sont la récompense des vrais contemplatifs. Ceux qui désirent seulement l’être savent l’humble persévérance nécessaire pour y arriver quand Dieu voudra.
Il a condensé toute la tradition monastique qui l’a précédé en y incorporant la sensiblité propre à son siècle. Il influence pour longtemps la conscience que l’homme a de lui-même. Il fait entrer l’affectivité purifiée dans la spiritualité chrétienne. Le malheur, c’est qu’ensuite ses successeurs n’auront pas toujours le même équilibre surnaturel et l’intensité de sa vie spirituelle, si bien qu’on risquera à plus d’une reprise de verser dans le subjectivisme que nous connaissons aujourd’hui. En gardant les yeux fixés sur le Christ, on peut toujours l’éviter : encore faut-il maintenir cet effort, et c’est là l’ascèse essentielle du moine. Il ne faut pas oublier qu’il fut toute sa vie un grand souffrant, mais que cette faiblesse acceptée lui a ouvert les portes royales de l’Unique Nécessaire. Qu’il nous aide à garder son héritage dans la reconnaissance et le désir de lui ressembler comme des fils et des filles désireux de continuer à vivre de son esprit.

31 août 2021 Dédicace de l’église abbatiale de la Fille-Dieu
Le souvenir assez récent de la dédicace de notre église nous ramène à la source et au centre de notre prière de tous les jours. Prière dans le secret du cœur de chacun, prière publique et solennelle de l’office avec l’infinie variation que nous offre la liturgie et les sentiments personnels qui la composent. Mais qu’est-ce qui caractérise une église abbatiale ?

Notre Père St Benoît consacre un petit chapitre (52) de la Règle à l’oratoire du monastère. Il emploie à dessein ce mot, qui marque la modestie des édifices primitifs, par rapport aux basiliques romaines qu’il connaissait bien ou à la dignité d’autres églises, ecclesiae, qui seules avaient droit à ce titre jusque vers le VIIème siècle. Si la prière est l’oeuvre du moine par excellence, elle est empreinte de l’humilité qui sied en particulier aux serviteurs de Dieu. Au cours des siècles, innombrables sont les édifices monastiques qui ont constitué les centres vivants des communautés ; ils présentent une diversité presque infinie, qui est le reflet de ceux qui y vivent et qui les ont bâtis avec amour. Aux splendeurs clunisiennes correspond l’austérité cistercienne, qui impose un plan unique dépourvu d’ornementation, mais qui diffuse une esthétique exceptionnelle. Ce qui est au départ purement fonctionnel soigne les lignes très pures et une sobriété qui est tout le contraire du misérabilisme qu’on trouvera plus tard, quand on voudra copier sans inspiration ce que d’autres génies avaient réalisé.

Nos églises signifient d’abord une continuité dans le temps qui s’est au fil des siècles imprégnée d’une prière quotidienne. C’est une loi de l’Incarnation de transfigurer même le matériel inerte, ce qui donne à nos églises conventuelles une intériorité sensible à beaucoup de visiteurs. Si on suit St Benoît, on peut même dire que c’est d’abord la prière individuelle et silencieuse qui est première. C’est d’elle que jaillira la qualité de la prière commune, du chant et de tout le soin qu’on mettra aux choses de Dieu, premier servi. St Benoît avait à éduquer des esprits souvent grossiers qui ne pouvaient se retenir d’exprimer bruyamment leur dévotion. Le principe est de ne pas gêner les autres dans leur union à Dieu, ce qui est la marque d’un idéal commun qui respecte chacun et favorise l’union des cœurs dans une charité délicate et attentive.

Jusqu’à un passé récent, les églises monastiques n’étaient pas publiques et faisaient partie de la clôture. Si un certain assouplissement permet de nos jours aux fidèles de se joindre à notre liturgie, il est certain que ceux qui choisissent cette forme de prière ne désirent pas que nous copiions les paroisses, ce qu’a fort sagement rappelé la Commission fédérale des Monuments Historiques à la communauté d’Hauterive. « Inscrite dans l’espace et son agencement traditionnel, la vocation première des cisterciens, à savoir d’être des médiateurs entre le « monde » (les laïcs, à l’ouest) et Dieu (l’autel, à l’est) serait gommée par le nouvel agencement des stalles et concéderait aux laïcs l’espace hiérarchiquement supérieur à proximité de l’autel. » il y a donc des symbolismes puissants qu’on ne peut impunément bousculer, sous peine de confondre les vocations différentes qui font la richesse de l’Eglise et font précisément que les fidèles viennent chercher chez nous ce qu’ils peinent à trouver ailleurs. Et il arrive parfois que ce soient des instances séculières qui doivent le rappeler aux moines…

Dans le chapitre de la Règle qui conclut les dispositions de l’Office divin, notre Père St Benoît insiste sur la pureté de la prière, qui pour ce motif doit en commun être brève, dit-il. En cela, il se démarque de l’Office romain de l’époque, qui occupait les clercs un bon bout de la journée : ils étaient dispensés de toute autre activité et payés pour ça ! Le moine, lui, travaille de ses mains pour subvenir à ses besoins, par mesure de pauvreté. Le respect et la révérence, avec l’humilité, sont les dispositions essentielles qui l’animent dans l’œuvre de la prière qui est le tout de sa vie.

Remercions Dieu de nous réunir et de nous ramener souvent en ce lieu qui manifeste que Dieu est le tout de notre vie. C’est le plus fort témoignage que nous pouvons donner au monde.

...

31 août 2020 Dédicace de l’église abbatiale de la Fille-Dieu
Parmi les rites de la liturgie chrétienne, il en est peu d’aussi solennels que ceux de la dédicace d’une église. C’est quelque chose de rare dans la vie d’une communauté, puiqu’une église est en principe faite pour durer des siècles. Notre église de la Fille-Dieu a de plus la particularité d’avoir été consacrée deux fois au cours de son histoire : la première après sa construction, eut lieu le 10 avril 1346. L’évêque de Lausanne, Godefroid de Lucinge, était alors absent du pays, et ce fut l’archevêque d’Anvers, Henri Blanc, par privilège spécial du Saint Siège, qui consacra la nouvelle église et bénit le cimetière. Il fit don au monastère de reliques insignes que les moniales mirent dans deux grands reliquaires richement ornés. De cette époque date également la statue de Notre-Dame de Compassion, vénérée depuis par la communauté et les fidèles des alentours. Après la mutilation malencontreuse du XIXème siècle, l’église restaurée reprit ses dimensions d’origine et mérita d’être à nouveau dédicacée avec un nouvel autel, le 31 août 1996. Une personne qui n’était pas catholique, mais très attentive au spirituel m’avait dit une fois : « Ce n’est pas rien qu’une église consacrée ! » Nous sommes habitués à en voir tellement dans le paysage que nous avons un peu perdu cet émerveillement, et donc l’anniversaire de la dédicace de notre église est une belle occasion pour nous en faire prendre conscience à frais nouveaux.

Le christianisme primitif avait pris ses distances par rapport aux lieux de culte sacrés des religions primitives. Dieu est esprit et ne saurait être réduit à des représentations grossières limitées par la matière. Jésus avait dit à la samaritaine : « L’heure vient où l’on adorera le Père non à Jérusalem ou sur le mont Garizim, mais en tous lieux, en esprit et vérité. » Pourtant l’incarnation avait donné ses lettres de noblesses à tout le créé, si bien que dès la paix de l’Eglise, on se mit à bâtir des basiliques que l’on voulut les plus belles possibles en l’honneur de Dieu, qui mérite qu’on Lui offre tout ce qu’il y a de plus précieux dans la création, travaillé par le génie de l’homme. Les formes sensibles ne sont là que pour manifester la transcendance du Dieu infini, qui dans notre foi est aussi l’infiniment proche. Ce n’est pas Dieu qui en a besoin, c’est nous, parce que nous ne sommes pas de purs esprits et que nous allons à Lui à travers les choses visibles. Il est donc bien utile d’avoir des lieux qui soient réservés à la prière et aux choses de Dieu, qui nous parlent de Lui et rien que de Lui. Mais la foi chrétienne introduit une autre dimension dans ses lieux de culte. Les temples des religions anciennes était la maison du dieu et de lui seul. Donc des sanctuaires tout petits, avec une statue monumentale. Le Saint des Saints du temple de Jérusalem est du même genre, ce qui est autour est nettement moins sacré, jusqu’à tolérer les marchands du temple. Dans les langues germaniques, le mot employé vient de Kurios, le Seigneur : l’église est d’abord la maison de Dieu. Les langues latines utilisent un autre mot grec qui signifie assemblée. La vraie demeure de Dieu sur la terre, c’est le cœur humain qui L’accueille et le rassemblement des enfants de Dieu en un seul corps. Autrement dit, le bâtiment inanimé serait amputé de sa dimension spirituelle s’il n’était pas habité par des gens qui ont la foi, sont heureux d’écouter, prier, chanter ensemble le Dieu invisible rendu visible en son Fils Jésus-Christ. Notre Père St Benoît en tire un principe qu’il est bon de se rappeler : « Que l’oratoire du monastère soit ce que signifie son nom » : quand la communauté s’y rassemble, ce n’est que pour prier. Toute autre activité y est subordonnée, sinon il faut la réserver à d’autres moments. Ce que nous pouvons faire de plus haut et de plus noble sur la terre, nous le faisons ici, et cela suppose que nous laissions à l’extérieur nos préoccupations parasites qui sont nombreuses, comme chacun sait, et que nous luttions avec une humble persévérance pour cela. Dieu nous offre ces lieux bénis et sanctifiés par sa Présence, en particulier dans l’Eucharistie, et c’est pourquoi l’autel est normalement le point focal de l’édifice, pour que nous puissions Lui offrir son amour, tamisé par notre indignité, nos voix plus ou moins justes, nos esprits en mouvement perpétuel, nos cœurs partagés et encombrés. Là, nous avons la garantie de pouvoir Le rencontrer, recevoir ses grâces à profusion, être reconnaissants de nous avoir faits membres de cette Eglise innombrable, entre ciel et terre. Puissions-nous ne jamais venir en ce lieu sans être saisis par la grandeur de l’amour sauveur et la majesté de son Nom.

...

31 août 2019. Dédicace de l’église de la Fille-Dieu
Quand on y réfléchit, il est assez singulier que l’Eglise, de temps immémorial, n’ait jamais hésité à consacrer selon le rite le plus solennel l’église d’un monastère. En effet, surtout dans l’ancien droit canonique, il y avait une hiérarchie stricte de dignité entre les églises. Celles qui n’entraient pas dans le cadre diocésain ou paroissial étaient en général considérées comme oratoires, non pas consacrés, mais simplement bénits. Cette promotion de nos églises abbatiales signifie donc quelque chose de profond, à savoir, d’une part,  que l’Eglise considère qu’une communauté monastique, contemplative de surcroît, est une petite Eglise, qui en possède toutes les caractéristiques. Un autre indice est la juridiction qu’exerce l’abbé ou l’abbesse sur ses sujets, à l’instar de l’évêque dans son diocèse, fait souligné par le privilège de l’exemption et des insignes pontificaux pour les abbés. Pourtant, à l’inverse, on peut dire qu’il manque à nos églises bien des dignités : on y célèbre normalement que l’Eucharistie et la Pénitence, et aucun des autres sacrements. La clôture réserve à la communauté la majeure partie de l’édifice, et même toute l’église selon l’usage ancien, comme en Chartreuse encore aujourd’hui. Ce qui veut dire encore autre chose, qui cadre bien avec la vie consacrée, qui est une vie d’humilité à la suite du Christ. Car si nous sommes dans l’état de perfection, nous sommes loin d’être parfaits, comme le souligne St François de Sales. C’est même cette humilité qui est la cause de cette faveur de l’Eglise, un peu comme le dira l’évangile de demain : « Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé. » Autrement dit, il nous est instamment demandé de compenser cette grâce insigne par une conscience plus vive des dons de Dieu qui imprègnent notre église depuis 7 siècles et demi. C’est un rayonnement secret auquel sont souvent sensibles ceux qui pénètrent dans notre église, qui est le parfum très pur de l’évangile et qui vient de ce que nous nous efforçons de laisser à Dieu toute la place qu’Il mérite, en suppléance pour tous ceux qui n’y pensent pas. Demandons-Lui d’avoir un soin tout particulier pour le silence adorant de ce lieu, donnant l’exemple en y parlant jamais sans nécessité absolue, et nous souvenant de ce que dit notre Père St Benoît dans la Règle : que l’oratoire soit ce qui signifie son nom.

***

31 août 2018 Dédicace de l’église abbatiale de la Fille-Dieu
    Ce zèle pour la maison de Dieu qui vient à l’esprit des disciples, notre Père St Benoît le définit pour sa part dans le chp. 52 de sa Règle, en rappelant que l’oratoire du monastère sera ce que son nom indique : un lieu de prière, et rien que cela. L’église d’un monastère était à l’origine réservée à ses habitants, au point de construire à côté de la porte un autre oratoire pour les fidèles du dehors, comme à Hauterive ou à la Valsainte. On peut voir là une forme de consécration particulière, qui va jusqu’à l’extrême limite de ce que ce nom signifie, là aussi, une intensité particulière, tout comme il y a une extension particulière de la cathédrale autour de l’évêque en qui se trouve la plénitude du sacerdoce et de la mission de l’Eglise. En effet, ce mot de consécration est bien plus qu’une simple affectation d’un bâtiment, il suggère une exclusive pour Celui qui la mérite plus que tout au monde. La consécration vise le fond de l’être, pas seulement ses caractéristiques extérieures et ses dispositions du moment. Elle est de soi définitive et totalitaire. Elle exclut tout ce qui ne conviendrait pas à la sainteté du lieu et de Celui qui a voulu y habiter, mais de faire la chasse, dans le sens de l’évangile, à tout ce qui serait rapine sur l’holocauste, comme dit l’Ecriture. Il y aurait un parallèle à faire avec les vœux solennels du moine ou de la moniale, la forme de consécration la plus haute dans l’Eglise. Or, il nous arrive souvent de rechigner à ce don total, presque sans nous en apercevoir. Dieu a droit à un oui total de notre part, comme ces pierres n’ont pas refusé qu’il soit inscrit sur ses murs par les 12 croix de consécration, par l’autel embrasé et la prise de possession que marquait au sol la grande croix de cendre avec les alphabets grecs et latins des arpenteurs romains. Souvent, on se contente d’une pratique édifiante, on s’enlise dans la boue du moi, on est régulier, pieux, dévoué. On mène une vie qu’on pourrait qualifier de bien ordonnée, comme notre église est propre, lunineuse, avec des vitraux qu’on vient admirer de loin. Il faut encore apprendre à la subordonner entièrement à Dieu, sans rien en excepter, et surtout pas ces très petites choses qui résistent, presque sans que nous nous en apercevions, ce qui montre bien leur résistance quasi invincible. Car aimer, c’est être saisi par son Objet et sortir sans cesse à sa rencontre. Voilà ce qui signifie cet acquiescement total, aussi étendu que nous-mêmes. Les puissances du moi n’ont pas encore signé leur reddition : les instincts implorent un sursis, qui peut durer, si l’on y prend garde, jusqu’à la mort. La signature ne peut se donner que lettre après lettre… Nous devons souffrir que notre don manque de plénitude. De ce côté-là, les pierres sont plus obéissantes que nos volontés. Il me semble hautement providentiel que notre église ait dû être reconsacrée à la veille du 3ème millénaire : c’est là une chance et une invitation pressante à un renouveau surtout intérieur où nous remettons à Dieu l’amorce de notre engagement religieux en Lui demandant chaque jour en ce lieu de le mener à son terme, pour sa gloire, pour notre joie et le salut de beaucoup d’âmes, qui viennent trouver force et repos ici et au loin. Le labeur de l’amour, c’est beaucoup moins de produire une action que de faire un acte, « acte si étendu et si simple » comme dit Bossuet, qui est effort de dépendance par amour. Mystère de cet acte qui embrasse toute une vie, comme il embrasse toute notre église qui en est à jamais le signe. Que Dieu achève ici ce qu’Il nous a suggéré au premier jour de sa consécration.

***

31 août 2016 Dédicace de l’église abbatiale de la Fille-Dieu
L’évolution du lieu de culte chrétien, depuis les premiers siècles de l’Eglise, est révélatrice pour sa part du développement organique de la foi. Au début, jusqu’à la fin des persécutions, il était impossible d’avoir des édifices exclusivement cultuels. Mais cette sobriété forcée n’était pas la seule raison de ce manque : les Pères avaient horreur du matérialisme religieux des païens, et insistaient sur la dimension spirituelle du culte chrétien. Les prophètes de l’ancien Testament, d’ailleurs, venaient à leur secours, puisqu’ils rappelaient eux aussi que les sacrifices ne sont rien sans le don du coeur. D’où l’accusation d’athéisme contre les chrétiens : comment pouvez-vous croire en Dieu sans temples ni autels ? Origène répondait : « Nous n’avons pas d’autels, mais le temple de notre Dieu, c’est tout l’univers, et l’autel qui Lui agrée, c’est un coeur pur. » Quand l’empire devint chrétien, on songea alors à des dispositions plus stables, qui tinrent davantage compte et de l’Incarnation, qui avait donné ses lettres de noblesse à la création, et de la nature humaine qui a besoin de points d’appui repérables pour aller à Dieu. Il ne s’agit pas d’enfermer la divinité dans des représentations humaines, mais d’adorer à travers des formes sensibles, le Dieu absolument transcendant qui s’est penché sur sa créature jusqu’à épouser sa condition en Jésus, son Fils. C’est par les choses visibles qu’on atteint les invisibles, dans un subtil équilibre qui tient compte des deux espèces de réalités, les visibles et les invisibles.
A travers les rites majestueux de la dédicace d’une église s’exprime un concept primordial, qui est la transcendance absolue de Dieu. S’il Lui plaît d’habiter au milieu de nous, comme dans la tente de la rencontre dans le désert, l’homme doit d’abord, pour L’approcher, se purifier par des rites d’expiation qui touchent jusqu’aux murs de l’édifice. Ensuite, on entoure de toute la vénération possible, tout ce qui touche à la célébration du Saint Sacrifice : mobilier, nappes, luminaire, encens, ornements des ministres sacrés. Tout cela concourt à indiquer qu’il s’agit de quelque chose d’infiniment grand et adorable, et qu’il n’est rien de trop beau pour le manifester. Faire dépendre la célébration de la liturgie d’infimes détails a quelque chose de beau. Nous voyons ainsi que, si les dispositions intérieures sont premières, on se se contente pas d’un minimum paresseux, et que les sentiments doivent toujours se traduire adéquatement à l’extérieur. Les Pères de Cîteaux ont voulu, certes, une grande sobriété pour leurs églises, qui est d’ailleurs d’une noblesse exceptionnelle : l’abbé Pierre Rich, qui a fait faire le grand vitrail du choeur de l’église à Hauterive, a été mis au pain et à l’eau pendant un mois par le chapitre général pour avoir contrevenu aux coutumes de l’Ordre. Mais on a laissé le vitrail qu’on peut encore admirer aujourd’hui ! L’équilibre se fait donc d’un côté ou de l’autre, manifestant la double nature du Christ, l’Eglise visible doublée de l’invisible. Inauguration et consécration sont une autre traduction rituelle du rite entier de la dédicace.
Notre église est imprégnée de prière silencieuse et chantée depuis bientôt 7 siècles et demi : ce n’est pas rien, et bien plus que les murs, on s’en doute. Nous y trouvons à longueur de jours et d’année de quoi alimenter notre ferveur, et l’humble sacifice de tous les jours, même avec ses faiblesses intérieures et extérieures, l’enrichit en retour. Car rien ne se fait sans la croix, puisque c’est le centre du culte chrétien et la réalisation de l’Amour parfait qui vient du Coeur de Jésus. Qu’il nous fasse sentir en ce lieu la joie du don de notre pauvreté, joint au don parfait de Celui qui se fait nourriture chaque jour pour nous.

8 septembre 2022 Nativité de la Vierge Marie
« Ses origines remontent aux temps anciens, à l’aube des siècles. »
C’est un double événement qui fait notre joie aujourd’hui : la naissance de cette toute petite fille d’Israël, irruption décisive de Dieu dans l’histoire des hommes, le début du salut pour un monde plongé dans le malheur, une aurore qui annonce la fin de la nuit.

C’est aussi la Patronale de notre diocèse, placé depuis le Haut Moyen-Age sous le vocable de la Nativité de Marie, titulaire de l’ancienne cathédrale de Lausanne, où l’on voyait le 8 septembre affluer les foules de pèlerins qui venaient souvent de loin, de l’Alsace et de la Savoie, jusqu’à la réforme au XVIème siècle.

La liturgie n’a pas voulu éprouver notre patience en lisant le texte complet de l’évangile de cette fête, qui commence par la généalogie de S. Matthieu. On se demande souvent pourquoi la liturgie tient tant à cette énumération fastidieuse de noms hébraïques imprononçables qui marque pourtant cette longue patience de Dieu à travers les siècles et les générations, se jouant des ruptures et des infidélités pour parvenir à ses fins. C’est sans nul doute l’un des plus étonnants évangiles de l’année, particulièrement étranger à notre esprit moderne. En lien avec notre fête, cet évangile d’aujourd’hui comporte aussi 3 étapes. Il part d’Abraham pour aboutir à S. Joseph, qui n’est pas le vrai père de Jésus, comme chacun sait. Et entre deux, il y aura eu l’histoire de David et Bethsabée, dont on n’ose même pas citer le nom et la déportation à Babylone. Comme souvent dans l’évangile, il y en a beaucoup plus que ne peut le croire le lecteur superficiel et pressé ! Que veut donc nous dire ce texte étrange ?

D’abord, que Dieu nous crée dans le temps, et le temps ça dure, « car toujours dure longtemps », selon le titre évocateur du beau livre de P. Jérôme. Dieu est grand, il ne se révèle pas d’un coup, et si on le croit, on peut être à peu près sûr que ce n’est pas Lui ! Dieu nous suit pas à pas, depuis des millénaires. Dans cette généalogie, il y a des saints, mais il n’y a pas que ça : Dieu se sert de continuités humaines, c’est-à-d ire pauvres et cabossées, qui assurent vaille que vaille le créneau, pour arriver à ses fins. C’est lui qui rebâtit après les adultères, les déportations, les ruptures et les ruines. Il y a ce que l’on voit et repère au plan de l’histoire, et il y a le secret des âmes que Lui seul connaît, et ce mystère couvre l’histoire tout entière et en assure l’unité. Cette continuité secrète est l’essence même de l’Eglise. Elle nous fait comprendre qu’Il a de la suite dans les idées, qu’il sourit de nos inconstances, de nos petites idées que nous sommes les seuls à trouver géniales, de nos révoltes et de nos refus. « Il fait avec », comme on dit. Inlassablement, Il tire le bien du mal. Cette continuité a quelque chose de redoutable, car elle s’oppose à beaucoup d’égoïsmes totalitaires, hier comme aujourd’hui. Et il faudrait ajouter, comme dans la généalogie, les femmes : les saintes, et les autres, là aussi : Thamar, Ruth la Moabite, une étrangère, la femme d’Urie dont on tait le nom à cause de son adultère royal, pour aboutir à ce chef-d’œuvre d’entre les merveilles qu’est la Vierge Marie. Pourtant sa naissance est passée complètement inaperçue au regard du monde et cependant, le cours de l’histoire en a été complètement inversé. A partir de ce jour, c’est le genre humain tout entier qui commence à se redresser. Quand nous consentons à assurer notre petit maillon, comme Dieu nous le propose, le salut est en marche ! Un saint staretz russe du siècle passé disait : « Trouve en toi la paix, et autour de toi, des milliers trouveront le salut. »

...

8 septembre 2021 Nativité de la Vierge Marie
Les litanies de la Vierge nous détaillent tous ses titres de gloire et les raisons que nous avons de La louer et de La remercier. Nous La vénérons comme Mère et comme Reine, mais la fête la plus ancienne en son honneur est celle d’aujourd’hui, nous vient tout droit de l’Orient qui est sa patrie, son enracinement terrestre. C’est là qu’elle est saluée comme l’aurore du salut, dans le sillage de l’Annonciation et de la Nativité de St Jean, le Précurseur. C’est en quelque sorte son anniversaire : nous remercions Dieu de nous L’avoir donnée comme Celle qui devait mettre au monde le Sauveur, nous La félicitions pour ce qu’Elle est, la fleur qui surgit de ces ancêtres dont la longue liste nous est rappelée dans l’évangile. Chacune de ses fêtes souligne un aspect de sa richesse sans tache ni ride : nous l’honorons aujourd’hui dans le mystère de son enfance, réservant pour plus tard sa maternité ou sa royauté. La merveille d’aujourd’hui, c’est que cette pureté inouïe engage déjà sa fidélité sans faille. Ce n’est pas rien, certes, que le privilège de l’Immaculée Conception. Mais c’est encore plus extraordinaire que cette promesse unique soit tenue dès les premiers pas dans la vie de cette petite créature à nulle autre pareille. Car nous savons que l’esprit d’enfance selon l’évangile n’est pas un attendrissement passager : c’est une conquête qui dure une vie entière. En quelque sorte, on ne naît pas enfant, on le devient. Ou encore, on le reste parce qu’on l’a voulu et choisi. La dépendance qui est le propre de l’enfance est dans la ligne de l’abandon qui fait que Dieu peut nous gouverner comme Il le veut, pour sa gloire et son amour. En Elle, aujourd’hui, est présent l’Enfant qu’Elle mettra au monde pour qu’Il soit notre frère. Tout ce qui est en germe dès le premier instant, Elle l’a préservé et laisser grandir. C’est vraiment une grande espérance de savoir que tout ce que Dieu dépose en nous, nous pouvons en faire quelque chose de bien et de beau, et c’est à son école que nous pouvons l’apprendre.

...

8 septembre 2020 Nativité de la Vierge Marie
La fête de ce jour est la patronale principale du diocèse, à laquelle était consacrée l’ancienne cathédrale de Lausanne, qui voyait jusqu’à la Réforme affluer les foules de pèlerins qui venaient de toute l’Europe honorer en ce lieu la Mère de Dieu dans le mystère de sa Nativité. A un monde plongé dans le malheur depuis la faute originelle, voici qu’une aurore annonce la fin de la nuit. L’évangile de ce jour, si étonnant à nos esprits modernes, nous trace un chemin en 3 étapes, 3 séries de 14 générations. D’abord, il nous rappelle que Dieu nous a créés dans le temps, et le temps, ça dure, car toujours dure longtemps. Dieu est grand, il ne se révèle pas d’un coup, sinon, ce n’est pas Lui. Il est infiniment patient -heureusement pour nous et il fait du temps son allié, alors qu’il est souvent notre ennemi. Tout ce qui a du prix se marque par du temps donné, par une humble ténacité, le souci de l’autre et de ceux qui suivront. Dans cette généalogie, il y a des saints, mais pas que ça. Pour arriver à ses fins, Dieu se sert de continuités humaines, c’est-à-dire pauvres, fragiles, qui assurent parfois mal leur créneau. C’est Lui qui rebâtit après les adultères, les déportations et les ruptures. Cette continuité secrète, qui ne se voit pas au plan de l’histoire, est l’essence même de l’Eglise, qui est tradition, transmission. Inlassablement, Il tire le bien du mal, et ces cassures elles-mêmes servent sa cause, au-delà de nos petites idées que nous sommes les seuls à trouver géniales, de nos révoltes et de nos refus. A côté des hommes qui assurent la lignée, il y a les femmes sans lesquelles la famille ne serait pas.  Et là aussi, ce n’est pas toujours brillant : Thamar, Ruth, la femme d’Urie dont on tait le nom ignominieux, pour aboutir à ce chef-d’œuvre absolu qu’est cette toute petite Enfant immaculée. Sa naissance a passé à peu près inaperçue aux yeux du monde, et pourtant le cours de l’histoire en a été inversé : à partir de ce jour, c’est tout le genre humain qui commence à être sauvé. Mais si Dieu, comme dans le baptême, donne un coup d’arrêt à l’infection du monde empuanté, Il n’enlève pas tout de suite l’infirmité dont le péché est à la fois la cause et la conséquence. C’est là que se situe notre responsabilité : irons-nous grossir les rangs de ceux qui font baisser le niveau de sainteté, ou ferons-nous tout notre possible pour ne pas nous opposer à la grâce offerte ? Car un saint est quelqu’un qui offre moins de résistance à la grâce. Le moindre  acte d’amour peut compenser beaucoup de mal et de péché. Que la Vierge Enfant nous garde dans l’esprit d’enfance qui est le cœur de l’évangile.

...

8 septembre 2017 Nativité de la Vierge Marie et jubilé de profession de Sr Denise    
     On se demande toujours un peu pourquoi l’Eglise tient tant à nous faire écouter cette interminable liste de noms barbares, dont la plupart ne nous disent à peu près rien, en cette fête de la Nativité de Marie, la plus gracieuse assurément des fêtes mariales. Elle est aussi la plus ancienne, qui nous vient de l’Orient chrétien, qui nous dit que Dieu soigne les commencements et qu’Il ne se laisse pas désarçonner par les contours que les hommes imposent à l’histoire. Il est plus fort que nos péchés qui mettent à mal son plan d’amour, et Il arrive à ses fins sans violenter notre liberté. Cette sorte d’obstination de son dessein bienveillant est comme la garantie de notre fidélité, dès le départ mise en œuvre parfaitement dans la Vierge très Sainte, dès le premier moment de son existence qui marque l’étape la plus importante de notre salut.

     Chère Sœur Denise, dès votre berceau monastique, vous avez été entourée de cette fraîcheur et de ce sourire de Marie. Comme elle, vous le saviez sans doute à peine, au début, mais vous le voyez sûrement mieux aujourd’hui : il nous faut toujours du temps pour prendre la mesure des dons de Dieu, et Il nous le donne. Il a la patience des siècles et des résistances humaines, il tire inlassablement le bien du mal, Il vient au-devant de toutes les plus infimes bonnes volontés. En pensant à votre trajectoire, je me disais qu’elle vous rapproche de St Nicolas de Flüe, dont nous fêtons cette année les 600 ans de la naissance. Vous avez quitté votre Valais natal pour répondre à l’appel de Dieu au loin, à Chambarand. Mais comme le patron de la Suisse, Il vous voulait à quelques encâblures de chez vous. Vous n’avez pas eu comme lui à quitter conjoint et enfants, mais à accepter ces déracinements successifs, et maintenant, vous vous préparez à l’éternité qui stabilisera votre vie pour de bon dans le bonheur que Dieu veut pour ses amis. Notre pauvre fidélité n’est possible que parce que Dieu nous précède sur le chemin, parce que Lui est fidèle, et que sa Mère veille sur chacun de nos pas. Tous les ancêtres du Messie ne sont pas des modèles de vertu, mais Dieu a préparé avec eux, parfois contre eux, sa venue parmi nous. Il a surtout voulu que Celle qui Lui est la plus proche en ce monde soit dans le droit fil de son premier projet, et que sa sainteté compense tous les manques qui l’ont précédé. Son ombre lumineuse couvre toutes nos misères, relativise nos faiblesses, fait resplendir ce qu’il y a de meilleur dans l’âme créée à l’image de Dieu vivant.

    Comment pourrions-nous définir la grâce du jubilé ? Le P. Lallemand, jésuite français du XVIIème siècle, dit que dans la vie, on commence par se donner. Mais quelle que soit notre générosité de départ, la vie nous épuise vite et nous fait sans cesse revoir à la baisse nos beaux projets. Devons-nous nécessairement finir dans l’impuissance et l’insignifiance ? Ce serait mal connaître Dieu, et il nous le montre, au fond, dans l’évangile de cette fête. Il nous manque encore à donner quelque chose, que nous refusons pendant longtemps assez obscurément et obstinément : après s’être donné, il nous reste encore à se livrer : en Marie, l’Esprit Saint a fait parfaitement sa demeure, comme dit une oraison mariale ancienne. On dit parfois que l’Occident a un peu oublié le rôle et la place de l’Esprit-Saint. Or, chez nous, c’est la Vierge très Sainte qui s’est comme identifiée à l’Esprit Saint, tellement Elle s’est livrée sans réserve à son action. On pourrait presque dire, avec St Bernardin de Sienne : L’Esprit Saint et la Vierge, c’est tout un ! Les forces que la vieillesse fait diminuer en nous sont donc une grâce –car tout est grâce- qui nous permet de nous abandonner enfin et sans réserve pour que Dieu achève en nous son œuvre. C’est ce que nous demandons pour vous, chère Sœur, en vous confiant à la Vierge naissante qui vous prend par la main.

14 septembre 2023 La Croix glorieuse
Le mystère célébré aujourd’hui est le centre de la foi chrétienne, ou plutôt le premier volet de ce centre que sont les deux événements de la mort et de la Résurrection du Christ. Il n’est venu au monde que pour cela, disent les Pères. Ici trouvent leur sens toutes les contradictions qui composent notre vie, sans cesse écartelée entre la lumière et les ténèbres, la vie et la mort, la souffrance et la joie. Car les souffrances de toute sorte nous atteignent de toutes parts, mais elles ne peuvent nous enlever l’espérance que le bonheur nous soit donné, non pas après dans un futur lointain, mais déjà aujourd’hui à cause de Celui qui a souffert la passion et la mort par amour pour chacun de nous. C’est pourquoi l’Eglise des premiers siècles, et spécialement celle d’Orient, a depuis toujours vu les mystères de la Passion auréolés de la victoire finale. Si le Moyen-Age latin a beaucoup médité sur chacune des étapes, chacun des détails du chemin de croix, c’est parce que, peut-être, les siècles très sombres que les chrétiens ont vécu à ce moment-là leur faisait chercher des parallèles très concrets dans les derniers moments de la vie terrestre du Sauveur ; l’Orient a cru davantage que la Croix est la révélation de la gloire et de l’amour invincible de Dieu. La liturgie a rassemblé ces deux aspects du mystère en ce jour : le 14 septembre est à la fois l’anniversaire de l’invention de la Sainte Croix en 320 et celle de la dédicace du Saint Sépulcre de Jérusalem, qui consacre le tombeau vide du Sauveur comme signe de sa Résurrection. L’instrument de supplice du Christ souffrant est vu comme le bois très doux que nous venons de chanter dans le verset de l’alleluia, l’arbre orné de la pourpre du Roi, la balance sur lequel a été pesé le prix de la Rédemption. Elle est élevée contre les ténèbres qui annoncent l’hiver, annonce du second avènement du Christ qui marque les dernières semaines de l’année liturgique. Laissons-nous attirer par le Christ qui veut nous élever de terre comme le Bon larron qu’Il fait entrer sans tarder dans son paradis de bonheur et de gloire.

...

14 septembre 2022 La Croix Glorieuse
La fête d’aujourd’hui plonge ses racines aux premiers siècles de l’Eglise. La méditation du mystère de la Croix n’a pas commencé au Moyen-Age, dont les accents nous sont plus proches et familiers, mais au Cénacle et dans les premières communautés illuminées par la Résurrection. La liturgie de ce jour est tout empreinte de l’enthousiasme des foules qui, au VIIème siècle, accompagnèrent l’empereur Héraclius, qui venait de remporter une victoire sur le roi de Perse, et lui avait repris la vraie Croix dont celui-ci s’était emparé lors du pillage de Jérusalem. L’empereur tint à l’amener lui-même jusqu’au Calvaire, et nous sommes invités à vénérer à sa suite le trophée de notre Rédemption.

Le signe d’infamie, supplice réservé en particulier aux esclaves révoltés, est donc devenu celui de la délivrance de l’esclavage du péché : sur la Croix, le Christ est exalté, dans les deux sens que nous suggèrent l’épître aux Philippiens et l’évangile : élevé sur la Croix pour attirer à Lui tous les hommes, et glorifié par le Père.

En faisant une fête de ce qui fut objectivement le meurtre le plus horrible et le plus injuste de l’histoire des hommes – le « déicide » - l’Eglise nous invite à mettre ensemble les représentations souffrantes et torturées du Moyen-Âge et les Christ glorieux et couronnés des premiers siècles. En effet, le mystère de la patience et de la croix, et celui de la gloire et de l’amour triomphant ne sont qu’un seul et même mystère pascal. Tous les mystiques nous le disent : le passage du monde de la nature au monde de Dieu, sous l’effet de la lumière divine, ne peut se faire sans une véritable mort, peut-être même pire que la mort « ordinaire ». L’entrée dans la lumière de la vie est toujours une agonie, que le Christ a pris sur Lui avec une intensité jamais atteinte par aucun autre humain. Mais ce n’est que l’envers de l’intensité de l’Amour divin. Quand le Christ s’offre sans défense à la cruauté du péché, c’est déjà la victoire de Dieu : Jésus qui ne se défend pas durant la Passion, manifeste la douceur même de Dieu pour l’homme pécheur. L’agonie de l’âme de Jésus à Gethsemani trouve son expression extérieure et complète au Golgotha ; et le sacrifice sanglant de la Croix ne fait que préparer (Parasceve, selon l’ancienne appellation du Vendredi-Saint : « préparatifs », et quels préparatifs ! de la Pâque) l’holocauste de la Résurrection. Nous pouvons désormais nous joindre à ce sacrifice parfait (et au passage ne pas trop vite nous plaindre quand Il daigne nous y associer ! « Ce n’est pas rien d’avoir quelque chose à offrir avec Lui », disait le Cardinal Journet) et entrer de plus en plus avec l’Agneau immolé dans le sacrifice de Gloire. Cette gloire qui nous fait mourir et nous glorifie à la fois.

Rendons grâce en ce jour pour l’achèvement du mystère de l’amour et demandons au Christ souffrant et glorifié de nous y conduire jusqu’à sa pleine réalisation en nous. 

...

14 septembre 2020 Exaltation de la Croix
Le titre ancien de la Fête de ce jour -Exaltation de la Croix- évoque à la fois la réalité du supplice des esclaves, qui était de dresser sur une croix, de manière à faire voir de loin le condamné, comme exemple dissuasif, mais surtout, dans le sens de l’Eglise ancienne, ce retournement de l’ignominie à la gloire, de l’injustice au salut. C’est l’amour qui est victorieux à la croix, c’est l’innocence qui a le dessus sur l’injustice, et cette victoire est totale et définitive. Ce qu’on retiendra désormais de la Passion et de la mort de Jésus, c’est le point d’orgue de la Résurrection, qui montre que la vie ne peut pas mourir. C’est au moment où Jésus remet son âme aux mains du Père qu’Il est glorifié en vérité : c’est le thème patristique du démon qui s’est fait avoir. Il a cru qu’il était arrivé à ses fins en obtenant la condamnation et la mort du Fils de Dieu, mais en réalité, c’est lui qui est vaincu. Jusque dans le signe qui achève la vie terrestre du Sauveur, ce retournement est visible et évident. Cela devrait nous rassurer quand il nous semble -et c’est souvent !- qu’il est encore très puissant dans notre monde et dans nos vies. Les hymnes et les antiennes à la croix, souvent très anciennes, se font l’écho de cette tranquille assurance : l’étendard du Roi qui s’avance en triomphe, l’arbre de vie orné de la pourpre des rois, la balance sur laquelle a été pesée le prix de la Rédemption. A l’orée de l’automne, la croix est élevée contre les ténèbres qui commencent à gagner sur le jour, et on s’achemine vers le second avènement du Fils de l’homme dont nous parleront les derniers dimanches de l’année liturgique. Ainsi s’achèvera le monde, et l’amour de Dieu sera tout en tous. Ne l’oublions pas, ne serait-ce chaque fois que nous traçons sur nous le signe de la croix.

...

14 septembre 2019 La Croix glorieuse
La fête de ce jour est comme un doublet du Vendredi-Saint, mais sous forme glorieuse et rayonnante, après avoir contemplé durant les Jours Saints les souffrances du Sauveur Jésus. Par-delà la méditation du Moyen-Age latin, nous retrouvons la lumière de la liturgie antique et orientale, à Jérusalem en particulier, où la Croix est fêtée avec éclat sur le lieu même où elle fut dressée. La date de ce jour rassemble en fait trois événements : la crucifixion sous Ponce-Pilate, le recouvrement de la Sainte Croix par Ste Hélène, le 14 septembre 320, avec la dédicace du Martyrium sur le lieu même du supplice, aujourd’hui à l’intérieur de la basilique du St Sépulcre, et la restitution de la relique de la croix, enlevée par les Perses et rendue à l’empereur Héraclius, qui la remit au patriarche Zacharie, le 3 mai 630, date à laquelle l’Occident célébra longtemps la fête de l’Invention de la Sainte Croix. C’est donc une symbolique très riche que la liturgie nous propose, avec comme fondement la Passion bien réelle du Sauveur, mais déjà en quelque sorte teintée de la gloire promise. Cet équilibre est celui du cœur de notre foi : quand nous souffrons, il nous est bon de ne pas oublier ce que cette souffrance peut devenir, jointe à celles du Seigneur Jésus, qui les a toutes assumées : un signe de l’amour divin pour chaque homme. Et quand nous contemplons le Christ en gloire, nous ne saurions oublier non plus le prix fort auquel Dieu a consenti pour que nous y soyons conviés. On peut dire que tout se paie et en même temps que tout est gratuit et surabondant, sans proportion avec la dette du péché et de la mort même. Il n’y a pas d’autre sens à la vie humaine en attente de l’éternité bienheureuse.

15 septembre 2022 Notre-Dame de Compassion
La petite servante du Seigneur a toujours vécu à l’ombre immédiate de son Fils. Elle n’a voulu être que pour Lui, dans une disponibilité sans faille et un amour qu’Il s’est attaché à faire grandir jusqu’à l’Assomption. Le Cardinal Journet aimait à dire qu’Il s’est fait le pédagogue de l’amour de sa Mère : c’est dans cette lumière qu’il faut comprendre certaines paroles un peu déroutantes : « Ne saviez-vous pas que je dois être aux choses de mon Père ?... Femme qu’y a-t-il entre toi et moi ? » Le sommet de sa vie terrestre est sans conteste l’épisode de la croix, et pour plusieurs raisons. D’abord, Elle manifeste par sa présence à ce moment suprême quelque chose de la surabondance de l’Amour divin : Elle ne rajoute rien à la perfection du sacrifice du Fils Unique, mais Elle en manifeste comme une dimension maternelle. Ainsi l’amour que nous recevons de Dieu peut réellement apporter un rayonnement qui nous est propre en ce monde de ténèbres, et ce n’est pas rien ! Ensuite, sa « compassion » n’est pas une consolation d’abord humaine, un peu comme on se trouve, impuissant, au chevet d’un mourant en lui tenant la main pour qu’il ne se sente pas seul. Si Elle avait enlevé une peu de la souffrance rédemptrice, Elle se serait mise en travers du projet divin. Alors, Elle souffre, certes, au-delà de tout ce qui est concevable, mais sans se plaindre, sans mettre aucune limite au don de son cœur et en s’offrant totalement avec son Fils : d’où son titre de « co-rédemptrice ». Elle se coule tout entière dans le don de son Fils en se donnant Elle-même sans réserve. Et cela Elle le fait pour l’Eglise, à laquelle Elle est donnée pour Mère en la personne de l’apôtre bien-aimé. Elle est même l’Eglise tout entière à ce moment, puisque les Apôtres ont presque tous fait défection ; toute la sainteté de l’Eglise est comme condensée dans son cœur immaculé, et c’est là qu’au long des siècles, l’Eglise viendra puiser en silence, surtout aux heures de détresse. Ensuite, avec St Jean devenu son fils adoptif, Elle terminera sa vie d’ici-bas dans le silence de contemplation de ces heures insondables où tout a été dit de l’Amour de Dieu pour les hommes.

Que Notre-Dame de Compassion, spécialement vénérée en notre monastère, nous redise toutes ces choses, nous garde dans l’espérance quoi qu’il arrive, nous apprenne à donner notre vie de manière toujours plus complète et parfaite, pour que puisse fleurir autour de nous la joie de la résurrection.

...

15 septembre 2020 - Notre-Dame de Compassion
La dévotion aux douleurs de la Vierge trouve son fondement dans la parole prophétique de Syméon : « Un glaive de douleur te transpercera l’âme. » Qui, plus qu’Elle, a su suivre de plus près son Fils dans sa vie et sa mission ? Comme Lui-même était promis à la Croix, Elle sut dès ses premiers pas ce que cela voudrait dire et qui allait se vérifier jusqu’au moment suprême, qui ferait d’Elle au sens le plus haut « Notre-Dame de Compassion ». Car c’est sans doute là que se situe le sommet de l’amour de Marie pour le Père et son dessein de salut, pour son Fils et l’offrande de sa vie pour nous. L’Assomption ne sera que la conséquence ultime de ce don sans limites et sans retour, qui déborde aussitôt sur toute l’humanité en la personne de l’apôtre St Jean. L’amour de Marie suit de près celui du Fils bien-aimé, il se calque sur le sien et en manifeste l’étendue et la profondeur. Tout comme la croix est la manifestation sensible et extérieure de l’amour divin pour les hommes, la présence de Marie à la croix participe à ce trop-plein qui montre la folie de la charité divine. C’est là qu’Elle trouve la force de se tenir debout, dans la dignité qui assume pleinement ce qui lui est demandé. Sa foi ne doute pas de l’issue des événements, Elle n’aura même pas besoin de se rendre au tombeau, puisqu’elle sait qu’il est vide.

Il est toujours difficile d’être aux côtés de quelqu’un qui souffre : on craint les mots de trop, les attitudes maladroites, les silences embarrassés. Et pourtant, on sait qu’une présence même impuissante et compatissante est précieuse, parce quand on n’est pas seul à souffrir, la souffrance n’est déjà plus tout-à-fait la même. Que la Vierge des Douleurs nous guide en de telles circonstances, qu’Elle ne permette pas que nous soyons jamais indifférents à la peine et à l’épreuve d’autrui, et qu’Elle nous apprenne à mettre au pied de la Croix de son Fils tout ce qui nous meurtrit. Une souffrance qui n’est pas offerte avec celle de Jésus ne sert à rien, elle nous écrase ; quand nous avons la simplicité de la Lui confier, elle L’aide à sauver le monde aujourd’hui.

St Matthieu 21 septembre 2021
Matthieu le publicain : tout était dit, semble-t-il, en désignant ainsi ce fonctionnaire dont on ne sait à peu près rien par ailleurs. Le titre est peu flatteur dans l’opinion. Son père, Alphée, avait déjà le même métier à Capharnaüm. Etait-il honnête ou rapace, se bâtissant une fortune comme Zachée ? Il avait assez de moyens, en tous cas, pour fêter sa conversion en nombreuse compagnie, et il n’hésite pas à abandonner son métier pour suivre le Christ qui l’a séduit, ce qui laisse à penser qu’il était capable de l’enthousiasme de la jeunesse et pas trop enchaîné aux facilités d’une existence agréable. Il exerçait son métier sur le territoire d’Hérode Antipas, et il était probablement au service de ce souverain local, sans être fonctionnaire romain ; ou peut-être encore responsable de l’octroi de la ville pour son propre compte, pratique courante et lucrative à l’époque. Il devait savoir écrire, pas seulement en araméen, sa langue maternelle, mais aussi en grec, avec sûrement des rudiments de latin, ce qui le met déjà sur la piste de l’évangéliste qu’il deviendra. C’est Papias, un auteur du 1er siècle, qui parle en premier de lui, repris par Eusèbe de Césarée. Il parle d’une première collection des paroles et des actes de Jésus, rassemblée dans un original araméen perdu mais dont Origène, Irénée et Eusèbe gardent le souvenir. La traduction grecque, de l’avis unanime, est tellement bonne qu’elle n’est pas simplement une transposition du texte primitif : elle est depuis toujours considérée comme étant de lui. Jésus savait donc bien qui Il appelait ce jour-là. De tous les évangélistes, il est celui qui parle le plus souvent de l’argent (12 fois), il connaît les termes propres du fisc, des finances, de la monnaie. Il décrit aussi avec précision la géographie, les coutumes juives, les prescriptions rituelles, les partis. Son but est de montrer que Jésus est le vrai Messie attendu par Israël et donné à toutes les nations ; il aide les chrétiens à répondre aux calomnies et aux objections de leurs adversaires. Accueillons son témoignage comme une invitation à entrer déjà dans le Royaume inauguré par ce Jésus qui invite à sa table non pas les justes, mais les pécheurs qui veulent se convertir.

...

St Matthieu 21 septembre 2017
C’est l’évangéliste lui-même qui raconte sa conversion, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, un peu comme St Jean parle du disciple que Jésus aimait. Pudeur ou modestie, ou comme le commente St Jérôme, un manière assez fine d’encourager les pécheurs : si lui, le publicain, s’est laissé séduire par Jésus en un instant, personne ne devrait désespérer de la miséricorde. Jésus, donc, n’a pas tardé à accepter dans le groupe de ses intimes un homme que les conventions de l’époque considéraient comme indigne. Un publicain ne pouvait être classé que parmi les pécheurs publics, un catégorie honnie qui collaborait avec l’occupant et se servait largement au passage, manipulant l’argent considéré comme impur à cause de sa provenance souvent douteuse. Or, Jésus n’exclut personne de son amitié, et il justifie clairement leur présence à table si besoin. Car c’est cela, l’évangile : c’est l’offrande de la grâce aux pécheurs. St Matthieu est ici un exemple lumineux : celui qui est apparemment le plus éloigné de la sainteté peut devenir un modèle, et ces premiers appelés sont des gens simples voire méprisés : rien de plus détestable qu’un collecteur d’impôts, rien de plus commun que la pêche, dit St Jean Chrysostome. L’effet de cette amitié est immédiat : Matthieu répond à l’invitation inespérée sans hésiter, ce qui le prive sur le champ d’une source confortable de revenu. Il comprend en un regard qu’il ne peut continuer une activité désapprouvée par Dieu. Il y a des choses incompatibles avec l’amitié divine. Que son évangile nous encourage à entendre encore l’appel de Jésus à tout quitter pour Le suivre, pour être les témoins infatigables de la miséricorde qui sauve.

22 septembre 2020 - St Maurice et compagnons, martyrs
Un conflit de loyauté : voilà ce qui a conduit au martyre St Maurice et ses compagnons. Dans tous les états de vie, on peut connaître ce genre de dilemme, où la conscience peine à trouver un chemin entre des exigences contradictoires : jusqu’où et à qui faut-il obéir, et à quelles conditions commence le devoir de désobéissance ? Le mensonge est-il tolérable, pour sauver sa peau ou celle d’êtres chers et estimés ? Quelle est la valeur d’un serment et demeure-t-il imprescriptible en toutes circonstances ? Ce genre de question qui est tout autre que théorique peut se bousculer dans la conscience sans crier gare et prend des accents cornéliens qu’on ne peut éluder. La réponse de Maurice à l’empereur Maximien, qui ne tolérait pas que son pouvoir soit égratigné par ces soldats rebelles à la religion de l’empire, est d’une très haute noblesse : « Nous sommes, empereurs, tes soldats. (ce qui voulait dire : nous sommes tenus par le serment qui nous lie à l’état et à ta personne -ce qui est désigné en latin par le mot sacramentum, qui désigne un acte sacré où la religion est impliquée). Mais nous sommes aussi, nous le confessons librement, les serviteurs de Dieu. A toi, nous devons le service militaire ; à Lui, une conscience pure. De toi, nous recevons la solde pour notre dévouement ; de Lui, le début de la vie éternelle. Nous ne pouvons te suivre en ceci (offrir un sacrifice aux idoles) sans nier l’Auteur de la vie, qui est aussi, que tu le veuilles ou non, ton Dieu et Père. Nous sommes volontiers dévoués à la défense contre tes ennemis, mais  il nous est impossible d’attenter à la vie d’innocents, car ce serait un crime. » Le discours continue longtemps, comme une plaidoirie sénatoriale, en développant ces arguments. Ce qui donne des critères précieux pour toute situation de ce genre : on en peut jamais sacrifier à la conscience, même si elle se doit d’être éclairée. On ne peut l’invoquer à la légère, mais on ne peut être contraint de lui désobéir ; ce qu’il faut désirer, c’est un dévouement envers une cause plus haute et plus noble, qui engage tout l’être jusqu’à la mort si nécessaire, en consentant à payer soi-même le prix fort. Innombrables sont ceux qui ont répondu à cet appel. Ne doutons jamais qu’ils nous aident dans nos choix qui nous font préférer en toutes choses et en définitive l’Auteur de tout bien.

25 septembre 2023 St Nicolas de Flüe
« La paix est en Dieu, car Dieu est la paix. »

Les vérités les plus hautes s’énoncent en peu de mots. Ce que notre saint national adressait aux confédérés peut être considéré comme un sommet et un résumé de sa vie si féconde, qui fut une montée constante vers le ciel. Dans les moments cruciaux de l’histoire, il nous montre là que ce qui semble perdu aux yeux des hommes peut être sauvé si l’on va puiser en Dieu ce qui nous fait défaut, si on ne prétend pas puiser en soi les fondements de son existence.

On peut dire que Nicolas du Flüe est un saint particulièrement complet : il est passé de la vie de jeune homme célibataire à l’état de mariage, puis à la vie érémitique qui est le sommet de la consécration à Dieu, aux dires de notre Père St Benoît. Il a aussi cumulé les fonctions publiques, appelé par ses concitoyens qui vénéraient son équité et sa sagesse, conseillé jusqu’aux plus hautes personnalités qui lui demandaient ses avis. Sa vie mystique ne nous est connue qu’à travers quelques prières et maximes dépouillées à l’extrême, et son fameux tableau de la Trinité.

On peut retenir deux traits essentiels de sa présence chez nous. D’abord une docilité stupéfiante à l’appel de Dieu, déroutante à nos yeux modernes : paraître abandonner foyer, femme et enfants en pleine force de l’âge, pour mener une vie très austère à une encablure des siens, c’est déraisonnable. Pour que sa famille l’ait accepté sans broncher, il fallait une force de persuasion hors du commun, une cohérence de vie sans faille, la conscience vive et partagée que la vie avec Dieu est supérieure à tout. Lorsqu’il part pour l’Alsace, pensant y rejoindre ceux que l’on appelait les « amis de Dieu », une vision nocturne lui fait rebrousser chemin à Liestal : on pense à St Joseph bousculé sur les chemins de Palestine et d’Egypte. Dès lors, il ne bougera plus jusqu’à sa mort, et le chemin devient intérieur. C’est la deuxième caractéristique qu’on peut retenir de lui : nourri de Dieu exclusivement (difficile de dire, en effet, qu’il vivait de l’Eucharistie en la recevant environ 5 fois par an…), toute sa force vient de Lui, manifesté par le miracle du jeûne absolu des 20 dernières années de sa vie. Il montre de manière simple et tangible la fécondité d’une vie qui a tout donné à Dieu sans retour. Il a vraiment quitté le monde, il ne va pas à lui, mais c’est le monde qui vient à lui.

Qu’il prie encore aujourd’hui pour sa terre d’origine, si engoncée dans un matérialisme épais et un dramatique oubli de Dieu et des réalités éternelles. Qu’il redonne à nos compatriotes et à nous-mêmes la soif de Dieu pour que nous trouvions en Lui la paix et le vrai bonheur.

...

25 septembre 2022 St Nicolas de Flüe
A bien des reprises, notre saint national a prouvé qu’il continue au ciel à faire du bien sur la terre, selon la formule de la petite Thérèse qu’il s’efforce sans nul doute de mettre en oeuvre comme tous les saints du paradis, chacun à leur manière. L’impact momentané qu’ils ont sur leur temps est ainsi démultiplié aux dimensions de l’éternité. Ils sont autant admirables qu’inimitables, au sens où chaque vie est unique, mais en étant le fruit d’innombrables influences qui sont comme le terreau où fleurit leur beauté propre et irremplaçable. Ce qu’ils ont vécu à leur époque, parfois si différente de la nôtre, nous apporte une lumière qui peut nous guider utilement, précisément parce que c’est un autre regard sur notre réalité présente. La trajectoire de vie de St Nicolas, si étonnante à nos yeux modernes, a déjà en elle-même quelque chose d’important à nous dire. La première partie de son existence a été intensément engagée, mise au service de sa famille, de sa patrie, de sa foi. Simple paysan illettré, il a eu une influence reconnue par tous ceux qui l’ont côtoyé ; il était pour les siens une référence de valeur. Il aurait pu se contenter de cette réalisation appréciée universellement et finir ses jours en petit notable qui laisse à ses enfants un bel héritage amassé par ses efforts. Pourtant, non, ça ne lui suffisait pas : il semble que quelque chose manquait et ce quelque chose était essentiel pour lui. C’est la seconde partie de sa vie, où, sous l’inspiration de l’Esprit, il se retire dans la solitude pour n’appartenir qu’à Dieu seul. Tout le reste semble n’avoir plus d’importance, et c’est choquant pour beaucoup, hier comme aujourd’hui. Mais très vite, il laissera le monde le rattraper et son ermitage du Ranft deviendra un haut-lieu de sagesse recherché par les grands de ce monde. Il n’aurait à peu près certainement pas eu ce rayonnement s’il était resté simplement à la maison. C’est donc en renonçant à une influence directe qu’il a pu aider tant d’âmes en quête de vérité.

La fin du XIVème siècle est marquée par de grands bouleversements. Depuis longtemps, les bras noueux de la Suisse primitive, petit pays alpin pauvre en ressources naturelles, n’ont rien de mieux à faire que de s’engager dans ce qu’on appellera plus tard le service étranger. Ils se tailleront une réputation de soldats loyaux et valeureux, partagés entre les grandes puissances qui régnaient sur une Europe morcelée en une infinité d’états de grandeur contrastée. Ils se retrouvaient parfois à devoir se battre entre factions ennemies, alors qu’ils étaient frères d’un même pays. Soldat lui-même, Nicolas sait la complexité d’une telle situation, et il perçoit l’enjeu de cet engagement contradictoire. C’est là qu’il vit intensément sa foi, qui le mènera un jour à renoncer aux armes, non par pacifisme irresponsable, mais pour un témoignage plus éclatant, ce qui est toujours une mise en cause plus ou moins directe des valeurs en cours. Il est aussi une sorte de visionnaire qui voit plus loin dans le temps. Un petit exemple pas très connu le fera comprendre mieux que des analyses métaphysiques. C’est l’affaire de la clôture, comme on l’a appelée. Dans la lettre aux confédérés, il dit en effet qu’il ne faut pas « pousser trop loin la clôture ». Cela touche globalement un problème du temps, qui était un peu partout des guerres d’hégémonie visant à arrondir les possessions des états, mais plus encore quelque chose de beaucoup plus courant et immédiat dans les coutumes paysannes. A cette époque le système juridique connaissait une profonde mutation, avec la redécouverte du droit romain (donc païen) que la Renaissance adoptera de manière unilatérale. Jusque-là, les coutumes qui régissaient la société paysanne protégeaient surtout la collectivité. L’individu ne pouvait survivre sans des efforts communs constants et une solidarité strictement codifiée. Or, maintenant, l’individu revendiquait de plus en plus de droits. La propriété foncière était de plus en plus clôturée, aux dépens des prairies exploitées en commun. St Nicolas mettait donc ses concitoyens en garde contre la convoitise et l’intérêt personnel : que dirait-il aujourd’hui, où nous sommes rendus à l’extrême de ces tendances encore embryonnaires à son époque ? Voilà comment la foi induit des comportements vertueux que même le droit n’est en lui-même pas capable de produire. L’inspiration qu’elle met dans les réalités les plus matérielles soulève la pâte du monde comme un ferment, indispensable à la survie. Que Bruder Klaus puisse être encore aujourd’hui un guide et une lumière pour nous et au-delà de nos frontières.
,...

25 septembre 2021 St Nicolas de Flüe
St Nicolas était pleinement homme de son temps. Paysan, époux et père de famille comme la plupart à cette époque, s’engageant pour le bien commun comme juge et soldat. Qu’aurait-il pu désirer de plus et de mieux ? Une vie chrétienne était ainsi pleinement réalisée. Or, Dieu lui montre une autre voie, qui semble tenir tout cela pour rien, comme si ça ne suffisait absolument pas. De tous temps, il est vrai, des âmes éprises d’absolu ont déconcerté leur entourage par ces choix que ne justifie aucune considération humaine. Il ne manquait rien à sa vie, sinon cet essentiel, la perle rare et le trésor de l’évangile qui ne se trouvent que quand on renonce effectivement à tout le reste. C’est la réponse à l’amour sans partage que Dieu voue à chacune de ses créatures, mais que certains perçoivent avec plus d’acuité que d’autres. On pourrait même dire que c’est dans la mesure où St Nicolas s’est donné sans partage à sa famille, son pays, ses concitoyens, qu’il a entendu cet appel à quitter tout cela, sous cette forme déroutante d’un ermite sans cesse en lien avec les âmes qui lui ressemblaient et qui venaient chercher auprès de lui lumière, conseils et encouragements.

Il s’insère en même temps dans un courant très fort de ce Moyen-Age finissant, à la veille de la Réforme, marqué par des décadences scandaleuses et des fulgurances mystiques. La Renaissance pointait déjà en Italie, avec laquelle des liens étroits d’étaient tissés dans nos vallées alpines par le service mercenaire, et avec elle la fascination du paganisme antique, la redécouverte du droit romain qui allait submerger la lente pénétration de la foi chrétienne dans les institutions. En même temps, innombrables étaient ceux qui suivaient les traces de Ste Hildegarde, de Ste Gertrude et des deux Mechtildes, et plus avant Maître Eckhart, Tauler et Suso, les mystiques rhénans. Les manuscrits circulaient, qui forgeaient une âme commune de ceux qu’on a appelés les Amis de Dieu. Car de fait, entre amis de Dieu, on se reconnaît par le haut, et cette force surnaturelle compense tant de misères et de violences ! Les caractéristiques de la vie spirituelle de ce temps sont : d’abord une dévotion croissante envers la Sainte Eucharistie, ensuite la contemplation de la Passion du Sauveur, avec une répartition des moments selon les heures de l’Office, comme le lui avait enseigné Heini am Grund, son confesseur. Son jeûne n’était pas non plus exceptionnel : une Ste Lidwine le pratiqua aussi avant lui, et elle était très malade, alors que lui était en bonne santé. Ni non plus cette imbrication de la vie mystique avec la vie sociale et politique, selon l’exemple d’une Ste Jeanne d’Arc qui venait alors d’être réhabilitée par l’Eglise, en 1456.

Chaque saint est unique, reflet impossible à copier de la gloire et de la charité de Dieu. On peut dire que St Nicolas a été unique au superlatif. Mais il demeure, comme un tissu de paradoxes, un appel et un exemple pour tous les temps troublés. Car Dieu peut être tout en tous temps, et ça ne dépend même pas de circonstances plus ou moins favorables. Qu’Il nous donne aujourd’hui de vivre intensément de Lui pour qu’il puisse donner encore à notre monde la paix et la joie.

...

25 septembre 2020 St Nicolas de Flüe
Ce n’est sûrement pas sans raison qu’une sorte d’instinct de foi attribue à frère Nicolas la constitution de cet état singulier qu’on appelle la Suisse. Pays alpin, plutôt pauvre, sans grand relief culturel et politique, en marge des grandes monarchies qui se partagent alors l’Europe, elle se constitue comme une sorte d’exception qui finit par devenir un modèle d’équilibre réputé pour sa paix sociale, son sérieux en tous domaines, son acharnement au travail, sa loyauté et son sens de l’accueil. St Nicolas est fils de ce pays, on pourrait dire ontologiquement. On pourrait imaginer que son influence difficilement quantifiable sur ce que nous sommes devenus est due à une intelligence exceptionnelle, des études très poussées, une science humaine et théologique hors de pair. Quand quelqu’un est repéré comme doué dès sa jeunesse, on le fait étudier, n’est-ce pas ? Lui n’a jamais su lire ni écrire, et il semble ne pas s’en être préoccupé. A quoi donc est due son influence, par quels canaux l’a-t-il exercée, quels buts a-t-il poursuivis ? Là aussi, tout est hors cadre et assez déroutant. Mais ce qui est sûr, c’est que ça quelque chose à voir avec la foi qui est le cœur de sa vie.

Dostoïevski remarque avec finesse qu’il y a deux sortes d’intelligence, l’une qu’il appelle principale et l’autre secondaire. La première étant de beaucoup la plus précieuse, mais aussi la plus pauvre, tellement qu’elle peut facilement être muette et passer inaperçue, y compris de ceux qui en vivent. Ces deux sortes d’intelligence sont présentes à la crèche : ce sont les bergers et les mages. Eux seuls y ont accès, comme à la croix, d’ailleurs. C’est donc quelque chose de primordial pour ce qu’on appelle la contemplation, qui n’est pas seulement ni même peut-être d’abord un acte d’intelligence, mais de contact avec la Réalité qui est Dieu, et où St Nicolas est aussi un maître. C’est la pureté du cœur qui garantit la vraie connaissance, plus par intuition que par raisonnement ; non que la raison soit méprisable ou suspecte, car elle permet des clartés plus précises. Mais elle peut éloigner de l’ombre lumineuse de la foi, cette intuition confuse qui nous guide au milieu de la nuit, en faisant désirer les idées prestigieuses qui font naître en nous le désir présomptueux d’échapper définitivement à l’obscurité. Il arrive donc que des gens très formés intellectuellement bâtissent sans s’en rendre compte une couche étanche entre le cerveau et le cœur, et perdent ainsi le contact avec la Réalité, ce qu’on appelle communément le bon sens, qui s’applique aussi aux choses de Dieu. Les grands théologiens étaient aussi de grands contemplatifs, en ce sens au même niveau qu’un St Nicolas illettré : là, les mages sont aussi pauvres que les bergers, et c’est un grand bonheur quand ils sont empêchés d’avoir recours, pour un temps, aux raisonnements et aux discours. C’est un peu comme un Jean-Sébastien Bach poursuivi par l’ange de la musique quand il écrivait ses Passions et pleurant de parvenir si mal à capter le message.

De fait, la vie intérieure de Bruder Klaus est extrêmement épurée, simplifiée, tenant en quelques mots brûlants que nous connaissons et qu’on ne pourra jamais épuiser, même à son école. Et c’est là ce que venaient chercher les grands et les petits de ce monde qui se côtoyaient dans sa cellule nue et fruste, à l’image de son dépouillement intérieur. Les uns et les autres ne cherchaient pas une doctrine originale et exceptionnelle, une sagesse d’initié tirée d’un cerveau génial, mais la sève très simple et inépuisable de l’évangile vécu dans un quotidien sans relief, parce que c’est notre cas à tous. Ce que résume ainsi une autre amie de Dieu, plus proche de nous dans le temps, Madeleine Delbrêl :

« Nous sommes des prédestinés à l’extase, tous appelés à sortir de nos pauvres combinaisons, pour surgir heure après heure dans Votre plan. Nous ne sommes jamais de lamentables laissés pour compte, mais de bienheureux appelés, appelés à savoir ce qu’il Vous plaît de faire, appelés à savoir ce que Vous attendez à chaque instant de nous, des gens qui Vous sont un peu nécessaires, des gens dont les gestes Vous manqueraient si nous refusions de les faire : la pelote de coton à repriser, la lettre à écrire, l’enfant à lever, le mari à dérider, la porte à ouvrir, le récepteur à décrocher, la migraine à supporter, autant de tremplins pour l’extase, autant de ponts pour passer de notre pauvre, de notre mauvaise volonté au rivage serein de Votre bon plaisir. »

...

25 septembre 2019 St Nicolas de Flüe
     Sonderfall Schweiz : Y en a point comme nous, disent les vaudois, en écho à leurs concitoyens d’Outre-Sarine qu’ils ignorent superbement, d’habitude, mais avec les lesquels ils ont en commun ces chromosomes qui ont fait ce pays à nul autre pareil. Nous ne savons rien faire comme les autres, pas même les saints. Rien qu’à voir son portrait et son accoutrement, notre cher St Nicolas était vraiment un original. D’abord soldat, mais se refusant à la guerre et à la violence, magistrat, mais sans se laisser corrompre, père de famille qui la quitte sans crier gare, laissant son épouse se débrouiller avec sa nombreuse progéniture. Il y a quelque chose de la rudesse de Jean-Baptiste en lui, ou des pères du désert dans son jeûne absolu, mais rien n’est normal dans cette vie qui finit dans une thébaïde singulière, elle aussi : être ermite à 500 m de la maison familiale, confessant sans être prêtre les grands de ce monde et dévoré par les foules qui le dérangent sans cesse dans sa contemplation. On peine à trouver un fil rouge dans cette existence bousculée de part en part qui étonne, voire scandalise plus d’un, de son vivant déjà. C’est donc que le fil rouge est très intérieur et très souterrain, invisible pour les yeux. On pourrait dire que c’est la foi en la Providence, et sa vocation est fondamentalement d’être bousculé, à rebours de ce qu’il aurait spontanément choisi, en tous cas selon les dons humains que Dieu lui avait faits. Je suis toujours ébahi de ces siècles de foi, où rien n’est étonnant, parce qu’on sait à chaque pas que Dieu est là, et qu’il est normal qu’Il nous demande des choses imprévues, c’est-à-dire à sa mesure. Car la volonté de Dieu nous est toujours signifiée par les événements dans lesquels Il nous plonge. Nous n’avons pas à chercher ailleurs de quoi Lui plaire, sinon de coller au plus près, au plus bas, à ce qu’Il nous permet de vivre, en le recevant comme un don précieux, sans perdre de temps, avec tout l’amour dont nous sommes capables. Pressé par un dominicain de passage, en 1469, il explique tout cela avec une ingénuité déroutante, sous le sceau du secret, en lui faisant promettre de n’en rien dire avant sa mort. Il y parle de sa grande révérence et dévotion envers le Vénérable Sacrement du Corps et du Sang de Jésus-Christ, de son respect pour le sacerdoce -chaque fois que je voyais un prêtre, il me semblait voir un ange de Dieu- du tourment de sa vocation -la lime de la purgation et l’aiguillon de l’accélération, c’est-à-dire une grave tentation qui ne me laissait aucun repos ni le jour ni la nuit- et le dénouement qui lui vint de son confesseur, qui l’engage à méditer la Passion du Seigneur, en lien avec les heures de l’office. Mais comme il ne pouvait donner à Dieu le temps qu’il souhaitait, il en vint peu à peu à désirer cette vie de retraite et de pauvreté totale dans laquelle il acheva sa vie, et Dieu fit en sorte que ce soit possible.

Sommes-nos prêts, nous aussi, à nous laisser pousser par l’Esprit de Dieu, dans une liberté souveraine, à quelque âge que nous soyons, dans quelque état de vie qu’Il nous ait conduit jusqu’ici ? Notre paix intérieure, notre fécondité secrète, notre bonheur déjà ici-bas, sans parler de notre bonheur éternel, sont à ce prix. Croyons vraiment que sa force nous est donnée goutte à goutte pour cette œuvre à nulle autre pareille, qui est notre nom nouveau, recréé à son image.

 

***

St Nicolas de Flüe 25 septembre 2016
Il est sans doute hautement significatif que le Patron de la Suisse, à l’aube des temps modernes, soit ce saint vraiment original, à nul autre pareil : il termine ses jours dans une contemplation incroyablement épurée, après avoir connu tout ce que le monde pouvait lui offrir de mieux et qui aurait suffi à remplir plus qu’honorablement sa vie. Oui, il est tout-à-fait l’un de ces suisses aux bras noueux, d’une indépendance farouche et d’une foi entière, paysan de montagne illettré, mais pas idiot, pieux mais pas bigot, capable d’être un chef de famille aimé et respecté, de gérer un domaine et de construire de ses mains une belle maison que l’on peut encore visiter et admirer. Sa douceur et son équilibre tranquille le font remarquer jusque dans le métier des armes et l’exercice du droit : il avait tout pour réussir et pour grader. Apprécié de tous et aimé des siens, on penserait qu’il aurait pu devenir un saint laïque en restant dans le monde- Dieu n’en demande pas tant !- et rien qu’en faisant ce qu’il faisait. Pourquoi donc a-t-il fallu qu’il lâche tout cela, qu’il semble abandonner femme et enfants pour mener une vie érémitique à moins d’un km de sa maison où il ne remonta jamais ? Il faut en premier lieu le blanchir d’une accusation de mauvais époux et père qui fait long feu, jusqu’à fournir des arguments aux opposants à la canonisation de Dorothée : non seulement il l’a consultée, mais elle a donné son plein accord, ainsi que leur fils aîné au nom des enfants. Nous sommes encore en plein Moyen-âge, où Dieu était clairement perçu comme le sommet de la vie sur la terre et dans l’autre, et où tout projet qui Le magnifie et Le sert trouve un assentiment empressé et normal chez tout croyant. Oui, le désir de n’appartenir qu’à Lui était en soi meilleur qu’une vie de famille comblée, une carrière réussie, une notoriété flatteuse. Ce don total, on le croyait en ce temps, était promis à une fécondité dont sa famille serait d’ailleurs la première à bénéficier.
Tout ce qu’il fait ensuite peut se désigner sous un mot : détachement ou dépouillement. Comment ne pas être touché de cette cellule minuscule, avec un banc et une pierre pour tout mobilier, lui qui avait connu l’aisance au sommet de la société paysanne de l’époque ? Même chose pour le vêtement, le chaud et le froid, et le couvert –là on peut dire qu’en fait ce n’est même pas nécessaire, puisqu’il ne mange pas ! Difficile d’être plus austère. Quant à sa prière, elle est à l’image de ce cadre dépouillé. Elle se résume en quelques phrases bien connues, à cette méditation trinitaire mises en tableau seulement après sa mort, qui nourrit une contemplation presque sans paroles. Paradoxalement aussi, la place de l’Eucharistie. On dit qu’il ne vivra que d’elle durant les 20 dernières années de sa vie, ce qui est beaucoup dire, puisqu’il ne communie que 5 fois par an, selon la coutume du temps. Mais quand, de la petite fenêtre de sa cellule, il voit dans la chapelle le prêtre communier, il dit en éprouver une joie plus grande que s’il communiait lui-même. Suprême détachement qui n’est que l’envers de son attachement exclusif pour son Seigneur et son Dieu ! C’est dans cette faim acceptée jusqu’au fond qu’il est comblé, c’est dans ce dénuement intérieur et extérieur qu’il ne lui manque rien de cette seule richesse qui ne déçoit pas. Il est un saint pour temps de désert, juste avant la Réforme qui dévastera l’Europe et notre pays. Il ne demande rien, se détache de tout et reçoit tout, en une telle abondance qu’elle redéborde sur tous ceux qui l’approchent, de près ou de loin. Il nous fait entrevoir qu’une vie chrétienne authentique, une vie de consacré est une chose infiniment simple et qu’elle ne l’est jamais assez, réduite à un essentiel sans cesse à creuser. C’est là l’Unique Nécessaire qui unifie la vie, anticipation lumineuse de l’éternité où Dieu sera tout en tous. Qu’il nous aide à rechercher sans compromis Dieu qui mérite que nous lâchions tout pour Le trouver, L’aimer comme une préférence inégalée, Le servir dans une joie que Lui seul peut donner.

29 septembre 2023 Saints Archanges Michel, Gabriel et Raphaël
Quand nous célébrons les SS. Archanges, nous proclamons plusieurs vérités lumineuses de notre foi. D’abord, que Dieu crée non seulement les êtres visibles, mais aussi les invisibles, comme le chante le Credo, cette multitude de créatures spirituelles qui L’entourent et Le servent de toute éternité. Dieu n’est jamais seul, et la plénitude de son Etre déborde par amour dans toutes ses créatures. Ensuite, il y a comme une hiérarchie de splendeur maintes fois nommée par la liturgie : les chérubins et les séraphins qui sont sa garde rapprochée, les puissances et les dominations qui sont comme son bras pour diverses missions, jusqu’aux petits anges gardiens que nous fêterons bientôt. Les noms les plus connus sont les 3 archanges fêtés aujourd’hui, toujours cités dans le même ordre, qui nous suggèrent par décalque les trois missions essentielles de tous les serviteurs de Dieu. D’abord, la proclamation de son Nom, la publication de ses merveilles : « Qui est comme Dieu ? » Ce cri d’amiration et de louange n’est-il pas le tout de la vie monastique, qui ne sert à rien, sinon à redire sans fin que Dieu est formidable, qui veut Le remercier du seul fait qu’Il existe : « Nous Te rendons grâce pour ton immense gloire ! » Ensuite, le service du prochain sous toutes les formes qu’il peut revêtir, déployant la force de l’amour partout où il est nécessaire, dans toutes les circonstances où la faiblesse a besoin de lui : « Force de Dieu », que les Pères mettent en lien avec l’Incarnation. En venant annoncer à la Vierge la venue du Sauveur, Gabriel la revêt de force pour ce gigantesque redressement du péché et de la mort. Et enfin, pour cette même œuvre de salut, « Dieu guérit » comme celui qui accompagne le jeune Tobie pour rendre la vue à son père aveugle. Se dédier à la louange, se dévouer à la charité multiforme, soigner toute souffrance rencontrée : n’y a-t-il pas là de quoi remplir un bel itinéraire de vie qui dilate l’amour divin et fait respendir sa création tout au long de sa douloureuse et splendide histoire ? Que les Saints Archanges soient toujours à nos côtés pour nous aider à le réaliser humblement là où Dieu nous a placés.

...

29 septembre 2022 Saints Michel Gabriel et Raphaël, Archanges
La sagesse admirable de Dieu dont parle l’oraison de la fête d’aujourd’hui préside à un ordre des dispositions divines, qui assigne à ses premiers serviteurs un rôle premier dans le plan de la création. On sait en effet que ces êtres lumineux sont comme nous doués de liberté, et qu’ils ont aussi à choisir en pleine conscience entre le bien et le mal. Ils sont donc confrontés en première ligne à cette lutte qui est notre lot sur la terre. Ce combat qui embrase le ciel et la terre ne cessera qu’à la fin des temps, il fait notre douleur et notre grandeur. Mais Dieu ne nous laisse pas seuls à le subir : les trois figures d’archanges ont chacune quelque chose de précis et de personnel à voir dans cette lutte :

Michel est le champion de Dieu et le défenseur de sa gloire et de ses droits ;

Gabriel, l’ange de l’Annonciation, annonce l’issue positive de la lutte des origines par la mort et la Résurrection du Sauveur ;

Raphaël est celui qui guérit les corps et les âmes, faisant échec à cette sorte de mal – la souffrance physique et morale- dont personne n’est exempt dans sa vie sur la terre.

Il y a donc collaboration intime entre eux, car on ne peut s’imaginer qu’il puisse y avoir une concurrence ou une jalousie entre ceux qui défendent la même cause : au ciel, il n’y a que des amis. La sainteté, qui prend racine dans la louange divine, et c’est la première tâche des anges, est collaboration souriante, courageuse et efficace au service de tous. La bonté de Dieu est ainsi secondée par ces relais puissants et fait échec au mal et à la souffrance, nous met sur le chemin des meilleurs choix, nous soutient dans la fatigue de ce combat quotidien et nous permet de rester dans la paix au milieu des contradictions et des soucis.

Ce n’est pas pour rien qu’on parle d’armée céleste : il évoque un ordre sans faille au service du bien, où chacun a sa place, où personne n’agit par fantaisie ou par avantage personnel. Toute la tradition monastique s’inspire de cette bienheureuse communauté fraternelle de louange et de service de Dieu, qui raffermit les courages et donne confiance : l’issue de la lutte est certaine puisque c’est Dieu qui assigne les limites du mal, quels que soient les impasses du moment et les impressions pénibles qui nous envahissent à certaines heures.

Remercions Dieu de nous avoir donné ces compagnons de lutte et d’adoration, prions-les souvent et serrons-nous près d’eux pour nous laisser imprégner de leur ardeur à défendre la cause de Dieu, et qu’il puisse ainsi un jour être tout en tous.
...

29 septembre 2021 Saints Archanges
Comme tout le reste du monde spirituel qui nous entoure, nous avons parfois quelque peine à imaginer que le réel n’est pas seulement matériel. Les enfants -et nous demeurons tous longtemps des enfants- compensent par l’imagination ce qu’ils n’arrivent pas à concevoir à partir du réel qu’ils voient. D’où l’iconographie qui nous représente les anges avec de belles ailes colorées, des visages de jeunes hommes un peu efféminés, un corps souple et harmonieux prêt à toutes les cabrioles que requiert leur mission céleste. St Jérôme que nous fêterons demain rappelle d’ailleurs que leur nom désigne leur mission : ils sont les « envoyés » de Dieu pour faire connaître aux hommes sa volonté, et c’est seulement pour cela qu’ils peuvent se rendre visibles. L’Ecriture Sainte est pleine de leurs interventions. Etre sans cesse aux frontières de la matière et de l’esprit ne doit pas toujours être commode, mais il faut comprendre qu’un ange est plus consistant qu’un rocher : une pierre peut être détruite par l’érosion, alors que rien ne peut entamer un ange ; il ne vieillit même pas, puisque comme pur esprit, il n’est pas soumis au temps ; il entre dans le temps au gré de ses missions terrestres puis s’en retourne dans son éternité bienheureuse. Nous pourrions tirer de leur existence plus d’une ligne de conduite. Nous ne sommes pas des anges, certes, mais ils nous sont proches comme des intermédiaires entre Dieu et nous, créatures comme nous, avec quelques avantages ; mais nous avons aussi l’un ou l’autre avantage qu’ils n’ont pas, surtout la liberté de nous convertir à chaque moment jusqu’à notre entrée dans l’éternité. Comme eux, notre être est fait pour la louange divine, c’est le fondement de notre existence ici-bas et plus tard. Ce que nous faisons en découle seulement et est second : l’être est plus important que l’agir. Et enfin, Dieu nous invite à Le seconder dans son dessein universel de salut. Nous pouvons être des intermédiaires dociles si nous le voulons bien et c’est là un titre de noblesse et de grand prix. Que les Saints Anges nous guident dans notre mission et nous donnent envie de leur ressembler.

...

29 septembre 2020 Saints Michel, Gabriel et Raphaël, Archanges
C’est la dédicace d’une très ancienne église au nord de Rome, en l’honneur de St Michel, qui nous donne de fêter ensemble les 3 Archanges les plus célèbres de l’Ecriture. De la Genèse à l’Apocalypse en effet, les anges remplissent de leur présence invisible toute l’histoire du salut. Et l’idée que nous essayons d’en avoir oscille entre un type particulier de volaille céleste, aux ailes colorées pour faire plaisir aux enfants, et un pur symbole de Dieu Lui-même et un langage métaphorique des textes saints qui ne peuvent être que résolument spirituels, ce qui est en définitive une sorte de matérialisme pire que l’autre. Si Dieu est ce qu’Il est, ne serait-il pas normal et convenable que son entourage immédiat, pour ainsi dire, soit constitué par des créatures, proches de Lui parce qu’elles sont purement spirituelles, mais non moins réelles que Lui, qui manifestent la richesse infinie de son Etre incréé ? D’où l’on peut déduire les 2 catégories principales de ces êtres de lumière : les contemplatfs et les actifs, appelés anges, ce qui, fait finement remarquer St Grégoire, désigne leur fonction et non leur nature.

Vous avez, mes sœurs, comme mission dans l’Eglise d’être des contemplatives. Non pas que vous soyez forcément des anges –ne voyez pas dans mes propos un jugement de valeur : il s’agit là d’une différence de nature, puisque vous faites partie de l’espèce humaine et non angélique- , mais que vous aspirez à être les plus proches possible du Cœur de Dieu sur la terre, en attendant le ciel. Ce n’est pas pour rien que les anciens appelaient la vie monastique une vie « angélique », anticipant en quelque sorte la vie céleste. Manifester par toute sa vie que Dieu est, et ce qu ‘il est, louer sa bonté et s’émerveiller sur ses œuvres, intercéder sans cesse pour que le monde ne L’oublie pas, n’est-ce pas en définitive plus important et plus urgent que toutes les œuvres d’apostolat dont on pourrait rêver pour Le faire connaître? Si vous n’existiez pas, non seulement il faudrait vous inventer, ce que, apparemment, Dieu n’a pas manqué de faire, mais l’action des autres ne serait qu’une pâle philanthropie vite épuisée, un dévouement aux horizons limités, sitôt éculé, voire une manière de se mettre en valeur ou une agitation toute terrestre. Les deux grands témoignages de l’Eglise primitive sont le martyre et la vie monastique : ils manifestent le primat de l’être sur l’agir, la noblesse d’un amour très pur et très gratuite, la valeur du grain qui meurt pour que le fruit puisse venir en abondance après lui. Que les Saints Anges et Archanges nous aident à leur ressembler et à nous rendre disponibles à toute mission que Dieu veut nous confier.

...

29 septembre 2014 Saints Michel, Gabriel et Raphaël, Archanges
« Vous êtes un ange ! » Ce compliment qu’il nous arrive de faire sans en mesurer bien la portée est une erreur métaphysique, tout comme on disait volontiers lorsqu’un petit enfant mourait en bas âge : « Cela fera un petit ange de plus au ciel. » Nous sommes de l’espèce humaine, non angélique, ce qui comporte quelques avantages et des inconvénients. Il est difficile de dire s’il y a plus de l’un que de l’autre, d’ailleurs. Ce qui est sûr, c’est que les expressions populaires en font des êtres que nous avons toutes les raisons d’envier : ils sont décrits dans l’Ecriture Sainte comme des créatures lumineuses, jeunes et gracieuses, douées d’une force redoutable, mais ne la mettant qu’au service de leur mission, beaucoup plus fins et intelligents que nous, capables de se déplacer à des vitesses supersoniques sans polluer la stratosphère, d’une fidélité à toute épreuve, puisqu’ils ont choisi au moment de leur naissance, sans possibilité ensuite de revenir sur leur décision. Ils ne sont jamais malades, ne vieillissent pas, n’ont pas à lutter en permanence contre cette quadrature du cercle qui consiste à être à la fois charnel et spirituel. Oui, vraiment, devant une splendeur pareille, on se demande pourquoi le Tout-Puissant a encore voulu créer ces créatures humaines si inférieures par tant de côtés ? Peut-être parce qu’il a toujours eu un faible pour ce qui est petit, indigent, qui rend honneur de façon évidente à son amour gratuit. Mais aussi parce que cette faiblesse est notre force, pour ainsi dire. Au lieu d’avoir à choisir pour ou contre Dieu en un clin d’œil, sans avoir même une seconde de noviciat, c’est durant toute une vie terrestre que nous sommes appelés à choisir. Il y a là, de part et d’autre, la place pour le développement d’une amitié exceptionnelle. Dieu nous fait confiance au point d’assumer tous les risques et de payer d’avance toutes les factures, en nous imputant des mérites que nos frères ailés n’ont presque pas. Alors quand on nous dira : « Vous êtes un ange », il nous faudra répondre : « Non merci, je suis très bien comme je suis ! Dieu sait toujours ce qu’Il fait, et Il dispose même souvent de ces êtres sublimes en notre faveur » Ce qui ne nous empêche pas de nous rapprocher d’eux dans le service de la louange et la prière d’intercession, pour qu’en toutes choses, Dieu soit glorifié.

2 octobre 2023 Saints Anges gardiens
Nos anges gardiens, nous les aimons bien, n’est-ce pas ? Sans doute aussi les oublions nous souvent, alors qu’eux ne nous lâchent pas d’une semelle et se coupent en quatre pour nous préserver de tous les dangers possibles et nous souffler à l’oreille ce que nous avons tendance à négliger. Sans doute plusieurs d’entre vous ont comme moi souvenir de ces vieux chromos de notre enfance, où l’un de ces personnages ailés tend les bras au-dessus d’un enfant qui s’engage imprudemment sur un pont vermoulu. Ils ont en effet du travail, ces chers anges gardiens, de notre naissance à notre mort, de l’enfance insouciante à la vieillesse qui perd la tête, en passant par l’adolescence casse-cou et l’âge qu’on dit mûr et ne l’est pas toujours. Ils ne nous dispensent pas, on s’en doute, d’exercer par nous-mêmes la vertu de prudence, par exemple, et de nous donner un peu de peine pour leur épargner de devoir faire des prouesses de saltimbanques afin de compenser notre insouciance. Ils nous désireraient comme eux, préoccupés en tout de la gloire et de l’amour de Dieu, prudents et courageux, réservés et discrets, tout autant que prévenants et efficaces. Car leur première tâche est la louange divine, et c’est cela d’abord qu’ils veulent rappeler aux moines et aux moniales :  « Ils voient sans cesse la face du Père… » Ce qui, aux dires du Seigneur, les rend semblables aux enfants, tout occupés à ce qu’ils font, dans la sécurité de Celui qui les aime. De ce premier appel découle tout naturellement le dévouement de charité qui en est l’épanouissement normal. Remercions Dieu d’une si bonne et si précieuse influence, de ce rappel fin et discret des réalités éternelles jusqu’à ce que nous soyons avec eux dans la vie céleste.

...

octobre 2021 Saints Anges Gardiens
Après les Saints Archanges, grands par leurs missions, ce sont aujourd’hui ceux qui composent l’infanterie du Bon Dieu que nous voulons fêter. On pourrait dire sans exagérer qu’ils nous sont encore plus proche que leurs collègues galonnés : Dieu se plaît à multiplier les intermédiaires, comme dit St Thomas à propos des sacrements. Dès le livre de l’Exode, leur présence attentive est mentionnée avec reconnaissance, veillant sur les peuples en particulier et sur chaque être créé à la ressemblance de Dieu. C’est de Lui qu’ils reçoivent leur gloire et leur puissance, ce qui nous invite à les respecter et les remercier à notre tour, car ils sont les zélés vengeurs de l’amour divin. Notre Père St Bernard fait un beau commentaire du psaume 90, qu’il joint au psaume 8 : il pose en contraste la petitesse de l’homme et la délicate charité de Dieu qui s’en soucie au point de donner à chacun un gardien attentif, car il tient à nous comme à la prunelle de ses yeux.

Je me suis trouvé récemment à table chez des amis, et la conversation s’est engagée sur les anges gardiens. Ce fut une surenchère d’exemples : ceux qui vous trouvent des places de parc dans les villes encombrées, ceux qui vous évitent la contamination des virus, ceux qui empêchent un accident ou de mauvaises rencontres, ceux qui vous réveillent à l’heure dite à la place du réveil… Personnellement, le mien est très utile pour une raison professionnelle : il m’aide à enfiler les aiguilles, ce qui est précieux quand on devient vieux, ainsi que le disait ma grand’mère. Autour de la table, il y avait le maître de maison qui est protestant, par ailleurs très respectueux des papistes qui l’entouraient ; mais il réagit assez fortement à cette dévotion, à son avis un peu intempestive, ne pouvant comprendre que ces êtres célestes s’intéressent à ce genre de détails qu’il jugeait indigne de leur dignité. Il me semble au contraire que leur prévenance ne dédaigne pas de nous venir en aide dans ces nécessités qui font la trame ordinaire d’une vie, relayant l’intérêt minutieux que Dieu nous manifeste pour tout ce qui la compose au fil des jours. Car tout peut être accompli dans la paix, offert à Dieu en gerbe à la fin d’une journée, ce qui rejoint la mission essentielle des anges qui est la louange du Dieu trois fois saint. Déployons à leur école une charité inventive pour être nous aussi des anges envers ceux qui nous entourent, et trouvons notre joie à cet humble service.

7 octobre 2020 Notre-Dame du Rosaire
La place de la Vierge Mère de Dieu est centrale dans l’histoire du salut, tout entière tournée vers le Christ son Fils ; à cause de cela, Elle est unique parmi les créatures, et en même temps la plus effacée et la plus humble au cœur de l’Eglise dont Elle est la réalisation la plus parfaite. Tout cela, on peut le dire également de la prière qui est la sienne, cette prière qui traverse les siècles dans une éternelle jeunesse, accessible à tous dans toutes les situations, de l’exultation la plus haute à la détresse la plus profonde. C’est à son Cœur très pur que nous confions la pauvreté de notre prière, mais aussi sa confiance éperdue. A travers la répétition des Ave –comme les amoureux qui ne savent dire que « je t’aime », et ça suffit à leur bonheur- c’est l’entièreté des événements du salut qui est creusée dans une méditation jamais épuisée, ce sont toutes les intentions de l’Eglise au milieu des combats qui sont évoquées et portées avec Elle. Prière incarnée, qui colle à la modestie de la condition humaine, elle s’oublie, tout entière tournée vers le Christ son Fils ; elle se veut couronne de roses en l’honneur de Celle par qui nous vient toute grâce, puisque c’est par Elle que nous a été donné le Sauveur. Pourrons-nous jamais évaluer la puissance tranquille de cette prière des humbles, façonnée depuis si longtemps par la Vierge du Magnificat, de Cana et du Calvaire ? Demandons-Lui encore de nous prêter son regard sur l’évangile et sur les événements que Dieu nous permet de vivre, afin que le fleuve de la grâce ne cesse de féconder et de purifier le monde et pour que la miséricorde divine ne lui fasse jamais défaut.

Veille de la Toussaint 31 octobre 2023 mardi de la 30ème semaine du TO
et 1er novembre 2023 Solennité de la Toussaint

Veille de la Toussaint TO 31 octobre 2023 mardi de la 30ème semaine du TO
L’espérance de connaître la gloire : comment mieux définir ce qui nous anime en cette veille de Toussaint ? En cette époque et ce monde déprimés, c’est le grand message qu’il est urgent de délivrer à tous ceux que nous pouvons : oui, nous avons un avenir et cet avenir, c’est Dieu et son amour invincible ! C’est toute la différence entre l’optimisme et l’espérance. L’espoir, c’est quand l’événement devient heureux parce qu’on l’a annoncé et décidé : il arrive de fait que la disposition finisse par créer le réel. Mais l’ennui, c’est que ce n’est pas garanti d’avance et dans tous les cas. Alors, le désespoir est au rendez-vous. D’où le succès de toutes les combines douteuses (secrets, thérapies de bien-être, religions style New Age, où l’ego est la seule mesure de tout) qui marchent, comme on dit. L’espérance n’est pas un optimisme christianisé. Elle porte sur le futur, en tant qu’il est la réalisation finale des promesses de Dieu. Le ciel est en perspective, mais déjà dans le présent : je sais que Dieu m’offre, aujourd’hui et pas hier ou demain, ce dont j’ai besoin pour être sauvé. On peut être optimiste et ne pas compter sur l’espérance ; et on peut vivre d’espérance sans considérer avec optimisme une situation donnée. Donc tout projet humain, fructueux ou pas encore réalisé, doit être passé au crible de l’éternité. Seul l’amour donné demeure et fait vivre.

1er novembre 2023 Solennité de la Toussaint
En parallèle avec la grande fresque du salut et des mystères du Sauveur Jésus, l’Eglise nous fait célébrer tout au long de l’année ceux qui ont répondu de manière exemplaire à son appel. Ils sont en général fêtés le jour de leur « naissance au ciel », c’est-à-dire de leur mort, ce qui est déjà une indication : l’essentiel de notre vie n’est pas sur la terre, mais dans l’éternité de bonheur qui nous est promise au terme de notre pèlerinage ici-bas. Pourquoi donc faut-il que nous les fêtions aujourd’hui en concentré, rassemblés dans cette foule innombrable, mais un peu étourdissante et indistincte ? On peut trouver à cette disposition de la liturgie plusieurs raisons. D’abord, ce que nous admirons dans les saints, comme le dit une antienne, c’est la sainteté de Dieu Lui-même, réfractée en d’innombrables rayons, car nous sommes en tant qu’êtres limités incapables de refléter toute la sainteté formidable de Dieu. Lors d’une rencontre de Prier et témoigner à Fribourg, l’abbé Guy Gilbert, aumônier bien connu des loubards, était sur la scène à parler de ce qu’il faisait. Au bout d’un moment, il s’est adressé à celui qui s’occupait de l’éclairage en lui disant : « S’il te plaît, détourne ce spot de ma gueule et mets-le sur Lui, là, car c’est Lui, le seul mec qui est important ! » C’est comme si aujourd’hui, tous les saints nous disaient ensemble : « Ne nous regardez pas, nous, mais le Christ qui seul mérite d’être contemplé ! » Il ne faut pas confondre la source et le robinet.

Ensuite, ça nous pose la question de savoir ce que peut bien être la sainteté, en elle-même et en Dieu d’abord, puis ensuite pour nous, puisque nous y sommes tous invités. Il est clair qu’en Dieu, tout est parfait, il n’est qu’amour et don total, sans l’ombre d’un retour sur Lui-même. On est ici au-delà de toute perfection morale, dans le rayonnement de la gloire divine infinie que nos yeux ne peuvent supporter sans risquer la mort. Mais dans les êtres créés, anges ou hommes, c’est un peu différent : puisqu’ils sont limités et capables d’utiliser mal leur liberté, même en étant créés à l’image et ressemblance du Créateur, ils ne sauraient demeurer dans la même perfection. Le cardinal Journet disait qu’il serait heureux d’être admis à être un petit caillou sur les allées du paradis. Quand on instruit le procès de canonisation d’un chrétien que l’on croit digne d’être élevé à l’honneur des autels, il y a un avocat du diable qui s’ingénie à prouver que celui qu’on propose comme modèle était en fait plein de défauts et pas saint du tout. De l’autre côté, il y a un avocat à la défense qui met tout son zèle à montrer l’héroïcité des vertus.  Et c’est ça qui fait pencher la balance dans le sens préconisé par les postulateurs de la cause. Là on voit que la sainteté n’est pas seulement et d’abord la perfection morale : c’est une entrée dans le mystère infini de l’amour de Dieu et de Jésus crucifié, ce qui peut bien laisser subsister à la frange quelques scories qu’Il s’arrangera à brûler en son temps. Même la Vierge très sainte n’est que la dépositaire, exceptionnelle certes, d’une sainteté parfaite, mais créée. A part Elle, tous les saints ont gardé jusqu’à leur mort des traces, parfois infimes mais réelles, du péché qui a fait son oeuvre en eux comme en nous. Qu’est ce qui les a faits saints ? C’est l’obstination, l’opiniâtreté têtue –pour ça, c’est permis ! - à se battre pour que Dieu prenne en eux toute sa place : c’est ça, renoncer à soi-même et prendre sa croix ! Passer sa vie et faire son bonheur à vouloir en tout le bon plaisir de Dieu.

Et ça nous fait comprendre une troisième chose : les saints sont ceux qui offrent une moindre résistance à la grâce que les autres chrétiens tièdes que nous nous contentons d’être. Car Dieu ne cesse de nous plonger dans sa grâce et c’est nous qui ne voulons pas du bain. La chose la plus difficile au monde pour les êtres autosuffisants que nous voulons être, c’est de nous laisser faire par une force qui ne vient pas de nous. A chaque pas, nous disons oui ou non à Dieu, la plupart du temps hélas sans y penser. Si au moins nous le faisions consciemment de temps en temps, ça deviendrait un réflexe, et nous serions tout étonnés de nous retrouver un jour comme St Pierre avec une basilique sur le ventre. Etre heureux quand la vie nous sourit en tout, c’est facile ; le demeurer quand on est pauvre, malade, persécuté, c’est là le témoignage qu’on est habité par Quelqu’Un d’autre qui est au-delà de ces contingences. C’est un bonheur contagieux que nous pouvons atteindre et désirer : que l’intercession de ces témoins innombrables nous l’obtiennent pour notre vrai bonheur et pour que le monde croie.

...

1er novembre 2022 La Toussaint
Toute vie religieuse consiste à suivre le Christ de plus près en se donnant les moyens de vivre cette inspiration : c’est ce qu’on appelle les conseils évangéliques. C’est ce que les saints ont voulu vivre, chacun à sa façon. Mais que veut dire dans le concret d’une vie cet amour qu’Il attend de nous parce que Lui-même nous aime ?

Le Christ nous l’a révélé, non seulement en paroles (« Aimez-vous les uns les autres comme Je vous ai aimés »), mais plus encore en actes : c’est à la croix qu’Il nous montre qu’il « n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Ce qui paraît aux yeux des hommes comme l’échec le plus cinglant et le contraire de ce qu’on met ordinairement sous le mot bonheur fait sa joie et sa réussite. C’est la différence entre succès et fécondité : le succès, c’est ce qui se voit et ce qui brille, ce qui attire les louanges des hommes ; la fécondité, c’est le grain qui meurt, pour porter ensuite beaucoup de fruit. Le Christ est le vrai pauvre, dont le regard est pur, habité par la douceur et assoiffé de justice, cherchant la paix et persécuté alors qu’Il est le Fils de Dieu. Il est l’homme des béatitudes, miséricordieux, mourant persécuté dans l’amour de ses bourreaux. Par huit fois retentit cet appel au bonheur qui est la plus profonde aspiration du cœur humain, un rêve et un idéal indéracinable au fond de chacun de nous, comme la marque du Dieu vivant qui nous a créés pour le bonheur et pour la vie plénière. Mais nous sommes sans cesse confrontés à des réalités qui s’y opposent : épreuves de toute sorte, maladie, deuils, misères physiques et morales. S’il n’y avait pas tout cela, ne serions-nous pas heureux, pleinement ? Or, le Christ a voulu embrasser la condition humaine avec tout ce qu’elle comporte de moins intéressant. C’est là, et non ailleurs, qu’Il a trouvé en tant que vrai homme, comme Il est vrai Dieu, son bonheur et sa joie, un peu comme ces Christ romans qui sourient sur la croix.

L’Evangile est une extraordinaire leçon de réalisme. Le Christ n’est pas passé à côté de la souffrance, ni en dessous ou au-dessus, Il l’a prise à bras le corps et est passé à travers. Ainsi, le bonheur et la liberté qu’Il propose à ses disciples n’est pas renvoyé à un futur incertain, un grand soir à venir toujours plus lointain. Toutes les philosophies et idéologies prétendent répondre finalement à cette unique question du psalmiste : « Qui nous fera voir le bonheur ? » Car personne ne doute qu’il existe, sinon la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Le bonheur que Jésus nous propose n’est pas au conditionnel, mais au présent : je serais pas heureux si… car derrière ce si s’engouffre la litanie interminable des souffrances de tous les temps. Je peux être heureux déjà maintenant, car j’ai choisi de l’être non en fonction des circonstances extérieures à mon âme, mais à cause de la Présence de Dieu en elle, qui transfigure ce que je suis en train de vivre, à l’instar de cette déportée de la seconde guerre mondiale, Etty Hillesum, qui disait : « Quand on a une vie spirituelle, peu importe de quel côté des barbelés on se trouve. » Ou je choisis d’être heureux maintenant, ou je ne le serai jamais, car il manquera toujours quelque chose à ce que je m’imagine sous le mot bonheur. Dans les béatitudes, un pas essentiel est franchi : ce n’est plus l’homme qui cherche le bonheur, c’est Dieu qui le lui révèle et le lui donne.

Mais tout de même, pourquoi cette surprise, en lisant la liste : ça parle de larmes et de pauvreté, de faim et de soif, de persécution, de douceur et de non-violence en face de la force brutale ! Il est difficile de ne pas être un peu déçu : alors, c’est donc ça, le bonheur qu’Il nous propose ? Décidément, si la foi ne nous rapporte que cela, ce n’est pas très convaincant ! Mais tout ce qui nous meurtrit, nous sculpte durement, nous laisse parfois pantelants et hébétés n’a finalement qu’un seul but : nous amener enfin à accepter de nous abandonner à Lui, seul souverain Bien et Bonheur parfait. C’est pourquoi la première béatitude est celle des pauvres. Quand on est pauvre, le moindre don est une richesse et une joie ; quand on pleure, le plus petit geste de compassion compte ; quand on souffre violence ou injustice, le plus léger courage de la vérité aide à vivre. Et quand tout cela vient d’une source divine, la terre devient un paradis, même dans les pires endroits et les plus terribles situations. Saint Maximilien Kolbe, quand il meurt dans le bunker de la faim d’Auschwitz, dernier des 18 condamnés qu’il a accompagnés jusqu’à la mort en priant et en chantant, il est plus libre et plus heureux que ses bourreaux, qui sont abasourdis d’être les témoins d’un tel spectacle dans ce lieu d’horreur. Voilà les béatitudes à l’état pur. C’est à cette aventure que nous sommes conviés, à la fois comme bénéficiaires et donateurs.

...

1er novembre 2021 Toussaint
C’est un coin du voile que nous ouvre la liturgie de ce jour, en déployant devant nos yeux un double réalisme : celui du ciel, notre vraie patrie, avec la multitude des anges et des saints que nul ne peut dénombrer. C’est une allégresse sans fin qui les rassemble devant le trône de Dieu et c’est là qu’ils nous attendent, c’est à cette éternité de bonheur que nous sommes appelés. Une autre foule, sur la terre, celle-là, anticipe et correspond à cette vision de bonheur : c’est la cohorte de ceux qui ont suivi Jésus jusqu’à l’un des plus beaux endroits de Terre-Sainte, appelé depuis le Mont des Béatitudes. C’est là en effet que Jésus a prononcé ces paroles immortelles qui suffiraient à résumer l’évangile et qui parlent, elles aussi, d’un bonheur que la terre est impuissante à offrir. Le pont qui unit ces foules du ciel et de la terre, c’est le suprême réalisme de la foi. Au ciel, elle n’aura plus cours, de même que l’espérance : il n’y aura plus que la charité, car nous baignerons dans l’amour de Dieu, comme dit St Paul dans l’hymne à la charité de la première épître aux Corinthiens et St Jean dans l’épître de la Messe d’aujourd’hui. La foi est solide cependant, parce qu’elle fait le lien entre tant de réalités douloureuses que nous vivons ici-bas et l’aboutissement qu’elles nous préparent au-delà du voile et pour l’éternité. Car il y a un au-delà des larmes, de la pauvreté, de l’injustice et des persécutions. Pas seulement plus tard, mais mystérieusement dès maintenant, si nous gardons les yeux fixés sur Jésus qui nous mène sur la montagne, un peu plus près du ciel, et rien que ce moment est celui d’une indicible joie que nous avons raison de chanter dès les premiers mots de la Messe de ce jour : Gaudeamus omnes !

Entre ce temps et l’au-delà du voile, quel est le moyen que Dieu nous propose et qui fait le lien de la terre au ciel, entre ce monde inachevé et ce dont il est l’image parfaite ? Le monde entier semble un poème difficile à déchiffrer, comme un ciel étoilé plein de signes qui suggèrent une mystérieuse réponse. « Sous l’azur épais du ciel, un oiseau de mer vole éperdument et ne se pose jamais, parce que toutes les images portent écrites sur elles: plus avant. » écrit un poète contemporain. Nous serons toujours plus ou moins dépaysés sur cette terre, parce que notre désir d’aimer et de connaître est infini et ne peut être satisfait par une réalité limitée, c’est un bonheur impossible. C’est Camus qui nous fait pressentir que cette folie qui nous dit que le ciel existe est en fait le cri le plus humain : « Ce monde, tel qu’il est, est insupportable. C’est pourquoi j’ai besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose, disons, oui, de fou, parce que ce ne serait pas de ce monde. » C’est cette sorte de dissonance entre le désir de notre cœur qui est notre vraie aspiration, et les déceptions douloureuses de la vie quotidienne -notre réalité d’ici-bas- qui fait apparaître cette fleur mystérieuse de l’attente : voilà le moyen, qui fait qu’on ne peut jamais se reposer. L’homme, livré à lui-même est incapable de supporter cette tension vertigineuse vers la grâce : il est facile de tomber dans le doute existentiel ou de se replier sur le scepticisme. Au milieu des erreurs, des déviations, des éblouissements, toutes nos fibres scrutent l’horizon dans l’attente d’une rencontre et cherchent encore le visage que notre cœur attend. Cette étrange nostalgie qui nous fait croire envers et contre tout que ce Visage existe et que nous Lui appartenons. Le même poète écrit : « Je ne comprenais pas pourquoi j’étais saisi par cette nostalgie lancinante : même quand je me trouve à la maison, je sens qu’il existe un endroit, quelque part, où je dois retourner. » Oui, c’est là que notre âme habite déjà, notre vrai moi, c’est là que plongent nos racines et que s’accomplit notre destin : « Là où tu n’es pas, c’est là qu’est le bonheur ! » C’est aussi ce que ressentent et transmettent les poètes et les artistes : l’art est seulement un moyen pour voir, disent-ils. Dans tout ce que nous voyons, il y a quelque chose qui nous dépasse et nous surprend, comme si la réalité était toujours derrière les voiles que nous déchirons : une autre, et encore une autre, comme une recherche sans fin.

Cela pourrait être désespérant, comme la carotte qui fait avancer l’âne. Alors, entretemps, il ne s’agit pas d’attendre seulement. Il y a des pauvres à aider, des gens qui pleurent à consoler, des injustices à combattre et à réparer. C’est le temps de l’amour donné, à fond perdu, pour rien, car l’amour c’est aussi déjà la Patrie perdue. L’amour donné ne peut plus mourir. Quel réalisme aussi que celui-là, qui fait que dans les pires situations, ça peut être le ciel sur la terre, comme une promesse en partie réalisée là où elle semblait impossible. L’histoire des saints le montre à longueur de siècle et c’est aussi notre joie : faisons comme eux, et ce sera le bonheur de beaucoup.

...

1er novembre 2020 Toussaint
Tout homme naît et vit par amour et pour l’amour. Cette loi fondamentale est inscrite au plus profond du cœur humain. A l’origine de toute vie se tient ce débordement de l’Amour parfait du Dieu Trinité, qui nous associe, tous et chacun, à ce bonheur parfait, par ce moment unique et sacré qu’est l’acte d’amour d’un papa et d’une maman. Cet acte peut parfois faire défaut, être partiel ou pas très conscient, entaché de beaucoup d’égoïsme : l’acte d’amour de Dieu, lui, est toujours là et ne se démentit jamais. Un père peut renier son enfant : Dieu, Lui, ne nous renie jamais. Cela suffit pour que toute vie humaine vaille la peine d’être vécue et soit respectée inconditionnellement. Mais il est tout aussi vrai que pour se développer pleinement, l’homme devra compter sur l’amour de ses frères en humanité. L’amour reçu de Dieu, l’homme ne peut le garder jalousement pour lui. Chercher son plaisir en laissant de côté le bien d’autrui, c’est se condamner à la stérilité. Et notre société est en passe de devenir stérile par égoïsme universel.

Mais voici que Dieu a voulu nous manifester son amour en envoyant son Fils parmi nous. Aujourd’hui, Il proclame à ses disciples la charte fondamentale de l’évangile sous la forme des 8 béatitudes. Car l’amour, c’est le bonheur pour lequel il nous a créés. Et la bonne nouvelle, c’est non seulement qu’il est possible lorsqu’on pleure, quand on est affamé de justice, désireux de pureté, doux au point de se faire avoir, persécuté alors qu’on ne le mérite pas, mais que c’est là que cet amour se révèle comme plus pur et triomphant. Ce qui a quelque chose à voir avec l’Etre même de Dieu, qui nous le révèle dans une lumière incomparable. En effet, s’Il est capable d’aimer tous ceux qui sont dans ces situations de détresse, il n’y a rien qui puisse motiver ni justifier, ni solliciter un tel amour : nous ne sommes pas intéressants, et en plus nous sommes pécheurs, c’est-à-dire capables de Lui tourner le dos et de ne pas vouloir de Lui. Ce qui veut dire qu’Il ne nous aime pas parce que nous en sommes dignes, mais parce que gratuitement, Il ne peut faire autrement, en quelque sorte. Tous les mystères de la foi -la Trinité, l’Incarnation, l’Eucharistie, l’Eglise, l’éternité bienheureuse, tout cela est explicable si Dieu aime, et donc l’amour est au départ de tout. Tout s’explique si Dieu aime, mais cet amour de Dieu qui est l’explication dernière de tout n’a pas, lui, d’explication, il est calqué sur l’être de Dieu, il Lui ressemble : il est, absolument et c’est tout ! Tout le reste est infiniment moins important. C’est quelque chose d’infiniment doux et rassurant, qui peut nous faire supporter tout notre néant et nos misères, parce que jamais, cet Amour ne nous manquera. A la base première de tout, il y a une tendresse vivante, le premier anneau de l’être est une charité infinie qui ne sait qu’aimer, et c’est le seul mystère.

Ceux qui ont commencé à comprendre un peu cela, ce sont les saints, et c’est la raison de leur bonheur. Plus ils ont compris, plus ils sont heureux. Même dans le martyre, dans le mépris, les épreuves multiples et inévitables de toute vie sur la terre, il ne leur manque rien, et ils le savent. Ce que nous pouvons faire de mieux, c’est donc d’ouvrir notre porte à Dieu, et qu’Il puisse faire en nous sa demeure, puisqu’Il n’a pas de plus grand désir. Que nous déposions au pied de la Croix notre fardeau, que nous L’implorions dans une prière continue pour tous ceux qui  peinent sans comprendre pourquoi.

La fête d’aujourd’hui nous place au cœur du mystère de l’amour. Car la vie du ciel, c’est l’amour de Dieu répandu dans les cœurs sans limites et sans refus. Il y a heureusement beaucoup d’humains qui ont accepté et reconnu l’amour de Dieu qui leur était offert. En face de Dieu se tiennent les saints, dans cette vie bienheureuse qu’on appelle le ciel. Mais leur béatitude parfaite ne les rend pas indifférents à leurs frères de la terre, ainsi que disait Ste Thérèse de l’Enfant Jésus : « Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre. »

...

1er novembre 2019 Toussaint
C’est à la grandiose fête du ciel que nous sommes conviés aujourd’hui, dans un tourbillon d’anges en fête et de cette foule innombrable qui est heureuse dans ce bonheur partagé, au terme des combats de la vie présente. Si vous demandez à un enfant s’il veut aller au ciel, il vous répondra en général plutôt non. Parce qu’on ne va pas là où on ne connaît pas. Et en effet, le ciel, c’est quoi, au fond ? Je me rappelle d’avoir tenté d’expliquer ça à un enfant, lui disant que nous sommes faits pour un bonheur parfait, éternel, infini, et qu’au ciel, nous n’aurons que des amis, beaucoup d’amis, qui nous aimeront d’une amitié sans nuages, et que nous y recevrons avec eux ce que nous avons désiré de plus fou et de plus grand sur la terre. « Ah, ça, c’est cool ! » Oui, en effet, c’est cool, et même très cool ! Et ça répond en partie à la question de savoir ce que c’est qu’un saint, ce que veut dire ce bonheur des gens qui pleurent et qui souffrent pour la paix et la justice, qui sont pauvres et persécutés en étant heureux quand même. En voyant le terme, nous pouvons savoir quelque chose des premières étapes de la réalisation, ce pourquoi nous sommes sur cette terre où joie et peine s’entremêlent.

La Toussaint est un peu aussi notre fête, car nous désirons atteindre ce but qui comblera nos rêves et nos aspirations les plus profondes. Durant ce pèlerinage, nous apprenons la seule chose indispensable à notre bonheur, ce que nous vivrons durant toute l’éternité : aimer. Alors, faisons rebondir la question : qu’est-ce qu’aimer ? C’est une tension, une attirance des êtres imparfaits vers leur épanouissement. Quand l’amour nous précipite vers un être que nous adorons (ou plutôt idolâtrons), nous accordons volontiers à cet être toutes les perfections. S’il s’agit de Dieu, seulement, nous avons raison, autrement nous nous mentons à nous-mêmes et tôt ou tard, nous sommes déçus. Cet élan nous rapproche un peu du Souverain Bien qui est Dieu, mais nous sommes en général assez modestes : nous préférons les biens intermédiaires, plus à notre portée. L’amour apparaît alors comme un pis-aller : faute de pouvoir être Dieu, ce qui serait le bonheur parfait, nous nous contentons de Le désirer par bribes et obscurément. Mais ça voudrait dire aussi que si nous pouvions obtenir ce Bien-là, il n’y aurait plus d’élan, ce serait le repos éternel. Ce qui n’est pas une vision chrétienne, mais plutôt le nirvâna des religions d’Extrême Orient : l’absence de toute passion qui est source de souffrances. Je me dilue dans un grand Tout inconnaissable, je ne suis plus rien. Or l’amour vrai, c’est celui qui me dit : pour moi, tu es un toi irremplaçable. Dieu nous connaît et nous aime aussi de son côté. Il y a en Lui, et beaucoup plus, le même genre de vibration qui anime notre cœur quand il voit ce qui peut le combler. Notre pauvre amour n’est pas, dans ce cas, le fruit de notre distance avec Lui, mais de notre ressemblance, c’est une participation infime à l’amour dont Dieu s’aime. Oui, Il a mis en nous quelque chose qui nous fait désirer irrésistiblement le bonheur parfait de la divinisation. L’amour n’est pas seulement le mouvement qui précipite l’imparfait vers le Parfait, car alors, ce dynamisme délicieux cesserait avec le mouvement. Donc l’amour est plus que cela, mais quoi ? On pourrait dire : il est la complaisance qui attire deux êtres parfaits, une perfection qui épanouit au maximum deux êtres déjà parfaits. Mais il n’est par lui-même ni désir, ni mouvement, ni repos, et tout cela à la fois et en même temps ! Toutes ces contradictions apparentes se résolvent en Dieu, mais bien partiellement en nous. Les Saints sont ceux en qui brille déjà cette aurore d’éternité. Ils ne calculent pas, et c’est pourquoi leur agir apparaît souvent comme une folie. Ils sont des contemplactifs, comme disait notre ancien évêque, dévorés d’oeuvres diverses et immergés dans la prière. Souffrants jusqu’à Lui ressembler dans sa Passion et rayonnants de joie intérieure. Ils vivent à plein dans le risque vertigineux de la foi, et ils prouvent par leur vie qu’il n’y a pas de plus forte sécurité sur terre. Oui, le ciel, c’est cool, et si nous croyons cela, ce sera le ciel sur la terre, en attendant l’autre, plus merveilleux encore.

,,,

1er novembre 2018 Toussaint
Le choc frontal entre le monde de la foi chrétienne et le monde tout court semble de moins en moins évitable. L’antiquité ne connaissait pas l’athéisme, mais se trompait souvent de Dieu. Le Moyen-Age s’enlisait facilement dans la confusion entre le pouvoir spirituel et le temporel. Il est le temps des cathédrales et des guerres incessantes. Les temps modernes ont vu l’émergence de la conscience comme instance suprême de décision, la cassure de la Réforme et la contestation radicale de toute transcendance de la Révolution française. Nietzsche s’insurgeait contre cette morale du faible, comme une fausse consolation de ceux qui n’ont pas les moyens de faire autrement : « Nous ne voulons pas du Royaume des cieux ; nous sommes devenus des hommes, et c’est pourquoi ce que nous voulons, c’est le royaume de la terre. » Plus récemment, ce fut la faillite des grandes idéologies athées, dont la conséquence aurait dû être le retour de Dieu. Mais les intérêts humains étant ce qu’ils sont, ce n’a pas été le cas. Ces gens qui viennent de la grande épreuve et qui ont lavé leurs robes dans le sang de l’Agneau, chaque siècle les a connus et ils sont plus nombreux que jamais, malgré les droits de l’homme et du citoyen. Ce sombre tableau aurait tout pour nous incliner à la déprime : « Essayé, pas pu ! » Le monde dans lequel Jésus a voulu naître était-il meilleur ? Rien n’est moins sûr, et c’est dans ce monde-là qu’une petite lumière a commencé à poindre, qui est comme résumée dans les huit béatitudes que nous entendons chaque année, au seuil de l’hiver où la nuit gagne sur le jour, ce qui est hautement symbolique. Dans un peu moins de 2 mois, ce sera Noël, qui est l’aboutissement de ces paroles et leur mise en acte. Ce supplément d’âme auquel le monde entier aspire, il nous a été donné il y a 2000 ans et Dieu nous le met à portée de la main, car chaque fois que quelqu’un y a cru, ne serait-ce qu’un peu, le monde est devenu meilleur, jusque dans les pires des goulags et des situations de souffrance qui abondent sur notre terre. Ils sont innombrables, ceux qu’on appelle les saints, connus ou inconnus, qui ont illuminé de leur sourire ce monde dur et impitoyable pour les pauvres, les affamés et les persécutés de toute sorte. Mais nous sommes enfants de notre époque, même sans le vouloir, et nous baignons dans la conception moderne du monde, qui a comme unique perspective de jouir de la vie sans se laisser arrêter par le moindre scrupule. Bien sûr, nous ne sommes pas insensibles à l’éloge des doux, des purs, des artisans de paix. Face à la brutalité de régimes entiers qui ont écrasé des hommes par millions, on aspire à comprendre ceux qui ont faim et soif de la justice, on redécouvre la valeur de ceux qui pleurent et qui ont droit à être consolés. Quand tant de pauvres gens sont ravalés au rang de marchandise, dévalués au statut d’esclaves pour le profit de magnats sans état d’âme, on comprend mieux que c’est l’argent qui mène le monde avec ses serres de rapace. Et là, c’est vrai : les béatitudes s’opposent à notre appétit spontané pour la vie, à notre faim et soif de la vie telle qu’elle nous est présentée ici et maintenant. Et en même temps, on sent bien que ça ne suffit pas : le retournement des béatitudes et la conversion qu’elles nous font entrevoir font apparaître un autre univers, plus pur et plus élevé, mais qui coûte cher : car le bon marché est toujours trop cher, ça vaut ici aussi ! Jésus qui est le vrai pauvre, le pur, le miséricordieux, Il s’abaisse  et se dépouille de tout, jusqu’à mourir par amour, en introduisant le premier saint canonisé de l’histoire dans le bonheur parfait du ciel. Voilà l’image juste de l’homme et de son bonheur. L’amour est la seule vraie morale du christianisme, sous toutes les formes qu’il peut revêtir au long de la plus simple des journées. Il est exode de soi-même, et c’est précisément ainsi que l’homme vient à lui-même. A l’inverse de l’homme tout-puissant  de Nietzsche, ce chemin paraît misérable, inatteignable. Mais il est le chemin des hauteurs de la vie. Retenons une béatitude à mettre en œuvre dès la sortie de cette église : cela suffira pour repousser un coin de ténèbres en nous et autour de nous, et le monde en sera meilleur.

***

1er novembre 2017 Toussaint
 La bonne nouvelle de l’évangile, c’est que nous sommes appelés au bonheur. En ce sens, le message chrétien ne diffère pas tellement de toutes les autres philosophies qui se proposent de rendre la vie de l’homme sur la terre simplement plus supportable. D’autre part, nous savons bien que tant de choses se mettent en travers de ce beau projet, et que tant de fois nous avons l’impression que les belles promesses rendent les fous joyeux, comme dit le dicton populaire. La fête de ce jour oriente notre regard vers ceux qui, aujourd’hui, sont parfaitement heureux au terme de leur pèlerinage terrestre. L’ultime révélation de l’Ecriture, l’Apocalypse, nous décrit la réussite parfaite de l’œuvre du Seigneur, toute la création purifiée et sauvée par l’amour du Christ, Fils de Dieu, qui connaît l’harmonie universelle d’une réconciliation définitive. Oui, mais, dira-t-on, c’est bien beau, on veut bien y croire, mais c’est pour plus tard et c’est ailleurs ! Non, c’est maintenant, et nous sommes entourés invisiblement et réellement, de cette foule innombrable qui nous montrent la voie. Ce voisinage est plus intime et plus réel que ce que filtrent nos yeux et nos sentiments : il faut une bonne fois décider si la foi a un contenu réel ou non, n’est-ce pas ? Car la foi nous permet pour une part d’entrevoir des réalités mystérieuses, que le langage codé de l’Apocalypse nous met sous les yeux, par exemple, mais il suggère plus qu’il ne définit, comme si nos mots étaient résolument impuissants à saisir ce qui reste le mystère. St Jean le dit pour sa part assez ouvertement : « Ce que nous serons ne paraît pas encore clairement. » On ne peut connaître ces choses que dans la mesure où l’œuvre de renouvellement du Christ s’est acomplie en nous ; en d’autres termes : si l’on est pas des saints, on y comprend rien ou à peu près. Mais heureusement, il y a quand même en nous quelque chose qui nous fait comme deviner, une sorte de connaturalité que Dieu a déposé en nous surtout depuis notre baptême qui fait que nous vibrons à certaines évocations, certains symboles, certains moments intenses de notre vie profonde. Et ça nous fait désirer ce que l’on peut désigner sous un mot : la sainteté.

     Les béatitudes sont comme la charte de l’évangile et le chemin qui nous y mène. Car la sainteté, c’est une entrée dans l’infini de l’amour de Dieu, c’est une montagne qu’il faut gravir pour se grouper autour de Jésus et L’écouter parler. En dix phrases, Il nous parle du bonheur, mais c’est un bonheur secret, indéfinissable, paradoxal. Seules deux béatitudes sont au présent, les autres au futur. Les pauvres de cœur et les persécutés pour la justice sont assurés dès ici-bas de posséder le Royaume. Mais ce Royaume est lui aussi difficile à définir, à saisir. Jésus n’en parlera que sous forme de paraboles : à vous de creuser, de laisser résonner dans un grand silence intérieur qui peu à peu dissipera les obscurités. La justice de Dieu, c’est sa vérité dans toutes les relations qu’Il entretient avec ses créatures. Celles qui L’acceptent, même s’ils sont persécutés, car cette vérité dérange souvent, ont pourtant conscience de posséder le trésor sans prix et la perle rare qui les rend riches et heureux. Rien d’autre ne leur est nécessaire : voilà la pauvreté du cœur où Dieu seul suffit. Les autres béatitudes exprimées au futur sont comme un commentaire de ces deux premières. Ceux qui acceptent la pauvreté du cœur sont aussi doux, ils ne rougissent pas de pleurer, ils ont faim et soif de justice, ils cherchent la paix mais pas à n’importe quel prix, ils savent pardonner avec miséricorde parce que leur cœur est pur sans être naïf. Le Sauveur Jésus a donc commencé son ministère par ce long discours dont la suite, en paroles et en actes, ne sera que le développement continu. Il est Lui-même le vrai pauvre, le pur, le pacifique, le persécuté jusqu’à la croix. Rendons grâce à Dieu qui permet que nous vivions quelque chose de ce programme dans notre vie de tous les jours. Ne rouspétons pas trop vite lorsqu’il nous en coûte : c’est ainsi que le Royaume se bâtit à petites touches et qu’il nous offre un bonheur appelé à s’épanouir pour l’éternité.

***
1er novembre 2016 Toussaint
Dieu nous a créés par amour et pour l’amour : c’est la loi fondamentale de tout ce que Dieu fait, Lui qui est amour par essence. Elle est inscrite au plus secret de tout cœur humain et vient de cet acte voulu de Dieu qui, à un moment précis de l’histoire, nous a permis de commencer à exister pour partager sa vie. Il peut arriver que l’acte d’un homme et d’une femme, papa et maman qui se donnent l’un à l’autre dans ce moment unique et sacré qui fait d’eux les collaborateurs de la vie à un degré éminent soit imparfait, que ce ne soit pas un véritable acte d’amour. Mais l’acte d’amour de Dieu, lui, est toujours pleinement là et ne se dément jamais. Lui, Il m’a voulu d’un amour éternel ! Ce que nous fêtons aujourd’hui est l’aboutissement radieux de ce point de départ. La vie terrestre est pour chacun de nous une aventure imprévisible, mais elle est marquée positivement par son origine surnaturelle. Ce que nous pouvons faire de mieux ici-bas, c’est de revenir sans cesse à cette source qui murmure en nous : « Viens vers le Père. » Durant notre pèlerinage, nous apprenons ce que nous aurons à faire durant l’éternité : aimer, et n’avoir rien d’autre à faire ! En théorie, ça pourrait paraître lassant, à la longue. Mais c’est là une vision tout humaine : d’ailleurs les vrais amoureux n’ont qu’une idée en tête : que ça dure. Les béatitudes sont à la fois l’affirmation tranquille de ce qui est pour nous, croyants, la réalité ultime des choses, et en même temps, la conscience douloureuse que la vie n’est pas une partie de plaisir. Les saints ont tous vécu, à la suite du Christ, ce déchirement entre ces deux parts de notre réalité qui ne se réconcilient pleinement que dans la gloire du ciel. Mais cela seul nous fait avancer sur ce chemin d’ombre et de lumière : sommes-nous capables de continuer à croire quand la nuit semble n’avoir pas de fin ? Gardons-nous l’espérance au-delà des moments de facilité ? Mère Teresa considérait que le doute est le moyen de découvrir le vrai visage de Dieu. Car Il ne vient pas d’abord –même s’il Lui arrive de le faire, tant il sait combien nous sommes faibles- pour consoler nos petits désespoirs et nos révoltes d’enfants gâtés. Dieu est l’amour parfait, il ne se révèle que dans l’amour, l’amour donné à fond perdu et sans retour. Face à toutes les douleurs du monde, il n’y a que deux chemins : le refus et la révolte, qui ne nous vaudront que des difficultés supplémentaires, ou l’acceptation patiente de l’amour, qui nous conduit plus près de Dieu. Il arrive ainsi que se révèlent, sans qu’on s’y attende, des trésors de dévouement et de solidarité, car il est vrai aussi que souvent nous en voulons à Dieu de ce qui nous arrive sans prendre nos responsabilités, comme nous voulons bien de la liberté, mais sans assumer les devoirs qui en découlent. Au final, nous savons bien que sans Dieu, la vie serait un enfer permanent ; avec Lui, la grâce existe et ce bonheur profond qu’elle nous offre. Même nos propres faiblesses ne nous abattent pas. Aux pires moments de l’histoire, il y a toujours eu des croyants qui n’ont pas capitulé. Après la mort de Jésus, les apôtres étaient anéantis. Mais il restait la Vierge sainte dans le silence de son cœur inébranlable, il y avait les saintes femmes et Joseph d’Arimathie, Marie-Madeleine la pécheresse convertie, tous ces simples gens qui sont allés audelà de ce qui était humainement possible. A ce moment de crise majeure où tout semblait sombrer, l’Amour veillait et se consumait en silence, comme une petite flamme ténue et têtue qui avait déjà bravé toutes les tempêtes. Nous pouvons encore faire nôtres les consignes que le Pape François vient de nous donner. Il demande : « Que faut-il faire pour être chétien ? Trois choses : prier, espérer et lutter de toutes ses forces contre la grande apostasie. » On a de fait parfois l’impression que l’acharnement contre tout ce qui est noble et beau finira pas avoir le dessus et que le mal aura gagné la bataille. Mais la foule des anges et des saints nous chante : « Ce n’est pas vrai, levez les yeux ! Ne baissez pas la garde contre tous ceux qui veulent gouverner le monde selon des principes mercantiles, égoïstes et féroces ! N’acceptez pas de laisser anéantir toute vie intérieure par un déferlement d’images et d’informations qui sont de véritables drogues ! » Alors nous saurons avec St Augustin que « celui qui veut trouver en lui-même la cause de sa joie sera triste, mais celui qui veut la trouver en Dieu sera toujours dans la joie, parce que Dieu est éternel. Veux-tu avoir une joie éternelle ? Adhère à Celui qui est éternel. » 

2 novembre - Commémoration des défunts

2 novembre 2023 Commémoraison des fidèles défunts
L’homme est le seul animal qui sait qu’il doit mourir. C’est même la seule certitude absolue de la vie, tout le reste demeure soumis aux aléas innombrables d’une existence imprévisible par définition. Nous ne naissons que pour mourir un jour. Dès lors nous sommes mis devant un premier dilemme : y a-t-il quelque chose après, ou bien retombons-nous dans le néant d’où nous sommes venus ? Le livre de la Sagesse, quelque deux siècles avant le Christ, nous livre une méditation qui résume sous le label « incroyants » ce qui est la philosophie commune de tous les temps si Dieu n’est pas à l’horizon, et c’est plutôt morne et grisailleux : trop de questions sans réponse, de douleurs et de futilités, un manque de sens qui rend passablement vain tout ce qu’on fait sous le soleil, quand il y en a. S’il y a quelque chose, on n’est guère plus avancé : « on n’a jamais vu personne revenir du séjour des morts », dit encore notre lecture : là aussi, c’est l’impasse, semble-t-il.

La seule issue vient du côté où on ne l’attendait pas : à savoir que l’avenir en nous précède le passé et le présent. Plus ou moins consciemment, c’est un but souvent non exprimé mais pourtant présent à notre réflexion, qui oriente le choix de nos souvenirs et la construction de notre présent : quelle est la fin vers quoi tout tend dans ma vie ? Il faut se souvenir que le mot fin a deux sens : soit le but, soit le bout. Trouver une fin à sa vie n’est pas la même chose que mettre fin à ses jours. Dans le premier sens, la fin de la vie, c’est le bonheur (les béatitudes d’hier), dans l’autre, la fin de la vie, c’est la mort. Nous ne pouvons appréhender toutes choses que selon ce double horizon. Mais comment concilier ce nouveau dilemme ? D’un côté, je veux être heureux, de l’autre je sais que je dois mourir : tension extrême, qui atteint son paroxysme quand quelqu’un – à bout de forces et de souffrances- décide de nous quitter, comme on dit très improprement, et comme pour l’excuser de l’incompréhensible. Plus je désire un bonheur parfait, plus la mort apparaît comme un scandale. Que faire, alors ? La tentation première, c’est de relâcher la tension : se contenter des petits plaisirs de ce monde en esquivant tout ce qui est pénible ; ou bien mépriser tout plaisir dans une raideur stoïque. Bâtir un bonheur illusoire et fragile, bestial ou bourgeois, en tâchant d’oublier la mort ; ne rien bâtir, blasé ou brutal, dans l’oubli du bonheur. Souvent on passe de l’un à l’autre au cours d’une même journée. Des deux côtés, on est d’accord pour ne voir qu’une seule fin : ou bien le bout sans le but, et c’est désespérant, ou bien le but sans le bout, et ce n’est pas réaliste. Or, cette tension finalement bénéfique n’est assumée que dans l’espérance. Bernanos l’oppose à l’optimisme : « L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu –virtus-, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté. » Ce temps se déploie à la fois dans la perspective de la mort et le désir du bonheur. Quand on est près de la mort, on se rend compte en général que tout est vanité, sauf ce qui nous pousse en avant, plus haut, parce que la mort brise toutes les idoles qui peuplent si souvent notre existence et nous impose le face-à-face avec le mystère. En priant pour nos défunts, nous continuons de les aimer par un acte de charité particulièrement pur, mais nous affirmons aussi le sens de notre vie : ou bien nos plus petits actes ont quelque chose à voir avec cet amour qui est à l’origine de tout, et donc sont tous importants à leur niveau, ou bien rien n’est important et tout est absurde. Notre vie est un grand don et il ne peut se répéter. L’enjeu final d’une existence n’est pas la réussite d’une carrière, le succès d’une entreprise ou d’une vocation, si nobles soient-elles. L’enjeu véritable, c’est la vie définitive avec Dieu, et chaque instant nous en rapproche ou peut nous en éloigner. Si nous jouons notre éternité en ce temps, on comprend pourquoi le Christ nous invite si souvent à la vigilance, car l’amour que Dieu nous offre librement peut être refusé librement. C’est dans le secret de nos consciences que s’opère ces choix dont la portée est éternelle, que se prennent les décisions irréversibles.

Que Dieu nous donne de vivre dès aujourd’hui dans cette lumière qui donne la paix, en attendant le bonheur parfait auquel Il nous convie avec tous ceux qui ont répondu à son appel.

...

2 novembre 2022 Commémoraison de tous les fidèles défunts
Au lendemain de la gloire de tous les Saints, la prière pour les défunts garde dans la piété chrétienne une popularité qui ne se dément pas. Devant le mystère de la mort demeure la question qu’elle nous pose dès qu’elle nous touche de près ou de loin et qui jalonne notre vie de chrétiens sur cette terre : pourquoi ? Car la mort des autres, c’est aussi notre mort, avec son poids d’angoisse et d’incertitude, même avec la foi. A l’envers de la mort, il y a la vie, celle que nous connaissons dans sa fragilité terrestre, et celle que nous espérons ne plus être menacée par aucun danger, une vie plénière et définitive qui est celle de Dieu. Pour la rejoindre aujourd’hui, il nous faut d’abord nous taire pour entrer dans le silence de sa plénitude invisible. Là seulement, on trouve une certaine douceur qui n’est pas d’abord une réponse pour l’intelligence, mais un baume pour l’âme. Et d’abord, dans l’absolue conviction de foi que quand Dieu nous demande quelque chose, même le sacrifice d’un être cher, c’est pour nous donner un plus grand bien. La difficulté, c’est que tant que nous sommes attachés, même pour une part légitime, à un bien précis que nous espérons à tout prix, nous ne pouvons voir et recevoir ce plus grand bien. Notre vie ici-bas, c’est le grain qui meurt, c’est le mystère de la Croix. C’est toute la différence entre le succès et la fécondité. Le succès, c’est ce qui se voit, se palpe et se calcule. Dieu, dans le mystère de la Croix de Jésus-Christ, nous détache peu à peu de tout ce qui nous rassure pour nous mener à ce qui est à peu près inatteignable aux investigations humaines, Il nous mène pas à pas à ce réalisme surnaturel, pour le cueillir au moment où il est mûr ; car Dieu est assez bon et patient pour attendre ce moment où nous décidons enfin de nous abandonner pour de bon, ce qui est l’acte le plus difficile à nos nuques raides et à nos cœurs de pierre. Mais quand on accepte cela, on ouvre la voie à des fécondités qu’on ignore, parce que Dieu enfin peut agir, Lui, au-delà de nos chers petits plans quinquennaux auxquels nous tenons tant... Le Christ a sauvé le monde non en écrivant des livres, en faisant des discours et en élaborant des projets séduisants –toutes choses par ailleurs utiles à leur place relative- mais « dans un grand cri et dans les larmes » comme dit l’épître aux Hébreux, en traversant le vertigineux silence du Samedi-Saint pour arriver à cette heure mystérieuse qui n’a connu aucun témoin, où la Vie a eu le dernier mot. Si nous voulons être chrétiens, pourrions-nous prétendre prendre un autre chemin ?

Alors, oui, prions pour nos défunts. On nous dit souvent, à nous les prêtres ou les moniales : « Priez pour moi », et nous le faisons. Prions aussi les uns pour les autres, et si possible pas seulement quand nous sommes morts ! Si l’on convertissait en prière le temps que l’on passe en critique et bavardages inutiles, le monde et l’Eglise s’en porteraient mieux, ne croyez-vous pas ?

Que notre prière, donc, qui est la plus haute forme de l’amitié, parce que la plus pure, la plus secrète et la plus désintéressée, permette à  tous ceux que nous avons aimés de contempler sans tarder la face du Père qu’ils ont cherché sans cesse et parfois sans trop le savoir sur cette terre d’exil.

...

2 novembre 2021 Commémoration des fidèles défunts
S’il est une croyance à peu près universelle, c’est bien celle qui concerne nos défunts ; l’idée de l’immortalité de l’âme fait partie du patrimoine commun de l’humanité, et il faut sans doute que nous soyons tombés bien bas pour qu’on la mette en doute : même l’homme de Cro-Magnon y croyait, et c’est un indice, en paléontologie, de la distinction entre un animal et un être humain. Il serait dommage, pourtant, que la foi soit réduite au jour des morts, qui est effectivement l’un des jours de l’année où les foules se pressent encore à l’église. Le christianisme n’est pas la religion des morts, mais des vivants. Cela ressort fortement des textes qui nous sont proposés dans la liturgie des défunts. Dans l’Antiquité, on croyait, même chez les juifs ou les égyptiens, que la vie épanouie se passait sur la terre. Après la mort, l’âme survivait, certes, mais dans une existence obscure et amoindrie, comme en léthargie : les descriptions du royaume des morts ne donnent aucune envie d’y aller et ressemblent plus sinon à l’enfer, du moins à une espèce de purgatoire adouci. Et ne parlons pas de la réincarnation, qui n’est qu’une sorte de punition cyclique et éternelle. La bonne nouvelle de la foi chrétienne, c’est le contraire : ici-bas, nous ne sommes au mieux que des chenilles, au paradis nous serons des papillons splendides, et le meilleur est encore à venir. Dieu qui nous a créés comme des pièces uniques nous connaît chacun par notre nom ; Il a prévu pour chacun une place dans sa maison, où un festin éternel nous est préparé. Cependant, cette perspective se prépare ici-bas, et notre vie future dépend de l’acceptation de l’amour divin qui nous y invite. Dans un sens, on peut dire que nous vivons déjà ici-bas quelque chose de ce qui sera notre vie éternelle, et il y a comme une proportion entre ce que nous vivons dans la foi et ce qui sera alors vécu pleinement dans la lumière. Ainsi, l’inversion des valeurs n’est qu’apparente : ce n’est pas : « Maintenant, vous souffrez, vous pleurez, vous avez faim, mais consolez-vous, plus tard, ça ira mieux ! » Car plus tard est toujours un peu trop tard, et ça nous fait une belle jambe en attendant. Par le sommet de l’âme, la foi a cette capacité de transformer même l’enfer de cette terre, peut-être pas en paradis, car justement, il n’y a pas de paradis sur terre, mais en joie profonde, qui est toujours celle de l’amour donné sans conditions. Les témoins racontent que Ste Edith Stein, au camp de Westerbok où elle a passé les dernières semaines de sa vie, avant d’être déportée à Auschwitz, était au milieu de ces pauvres gens comme l’ange de la paix. Cette intellectuelle pure, prieure de carmel, que rien ne préparait à cette situation, s’occupait avec une tendresse maternelle des petits, abandonnés par leurs mères prostrées dans leur désespoir. Une autre déportée, Etty Hillesum, qui ne la connaissait pas, le note en passant dans son journal : elle admirait cette grande religieuse, que tout le monde repérait à son habit brun. Quelque chose du ciel illuminait ce qui était bel et bien l’enfer sur terre, et donc ce n’était plus tout à fait l’enfer.

Notre prière pour nos défunts, aujourd’hui, a quelque chose de cette douceur et de cette paix. Bien sûr, pour le moment, la mort existe encore. Mais Dieu a promis qu’elle ne triompherait pas toujours. Et l’amour que nous avons pour nos défunts, qui se consume dans une prière silencieuse est un vrai amour : il nous coûte du temps et un effort, il nous obtient une grâce pour d’autres. L’amour vrai est capable de vaincre la mort, et ce n’est pas seulement une promesse, c’est une réalité déjà présente. Nous pouvons donc nous réjouir dès aujourd’hui parce que la miséricorde de Dieu ouvre avec nous un chemin de bonheur qui nous unit à nos défunts. Notre prière pour eux et avec eux oriente notre marche sur le chemin tracé par le Sauveur Jésus, qui est Lui-même chemin, vérité et vie.

...

2 novembre 2020 Commémoration des fidèles défunts
Indulgence : le mot a des résonnances très contrastées suivant les présupposés qu’on peut avoir. Pour les uns, il évoque une pratique indéfendable de l’Eglise catholique, sur fond de profit sordide et d’épicerie pseudo-sunaturelle, qui a été en son temps la goutte qui a fait déborder le vase d’une réforme qui tardait à venir et qui allait donner l’occasion de revenir enfin au pur évangile. Pour d’autres, au contraire, le mot a une connotation de douceur, de compréhension de la misère humaine face à Dieu, que l’on dit bon, mais que l’on croit volontiers assez implacable dans le concret. Il y a bien cette espérance finale que Dieu ne sera pas pire que nous au dernier jour, puisque, lorsque quelqu’un meurt, nous ne voyons plus en lui que des qualités. Et même si, là aussi, la charge affective n’est pas absente, un certain éclairage peut aider à rendre aux êtres et à leurs actes une bienveillance qui les voit par le bon bout –ce qu’un auteur appelait : le côté ensoleillé de la vie- parce qu’il n’y a pas de proportion entre l’être et le néant, entre le bien et le mal, le péché et la grâce. Et c’est pourquoi Dieu peut être, en toute « justice » et sans manquer à la vérité, réellement indulgent.

Et là, nous rejoignons et comprenons mieux les purifications nécessaires du purgatoire, cette géniale invention de Dieu, antichambre indispensable du ciel, salon de beauté des âmes défigurées en attente de la béatitude éternelle. Car Dieu mérite qu’on se présente à Lui dans le vêtement de noces, et comme dans la parabole, c’est Lui qui nous habille. Il nous reste juste à nous laisser faire –et c’est cela peut-être qui est le plus difficile ! En général, notre orgueil regimbe, on se débat, on se révolte et on désespère. C’est cela, la souffrance du péché, intolérable, parce qu’elle vient de la révolte originelle. Il semble impossible d’espérer, mais on peut aussi refuser d’espérer. Le Christ a souffert plus que tout homme, mais Il est resté dans la paix. Ses souffrances innocentes sont les seules qui méritent absolument notre compassion. Au fond, notre grande souffrance, c’est notre refus de souffrir ; les saints sont délivrés de cette souffrance-là, au point d’en redemander. Ils ne se regardent pas, ça leur passe à travers : seul l’amour les attire.

Au purgatoire, il y a encore un certain refus de souffrir : le vieil homme réagit encore, il se défend contre la mort. Le cœur n’est pas complètement fondu, dilaté, on ne sait pas encore traverser la souffrance sans la regarder, on est encore un peu encombré de soi, et c’est cela qui est à purifier. Mais en même temps, cette agonie est alimentée par le progrès de l’Amour de Dieu, c’est déjà une souffrance de joie : ni l’une ni l’autre n’arrivent encore à prendre possession totale de l’âme : ça, c’est la souffrance originale du purgatoire. Il faut attendre patiemment que tout soit consumé. L’Amour est un feu divin, il est fort comme la mort !

Tout acte d’amour que nous faisons pour les âmes des défunts nous engage déjà dans cette voie. C’est une charité particulièrement désintéressée que de compenser par procuration, à la place de quelqu’un d’autre dont on a aucun avantage immédiat à attendre. Comme ce pénitent du St Curé d’Ars, qui était prêt, en compensation de ses égarements passés, à faire n’importe quoi pour se faire pardonner (on est généreux quand on sort du confessionnal !), et à qui le St curé donne une pénitence si légère qu’il croit devoir protester : « Soyez sans crainte, je me charge du reste… »

L’Eglise peut donc agir librement, par indulgence maternelle pour ses membres pécheurs. Elle leur propose une petite œuvre de pénitence à faire dans l’amour (prière, privation, pèlerinage…) et elle fait ce qui manque, par ses saints qui paient pour les autres. Elle a le pouvoir de lever l’écluse qui permet ce merveilleux transfert. On peut accomplir ça avec un grand amour, et alors, l’indulgence sera plénière, ou avec une charité moindre et elle sera partielle. Mais l’opération elle-même est déjà une très grande chose !

Alors, oui, aimons en offrant et en souffrant, sans trop nous regarder, simplement, en levant les yeux vers le Sauveur en croix et vers sa Mère, Notre-Dame de Compassion et Mère de Miséricorde.  Ce sera déjà une portion de ciel sur la terre, en attendant de rejoindre ceux qui sont dans la lumière de gloire.

...

2 novembre 2014 Commémoration des fidèles défunts
S’il est une croyance à peu près universelle, c’est bien celle qui concerne nos défunts ; l’idée de l’immortalité de l’âme fait partie du patrimoine commun de l’humanité, et il faut sans doute que nous soyons tombés bien bas pour qu’on la mette en doute : même l’homme de Cro-Magnon y croyait, et c’est un indice, en paléontologie, de la distinction entre un animal et un être humain. Il serait dommage, pourtant, que la foi soit réduite au jour des morts, qui est effectivement l’un des jours de l’année où les foules se pressent encore à l’église. Le christianisme n’est pas la religion des morts, mais des vivants. Cela ressort fortement des textes qui nous sont proposés dans la liturgie des défunts. Dans l’Antiquité, on croyait, même chez les juifs ou les égyptiens, que la vie épanouie se passait sur la terre. Après la mort, l’âme survivait, certes, mais dans une existence obscure et amoindrie, comme en léthargie : les descriptions du royaume des morts ne donnent aucune envie d’y aller et ressemblent plus sinon à l’enfer, du moins à une espèce de purgatoire adouci. Et ne parlons pas de la réincarnation, qui n’est qu’une sorte de punition cyclique et éternelle. La bonne nouvelle de la foi chrétienne, c’est le contraire : ici-bas, nous ne sommes au mieux que des chenilles, au paradis nous serons des papillons splendides, et le meilleur est encore à venir. Dieu qui nous a créés comme des pièces uniques nous connaît chacun par notre nom ; Il a prévu pour chacun une place dans sa maison, où un festin éternel nous est préparé. Cependant, cette perspective se prépare ici-bas, et notre vie future dépend de l’acceptation de l’amour divin qui nous y invite. Dans un sens, on peut dire que nous vivons déjà ici-bas quelque chose de ce qui sera notre vie éternelle, et il y a comme une proportion entre ce que nous vivons dans la foi et ce qui sera alors vécu pleinement dans la lumière. Ainsi, l’inversion des valeurs n’est qu’apparente : ce n’est pas : « Maintenant, vous souffrez, vous pleurez, vous avez faim, mais consolez-vous, plus tard, ça ira mieux ! » Car plus tard est toujours un peu trop tard, et ça nous fait une belle jambe en attendant. Par le sommet de l’âme, la foi a cette capacité de transformer même l’enfer de cette terre, peut-être pas en paradis, car justement, il n’y a pas de paradis sur terre, mais en joie profonde, qui est toujours celle de l’amour donné sans conditions. Les témoins racontent que Ste Edith Stein, au camp de Westerbok où elle a passé les dernières semaines de sa vie, avant d’être déportée à Auschwitz, était au milieu de ces pauvres gens comme l’ange de la paix. Cette intellectuelle pure, prieure de carmel, que rien ne préparait à cette situation, s’occupait avec une tendresse maternelle des petits, abandonnés par leurs mères prostrées dans leur désespoir. Une autre déportée, Etty Hillesum, qui ne la connaissait pas, le note en passant dans son journal : elle admirait cette grande religieuse, que tout le monde repérait à son habit brun. Quelque chose du ciel illuminait ce qui était bel et bien l’enfer sur terre, et donc ce n’était plus tout à fait l’enfer.

Notre prière pour nos défunts, aujourd’hui, a quelque chose de cette douceur et de cette paix. Bien sûr, pour le moment, la mort existe encore. Mais Dieu a promis qu’elle ne triompherait pas toujours. Et l’amour que nous avons pour nos défunts, qui se consume dans une prière silencieuse est un vrai amour : il nous coûte du temps et un effort, il nous obtient une grâce pour d’autres. L’amour vrai est capable de vaincre la mort, et ce n’est pas seulement une promesse, c’est une réalité déjà présente. Nous pouvons donc nous réjouir dès aujourd’hui parce que la miséricorde de Dieu ouvre avec nous un chemin de bonheur qui nous unit à nos défunts. Notre prière pour eux et avec eux oriente notre marche sur le chemin tracé par le Sauveur Jésus, qui est Lui-même chemin, vérité et vie.

13 novembre 2023 La Toussaint monastique
Quand il m’arrive de faire allusion au fait que je confesse les moniales de la Fille-Dieu, une réaction fréquente des braves gens est de dire : « Mais elles n’ont rien à confesser, les sœurs ! » La vision que le monde a de la vie religieuse oscille entre une admiration qui canonise les consacrés avant l’éternité et un mépris pour cette vie qui, selon les critères du siècle, ne sert à rien. Ce en quoi, peut-être, ils ont raison sur ce point : un moine, une moniale, en effet, ça ne sert à rien, c’est même sa fonction essentielle de ne servir à rien ! Car on ne saurait définir un moine par la bière ou le fromage qu’il produit, les exquises confitures ou moutardes qu’elles ont mis au point, ni même par l’accueil et l’écoute des pauvres âmes en quête de sens, qui cherchent un peu de silence au milieu du monde agité. Simplement le témoignage d’une vie purement donnée à Dieu seul, désencombrée de tout ce fatras de choses réputées indispensables pour être heureux, tout entière axée sur l’invisible pour les yeux, qui rappelle à tous que l’essentiel est ailleurs, plus haut et plus profond que la surface des réalités créées. Alors, les moines et les moniales ne font pas de péchés ? Oh si, hélas ; je ne vous dirai pas lesquels, mais ce sont des péchés de moine et de moniale. Ce qui serait des broutilles insignifiantes dans le monde peut être grave pour celui qui a fait profession de rechercher Dieu dans la pureté du cœur, de désirer la sainteté de toute l’ardeur de son âme, de courir sur la voie des commandements dans une ineffable douceur d’amour comme dit notre Père St Benoît. Si les moines et moniales n’existaient pas, il faudrait les inventer, et leur disparition serait la mort de l’Eglise. C’est pourquoi ils renaissent périodiquement au gré des siècles et des révolutions, comme la fine fleur de la miséricorde divine, qui ne permet pas que le monde soit déséquilibré par le mal et le péché. Rendons-Lui grâces pour nos monastères et leurs innombrables habitants qui ont osé dire oui à l’Amour sans calculer, pour manifester que Dieu est formidable et compenser silencieusement le déficit et le vide des pauvres qui sont loin de Dieu sans le savoir.

...

13 novembre 2020 La Toussaint Monastique
Tenter de définir une sainteté monastique est probablement un peu périlleux : ce serait en quelque sorte la refuser à des chrétiens de 2ème classe qui n’ont pas la chance d’avoir été appelés à cette exclusive de l’amour de Dieu qu’est l’aventure monastique. Mais déjà le panorama de l’Eglise nous offre en abondance des exemples de sainteté héroïque qui ne doivent rien à ce milieu privilégié qu’est le cloître. St Thomas dit cela en d’autres termes : le monastère est fait pour les faibles, qui ne seraient pas capables de mener une vie droite au milieu des tentations du monde. Je crois volontiers à cette vérité, pour avoir été des deux côtés de la clôture… Tout chrétien est appelé à la sainteté selon son état et sa vocation propre : c’est la page si touchante de St François de Sales au début de son Introduction à la vie dévote qui marque un tournant dans l’histoire de la spiritualité. Jusque-là, en effet, on inclinait à penser que l’on ne pouvait être saint qu’au monastère. Les autres, dehors, faisaient ce qu’ils pouvaient, c-à-d moins, forcément. Pire : la vie consacrée dispense les autres de tendre à la sainteté, elle la leur fait vivre par procuration. C’est à la fois commode et méprisant pour les braves gens. Cette caricature a été relayée jusqu’à récemment par des sociologues qui se piquent de spiritualité en ayant visiblement pas la foi, et qui disent qu’aujourd’hui on a plus besoin des moines et des moniales, puisque le monde est sécularisé, et que les héros de la foi, ce sont les simples chrétiens qui survivent dans ce milieu hostile, le petit reste qui dispense les autres de chercher Dieu. Permettez-moi de contester cette vision, d’une part parce qu’elle cache une sourde désespérance : on considère que la sécularisation (qui ne concerne d’ailleurs que nos sociétés industrialisées) est un fait inéluctable et qu’on ne peut que s’y adapter en acceptant de disparaître. Ce qui, d’autre part, est la négation de la mission de l’Eglise, qui est d’annoncer le bonheur de Jésus-Christ et de l’Evangile.

Non, la sainteté monastique est indispensable au monde et à l’Eglise. Pas dans un esprit de supériorité vaniteuse, mais dans une offrande contagieuse de vies données sans retour, pour tirer le plus d’âmes possibles à emboîter le pas et à partager la vie que Dieu offre à tous. De fait, ce sont les monastères qui ont silencieusement christianisé l’Europe, et l’Eglise a toujours pensé qu’ils continuent de faire du bien en pays de mission, dès que c’est possible. Car au fond, un moine, une moniale, c’est quelqu’un qui s’efforce de dire sans paroles : Dieu est tout, il n’y a que Lui, Il mérite d’être aimé et servi sans retour. Et ça rend heureux, profondément. Essayez, vous verrez !

...

13 novembre 2017
      Pourquoi a-t-on l’habitude de fêter tous les saints de l’Ordre monastique, alors que nous venons de les honorer le 1er novembre avec tous les autres ? Bien sûr, il y a comme une fierté de famille qui nous y pousse : nous leur devons tant, à nos saints moines et moniales ! Mais pourrait-on dire qu’il y a une sainteté monastique, distincte de la sainteté tout court, comme il y a une vie monastique aux caractéristiques différentes de la vie chrétienne dans le monde ? Et s’il y en a une, comment la définir?

     Il me semble que l’on peut pour cela d’abord se rappeler que la vie monastique est née dans l’Eglise après la fin des persécutions, et qu’elle prend donc la suite du martyre. Le choix radical qui était celui de ces témoins de la foi, qui donnaient leur vie d’un coup jusqu’à l’effusion du sang, devient le don goutte à goutte, dans l’austérité, la prière constante, le renoncement à toutes les facilités du monde. Un martyre étalé sur une vie, en somme.

     Ce témoignage est une contestation foncière de ce que le monde pense indispensable au bonheur, d’où les béatitudes qui sont au cœur du message chrétien. Cette contestation est absolument silencieuse, sans prédication ni œuvres extérieures. Les moines sont là, simplement, comme des indicateurs du ciel, ce qui pulvérise le matérialiste en vigueur dans le monde. Les révolutionnaires de tout genre ne s’y trompent jamais : dès qu’ils arrivent au pouvoir, la première mesure qu’ils prennent est de supprimer les monastères. Mais comme cet idéal ne peut être le fait de tous, certains le prennent spécialement à cœur. Non parce qu’ils s’estiment supérieurs aux autres, peut-être même plutôt parce qu’ils se sentent plus fragiles (St Thomas dit que la vie monastique est faite pour les faibles, qui savent qu’ils n’ont pas la force de résister à l’esprit du monde), mais parce que leur suppléance et l’entier de leur choix de vie manifeste le tout de l’amour de Dieu, ce qui profite à toute l’Eglise.

     Dans la Règle de notre Père St Benoît, cette radicalité est souvent exprimée par des tout et des rien : « Pour qu’en toutes choses, Dieu soit glorifié… Ne rien préférer à l’amour du Christ… » Le don total de la profession –les voeux dits solennels, la plus haute forme de consécration dans l’Eglise, qui correspond à l’holocauste de l’Ancien Testament, où toute la victime est offerte à Dieu, sans garder une part pour le prêtre- dit bien qu’on ne se réserve rien, et qu’on ne peut rien excepter, après coup, de ce chèque en blanc. On ne peut jamais dire : « Je ne peux accepter ça, ce n’était pas prévu dans le contrat. » puisque tout était dedans !

     Que Dieu nous aide chaque jour à marcher sur les traces de ces phalanges innombrables qui ont couru dans la voie des commandements dans une ineffable douceur d’amour.

14 novembre 2023 Commémoration des défunts de l’Ordre
On pourrait définir la vie monastique comme un raccourci pour rejoindre le but de toute vie qui est le paradis. Dieu nous veut avec Lui dans son bonheur infini, et il nous arrive souvent de nous attarder en chemin, séduits par les beautés vraies ou supposées de sa création. La perspective de l’éternité bienheureuse ou son ignorance partage en deux l’humanité qui peine à garder le cap et trouver un sens à ce qu’il lui est donné de vivre sur cette terre. L’apôtre qui s’adresse aux premiers chrétiens de Thessalonique les presse de ne pas rester dans cette ignorance mortifère qui les découragerait et les plongerait dans la déprime d’une vie sans horizon. Avec une belle assurance, il leur partage sa foi dans le Christ ressuscité : sa conversion sur le chemin de Damas lui a permis de Le rencontrer, vivant et aimant, et il désire plus que tout Le rejoindre pour de bon un jour. Cette perspective est le fondement d’une espérance qui le réconforte dans les difficultés de chaque jour. Si nous savons, à cause de notre foi, que chacun de nos actes peut nous rapprocher de la lumière de Dieu, alors, il vaut la peine de se battre, d’accepter épreuves et contradictions, de supporter les souffrances que le Christ a portées avec nous et pour nous, en les offrant sur la croix. Sa prière, juste avant la Passion, demande au Père que tous ceux qu’Il aime partagent sa gloire et sa vie. Ainsi, ils sont, dès qu’ils L’ont connu, plongés dans cet Amour qui L’unit à son Père. Foi, espérance, charité : les trois vertus théologales sont réunies en bouquet dans une vie très simple sous le regard de Dieu. C’est à la fois un don merveilleux et une grande responsabilité que l’appel à la vie contemplative selon la Règle de notre Père St Benoît. Qui peut prétendre être à niveau ? C’est pourquoi nous prions aujourd’hui en demandant pour ceux qui nous ont précédés sur ce chemin la miséricorde qui compense et qui sauve, pour que demeure aussi en nous la flamme vive de l’espérance et le témoignage de l’amour et de la foi.

...

14 novembre 2017 Commémoration des défunts de l’Ordre
Le monachisme ancien a toujours eu une grande attention pour les défunts. Innombrables sont les fondations, les dévotions, les pratiques qui témoignent de cette forme particulière de charité envers ceux qui ont quitté cette terre et qui attendent l’ultime purification de l’amour pour être dans la parfaite communion avec Dieu.

Les gens du monde nous disent parfois : « Mais vous n’avez pas besoin de prière, et vous allez tout droit au ciel ! Qu’est-ce que vous pouvez bien confesser ?» Eh bien, moi je sais, mais je ne vous le dirai pas ! Or, nous imaginons bien que, comme nos péchés ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux des chrétiens qui vivent dans le monde –il y a des choses qui sont graves pour des religieux à vœux solennels, parce qu’ils ont fait vœu de tendre à la perfection et s’obligent sous peine de péché à cette attention continue- l’enjeu d’une vie est également différente pour un consacré. Car, comme dit le pape François, tout se tient dans la foi chrétienne : la prière pour les défunts nous fait comprendre la gravité de nos choix, qui mettent sans cesse en jeu notre éternité ; plus l’idéal est élevé, plus le risque est grand, et plus on a besoin de la prière qui compense nos pauvretés. Quand s’affaiblit le sens de la prière pour les défunts, c’est en quelque sorte les enjeux réels de notre liberté qui s’obscurcissent, comme si nos actes n’avaient pas de conséquences. C’est aussi la nécessité de la miséricorde pour être sauvé qui nous est rappelé, car il est impossible d’être sauvé sans elle, puisque nous sommes tous pécheurs. C’est donc une grande chose que cette commémoraison d’aujourd’hui, qui rassemble toute notre prière pour ceux et celles que nous aurions peut-être oubliés au fil des jours et des années.

Dieu a voulu cette ultime miséricorde qui fait que rien n’est perdu pour Lui, si du moins le refus n’a pas été obstiné. Qu’Il enveloppe nos chers défunts de sa douce pitié qui fait couler sur eux le Sang rédempteur afin que nous soyons un jour tous réunis dans sa joie éternelle.

16 novembre 2023 Ste Gertrude la Grande

Elle mérite bien le qualificatif de grande, cette moniale qui est l’une des plus hautes figures du Moyen-Age, dont l’influence durera des siècles et se fera sentir dans la vie mystique de bien d’autres comme un fruit toujours renouvelé de vie intérieure et de découverte de l’amour divin. Benoît XVI précisait qu’elle est « la seule femme en Allemagne à avoir reçu l’épithète de Grande en raison de sa stature culturelle et évangélique. Elle est dotée de talents naturels particuliers et d’extraordinaires dons de grâce, d’une profonde humilité et d’un zèle ardent pour le salut du prochain, d’une intime communion avec Dieu. » On retient d’elle, en général, ses écrits que sa maturité a produits, surtout le Héraut de l’amour divin : le Seigneur lui révèle là que « tous sont capables de comprendre le langage de l’amour, précisément à l’heure où le froid lapidaire engourdit les cœurs qui n’osent plus ou ne savent plus comment aimer l’amour. » Mais il faut souligner quelque chose que l’on oublie en général dans la trajectoire de sa vocation et qui a rendu possible cette ascension vers Dieu qui profitera ensuite à tous. Entrée très jeune au monastère, elle a connu au milieu de sa vie une conversion profonde, qui l’a engagée à ne pas se contenter d’une vie religieuse honnête mais sans élan. Ce milieu de la vie qui est un carrefour pour tout le monde décide d’une stagnation ou d’une réponse plus généreuse qui permet à Dieu d’agir sans limites qui Lui sont imposées par une volonté rétive : c’est là, très silencieusement, de manière très cachée, le dilemme de l’abandon ou de la trahison qui nous dit que notre volonté très fine est la clef de la grâce, parce que Dieu ne nous impose rien, même s’Il nous demande tout. Dès lors, elle comprit qu’il y a beaucoup d’amour de Dieu dans la vérité, la simplicité, l’humilité, et que la perfection ne consiste pas à être grand, mais à être petit. Lorsque nous arrivons à être si petits que Dieu seul pense à nous, nous sommes sur la bonne voie. Le grand secret en toutes choses, c’est de tenir le moins de place possible. Que sainte Gertrude nous aide à prendre résolument ce chemin de grandeur et de petitesse sous le regard de Dieu.

...

16 novembre 2022 Ste Gertrude
Il nous est assez difficile d’imaginer le monde intérieur et spirituel dans lequel évoluent les grandes figures monastiques des XIIème et XIIIème siècle, qui ont rempli l’Europe de leurs écrits et de leurs expériences mystiques. Un monde dans lequel le spirituel est résolument premier, alors que nous le regardons souvent comme un peu primitif, tout juste sorti de la barbarie. Ste Gertrude est peut-être la plus grande figure de ces moniales d’Helfta, au point d’éclipser un peu sa maîtresse des novices Ste Mechtilde. Elle-même, on nne sait trop pourquoi, connaîtra une sorte d’oubli jusqu’à ce qu’un chartreux de Cologne la redécouvre au XVIème siècle et fasse imprimer ses écrits. Dans le 5ème livre de son œuvre principale, le Héraut de l’amour divin, elle raconte comment elle fut favorisée de visions dès l’âge de 25 ans. Elle trouve désormais sa joie dans le Cœur de Jésus. A grand renforts d’images et de symboles (on pense à Ste Hildegarde, un siècle plus tôt), elle chante l’amour de Dieu, dans la conscience de son propre péché. Elle cite abondamment l’Ecriture, dont la source principale est la liturgie chantée, qui s’est gravée dans sa mémoire dès la petite enfance. Elle a un sens aigu du Corps Mystique et la liturgie de la terre est étroitement connectée à celle du ciel. Elle vit profondément chaque mystère, au fil de leur célébration dans l’année. Dans ses visions, le ciel et la terre se rencontrent, dans une beauté décrite minutieusement, avec un cérémonial calqué sur les usages monastiques mais sublimé. La mystique nuptiale broche le tout : en ce sens, aucun mépris du monde et des valeurs créées : la familiarité avec le monde divin l’empêche d’être aveuglée par les beautés présentes, un peu comme les sculpteurs gothiques introduisent la faune et la flore dans leurs œuvres. Les travaux et les jours sont le fondement de la découverte d’une beauté plus profonde, la révélation de ce qu’ils sont réellement dans leur relation avec le Créateur.

Au fond, Ste Gertrude, avec tous ceux qui ont cherché Dieu sincèrement, nous dit que Dieu seul suffit, et que tout le reste pâlit à sa lumière. Qu’elle nous obtienne de Lui donner en tout la préférence.

21 novembre 2023 Présentation de la Vierge Marie au temple
En cette fête de la Présentation de la Très Ste Vierge, nous sommes entre bonnes mains, l’ancienne oraison nous rappelle: « que son intercession nous permette d’être présentés à la Gloire divine. » Merveilleuse précision de la prière de l’Eglise qui nous indique d’emblée le moyen de le faire avec sûreté, en nous glissant dans le sillage de l’Immaculée que ses parents ont porté au Temple en ce jour. Elle s’est laissé faire, petite enfant qu’Elle était, et nous n’avons rien à faire de mieux, nous aussi.

Toute notre vie monastique n’est là que pour favoriser une pleine disponibilité d’âme, une ouverture à la grâce la plus large possible pour que Dieu Lui-même puisse nous prendre dans sa main alors que nous sommes déjà passés par celles de sa Mère. Il me plaît de contempler cette chaîne de mains qui a concrétisé l’offrande du Peuple Saint à travers celle de ses deux membres les plus saints et les plus éminents : L’Immaculée portée par les mains de Ste Anne, puis Elle-même, quelques années plus tard, qui porte le Verbe fait chair, son Fils, et en Lui, nous tous. Joachim et Anne se doutaient-ils de la pureté inouïe de cette enfant lorsqu’ils montaient au Temple ? Moins assurément, qu’Elle même quand Elle accomplira le même rite avec son Premier-né. C’est Dieu qui suscite cette offrande mais elle n’est possible que par d’autres mains, auxquelles plus tard, on donne son assentiment, qui doit lui-même être souvent redit. Ainsi commence la vie consacrée de cette Enfant : Elle ne peut que se laisser porter au Temple, passer de mains en mains jusqu’au prêtre seul habilité à faire le geste sacré de l’offrande liturgique, alors qu’il est bien plus pécheur que Celle qu’il offre. Ensuite il y eut ce fiat qui déclencha la série d’événements étranges et imprévus, la volonté de Dieu acceptée pas à pas dans le va-et-vient d’une vie qui fut tout autre que tranquille, mais qui trouva sa stabilité intérieure dans l’élan initial jamais repris. Et enfin l’offrande totale au pied de la croix, où le Fils bien aimé donne sa vie, nouveau Temple et Prêtre éternel : ici se rejoignent l’allégresse et la douleur infinies, prélude à l’Assomption où le corps consumé en holocauste retrouve sans heurt l’intégrité des origines.

Ainsi nous pouvons nous confier à Celle qui a regardé en souriant nos premiers pas et qui se réjouit aujourd’hui de nous présenter à nouveau au Père et à son Fils.

...

21 novembre 2022 Présentation de Marie
Nous sommes tous appelés à faire de notre vie une offrande agréable à Dieu, en réponse à son amour qui nous a créés sans mérite de notre part. Depuis l’aube des temps, la conscience religieuse s’est efforcée de traduire ce désir par des sacrifices plus ou moins coûteux, tout en sachant que rien de créé ne saurait être digne du Créateur : le sacrifice le plus agréable à Dieu est celui de l’amour de cet être spirituel qu’est l’homme, invité à se donner tout entier à Celui qui, seul, le mérite absolument.

Mais nous savons combien il est difficile de se donner vraiment : en général, nous reprenons par petits bouts ce que nous avons promis dans un élan originel mal calculé ! La fête d’aujourd’hui nous met sous les yeux cette petite créature d’une pureté totale, mais ce sont d’autres mains et une autre volonté qui La portent au Temple, tout comme Elle y portera plus tard à son tour le Fils du Très-Haut. Ses parents l’engagent sur la voie d’une consécration sans limites, tout en ne voyant pas encore la différence entre Elle et les enfants qui L’ont précédée. Bienheureuse audace, qui trouvera son accomplissement parfait, et comme au nom de toutes les autres âmes éprises de perfection qui Lui demanderont de les prendre par la main pour les mener sur les chemins de la sainteté.

Laissons-nous donc offrir nous aussi, avec le Sacrifice du Calvaire qui est l’aboutissement de toutes les espérances de l’humanité. Ne dédaignons aucune occasion de présenter à Dieu ces pauvres choses insignifiantes en elles-mêmes et qui sont le tissu ordinaire de nos vies : nous pouvons y mettre, si nous le voulons, un amour immense, parce que sa source est en Dieu et dans l’âme très pure de la Vierge bénie. Car tout peut être offert : la peine et la joie, le dénuement et l’abondance, les larmes et l’exultation, et même le péché quand il est regretté. Si nous n’y pensons pas, si nous refusons d’offrir, sous des prétextes plus ou moins honorables, il manquera dans le plan de Dieu le seul acte humain qui Lui plaise vraiment, alors même qu’il ne Lui manque rien. Ce sera pour nous une source de paix et de joie, ainsi qu’un fleuve de grâces pour l’Eglise et pour le monde.

Christ-Roi A 26 novembre 2023
L’évangile proposé par la liturgie en cette fête du Christ Roi de l’univers le fait sous un angle un peu déroutant, qui nous emmène à la fin des temps. C’est la perspective des dernières semaines de l’année liturgique, avant le temps de l’Avent qui est pour nous le début d’une nouvelle année de la foi.

Dieu est Roi au sens où il gouverne le monde qu’Il a créé. Mais Il le fait par le biais de notre liberté, tant que durera ce temps de la terre. Il nous appelle à Lui ressembler en Le choisissant librement, à imiter son action bienveillante pour chaque créature qu’Il a faite par amour gratuit. A la fin, Il l’a promis : Il nous prendra avec Lui dans le bonheur éternel, si nous l’avons accepté, écouté, suivi et servi ici-bas. Car il y a quand même ce « si », non pas comme une condition, mais comme une pressante invitation. Ce sont les talents de dimanche passé : c’est en se donnant de la peine avec les cadeaux qu’Il nous a faits que nous Lui montrons qu’on apprécie et qu’ainsi nous Lui manifestons un peu de reconnaissance et d’amour. Car Lui, Il a mis directement la main à la pâte, en son Fils qui s’est fait solidaire de notre humanité, surtout en sa part la moins intéressante, des bergers de Bethléem aux larrons et aux bourreaux de la croix.

Le rôle idéal d’un roi, c’est de veiller à ce que tous puissent vivre dignement, de leur assurer le nécessaire, de veiller à ce que la liberté de chacun soit respectée dans un bien commun qui soit le plus juste possible. Dans une famille nombreuse, les enfants s’éduquent entre eux, dit-on : les parents fixent les règles et supervisent, mais ils n’interviennent pas dans toutes leurs petites histoires et leur laissent une certaine marge de manœuvre qui devrait les rendre intelligents, attentifs aux autres et disposés au partage. Et c’est en payant d’exemple qu’ils arrivent au résultat souhaité : un enfant apprend le plus souvent par imitation. C’est à la fois le plus efficace et le plus exigeant, et c’est la voie que Jésus a prise, en payant de sa personne. Sa royauté est un pouvoir d’invitation, d’inspiration, qui rencontre notre plus ou moins bonne volonté. Il veut nous nous rendre attentifs comme Lui à ceux qui ont faim, soif, ceux qui grelottent ou sont étrangers sans savoir la langue, même ceux qui nous agacent et nous mettent en question. Il y a tant de pauvres de toute sorte, enfermés dans leur solitude ou leur dépendance, que nous côtoyons presque sans les voir : la vraie pauvreté est toujours une pauvreté honteuse qui ne s’avoue pas elle-même.

Il y a aussi quelque chose d’étonnant dans la réaction des deux groupes de l’évangile : l’un et l’autre ne reconnaissent pas Celui qu’ils ont servi ou méprisé : « Comment, c’était toi ?... » Autrement dit, nous faisons beaucoup de choses au premier degré, sans voir plus loin que le bout de notre nez. Nous oublions que chaque être humain est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, il nous manque souvent le regard de la foi qui mène à la charité. Le Royaume de Dieu, c’est celui où tout devient transparent à l’ineffable Présence qui est à l’origine de tout, où on est heureux de rencontrer Dieu à travers tous les intermédiaires qu’Il dispose pour notre édification et progrès spirituel. Le bonheur n’est pas fait pour être consommé goulûment, mais pour être partagé sans conditions. C’est en comprenant mieux dans la foi à quel point nous sommes tous aimés que nous devenons capables de partager autour de nous ce que nous recevons en permanence de l’Auteur de tout bien. Ce qui nous rend heureux, c’est moins ce que nous recevons que ce que nous devenons capables de donner, et même ce que nous n’avons pas.

C’est ce qui définit une attitude chrétienne, qui est à la fois infiniment simple et implacablement exigeant : « Chaque fois… » Non pas une fois de temps en temps quand nous avons envie, que nous sommes dans notre bon jour, que nous avons décidé d’être gentil, pour une fois, mais chaque fois que se présente à nous un frère, une sœur en humanité. Pas de vacances pour le chrétien ! Comme Jésus, qui aima les siens jusqu’au bout. Si nous ne pensons pas à donner un verre d’eau fraîche chaque fois que ça se présente, que ferons-nous si l’héroïsme nous était demandé un jour ? Ce qui nous rappelle que la charité, ça se demande goute à goutte, parce que nous n’en sommes pas capables naturellement. Mais c’est aussi pour cela qu’Il est venu en ce monde : pour qu’il en soit tant soit peu humanisé, c’est-à-dire divinisé. Un peu de lumière fait échec à beaucoup de ténèbres.

...

Solennité du Christ-Roi de l’Univers B 20 novembre 2022
Non, ça n’aurait pas dû se passer comme ça. A aucun point de vue : quand l’ange était venu pour demander à la Vierge Marie si elle voulait bien être la Mère du Sauveur, une fois qu’Elle avait dit « Fiat ! », les promesses lui avaient répondu : « Il sera grand, Fils du Très-Haut, Il régnera pour toujours. » Il n’aurait pas pu rester un petit menuisier de village, Il aurait eu moins d’ennuis : pourquoi  est-Il parti, s’est mis à parcourir le pays en disant des choses qui Lui ont mis à dos tous les jaloux d’Israël ? Là, sur la colline du Golgotha, au pied de la croix, Elle se souvient : Elle ne peut douter, Elle qui est toujours pleine de foi, mais toutes les apparences sont contre Lui et contre Elle. Cet homme, son Fils, qui a passé en faisant le bien, Il est injustement condamné : c’est ça, la justice ? Non, ça n’aurait pas dû se passer comme ça, comme disait Clovis après sa conversion : « Ah, si j’avais été là avec mes francs, ça ne se serait pas passé comme ça ! » Peut-être n’était-il pas encore tout-à-fait converti ? En attendant, tous les innocents condamnés sont là, avec Lui, attendant que Dieu les défende. Et Dieu se tait. Epreuve suprême de la foi. Et pourtant, jusqu’au bout, Il a affirmé sa royauté devant Pilate, et Il fait un geste royal de pardon, promettant à son frère condamné le bonheur infini dans son Royaume, le paradis, quoi ! L’Innocent qui libère le coupable, l’offensé qui efface la dette du brigand, c’est pas royal, ça ? Mais évidemment, il ne s’agit pas d’un roi comme les autres, Il ne rentre dans aucune des catégories connues, ce qui fait l’embarras de Pilate, qui comprend bien que les chefs des prêtres L’ont livré par jalousie, mais se demande pourquoi Il s’est mis dans un pétrin pareil, s’Il est ce qu’Il prétend être. Le Règne qui n’a pas de fin, comme l’ange l’avait annoncé à Marie, il semble bien s’achever aujourd’hui. Les légions d’anges ne sont pas venues à la rescousse, et le spectacle de ces condamnés sanguinolents n’a rien d’attirant et d’édifiant. Pourtant St Luc, à deux reprises, au début et à la fin de la scène, nous invite à regarder la scène. C’était bien pour cela, d’ailleurs, que ces exécutions avaient lieu su ce promontoire, aux portes de la ville : « Voyez ce qui vous arrivera si vous vous mettez en travers du pouvoir ! » St Luc balaye sa caméra sur ce show final : c’est l’avant-dernière représentation, avant la résurrection. C’est d’abord le décor : la foule hébétée qui ne comprend rien et reste là, silencieuse : « Il était bien, quand même, Il en a fait des miracles, Il en a dit des choses ! » Puis, un triple gros plan : les chefs qui ricanent et triomphent, les soldats qui se moquent, le condamné qui L’injurie : un crescendo dans l’abjection. Lui, le Roi, qui se fait descendre en flammes par les notables, l’armée, et même par les voyous. Mais cette haine amplifiée n’enlève rien à la dignité du condamné : Roi Il est, roi il reste. Sa valeur, Il ne la puise pas dans le regard d’autrui. Puis la caméra se braque sur le sommet de la croix. Dans le silence de la bande sonore, on peut lire : « Celui qu’on a crucifié là, c’est un Roi, c’est le Roi des juifs ! » En trois langues, s’il vous plaît, comme ça tout le monde saura. Et quand on demandera à Pilate de corriger, il dira : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit, ça restera comme ça, c’est vous qui l’avez voulu ! » A leur corps défendant, tous ces acteurs sont contraints de clamer la vérité. Et quand le son reprend, c’est l’autre bandit qui se saisit de l’inscription dérisoire : « Quand tu seras dans ton Royaume… »  Le paradis qu’Il lui promet, c’est le lieu de la Gloire cachée, ce lieu mystérieux où Dieu réside. Infiniment au-dessus des royaumes de la terre : rien à voir avec les puissances, les honneurs, les privilèges, toutes les injustices et les violences qui accompagnent ordinairement ce genre de sommet. La veille, Jésus avait expliqué sa conception de sa Royauté dans un geste expressif, au cours de la dernière Cène : « Les Rois des nations leur commandent en maîtres… pour vous, il ne doit pas en être ainsi. Que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus petit… Moi, Je suis parmi vous comme celui qui sert. » Les quelques rois de l’histoire qui L’ont suivi ont compris cela et ont été les serviteurs de leur peuple, parfois jusqu’à l’épuisement et la mort. Quand nous disons « Que ton Règne vienne », nous ne demandons pas pour Lui la domination et le triomphe terrestre. Nous demandons que l’amour, enfin, arrive à régner, et nous pouvons modestement nous laisser assez envahir pas Lui pour qu’Il puisse faire de nous ses instruments là où Il nous a mis. Oui, notre Dieu est un Dieu caché, jusque-là. Il règne sur les cœurs qui se laissent aimer. Le Bon Larron est notre modèle.

...

Solennité du Christ, Roi de l’Univers B 21 novembre 2021
« Ainsi donc, tu es roi ?… »

Quel trouble de conscience devait agiter l’âme de ce fonctionnaire romain, consciencieux, certes, dans la ligne du génie juridique de sa brillante civilisation, lâche, un peu aussi –il pense à sa carrière, comme tout le monde – et agacé une fois de plus par ce peuple insupportable sur lequel la machine romaine semblait n’avoir aucune prise ? Et, en face de lui, qui est-Il donc, cet homme mystérieux qui ne ressemble à aucun des condamnés auxquels il a eu affaire jusqu’ici, livré à son pouvoir qu’il se défend d’être arbitraire, qui lui en impose par sa noblesse et ses réponses déconcertantes. Rien à voir avec les séditieux habituels, chefs de bande style Barabbas, qui s’imposent par leur démagogie et leur brutalité. « Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. » Il n’avait vraiment jamais encore entendu ça dans la bouche d’un prévenu ! Et c’est pourtant le fond du problème, non la superficie des choses qui affleure dans les accusations ridicules et tordues du Sanhédrin. On connaît la réponse désabusée du sceptique qui ne croit plus à rien, tellement il a vu de problèmes sans solutions. « Oui, tu l’as dit, tu es obligé d’en convenir malgré toi et même si tu ne vois pas ce que ça veut dire : je suis Roi ! »

Mais alors, quel est donc ce règne que la préface de cette fête nous détaille et qu’Il remet à son Père après avoir, comme dit l’Apôtre, soumis à son pouvoir toutes les créatures ? « Règne sans limite et sans fin, de vérité et de vie, de sainteté et de grâce, de justice, d’amour et de paix ». Oh, qu’il vienne, ce règne-là, ça fait si longtemps qu’on languit ! N’y aurait-il pas une méthode rapide, infaillible et musclée pour y arriver ? Comme tous les gens pressés, on est tentés de faire du massacre… Car deux choses sont ici dites ensemble, et une troisième comme corollaire : d’abord, il s’agit bien d’un règne sans limites et sans restriction : là, Dieu est totalitaire ! Avec Lui, il n’y a pas de « vie privée » où Il n’aurait rien à dire, pas de société « sécularisée » où on concède à l’Eglise la part du pauvre sous l’escalier, où l’on réduit la foi à une opinion personnelle, avec interdiction de mettre une crèche de Noël devant la mairie. La preuve, d’ailleurs, est assez faite par l’histoire : les seules sociétés un peu humanisées à la longue sont celles qui ont été façonnées par la foi chrétienne, il serait bon de s’en souvenir honnêtement aujourd’hui : oui, les racines chrétiennes de l’Europe, ce n’est pas bon pour les bigots ! Mais si l’histoire est maîtresse de vie, encore faut-il vouloir l’écouter… Le problème ne réside donc pas dans l’ordre de la fin, c-à-d le salut des hommes, leur bonheur qui n’est que dans la soumission à Jésus-Christ et à son message. Par contre, il faut être prudent, endurant et patient dans l’ordre des moyens employés pour atteindre cette fin. Dans l’histoire, tous les gouvernants ne sont pas S. Louis IX, S. Etienne de Hongrie ou, plus près de nous, le Bx Charles de Habsbourg. Ces gens-là ont payé de leur personne jusqu’au don physique de leur vie, dans le martyre, par la peste ou l’épuisement. Et là, nous rejoignons la préface qui parle de l’onction du Christ , à la fois sacerdotale et royale : oui, comme tout roi authentique digne de ce nom, Il désire le salut de ses sujets, Il ne le leur impose pas. Un gouvernant qui est chrétien ne peut pas faire une loi qui impose aux parlementaires de se lever à 3h du matin pour chanter l’office. Il respecte l’autonomie des pouvoirs, mais s’efforce par capillarité d’imprégner d’esprit chrétien les structures temporelles de l’Etat. C’est ce que disait notre Pape émérite Benoît XVI dans son fameux discours au Bundestag : la religion chrétienne est la seule qui n’impose pas des normes tirées immédiatement de la Bible et de la Révélation, mais confie à la raison l’organisation du monde créé par Dieu. « Pour le développement du droit et pour le développement de l’humanité, il a été décisif que les théologiens chrétiens aient pris position contre le droit religieux demandé par la foi dans les divinités, et se soient mis du côté de la philosophie, reconnaissant la raison et la nature dans leur corrélation comme source juridique valable pour tous. » Mais il est non moins clair que si cette raison ne se laisse pas interroger par plus haut qu’elle, elle risque de devenir totalitaire. Il n’est aucun ordre, social ou personnel, sans la vérité plus haute que nous. Elle seule peut permettre aux hommes de communiquer entre eux. Vérité signifie qu’il y a quelque chose au-delà de mon incompréhension. Elle est liée à l’amour et à la dignité humaine, puisque aimer quelqu’un, c’est chercher à comprendre qui il est. Que le Christ qui est la vérité nous fasse toujours mieux rechercher son chemin qui est vie dans l’amour.

...

Fête du Christ-Roi A 22 novembre 2020
Le Christ Fils de Dieu est venu dans l’humilité de la crèche de Bethléem : c’est le cœur de la foi chrétienne, Dieu-avec-nous, Emmanuel. Mais l’évangile nous dit aujourd’hui qu’Il viendra dans sa gloire. Son premier avènement est passé presque inaperçu aux yeux de l’histoire ; le second sera un jugement auquel personne ne pourra échapper. Entre les deux, on peut croire qu’on peut faire ce qu’on veut et mener sa vie sans s’occuper de Lui. Or, Il nous l’a donnée, cette vie, pour que nous Lui ressemblions. Il nous a donné sa vie par amour : avec Lui, nous pouvons être capables d’en faire autant, et puisque nous sommes faits pour l’amour, c’est ça qui nous rendra heureux. Le critère absolu du jugement, c’est ce que nous aurons fait ou pas fait, selon le modèle qu’Il nous a laissé. Est-ce à dire que nous ne sommes pas libres ? Si la liberté est de choisir n’importe quoi, pourvu que ça nous chante, alors, non, nous ne sommes pas libres, c’est vrai. Mais la vraie liberté, ce n’est pas ça : car si la liberté ne nous conduit pas au bonheur de l’amour donné et reçu, elle ne sert à rien, elle n’est qu’un leurre, un miroir aux alouettes qui devient un prétexte à cacher l’égoïsme, comme dit l’Apôtre.

Le Christ est le point central de l’histoire -ce n’est pas pour rien qu’Il divise le temps -avant et après Jésus-Christ- même si cette référence incontournable gêne pas mal de monde. Il est le Fils de l’homme, qui incarne le destin de l’univers. Il a voulu nous rencontrer dans la chair de notre humanité, nous montrant par là que la rencontre humaine est le lieu de notre responsabilité face au destin universel. Le lieu vrai et juste du jugement universel, le tribunal qui nous juge en permanence, simplement parce que le bien et le mal existent et qu’on ne peut échapper à ce positionnement, ce n’est pas à la fin que ça se passe, mais dans chaque rencontre, au fil des jours. Même un chartreux et un ermite ne sont pas seuls au monde : chaque rencontre stimule en nous une réponse de liberté, un appel qui attend ma réaction. Notre vie est incroyablement remplie de cette intensité. Même quand je suis seul, j’ai autour de moi une foule de gens, sans compter les anges et les saints, encore plus présents, parce qu’ils ne sont pas limités par l’espace et le temps : ceux que j’ai aimés, ceux que je n’ai pas su aimer, ceux qui m’ont fait du bien et ceux qui ont des raisons de m’en vouloir, ces vies qui ont passé à côté de moi et auxquelles je n’ai prêté qu’une attention distraite, en regardant sans voir. Parfois même ce monde intérieur me distrait de ceux qui sont là, et là aussi, que d’occasions manquées ! Si je me plains d’être seul, n’est-ce pas parce que je ne fais attention qu’à moi ? Tout cela ne devrait pas nous remplir de crainte, comme en ayant peur de se damner à chaque pas, mais plutôt nous incliner à la gratitude, parce que chaque personne rencontrée nous fait voir la beauté de notre destin final et nous oriente avec certitude vers la fin de toute réalité qui est le Visage du Christ.

Jésus nous facilite cette prise de conscience en nous détaillant la liste des misères humaines, et il faudrait sans doute que nous nous ingénions à mettre régulièrement à jour cette liste avec le temps qui passe : il me semble qu’il y a de plus en plus de nouvelles pauvretés, qui chez nous, se déplacent du matériel au psychique. Chaque besoin, chaque misère morale, corporelle ou spirituelle, a donc quelque chose à voir avec la fin des temps, avec le destin du monde dans sa rencontre avec Jésus-Christ. Oui, l’Incarnation est entre nos mains et Dieu a besoin de nous. Il nous donne d’être les signes extraordinaires de sa présence en ce monde, ce qu’ont fait tant de saints, le plus souvent à leur insu. Et là, tout devient simple, parce que Dieu est là et que notre seul malheur, c’est de ne pas y être autant que Lui.

Accepter la royauté du Christ sur ma vie, c’est me rendre disponible à son amour agissant, c’est l’évangile qui continue, avec toute la lumière et la joie qui rassemblait les foules autour de Lui. Quand tout s’assombrit, comme il nous est bon de savoir que cette lumière ne s’éteindra jamais et que nous l’avons dans nos mains ! Qu’Il nous garde dans cette foi limpide et simple qui se répand sur le monde comme une rosée bienfaisante.

...

Christ-Roi de l’Univers C 24 novembre 2019
Un Roi pas comme les autres : c’est le moins qu’on puisse dire ! Si, sans doute, de nos jours, la royauté politique n’a plus la cote, ce qui est aussi un euphémisme, quelle signification peut encore avoir l’épisode de la croix où cette notion de royauté joue un rôle de premier plan ? Ce qui est l’acte central de la Rédemption garde, à travers toutes les images qui l’accompagnent et le transcrivent en langage humain, un contenu et une actualité qui ne passent pas. Il est donc nécessaire à la fois de comprendre le message que les images véhiculent et de les décanter des connotations politiques inévitables qui les encombrent, qui suscitent des allergies ou des sympathies qui sont loin d’être le cœur du message chrétien. C’est toujours ce que Jésus veut nous faire comprendre et où il veut nous mener à travers le langage des paraboles et toute sa pédagogie. En ce dernier dimanche de l’année liturgique, la contemplation du Sauveur Jésus en croix est comme le résumé de tout ce que Dieu a voulu révéler de son amour : un Dieu caché, sous la forme d’un homme injustement condamné, qui pourtant affirme qu’il est Roi ! Et c’est à ce moment-là précisément qu’Il a ce geste royal de promettre le paradis à cet autre condamné, notre frère, nous ouvrant à nous aussi le bonheur infini de ce qu’Il appelle le paradis ! Oui, on peut dire que l’année finit bien ! Et Marie, qui est au pied de la croix, se souvient qu’il y a une trentaine d’années, un ange était venu pour lui annoncer que Celui qu’Elle allait enfanter serait le Fils du Très-Haut et qu’il régnerait pour toujours. Pourtant, selon les apparences, ce Règne finit aujourd’hui! Il fallait une foi hors du commun pour croire encore à ces promesses : Elle est vraiment Virgo fidelis, la Vierge pleine de foi et de grâce ! A deux reprises, St Luc parle de ceux qui sont là à regarder : quel spectacle, en effet, ce show final, l’avant-dernière représentation du Messie, avant la Résurrection ! Mais là, il n’y aura personne pour regarder, ça se passera dans le secret de la nuit et le jour se lèvera sur un autre monde. La caméra de l’évangéliste passe de la foule hébétée, qui regarde sans comprendre, à un triple gros plan : les chefs des prêtres qui ricanent, les soldats, habitués, se moquent de ce pauvre type à leur merci, et l’un des condamnés qui L’injurie. C’est le crescendo de l’abjection : se faire insulter par les notables, l’armée et même par les voyous ! Mais cette haine accumulée ne diminue en rien la dignité de l’insulté : Il est et reste Roi, vraiment. Et la caméra se déplace au sommet de la croix, où une inscription dit la vérité, dans le silence impressionnant de la bande sonore : « Oui, Celui-là, c’est Jésus de Nazareth, le Roi des juifs ! » Et quand le son reprend, c’est pour faire suite à l’inscription dérisoire : « Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume : » Et le Roi lâche la sentence, c’est son pouvoir, et Il l’assure de la gloire et du bonheur infini, qui est son paradis, un lieu de gloire infiniment cachée. Et ça, c’est la vérité, plus forte que tout ce que peuvent penser ceux qui ont le pouvoir, maintenant. La question de la vérité est liée à la croix, et la croix en est la preuve. La croix est comme le contre-pouvoir de celui du monde. Il en sera toujours ainsi, et c’est ce qui fait peur à tous les faux pouvoirs. Celui qui proclame la vérité en en payant le prix, c’est-à-dire en montant sur la croix, atteint la liberté pure. Dans l’Archipel du goulag, Soljénitsyne raconte l’entrevue d’un « zek », un déporté, amené dans le bureau du commandant du camp pour être puni d’une faute quelconque, et le détenu lui dit : « Oui, vous avez sur moi pouvoir de vie et de mort. Mais moi je suis libre, je n’ai rien à perdre. Vous, vous tremblez, parce que vous savez que vous pouvez d’un jour à l’autre être à ma place. Je vous plains et je suis heureux de ma liberté. » Le Christ ne défend pas la vérité avec des légions, il la rend visible en sa Passion, dit Benoît XVI. L’obéissance à la vérité rend chaste notre âme, elle conduit à la parole juste et à l’action juste, face à la dictature des opinions communes qui sont une prostitution de la parole et de l’âme. La seule royauté de Jésus, c’est l’obéissance du Serviteur de Dieu, Il l’a montré la veille dans le lavement des pieds. Quand nous demandons dans le Notre Père que ton Règne vienne, nous ne demandons ni triomphe ni domination, mais que l’amour, enfin, arrive à régner. Son Règne est tout de douceur et de force intérieure. Jésus règne sur les cœurs qui se laissent aimer. Le Bon Larron est notre modèle.

***

34e dimanche B Christ-Roi de l’Univers 25 novembre 2018
Il en va de la Royauté du Christ comme de la paternité de Dieu : la mentalité courante ne connaît plus le régime monarchique que comme une survivance d’Ancien Régime un peu dépassée, sous des formes politiques d’ailleurs très atténuées –plus de Louis XIV et de monarchie absolue à l’horizon, même en Angleterre !- et on se plaît à croire que la démocratie est le meilleur mode de gouverner, puisqu’il donne l’illusion au simple quidam qu’il a quelque chose à dire quant au gouvernement de son pays. La figure du père en a pris un coup aussi, comme par hasard depuis la Révolution française qui a décapité le père de la patrie. Roi et père sont l’objet d’une même réprobation plus ou moins déclarée, comme toute forme d’autorité est suspecte de tyrannie. Comment se fait-il que l’on tienne encore à ces figures, de plus en les appliquant à Dieu, qui court donc le risque d’être ainsi dévalorisé, Lui aussi ?

Situer la Royauté du Christ au moment le plus dramatique de son existence, puisque c’est à ce moment-là qu’Il joue sa vie devant le magistrat qui a sur lui droit de vie et de mort, c’est peut-être le paradoxe le plus fort de l’évangile, ce renversement total des valeurs que prône le monde. Le Créateur du ciel et de la terre n’est pour l’heure qu’un inculpé dont les chefs de son peuple veulent la peau, pour des raisons que le magistrat romain ne saisissait pas vraiment. Il est assez fin pour sentir le mystère de ce coupable, mais pas assez pour creuser au-delà du droit et de ses intérêts. Alors, on assiste à ce dialogue surréaliste, où Jésus mène le jeu, en fait : ça fait un peu désordre que ce soit l’inculpé qui pose des questions au juge ! « Dis-tu cela de toi-même ?... » Comme s’il voulait compromettre Pilate en lui faisant prendre position face à sa Personne. Un condamné, c’est tout de même une personne, et ça, le droit romain feignait de l’ignorer. On sent percer l’agacement chez Pilate, il le ramène à l’accusation qui l’a amené : « Qu’as-tu donc fait ? » Jésus le rassure : « Tu n’as rien à craindre, je ne suis pas un concurrent, mon Royaume est ailleurs. » Ouf, se dit l’autre, et il le prend presque à la rigolade : « Tu es roi, toi, là, devant moi ? » Jésus sait qu’il ne L’écoute toujours pas. Et la réponse le laisse interdit : « Si tu te souciais de la vérité, tu m’écouterais… ». Et de nouveau Pilate esquive en une phrase méprisante. Il faudrait encore citer la femme de Pilate qui lui fait dire : « Ne te mêle pas de l’affaire de ce Juste, j’ai rêvé de Lui... » Histoire de sensibilité féminine, a-t-il dû se dire. Dialogue de sourds ? Pas tout-à-fait, Pilate n’est pas bête, mais empêtré dans son fonctionnement. Un peu l’histoire de Dieu et de l’humanité, il est décidément difficile d’en sortir. C’est pour ça que Jésus s’est dérangé, pour nous faire bouger un peu. Jésus n’a aucun souci de se disculper, il ne cherche pas à dominer son interlocuteur, à lui damer le pion. Il cherche à le rencontrer, d’homme à homme, en le poussant à mettre entre parenthèses son rôle. Ah, là, il est vraiment royal, tellement au-dessus des intérêts mesquins d’un procurateur de province qui rêve à des postes plus prestigieux. Il accepte la réalité du monde et sa hiérarchie, et en même temps, Il est totalement libre face aux asservissements qu’éprouvent ceux qui sont limités à la vie terrestre. On ne sait plus trop qui est le juge et qui est l’inculpé, mais il n’y a aucun mépris chez Jésus : juste le désir ardent de voir grandir l’autre. C’est ça, sa Royauté, pour chacun, une proclamation inconditionnelle de la dignité de tout être humain, par une humilité confondante. Sortir chacun de toute espèce de débat artificiel – c’est ça, la vérité, non ?- pour voir enfin les choses et les êtres comme Dieu les voit, dans la bienveillance et l’amour qui font vivre.

Nul n’échappe à ce pouvoir très doux du Sauveur. On peut l’ignorer, l’esquiver, tenter de le détruire, mais pas l’anéantir. Le jour de notre mort, nous y serons confrontés, et là, plus d’échappatoire. Quelle tête il a dû faire, Pilate, en reconnaissant ce jour-là le condamné de la Pâque 33 ! Et Lui, Il lui a dit, avec son sourire de pauvre : « Tu as compris, maintenant ? Veux-tu de Moi comme Roi ? »

***

Christ-Roi A 26 novembre 2017
La fête de ce jour est le point d’orgue de l’année liturgique, qui nous emmène aussi à la fin des temps avec la grande fresque du jugement dernier. Ce qui nous rappelle une première vérité : le temps n’est pas cyclique, et même s’il nous ramène chaque année à un début qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la précédente, on est un étage plus haut, plus près du ciel, notre patrie. La confusion qui est celle du monde présent, avec son mélange douloureux de bien et de mal, cèdera le pas à la clarté de la justice et de l’amour. L’évangile de cette fête est comme l’anticipation de ce jugement qui nous présente le Roi de l’univers en pleine action, qui est à la fois le Roi pasteur qui prend soin de ses brebis et le Roi vainqueur de toutes les puissances adverses, le Roi juge qui discerne ceux qui ont accepté son règne dès maintenant, et encore le Roi serviteur qui remet toutes choses à son Père. Il y a de la tendresse, de la gloire et même de la violence dans cette scène, à l’image de la vie sur la terre qui est un combat permanent entre le bien et le mal. C’est ainsi que s’achèvera notre destinée, avant la fin du destin du monde que nous aurons contribué à rendre meilleur ou pire. Et il est bon de nous rappeler que tout est finalement dans sa main, alors que tout semble nous échapper pour le moment et que nous sommes si souvent dans le clair-obscur d’une aurore qui n’en finit pas d’arriver. L’issue de tout cela est certaine, et elle est sous contrôle.

     Mais quel est le projet de ce Roi, quel est le programme du Royaume mystérieux qu’Il ne nous explique que par le langage énigmatique des paraboles ? Toute cette mise en scène, d’abord, prend en compte l’écoulement du temps. Et le temps semble toujours long quand on souffre, car toujours dure longtemps. Or, disait le Bx Père Marie-Joseph Cassant, « continellement, on souffre plus ou moins. » La seule certitude, c’est que chaque seconde qui passe nous rapproche du but, et qu’en l’ayant présent à nos yeux, il illumine une réalité qui n’est pas toujours rose. Son projet, c’est de détruire toutes les puissances contraires à la vie, de nous faire traverser la mort, comme Lui, et de conduire toutes les créatures qu’il a faites par amour à la résurrection finale. Il est le premier à avoir accompli ce passage, mais Il ne veut pas être le seul. Toutes ces créatures, il les aime, les soigne, avec le soin du berger qui est solidaire de son troupeau jusqu’à donner sa vie pour lui, ce qui est paradoxal. Ici-bas, nous sommes sans cesse menacés par la mort, car la vie est infiniment fragile, nous le savons. Nous sommes dans ce temps intermédiaire où le Christ est déjà glorifié, et où Il propose à toute créature de Le suivre dès maintenant. Nous sommes dans une création en mutation. Par l’Incarnation, il est le Maître véritable de l’histoire du monde, pour la mener à son terme bienheureux. C’est pourquoi il est impossible que les hommes ignorent ce plan, et c’est là le motif d’une évangélisation qui ne cessera qu’avec la fin du monde créé. C’est aussi le sens de ce que dit St Paul : l’homme peut refuser ce plan, l’ignorer ou le combattre, et il le fait souvent en se prenant pour Dieu. Mais on sait déjà où mène ce refus : tous les pouvoirs totalitaires qui ont prétendu amener le bonheur sur la terre ont fini dans la ruine et la mort. Et comme Dieu est amour, Il ne peut et ne veut contraindre personne à accepter son plan : c’est la toute-faiblesse de l’amour, mais seul l’amour vrai ne mourra jamais. Entretemps, ce qui hâtera l’avènement de cette heureuse issue, ce seront tous les petits gestes qui planteront en terre aride le germe de l’amour. Et là aussi, l’histoire de l’Eglise est pleine de ces innombrables diamants dans la boue qui brillent de tous les feux d’éternité dans notre obscurité. C’est ça, le critère universel du jugement. Croyons à cette puissance qui se manifeste sous des dehors si humbles et si aimables. Dieu n’exclut personne de son amitié. Le Bon Pasteur soigne chacun. Tous ceux qui le veulent bien se retrouveront dans le Royaume du Père, à la mesure de la fidélité à ce qui leur aura été donné.

8 décembre 2023 Solennité de l’Immaculée Conception
Dieu prévoit toutes choses dans sa sagesse infinie qui surplombe les siècles et les événements. La merveille de la création comprend déjà le péché, fruit amer d’une mauvaise liberté, mais plus encore la Rédemption. Il n’est d’autre explication à chaque étape de son agir qu’un amour incompréhensible, qui dépasse tout ce que ce mot recouvre dans notre expérience. Et rien n’échappe dans cette œuvre immense au rôle unique du Fils Bien-Aimé, que le Père a voulu si proche de l’homme qui s’éloigne sans cesse de Lui. Tout cela, Il aurait pu le faire de manière purement spirituelle, puisqu’il s’agit avant tout de réalités surnaturelles, Il aurait pu se passer de tout instrument, pour préserver la pureté de ses intentions. Or, son amour va jusqu’à vouloir employer d’innombrables intermédiaires, plus ou moins fiables, dans une sorte de graduation de lumière qui va du plus sombre de notre terre blessée jusqu’à la splendeur des cieux.

Voilà le panorama dans lequel il convient de contempler la Conception Immaculée de la Vierge. Le centre du projet divin, c’est la venue du Fils sur la terre. Mais comment imaginer le Dieu parfait et incréé se couler dans une humanité déchue, limitée par tous les bouts, si indigne d’être touchée par cet amour incandescent ? Dieu aurait pu… oui, il aurait pu venir directement, sur les nuées, comme un Zorro sauveur et tonitruant, montrant une bonne fois sa toute puissance éclatante qui ferait se tenir à carreau ces créatures rebelles. Ou Il aurait pu, dans son option préférentielle pour les pauvres, demander à une quelconque mère porteuse de s’unir à un brave garçon comme les autres, pour Lui confier ensuite en nourrice ce bambin qu’Il se chargerait d’éduquer parfaitement selon ses vues à Lui. Oh, Il aurait pu faire beaucoup de choses, s’Il nous avait écouté ! Or voici : Dieu nous surprend toujours… Au Messie triomphant, Il substitue le Crucifié. Il institue l’Eucharistie, pour que l’âme soit nourrie à travers le corps. Il envoie l’Esprit qu’on ne peut repérer mais qui souffle en tempête. Il collectionne les nuls pour en faire des saints. Et en prévision de Celle à qui Il enverra plus tard l’ange Gabriel, Il se débrouille pour que s’arrête à sa naissance la contagion du péché d’Adam, rien que pour montrer en passant ce que ça donne, une créature dans l’état d’origine. Pour Elle, on a peine à imaginer ce que ça a dû être, d’être plongée jusqu’au cou dans ce monde de boue sans accepter jamais qu’une seule tache vienne la ternir : on se demande comment Elle a fait ? Mystère de grâce et d’acquiescement, l’un ne pouvant se déployer sans l’autre : toute-puissance de l’amour, et respect total par amour !

Et là, on voit bien qu’on est bien au-delà de je ne sais quelles questions génétiques, bien que Dieu ait voulu passer aussi par là. Peut-être d’ailleurs que ça devrait nous faire réfléchir sur ces graves défis qui se posent aujourd’hui en la matière, pour venir au secours de tant de petites créatures massacrées avec la sollicitude que Dieu a pour chacun, si petit et fragile soit-il. Il et beau de voir, en Marie, à quel point Dieu est toujours Celui qui restaure, qui donne à chaque instant une vie débordante, d’une splendeur sans égal, et que c’est ça, la normalité, et non pas nos laideurs, nos bassesses et nos pulsions perverses. C’est nous qui sommes l’exception, ces petits monstres qui déforment l’image originelle.

Le temps de l’Avent est le temps d’espérance par excellence. Chaque année, Il nous redit que Dieu est là, encore, pour relever et pour sauver. Et la Vierge Immaculée nous sourit en nous disant combien cela est beau et possible. Elle n’a pas eu à dire oui à son privilège, mais Dieu savait que dans le oui de l’Annonciation, tous les autres étaient compris, celui de la naissance et de la croix, celui de l’assomption et de la dormition d’amour. A nous qui sommes loin d‘être innocents, qu’Elle nous obtienne la grâce de concevoir une horreur sincère du péché qui défigure l’homme créé à l’image de Dieu, avec le désir de sa beauté : oui, qu’Elle nous fasse envie, comme on se sent meilleur à côtoyer un être d’exception qui nous investit de sa confiance ! Son sublime à Elle, c’est d’être infiniment petit, discret, silencieux, prélude à Celui en qui brillera la gloire du Tout-Puissant dans cette étable obscure. Que par son entremise, relayée par le murmure de notre prière, se répande sur le monde un peu de cette lumière et de cette paix promises.

...

8 décembre 2022 Solennité de l’Immaculée Conception
Après avoir mis notre âme au diapason d’une joie céleste –« Gaudens gaudebo », avec cette insistance du latin classique qui était un paradigme de nos grammaires : je me réjouirai d’une joie sans limites-, la première lecture nous emmène au début du drame humain, avec son cortège infini de misères et de violences. Pour savoir où l’on va, pour apprécier ce que l’on a, il faut savoir d’où l’on vient et pourquoi on en est là. Car la foi chrétienne rend compte de manière sublime et unique de cette contrariété principale de la condition humaine, partagée à longueur de vie entre grandeur et misère, aspirations d’infini et désirs sordides. Et cette contrariété, c’est le dogme du péché originel qui en rend compte. Il y a une pensée de Pascal qui le dit avec perspicacité : « Certainement, rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine, et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le noeud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. » Or, il ne s’agit pas d’abord de comprendre, car la foi n’est pas affaire en premier d’intelligence, mais d’accueil d’une vérité que Dieu nous propose. C’est donc à la volonté que le grand Pascal s’adresse, comme celle qui décide de faire confiance à plus grand que soi. Il dit encore :  «Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre Religion ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants, mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire que ce soit être sans raison de les croire. » Aujourd’hui plus encore que du temps de Pascal, peu semblent faire ce choix du cœur qui vient après mûre réflexion sur ce qu’est la vie que Dieu nous offre, avec ce qu’il implique pour le salut de l’âme et sa portée éternelle. C’est donc le problème de la grâce offerte à tous, la possibilité de l’accepter ou de la refuser : « Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire, et tout ce qu’il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu mais rachetés par Jésus-Christ et c’est de quoi nous avons les preuves admirables sur la terre.»

La fête de ce jour en est une, et non des moindres. Après la chute, Dieu n’invite pas seulement l’homme à remonter la pente où il s’était précipité, en disant : « Montez, les petits ! » Il s’implique personnellement dans ce redressement, et Il commence à le faire par ce qu’il y a de plus faible dans la création : une enfant encore inconsciente de ce qui se joue en Elle, par un don gratuit, totalement immérité, enfoui dans les profondeurs cachées de son âme. Comme les conséquences de la rupture ont été incalculables, les effets de ce don qui sera reçu par Elle à chaque pas de manière toujours plus consciente et aimante ne cesseront pas de se déployer pour le bien de toute l’humanité. Eve, en se séparant de Dieu, avait perdu ses enfants avant même qu’ils soient nés. Elle voulait être libre, décider de tout avec son mari. Mais en même temps, elle donna de son sang pour que vive la première génération, et ce mélange de vie et de mort, déjà, est une victoire de la vie. Cependant, il ne s’agit pas, dans le cas de l’humanité, de vie biologique seulement : la grandeur de l’homme, c’est sa vie spirituelle, la possibilité qui lui est donnée dès sa naissance de connaître et d’aimer Dieu. Et Il aime déjouer les plans des hommes, Il a une imagination qui déconcerte les sages et les savants et même les théologiens. Si bien que ce n’est pas sans raison que de croire, dirait Pascal, que la raison, si haute soit-elle, ne dit pas tout, Il s’arrange pour que le courant de mort transmis à l’homme depuis le premier péché soit stoppé net dans l’âme de Celle qui devait un jour enfanter l’auteur de la Vie. Car Il savait d’avance que sans Lui forcer la main, un jour, Elle dirait oui. C’est une grâce toute pure et imméritée, comme l’est celle qui nous lave et nous rend notre dignité, quand nous Lui demandons pardon.

La Vierge Immaculée est auprès de nous, à chaque moment, toujours. Elle nous soutient et nous encourage quand le mal rôde et nous submerge. Elle nous rappelle que pour Dieu, rien, jamais, n’est irrémédiablement perdu. Avec Elle et avec les anges du ciel, rendons grâce au Dieu de la Vie de faire des choses étonnantes par d’indignes serviteurs et de chanter avec Elle : Il a fait en moi de grandes choses, saint est son Nom !

...

8 décembre 2021 Solennité de l’Immaculée Conception
Le temps de l’Avent est comme un résumé de l’attente des siècles en espérance d’un Sauveur. En proie aux multiples désordres dûs au péché, le monde qui souffre souvent sans savoir pourquoi désire secrètement la fin de son malheur, et que son intervention, enfin, réchauffe les cœurs meurtris par cette nuit qui n’en finit pas. Mais les interventions de Dieu sont toujours discrètes, et c’est pourquoi beaucoup ne les voient pas. Il est toujours prévenant, mais nous l’attendons ailleurs, nous Le voyons autre qu’Il est, car Il est toujours surprenant. Ce qu’Il fait a toujours quelque chose d’inattendu, hors des chemins battus, ce à quoi nous n’aurions pas pensé. La Conception Immaculée de Marie est de ces réalités-là. Une personne d’origine protestante racontait au P. Emonet, qui l’avait accompagnée dans sa conversion, que, se trouvant un après-midi à prendre le thé avec des amies, la conversation était venue sur cette fête que les catholiques allaient bientôt célébrer et on en rajoutait pour dire que, vraiment, y exagèrent, ces catholiques : l’une d’elle déclara de manière très péremptoire : « Après tout, Marie est une femme comme les autres ! » Et elle entendit en elle une voix très forte qui dit : « Non ! » Ce fut ce non qui l’engagea sur le chemin de l’Eglise catholique.

Là où ces braves dames avaient raison, pour une part, au moins, c’est qu’Elle est en effet de même nature que les autres femmes : elle a eu faim, soif, froid, il lui est arrivé de s’inquiéter, de se poser des questions, de se retirer pour méditer. De l’extérieur, que voyait-on en Elle, sinon une petite ménagère douce et attentive, plutôt silencieuse, faisant sans bruit un travail de fourmi sans jamais se plaindre : rien que ça, sans fléchissement repérable, c’est déjà de l’ordre du miracle, et sans doute passablement au-dessus des femmes de Nazareth et de tous les temps. Mais pourtant, quelque chose échappe à cette égalité avec ses concitoyennes. Même pas en ce qu’Elle a été, de fait, la Mère du Sauveur, la Mère de Dieu, comme l’a défini le concile d’Ephèse, ce qui n’a été donné qu’à Elle, en effet. Mais en ce qu’Elle n’a vu, voulu, aimé que Dieu dès le premier moment de son existence : ça, c’est proprement vertigineux et cela pose au passage le problème du péché, qui est sans doute le seul drame de la vie humaine. En voyant Dieu en elle-même qui L’aimait et se donnait à Elle, Elle se mit à faire comme Lui, sans jamais dévier. Toute sa vie est là sur ce fond radical jamais démenti. Ce qui a deux conséquences : tout ce qui entre en contact avec Elle, tous les événements qu’Elle vit ont tout de suite leur poids réel et immédiat. Sous la surface repérable des choses, c’est Dieu qui se révèle, Dieu qui aime, Dieu qui fait vivre, c’est l’amour qui se donne et appelle à se donner. A l’inverse, le péché, c’est vivre tout cela sans la lumière de Dieu et de la foi, c’est être centré sur soi, ses intérêts et ses fantaisies douteuses. Et d’autre part, Elle n’a pas été soustraite au régime de foi qui est celui des fils d’Adam, même si son âme très pure et le don total d’Elle-même lui donnaient des intuitions divines. On voit bien, dans l’évangile, qu’Elle ne comprenait pas tout de suite ce que Dieu Lui disait ou ce qui Lui arrivait. Elle méditait tout cela et attendait la lumière d’En-Haut. Elle supportait, Elle offrait, Elle portait déjà en silence le monde qui Lui serait donné au pied de la croix, officiellement, en quelque sorte. Et là, Elle est très proche de nous, beaucoup plus que nous ne sommes proches d’Elle. Elle est le refuge des pécheurs, surtout de ceux qui savent qu’ils le sont et en souffrent, ce qui est déjà une part de l’expiation qui montre qu’on a compris quelque chose au mystère insondable de la Miséricorde. Elle n’en a pas eu besoin, et pourtant, c’est en prévision des mérites de la Passion qu’Elle a été préservée du péché, comme dit l’énoncé du dogme qui a passé dans l’oraison de la fête : la grâce qui sauve -pour nous- est la même que celle qui préserve -pour Elle. C’est donc une très belle lumière qui s’allume dans la nuit aujourd’hui, comme une assurance et une promesse qui renferme déjà la Passion, la mort et la Résurrection du Fils bien-aimé.

Prenons au sérieux l’enjeu de ce privilège de Marie Immaculée. L’enjeu, c’est notre conversion, une horreur du péché, quel qu’il soit, même infime à nos yeux myopes. Car tout ce qui déplaît à Dieu et méprise son amour met en échec le plan de Dieu, comme le disait une oraison de la Messe cette semaine : « Déploie, Seigneur, ta puissance, soutiens-nous de ta force, afin que le salut retardé par nos fautes soit hâté par l’indulgence de ta grâce. » Avec Elle, le serpent sera vaincu, la paix sera rendue aux cœurs et aux peuples, et nous serons prêts à accueillir la lumière de Noël.

...

8 décembre 2020 Solennité de l’Immaculée Conception
Aucune créature n’est plus splendide que la Mère de Dieu. Cela pourrait sembler un truisme, mais on passe souvent à côté de cette sublime réalité sans la comprendre assez. Toute sainteté surnaturelle est l’œuvre de Dieu d’abord, et tout ce qu’Il fait est parfait ; il n’y a rien que d’harmonieux en ses œuvres. Celles qui ne le sont pas ne viennent pas de Lui. Il est partout Lui-même, mais il se plaît à se révéler particulièrement dans ses œuvres les plus hautes, c’est-à-dire celles qui ont un rapport plus étroit avec Lui : là surtout apparaissent ses richesses propres. Il les a toutes condensées dans la Vierge Marie. Mais comme tout est gratuit de ce qu’Il donne à sa créature, Elle, pas plus que les autres, n’a mérité sa plénitude de grâce et ses privilèges. Elle en est même plus redevable à Dieu : Elle sait qu’Elle est non seulement la plus élevée, mais la plus humble des créatures.

La première chose que l’on voit dans le mystère de la Conception Immaculée est indiqué par l’adjectif lui-même : Elle est sans tache, ce qui veut dire affranchie de toute souillure ; la progression du mal s’arrête devant Elle, le torrent de l’impiété est détourné, anéanti. Mais cela ne dit rien de ce qui est en Elle, des conséquences de cette plénitude dans son âme. On s’est habitué à voir ce privilège comme quelque chose que Dieu se devait à Lui-même dans la personne de sa Mère : cela convenait, c’était une sorte d’exigence, de dignité. Mais plus encore, c’était en quelque sorte une préparation à ce qui allait suivre : la virginité consentie, la Maternité divine, son rôle de médiatrice du salut. Dès le premier instant, il était entendu qu’Elle n’a jamais appartenu à l’ennemi, ni à Elle-même. Jamais la moindre faute, ni un mouvement désordonné, jamais un plaisir pris en dehors de Dieu : même son exultation est « En Dieu son Sauveur ». A tout cela, il y a un immense mérite, et Dieu le savait par avance, ce qui pourrait être un motif de l’Immaculée Conception. Dieu savait que cette grâce insigne serait bien utilisée, comme une formation qu’on paie à un candidat doué. Certes, là, on prend le risque d’être déçu. Mais pour Elle, Dieu savait qu’il y avait la liberté, mais pas de risque.

Il fallait donc que la chair de Marie qui devait être la chair du Christ soit pure comme du cristal. Il convenait que la tendresse de Dieu fît la beauté de sa Mère. Dieu qui n’a de dette envers personne, il a voulu le devoir à sa Mère, et nous sommes bien là dans le mystère de l’amour le plus pur, qui se lie volontairement à l’aimé jusqu’à faire pour lui des choses folles. Elle est en toutes choses à l’ombre de la vie de son Fils, elle est calquée sur Lui. Comme sur Lui, le glaive était sur sa vie, et la souffrance l’accompagna fidèlement. Lui, Il avait la force de Dieu, le point d’appui de la vision béatifique, mais Elle n’était qu’une frêle créature, qui ne pouvait puiser qu’en Lui la force nécessaire. Et là, nous lui ressemblons un peu : comme elle, nous sommes désarmés face à toute extrémité, et tant de souffrances côtoyées sont les nôtres. Mais en Elle, il est sûr que les retentissements de ces douleurs ont été incomparables, car la sainteté ne protège en rien contre la souffrance : elle affine plutôt, et conduit à une suprême délicatesse toutes les fibres de notre nature. Pour tout cela, oui, Dieu lui devait la grâce de cette pureté infinie, pour se tenir debout, calme et grave, au milieu de tous les pressentiments, au milieu des douleurs comme des joies, pour apporter à tous ceux qui la côtoient dans des circonstances extrêmes la sérénité d’une âme invincible. Elle vivrait les mystères joyeux sans effroi, les douloureux sans faiblesse, les lumineux sans l’ombre d’un doute, les glorieux sans superbe. Affranchissement de tout le créé, possession absolue de soi, unique désir de plaire à Dieu et à Lui seul. Là où le péché a passé, ce domaine n’existe pas. Mais elle nous offre de le reconquérir en La fréquentant, car bien sûr Elle ne demande qu’à partager la grâce qui l’habite. Nous ne devenons pas immaculés pour autant, mais la grâce qui préserve est la même que la grâce qui sauve et qui restaure. Elle mettra chaque jour en nous la lumière et la force qui nous gardent le cœur ouvert aux merveilles de Dieu, comme la clarté qui grandit dans la nuit à l’approche de Noël.

...

L’Immaculée Conception 8 décembre 2018
L’histoire des hommes avait pourtant bien commencé : il n’est que de lire le récit de la création, au début de la Genèse, pour s’en rendre compte. Ce jaillissement de lumière, d’astres, de terres et d’océans, cette prolifération incroyable d’êtres vivants, du plus petit microbe à la baleine, tout ça pour préparer un nid d’amour pour sa créature à Lui, Dieu, modelé à son image et ressemblance ! Mais voici que la 2ème page est une amère déception, et cela, à cause précisément de cette dignité qu’aucun autre être vivant ne possède : la liberté. Pourtant, il y avait la grâce, ce don incessant que Dieu fait de Lui-même, lui communiquant sa propre vie comme un flux ininterrompu. Et de fait, ce mystère de la grâce et de la liberté ne cessera de tourmenter mystiques et théologiens, de compliquer la vie au chrétien de base qui ne comprend rien aux explications obscures de ces gens intelligents, mais qui en subit chaque jour les conséquences douloureuses, d’instiller jusque dans le cœur des plus braves ce soupçon des origines déposé dans le creux de l’oreille d’Eve : « Etes-vous sûrs que Dieu vous veut réellement du bien… ? » Toute l’aventure humaine est une tension instable entre ces deux pôles : la grâce de Dieu qui ne peut aller que vers le Bien, et cette capacité de choix que tous réclament et qui leur brûle les mains dès qu’ils la reçoivent, car elle semble les incliner vers le mal et le néant. Toute l’histoire des hommes est à la fois remplie d’aspirations sublimes, d’espoirs fous et de lendemains qui chantent, et en réalité, elle ne semble, comme les nouvelles à la télévision, n’être qu’une suite de fureurs et de violences, de haines et de malheurs qui n’épargnent personne. Et on est las des tentatives avortées, des bonnes volontés abusées, des efforts inutiles pour changer quoi que ce soit à ce navrant état de fait.

La réponse de Dieu, c’est la venue de son Fils sur la terre. Mais comme à la création, Il Lui prépare un nid d’amour. Et il se fera par une volonté libre de sa part, une grâce parfaitement gratuite –car c’est ça, la grâce, évidemment- qui est reçue non moins gratuitement et parfaitement dans une volonté humaine dès le premier moment de son existence. Comme ça, rien que pour démentir au moins une fois ce destin d’airain qui pèse sur la pauvre humanité en espérance de rédemption. Et ça nous rappelle  que le Bien, même invisible, infinitésimal en ses commencements, même entouré de tout le mal qu’on voudra, peut inverser la vapeur et commencer à rebâtir les âmes dévastées. La Conception Immaculée de Marie est absolument inouïe –on aurait de fait jamais pu imaginer ça ! Oui, Dieu aurait pu passer par une femme pécheresse, Il aurait pu ne pas demander à la Vierge de Lui réserver tout son être, il aurait pu, car il peut tout et le Christ n’aurait pas moins été le Christ, sans doute ! Mais il a voulu beaucoup plus et beaucoup mieux, à la fois pour son Fils et pour Celle qui Lui était la plus proche parmi les créatures, pour dire à cette Mère son amour de prédilection qu’il veut étendre à tous ceux qui sont ses enfants au long des siècles, qui est le même amour qui Lui fait dire : « Tu es mon Fils bien-aimé ! » Tout cela est la marque du trop-plein de Dieu qui se déverse par la femme qui rétablit d’un coup l’équilibre rompu par son ancêtre malheureuse. C’est l’un de ces rebondissements de la grâce, l’un des plus spectaculaires assurément, qui jalonnent la marche hésitante de l’humanité sur les chemins de la Patrie des cieux. Tout est dans ce germe qui fera de cette toute petite fille la fine fleur des vierges d’Israël, se mettant à disposition pour les plans de Dieu les plus fous et les plus inattendus, qui jamais ne doutera, ne posera de questions inutiles, ne se reprendra en quoi que ce soit. Et c’est pourquoi nous ne lasserons jamais de La contempler dans sa pureté originelle, nous que le péché a défigurés, mais sur lesquels se penche à chaque instant son amour maternel depuis la croix. Avec Elle, la grâce peut à nouveau fleurir en nous, si nous Lui remettons notre liberté chancelante pour qu’Elle la guide comme Dieu le veut. En Elle, pas de contradiction entre grâce et liberté : sa liberté, c’est de choisir en toutes choses la grâce offerte, de Lui en rendre grâces et de la Lui rendre en offrande sans réserve. Qu’Elle nous apprenne ce triple mouvement qui fera de nous des créatures nouvelles, refaites à son image.

***

8 décembre 2017
Tout, absolument tout nous vient de Dieu : notre vie naturelle et son cadre terrestre, les conditions de son exercice, depuis l’air que nous respirons jusqu’aux vertus qui nous réjouissent, son développement physique et spirituel, son horizon intellectuel et surnaturel. Mais ce cadeau inestimable est en permanence déformé et abîmé par le péché. Pas assez cependant pour qu’il ne nous reste pas une nostalgie de l’harmonie des origines et nous encourage à travailler pour accueillir fidèlement la grâce de redressement que Dieu ne cesse de nous offrir.

Aujourd’hui, nous portons nos regards sur la créature qui a réalisé ce programme sans que rien ne vienne l’enrayer. La Vierge Immaculée, par avance, est le chef-d’œuvre de la nature et de la grâce qui vient de l’Incarnation du Verbe. C’est pourquoi la liturgie la salue comme l’aurore du salut et le premier pas de la Rédemption. Il y a une connivence parfaite entre le mystère de l’Incarnation et celui de son Immaculée Conception. En effet, le Christ Fils de Dieu, en venant dans ce monde, s’abaisse au plus bas de la créature. Lui, le Créateur des cieux, Il accepte toutes les limitations qui caractérisent l’être créé : éternel, Il se soumet au temps ; infini, Il veut être en un lieu infime ; tout-puissant, Il accepte la fragilité de tout ce qui finit en ce monde par la mort corporelle. Lui, le Verbe qui exprime parfaitement le Père, Il devient Fils d’une Femme, Celui qui est infans, c’est-à-dire qui ne parle pas, dans une étable en compagnie des animaux puisque les hommes n’ont pas voulu de Lui. Sa Mère, Elle, est la plus petite servante du Seigneur. Elle n’appartient pas à l’ennemi, mais pas non plus à Elle-même. Elle a tout donné, sans réserve, par avance.

Il fallait que la chair de Marie qui devait être la chair du Christ soit pure comme le cristal, oui, cela convenait, car on ne peut imaginer que le Dieu trois fois saint soit en contact aussi intime avec une chair de péché. Mais plus encore, Dieu se devait, en quelque sorte, de Lui offrir ce privilège tout gratuit et impensable à vues humaines. Car la pauvreté consciente et acceptée attire la richesse de la grâce de Dieu, et Il La savait plus que tout autre pauvre infiniment. S’il y a une vie où se réunissent toutes les extrémités des choses humaines, c’est bien la vie de Notre-Dame, qui est toute calquée sur la vie de son Fils. Il est à la fois dans la splendeur de la vision et dans l’humiliation et la souffrance de la vie mortelle. Car la terre n’a pas été bonne envers le Fils de Dieu. Mais Elle n’est qu’une créature, plus faible encore. Son être l’expose à toutes les extrémités de la vie sur terre, et il y a des souffrances qu’Elle ressentit seule. Incomparablement sainte et soumise à la volonté divine, Elle ressent avec une suprême délicatesse, par toutes les fibres de son être, tout ce qu’Elle vivait, en bonheur comme en douleur. Les pécheurs sont anesthésiés, Elle absolument pas.

La sainteté, c’est la communion la plus haute avec la douleur et le bonheur de Dieu, dans son amour infini, et qui a été plus sainte qu’Elle ? Là où le péché a passé, l’être est amoindri, les forces sensibles et les facultés obscurcies et infirmes. Chez Elle, tout est soumis à l’âme à son sommet, de façon absolue et sans jamais se reprendre. L’Immaculée Conception, ce n’est pas seulement d’être exempte de tout péché –ce serait réduire le mystère à son côté privatif, négatif. Ce privilège, Elle le partage avec Adam et Eve dans l’innocence originelle, avec les anges. Or, Elle est saluée comme pleine de grâce, ce qui est beaucoup plus. Dès la création, elle est la Reine des saints, d’une beauté supérieure, qui est telle qu’il ne peut en être pensé de plus grande que celle de Dieu, comme le dit St Anselme. C’est comme symbolisé par les 12 étoiles qui la couronnent et le soleil qui l’enveloppe, selon l’Apocalypse. Dieu a épuisé pour Elle toutes les ressources de sa libéralité, Il a des prévenances inattendues et sa sainteté qu’il partage avec Elle commence de bonne heure. De sa plénitude nous pouvons tous recevoir, car Elle est généreuse comme Dieu Lui-même. Il a voulu dans sa pauvreté que nous recevions tout par Elle. Avec Elle, comme dit notre Père St Bernard, nous ne pourrons jamais désespérer de rien, car le salut lui-même a été enfanté par Marie, l’Immaculée.

***

8 décembre 2016
Tout avait pourtant bien commencé : ce qui sort des mains de Dieu ne peut être que parfait dans son ordre, et la création est dans son genre une perfection jusque dans le moindre détail. L’homme, à son sommet, est vraiment le chef-d’œuvre qui fait le lien entre le ciel et la terre, qui répond à cet amour gratuit qui est à l’origine de tout. Mais voilà que la première lecture ce ce jour nous rappelle cet événement douloureux et incompréhensible, le premier acte du premier homme qui est le début de toutes nos misères. Ce premier fait est aussi un sommet : dans la gaffe, l’ingratitude, l’égoïsme et l’orgueil. Pour Dieu, ça ressemble à un échec cuisant : Lui qui sait tout et prévoit tout, n’aurait-il pas pu imaginer un autre scénario ? Or, Dieu ne connaît pas de défaite. A proprement parler, Il n’a jamais eu et n’aura jamais besoin de revanche. Tout autre aurait été déconcerté par la tournure des événements : Lui, non. De la hauteur de ses cieux bénis, Il voit les choses sur un plan nouveau. La jalousie diabolique avait à jamais souillé, empoisonné la postérité humaine, elle était vouée à la mort ? Oui, sans doute, en un premier temps, cela semblait irrémédiable. Mais c’était mal connaître Celui qui n’est qu’Amour et Vie. Pour répondre à cette souillure qui est celle non de notre personne, mais de notre nature, Il ne Lui suffit pas une victoire quelconque, un coup d’éclat en passant pour compenser l’échec premier : « C’est pas grave, venez, on va s’arranger. » Dieu est glorieux et Il a voulu une revanche formelle, qui reprend point par point la défaite qui Lui a été infligée. Il exige que la vie se répande à nouveau dans l’humanité nouvelle par les mêmes voies d’où était venue la mort. Adam était représentatif de l’humanité tout entière : Il faut un nouvel Adam ; il y a eu chute et déchéance : il y aura obéissance et relèvement ; la mort était le salaire amer du péché : la vie éternelle sera remportée pour nous par le Fils de l’Homme. Et il y a une différence de taille entre le premier et le second Adam, et cette surabondance qui est la marque de Dieu se déverse tout entière dans la plus splendide des créatures qui ne Le décevra pas. C’est Elle qui remontera le courant de mort - Il l’avait promis dès le lendemain de la chute - et nous prendra avec Elle, car elle est Mère, non seulement pour le Fils de Dieu, mais pour tous ses fils de la terre. Le germe de vie déposé en Elle dès le premier instant de sa vie, Il l’a voulu totalement préservé. Elle gardera ce trésor de la vie divine inviolée, pour l’honneur du Père et le salut des hommes, Elle l’amplifiera, le partagera sur terre et dans les cieux, elle en sera la fidèle dispensatrice qu’on invoque jamais en vain. Par Elle se réalisent tous nos désirs secrets et inassouvis.  
La fête d’aujourd’hui nous montre aussi le côté intérieur, sublime et tout petit à la fois, si humble et si caché de la puissance de Dieu. Dieu nous rejoint tout en douceur, Il ne force jamais rien, mais accompagne de près tout ce qui est disposé à aller dans le sens de son amour. L’infirmité et la faiblesse de notre nature ne Le découragent pas : Il a au contraire été séduit par la petitesse de sa servante qui Le laisse faire tout ce qu’Il veut. Lui, Dieu, il rend hommage à la plus petite de ses créatures, Il subordonne à sa décision l’accomplissement de ses desseins éternels, Il attend qu’Elle soit son bien et que de sa chair, de son Sang, un Fils Lui soit donné en ce monde qui ne doive rien à ce monde.  
Dès le premier instant de son existence, la Vierge Immaculée était établie au sommet de la vie unitive, qui est le comble de la petitesse. Jésus dira que c’est celui qui est le plus petit au milieu des hommes qui est en fait le plus grand. Cela veut dire que la vie de la grâce opère dans le sens contraire de toutes les autres croissances : il ne s’agit pas de monter, mais de descendre. Marie est la parfaite illustration et réalisation de ce principe : Dieu la maintient dasn sa petitesse qui L’a ravie dès le début. Plus l’âme est docile dans la main de Dieu, plus son amour se trouve libre en elle. La Vierge très Sainte était heureuse de son obscurité, parce qu’elle lui permettait de s’élever librement vers Dieu.  
Désirons nous aussi nous associer à ce triomphe de Dieu, du Bien, de la grâce et de la vie divine. Aimons avec simplicité Celle qui sut L’aimer sans partage : qu’Elle nous enseigne ce mouvement spontané de l’âme qui nous réjouit tout entiers, cette tendresse qui va de Dieu vers Notre-Dame doit déterminer et provoquer la nôtre. Nous ne pourrons rien faire de mieux que de Lui donner, dans notre piété, la place qu’Il Lui a Lui-même donnée. C’est ainsi que nous remonterons vers Dieu, quelle que soit notre misère et notre impuissance, car Dieu ne connaît pas de défaite.