Homélies du Temps ordinaire

2ème dimanche B 14 janvier 2024
Dieu nous appelle, chacun à notre manière : parfois, c’est dans l’innocence de l’enfance, par notre nom ; et comme un enfant appréhende toute réalité de manière concrète, le petit Samuel ne comprend pas que c’est le Dieu invisible qui l’appelle. Le vieux prêtre Eli, d’ailleurs, lui non plus ne comprend pas tout de suite ce qui se passe, et seule son expérience lui fera voir, comme par déduction et élimination, que c’est Dieu qui parle à son servant. Samuel vit dans le temple, dans une belle disponibilité à son maître et à son Seigneur. Il se laisse réveiller à plusieurs reprises et chaque fois, répond présent sans hésiter. Quand on nous demande quelque chose, on peut s’attendre à plusieurs types de réponse : certains disent oui tout de suite, quitte à se trouver embarrassés après, d’autres mettent des conditions : « De quoi s’agit-il… oui… peut-être…’faut voir. » Le texte précise que la réponse finale à Dieu n’était pas le fruit d’une hésitation : la raison, c’est que « Samuel ne connaissait pas encore le Seigneur. » Il était d’ailleurs auprès d’Eli pour apprendre à Le connaître ! Et donc, il n’était pas encore assez familier des manières de Dieu. Ce qui veut dire que plus nous fréquentons Dieu dans le secret de la prière, en l’écoutant attentivement à travers tout ce qui peut nous parler de Lui, plus nous serons capables de reconnaître sa voix.

Jean-Baptiste, de son côté, était fils de prêtre. Il a donc lui aussi grandi à l’ombre du Temple. Le long séjour au désert ne lui a pas enlevé tout doute : « Es-tu celui qui doit venir ? », mais a affiné sa liberté intérieure et lui a permis, tout à la fin, de passer la main et de dire à ses disciples, dans un parfait détachement de lui-même : « Voici l’Agneau de Dieu. » Mission accomplie : il n’existe pas pour lui-même, mais pour Lui et Lui seul. Comment Jacques et Jean ont-ils rencontré Jean et sont-ils devenus ses disciples ? Attente secrète du cœur qui trouve soudain auprès d’un homme de Dieu la réponse à ce qu’ils cherchaient ? Simple attirance qui devient fidélité à un enseignement qui aide à vivre et à comprendre ? Il y a de tout cela dans ce qu’on appelle une vocation. Mais une vocation est surtout, comme l’avait écrit St Jean-Paul II, don et mystère. Et il semble que l’appel soit contagieux. Il est d’abord une expérience intime et personnelle, tellement forte qu’elle ne peut rester purement individuelle.

Le premier dialogue avec Jésus est vraiment émouvant. Le vieux St Jean s’en rappelle le détail quelque 60 ans après les événements. Ce dialogue est une enfilade de questions. En fait, la réponse est claire : ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient, pas besoin de faire les présentations. Ensuite viendra une fréquentation qui les confirmera dans leur impression première, les conduira de mystère en mystère jusqu’au face-à-face de l’éternité où on comprendra tout en un regard échangé. C’est le regard de Marie-Madeleine aux pieds de Celui qui lui a pardonné, celui du Bon Larron qui a tout compris juste avant de mourir. Jésus, donc, les fait entrer dans ce lieu où il habite. De quoi ont-ils parlé ce jour-là ? Rien n’a filtré de leur conversation, le mystère reste entier. Car il y a des choses qu’il ne convient pas de divulguer, même dans le texte d’un évangile. Le petit détail de la dixième heure est lui aussi très impressionnant : il nous dit l’incarnation de notre foi. Il y a des lieux et des moments qui nous marquent pour toujours et que nous ne pouvons oublier, ce qui veut dire que notre vie de foi n’est pas une simple donnée de notre être un peu vague et fumeuse, qui pourra toujours après coup être discutée : « C’était vrai ou seulement le fruit de mon imagination ? » La première fois est presque toujours marquée de ce genre de tendresse et d’émotion qui ne peut s’oublier. Cette grâce initiale nous aidera ensuite à passer à travers les difficultés et les peines inévitables qui jalonnent toute existence. Ensuite se poursuit le même geste qui a poussé Jean-Baptiste à désigner à ses disciples l’Agneau de Dieu : André va chez son frère, et les autres suivront l’un après l’autre. Ainsi en va-t-il depuis 2000 ans, formant cette chaîne ininterrompue des fils et filles du Père qui ont osé répondre à l’appel. C’est les uns avec les autres, les uns par les autres qui nous trouvons le Christ, Messie de Dieu et unique Sauveur. Demandons-Lui la grâce de nous conduire les uns et les autres à la plénitude de son Visage.

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2ème dimanche A 15 janvier 2023
Au lendemain du baptême de Jésus que nous célébrions lundi passé, les trois lectures de ce dimanche nous présentent trois serviteurs : Israël, le peuple élu, que Dieu a formé dès le sein de sa mère -ce qui est assez singulier, notons-le au passage : quelle est donc la mère de ce peuple ?; Paul, apôtre du Christ Jésus, son envoyé ; Jean, le Baptiste qui indique l’Agneau de Dieu qui est plus grand que lui. Le propre du serviteur, c’est d’être tourné tout entier vers son maître, c’est de chercher d’abord ses intérêts, c’est de montrer celui qui est plus grand que lui. Qui ne connaît le fameux retable d’Issenheim, à Colmar en Alsace, un triptyque de la fin du Moyen-Age dont le tableau central est un Christ en croix, très douloureux, qui est encadré à gauche par la Pieta soutenue par l’apôtre Jean, et à droite par le Baptiste qui le désigne du doigt. On dirait qu’il est tout entier concentré dans cet index pointé sur le Crucifié, il n’y a que ce doigt qui le désigne, et le reste du personnage est comme effacé dans l’ombre. J’ai le souvenir d’un sermon de confirmation de Mgr Bullet, notre ancien évêque auxiliaire ; ce n’était pas un grand prédicateur, mais il avait le sens de quelques formules-choc et attitudes qui marquaient. Il avait fait le même geste en désignant le crucifix au-dessus de l’autel, en disant : « Il faut prendre Dieu au sérieux ! » Je pense que c’était un bon sermon pour ces jeunes confirmands, puisque je m’en suis souvenu !

Nous qui sommes disciples du Christ ou essayons de l’être, que pouvons-nous ambitionner de mieux ? Un moine, une moniale, qu’est-ce d’autre sinon ceci : un doigt silencieusement pointé vers le ciel : « N’oubliez pas que vous n’êtes pas faits pour la terre ! » Car ce n’est pas le rôle des moines et des moniales de prêcher – sauf les pères aumôniers, pour leur malheur. Car il n’est pas toujours facile d’être à la hauteur de ses bonnes paroles, et le silence serait souvent préférable. Pourtant, nous n’avons pas le choix : si on croit un peu en Dieu et en Jésus-Christ, impossible de tenir ça secret. C’est comme quelqu’un qui est amoureux : on le voit sur sa figure. Si seulement nous étions assez amoureux de Celui qui nous aime à la folie pour que ça se voie… au moins un peu ! Notre joie, c’est d’être tournés vers plus grand que nous. Nous sommes comme Jean-Baptiste qui dit : « Je ne Le connaissais pas. » Comment, lui, son cousin, il ne Le connaissait pas ? Si, il savait qu’Il était le fils de Marie et de Joseph, comme tout le monde. Mais il ne savait pas encore que ce fils effacé d’un petit menuisier de village était le Désiré d’Israël, le Serviteur par excellence du Dieu très-haut, son Père. Un triple témoignage le lui apprendra : il pressent dans sa foi vive que Celui qu’il doit annoncer était là avant lui, Il vient de l’éternité de Dieu. Ne nous arrive-t-il pas parfois à nous aussi de toucher Dieu du doigt chez certains êtres ? Alors, Jésus, ça devait être encore bien autre chose. Ensuite, il sait que sa mission consiste à faire connaître à Israël Celui qui vient, par ce baptême d’eau où Lui-même se manifestera. Et enfin, un point de repère extérieur lui sera donné sous la forme d’une colombe-Esprit qui le désignera clairement. Dieu ne nous laisse pas sans point de repère quand Il nous demande de témoigner de Lui. Ce n’est pas toujours aussi évident que dans l’évangile, mais suffisant pour qu’à travers les siècles ne manquent jamais les signes ténus et têtus de la présence de Dieu en ce monde. Comme les cailloux du Petit Poucet, ils nous tracent un chemin, une ligne de crête suffisante pour que nous puissions avancer, une lampe pour nos pas comme dit le psaume, afin d’aboutir un jour dans cette vie éternelle où tout sera clair : « Je ferai de toi la lumière des nations pour que mon salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre » dit le prophète.

Après 2000 ans de christianisme, nous en savons plus que Jean-Baptiste, plus que les apôtres, et pourtant nous devons nous contenter comme eux des petits indices qui nous sont donnés : Dieu nous laisse le choix de la foi, c’est notre dignité et l’honneur qu’Il nous fait, en ne nous forçant jamais la main. Plus nous avançons dans notre mission, hésitants et fragiles, plus nous comprenons qu’Il est plus grand que nous, plus nous savons que nous sommes de peu d’importance face à Lui. Mais ce sera une grande joie d’avoir pu coopérer à cette mission qui désigne l’Agneau de Dieu, Sauveur de ce monde ne douleur qui en a tant besoin. Alors, oui, notre joie sera parfaite, la grâce et la paix seront avec nous.

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2ème dimanche TO C 16 janvier 2022
Comment se fait-il que beaucoup voient le christianisme comme une religion rabat-joie, qui empêche d’être libre et heureux, n’engendre que frustration et mépris de la chair ? Evidemment, si on pense qu’il faut laisser le champ libre à tous les instincts, que le bonheur ne se trouve que dans la satisfaction égoïste de tous les désirs, on en peut que vouloir éliminer du champ de la conscience cette morale judéo-chrétienne qui nous met les bâtons dans les roues. Joignons-nous à la joie simple de cette noce dans ce village ensoleillé de Galilée : nous y trouverons un démenti imparable à ces idées fausses qui courent les rues et ne reposent sur aucune base sérieuse. Que la joie du Royaume commence par le vin, ça, c’est quand même assez fort ! Ne sait-Il pas, le Seigneur, tous les dégâts que peut causer l’alcool et toutes les addictions qui sont de pauvres réponses à tant de situations difficiles dont on ne sait comment sortir ? Encouragerait-il l’ivrognerie, le laisser-aller, l’inconduite même qui en est souvent la conséquence ? Pourquoi prend-Il tous ces risques au lieu d’encourager la sobriété, l’austérité, la mesure dans l’usage des biens de ce monde ?

Si l’on ne retenait qu’une leçon morale de l’épisode, c’est ce qui pourrait en ressortir de plus immédiat. Mais il s’agit du premier signe, comme dit St Jean, en liminaire du ministère public de Jésus Sauveur. Il y a donc beaucoup plus dans la signification et la portée de l’événement : comme si le Sauveur Jésus lançait un défi à la tristesse, une immense invitation à la joie et à l’ivresse spirituelle. Notre Dieu est le Dieu du bonheur, le bonheur d’aimer et d’aimer sans mesure. Ce n’est pas pour rien non plus qu’Il met d’emblée tout son ministère sous le signe des noces : pour être heureux, ne suffit-il pas d’aimer et d’être aimé ? Ce vin qui, inopinément, vient à manquer alors que la fête bat son plein, n’est-ce pas le symbole de l’amour qui, si souvent, vient à s’épuiser, alors qu’il était parti pour être éternel ? ça paraissait si beau au début, et si vite, ça s’émousse, ça finit en eau de boudin, on a plus rien à se dire. Où sont les beaux élans du début ? Or, on ne peut pas vivre sans amour. Jésus est Celui qui vient se proposer de nous en redonner quand les cuves sont vides. Car si le fini, l’usure, la banalisation sont les caractéristiques de l’homme ; Lui, Dieu, se définit par le solide, l’infini, la perfection toujours neuve. En la personne de Jésus son Fils, Dieu a épousé l’humanité, pour la diviniser, la transformer du dedans, la recréer. Il veut changer notre eau banale et fade en vin bon et généreux. Le sacrement de mariage, c’est ça : Il prend l’eau qu’on Lui apporte -il faut au moins faire l’effort de la Lui apporter !- Il prend nos projets un peu fous ou étriqués, mêlés de pas mal d’égoïsme et d’attentes exagérées ou mal placées, leurs risques d’épuisement à plus ou moins court terme. Et Il y infuse quelque chose de nouveau, d’inattendu, son propre amour divin, seul capable, Lui, de tout donner, de tenir jusqu’au bout. Et pour cela, il y a la présence de la Mère de Jésus : c’est Elle qui est mentionnée en premier, avant Jésus. Son rôle est de premier plan, même si Elle s’efface. Sans elle, il ne serait peut-être rien passé. C’est par Elle, la Mère, que cette grâce est comme engendrée, comme c’est d’Elle que Jésus tient son corps, son sang, son humanité. Elle sera toujours là, infiniment discrète et efficace, à tous les moments-clef du mystère de l’Eglise. Elle est ce surcroît d’amour qui signale toute œuvre de Rédemption, l’indice de la joie – le vin !- qui est ce superflu indispensable sans lequel la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Les apôtres, eux, sont purement spectateurs, serviteurs inutiles : ce ne sont pas même eux qui puisent l’eau et l’apportent. A la fin, on dit juste qu’ils croient en Lui : c’est beau, des évêques qui croient au Christ ! Et c’est au fond la seule chose qu’on leur demande. Tous les autres plans, pour généreux qu’ils soient, foirent assez vite. Là aussi, le vin est trop court. Elle, Elle sait tout cela et comprend avant les autres. Même quand on ne comprend pas où Il veut en venir, on ne peut que faire confiance à Dieu. Elle sait qui est son Fils, même si les autres ne le savent pas encore. Elle ne se laisse pas désarçonner par la réponse qui La met en attente. Elle sait que la cause est gagnée, et le miracle a lieu, sans bruit. Le majordome n’y comprend rien, pas plus que les autres, simplement heureux que les verres ne soient pas vides. Que de choses, en secret, ne devons-nous pas aux mains maternelles de Marie ! Et on oublie souvent de Lui dire merci ! Voilà, tout est bien qui finit bien. Non en Judée, mais en Galilée, comme pour dire que les frontières du nouvel Israël seront bientôt repoussées jusqu’à nous. Réjouissons-nous de tout superflu indispensable des noces du Fils de Dieu, entrons dans sa joie appelée à ne jamais finir.

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2ème dimanche TO B 17 janvier 2021
La sagesse n’attend pas le nombre des années : cet adage se vérifie superbement dans l’ émouvante figure du petit Samuel. Il était semblable aux petits oblats de nos monastères d’autrefois, que leurs parents confiaient aux moines pour leur éducation, qui débouchait souvent sur une vocation authentique. Toute sa vie, dès l’aurore, est dédiée au service de Dieu et concrètement de celui du vieux prêtre Elie. Il devait au passage être ravi de se sentir aussi important et investi d’une telle confiance, petit bonhomme qui menait tout de même une vie assez austère. C’est un bel exemple de disponibilité à servir : à peine il entend son nom qu’il se précipite : « Tu m’as appelé, me voici ! » Quand il nous arrive de demander un service à quelqu’un, il y a deux types de réponse : le premier répond spontanément : « Oui, bien volontiers ! » Ce qui ne veut pas dire qu’ensuite il le fera forcément. Mais il y a au moins au départ de la bonne volonté, un premier mouvement généreux. L’autre sera plus prudent : « Oui, ‘faut voir, éventuellement, plus tard, de quoi s’agit-il ?… » Samuel, lui, n’hésite pas : il a la spontanéité de l’enfance, il est même heureux de cette petite nouveauté qui se présente. Mais -dit le texte- il ne sait pas encore qui l’appelle en vérité, il ne reconnaît pas la voix du Seigneur. Sûrement, il priait déjà, mais il n’est pas encore un grand priant. Il lui faut donc un guide expérimenté, et heureusement, il l’a sous la main. C’est donc le vieux prêtre qui lui permettra de reconnaître cette voix mystérieuse au sujet de laquelle il se trompe.

Jean Baptiste, lui aussi, a grandi à l’ombre du Temple, à cause de son père. Lui aussi, ça fait des années qu’il écoute Dieu lui parler. Ce qui fait que quand Jésus se présente à Lui, Il le reconnaît immédiatement. Il n’a vécu que pour Lui, et il sait que maintenant qu’Il est là, il peut s’effacer et Lui envoyer ses disciples. Il est l’adulte que deviendra Samuel à sa façon, prophète envoyé par Dieu pour libérer son peuple. Le dialogue qui s’en suit est émouvant dans sa simplicité, assez déroutant aussi. Il a marqué le jeune St Jean qui s’en rappelle au mot près lorsqu’il rédige son évangile, au soir de sa vie. C’est Jésus qui commence : les disciples sont par définition en recherche d’un maître, et Jésus, moins que tout autre, ne peut s’y tromper. S’Il leur pose cette question, ce n’est pas pour être informé de leur démarche. Une question est une manière d’engager l’autre à se positionner, donc à le laisser libre de répondre ce qu’il veut. Dieu, en effet, nous laisse toujours étonnamment libres quand Il s’adresse à nous. Les disciples ont-ils tout compris d’un coup ? Car eux aussi, répondent par une question. C’est donc que la réponse que Jésus attendait d’eux était claire pour tout le monde : « Nous ne cherchons ni quelque chose ni quelqu’un : en Te voyant, Seigneur, nous avons compris, nous avons trouvé. Il ne nous reste qu’à entrer plus avant dans cette connaissance initiale. » Ce à quoi Jésus acquiesce, avec la même simplicité : « Venez et voyez. » Là commence cette aventure qui ne sera pleine que dans l’éternité, cette relation unique entre toutes est la vie et elle deviendra vie éternelle. En ce moment, ce n’est que le premier pas, un lever de jour. Mais le soir dépend de ce que sera ce lever. Demeurer : c’est un verbe contemplatif. Rester longtemps en face de ce qu’on regarde parce qu’on veut aimer et répondre à l’amour. Il dira plus tard : « Celui qui mange ma Chair et boit mon Sang demeure en moi et moi en lui. » En Le suivant ce jour-là, les deux disciples ont saisi tout cela, peut-être pas complètement et dans le détail, car la lumière se lève comme le jour, en un mouvement progressif, mais l’essentiel est là, en germe et n’aura qu’à se développer. Il ne leur indique pas le lieu de sa résidence : Il les attire et les emmène, et ils se laissent faire. Dans toutes nos vies, il y a de ces pas qui orientent la suite. Ils sont souvent plus hésitants, plus entachés d’intérêts immédiats, mais ça peut toujours se corriger. Il n’y a qu’un amour vrai et plénier. L’un des critères d’authenticité est de ne pas pouvoir faire autrement que de le partager : André va trouver son frère Pierre, et l’amène à Jésus, comme Jean avait montré Jésus aux deux disciples. Depuis 2000 ans, les maillons se sont accrochés les uns aux autres. Que Dieu nous donne d’être des maillons fiables : « Tu m’as appelé : me voici ! »

2ème semaine du TO LUNDI 18 janvier 2021
La question du sacerdoce est au cœur de la foi chrétienne, et par conséquent du dialogue œcuménique. Sous l’Ancienne Alliance, la vie religieuse du peuple élu était centrée sur le Temple, au service duquel se dépensait un clergé nombreux. Depuis Aaron, le sacerdoce était héréditaire, ce qui veut dire que personne ne pouvait être prêtre sans appartenir à une famille sacerdotale. Or, peu après la mort de Jésus, selon ses propres prévisions, le Temple fut ruiné et jamais plus ne se releva. Avec lui disparaît le sacerdoce juif, qui ne pouvait s’exercer qu’en ce lieu précis. C’est un sacerdoce entièrement nouveau qui va naître à la suite de Jésus, et c’est ce que veut démontrer l’épître aux Hébreux, en faisant voir que non seulement ceux qui se sont convertis en venant du judaïsme n’ont rien perdu, mais au contraire gagné avec Jésus un sacerdoce éternel et définitif. Le problème central est ici celui de la médiation, de sa valeur et de sa fiabilité. Dieu choisissait bien des hommes par vocation, mais sous l’Ancienne loi, ils restaient des hommes. Désormais, ils seront les représentants (ceux qui rendent présent) de l’Unique et parfait Médiateur, Jésus Fils de Dieu et Dieu en personne. Le prêtre n’est que l’instrument, indispensable certes, qui prête son cœur, ses mains, sa bouche pour que Jésus soit présent à chaque génération jusqu’à son retour dans la gloire. Il est ce composé de faiblesse et de force, de misère et de grâce, qui fait le lien entre Dieu les hommes. La foi catholique a toujours tenu à voir les deux en même temps, sachant que Dieu est assez fort pour passer au travers d’instruments qui gardent leurs déficiences sans L’empêcher d’agir efficacement. Ce qui aurait été rigoureusement impossible sans le Christ, Dieu et Homme, et l’était de fait avant Lui. Rendons grâces à Dieu pour cette médiation qui nous Le rend proche à travers le langage des sacrements, indispensables à une vie chrétienne incarnée.

2ème semaine du TO MARDI 19 janvier 2021
Visiblement, les destinataires de la lettre aux Hébreux devaient être dans une situation de déprime et de découragement, quelque chose de semblable à ce que nous vivons. Eux qui avaient conscience d’être les fils d’Abraham, membres du peuple élu, bénéficiaires des promesses, où toute la piété convergeait vers le Temple qui déployait jour après jour une liturgie solennelle, de grands pèlerinages, au service duquel oeuvrait une aristocratie religieuse à la fois crainte et admirée, ils avaient tout perdu en se convertissant. Ils se retrouvaient dans une petite minorité mal vue de leurs anciens coreligionnaires, et déjà la persécution pointait. L’avenir en était incertain, la liturgie insipide et misérable, moindre encore que celle d’une synagogue de village, et les romains toujours soucieux d’ordre ne les voyaient pas d’un bon œil non plus. Décidément, l’enthousiasme de la Pentecôte était déjà loin. Que faire pour rallumer le courage de cette poignée de convertis qui était comme beaucoup de chrétiens aujourd’hui, rentrant la tête dans les épaules et complexés de ce qu’ils sont ou ont été, ne sachant comment se faire accepter par un contexte de plus en plus hostile ? Un souffle indéniable traverse l’épître de ce matin : espérance, courage, persévérance, une ancre sûre et solide : les mots fusent à un rythme soutenu pour faire lever les yeux vers les réalités spirituelles que d’autres ont vécu et qui les a tenus fermes et décidés dans leur foi, à commencer par Abraham. Dieu s’est engagé envers lui et envers nous de façon irrévocable, car Dieu ne se dédit pas. Il n’y a plus de rideau du Temple, il s’est déchiré pour toujours à la mort de Jésus, mais Lui est entré dans le Sanctuaire éternel où nous avons déjà mis un pied. Ce que disait le cardinal Danneels à ses prêtres : « Quand je vais dans les paroisses et que l’assemblée est maigre, la liturgie pauvre, les moyens réduits, c’est quand même Bethléem, Emmaüs et les Actes des apôtres. » Ce qui ne veut pas dire qu’on doive se contenter d’un minimum paresseux promu au rang d’idéal, et qui n’a rien à voir avec une pauvreté évangélique, mais de faire le mieux possible comme on peut. A ce prix, oui, Dieu est là, n’en doutons pas et ça suffit.

2ème semaine du TO MERCREDI 20 janvier 2021
Un seul nom résume l’épître de ce matin : Melchisedech, ce personnage mystérieux de la Genèse, sans origine ni généalogie, unique en son genre, et qui préfigure en cela le Fils unique qui s’offre Lui-même à la croix. Le psaume 109, psaume messianique par excellence, le chante comme une prophétie : « Tu es prêtre à jamais selon l’ordre du roi Melchisedech. » Comme Jésus, Melchisedech n’est pas de lignée sacerdotale -il ne le pouvait pas, puisqu’il est antérieur à l’institution du sacerdoce mosaïque. Jésus est le seul et définitif Grand-Prêtre, mais Il se situe en rupture par rapport au sacerdoce juif, puisqu’il n’est pas de lignée sacerdotale. La crucifixion n’est pas un acte cultuel, et les soldats qui l’exécutent ne sont pas prêtres, ils en peuvent penser qu’ils posent un acte relevant du culte. Jésus, librement, pose quant à Lui un acte d’amour et d’offrande de soi : c’est ainsi qu’il accomplit le renouvellement fondamental du culte, dont l’expiation des péchés est le centre. Il transforme le péché des hommes en un acte de pardon et d’amour : amour et sacrifice ne font qu’un, répondant ainsi à la critique des prophètes qui disaient : oui,ils m’offrent des sacrifices, mais leur cœur est loin de moi. L’unité de l’amour et du culte est la nouveauté de l’Alliance nouvelle, assurée par des prêtres directement appelés par Dieu, par une vocation particulière, alors que la hiérarchie sacerdotale d’Israël était assurée en quelque sorte par intermédiaire : Dieu, qui donnait des enfants aux parents de ces familles. Le ministère de la Nouvelle Alliance, à la suite de Jésus, repose sur une vocation : « Priez le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers… » En retour, le prêtre vit seulement de Dieu et pour Dieu, sans limites de temps et d’espace. Répondre à cette vocation signifie renoncer à son propre centre de vie et n’accepter que Dieu seul comme soutien et garant de sa propre vie. C’est la plus haute consécration qui, sans mérite aucun, identifie celui qui le reçoit au Christ qui se donne à son Père pour l’éternité. Prions pour que ceux qui ont été appelés soient toujours plus conscients de leur dignité.

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2ème dimanche TO A 19 janvier 2020
« Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde. » Nous entendons cette phrase à chaque Messe, comme introduction à la Communion : c’est le Christ, en chair et en os, et toute sa mission est ainsi résumée. Au moment du baptême, dimanche passé, Jean avait avoué son impuissance à enlever le péché : il ne peut donner qu’un modeste signe de pénitence, qui accompagne la confession et la prise de conscience de chacun. Un Autre, ensuite, baptisera dans l’Esprit-Saint, en étant vraiment capable d’enlever ce péché qui nous colle à la peau, parce qu’Il est l’Agneau du sacrifice parfait, innocent au milieu des pécheurs et s’identifiant à eux par amour. C’est cette innocence même qui Le rend capable d’achever une fois pour toutes les innombrables sacrifices qui l’ont précédé, qui n’étaient que comme l’eau de bonne volonté du baptême de Jean. Car ce n’est pas une mince affaire de rétablir l’équilibre ruiné par le péché de l’homme : peut-être en prenons-nous un peu conscience collective aujourd’hui, par tant de signes de dégâts irréversibles dus à l’égoïsme insensé de nos sociétés industrielles. Ce qui le plus souvent, par parenthèse, ne nous incite pas à changer un iota à notre petit confort… C’est quelque chose de très sérieux qui est ici désigné sous ce titre à la fois familier et obscur d’Agneau de Dieu, en quelque sorte le résumé de toute l’histoire d’Israël, voire du monde entier. Est ici en jeu le problème du mal, la question du bonheur et de la liberté, la conscience et la responsabilité de notre dignité humaine. Toute société, comme tout individu, est consciente de ses impuissances, de ses erreurs, de ses manques. Jusqu’à un passé récent -juste quelques siècles- ça se traduisait par des actes de culte envers Dieu : reconnaître sa souveraineté en Lui offrant quelque chose, et singulièrement en compensation, au moins symbolique, de ce qu’on appelle le péché. Un culte sans sacrifice est une absurdité du monde moderne, disait Gandhi. Quand Dieu a l’initiative de sceller une alliance entre Lui et son peuple, Il reconnaît que le péché mérite la mort, mais qu’il accepte qu’on n’en arrive pas là en compensant, en un premier temps, par la mort d’un animal (ça compte dans un milieu d’éleveurs) le dommage causé. C’est la vie qui est donnée pour être transformée et partagée. Dans les sociétés antiques, on observe un phénomène connexe : quand il y a crise de société et que les conflits deviennent insolubles, on focalise l’attention sur une victime, de préférence misérable et faible (pour éviter les retours de bâton), sur laquelle sera canalisée la violence générale. Ce grand défoulement ramène pour un temps la cohésion jusqu’à la prochaine crise, car l’union miraculeusement retrouvée repose sur un mensonge : la victime est innocente, elle n’est en rien la cause de la désunion. On a connu ça dans tous les totalitarismes du XXème siècle : l’ennemi, c’est le juif, l’étranger, le capitaliste. A une plus petite échelle, ça se vérifie aussi dans les basses-cours et les cours de récré.

Le Christ va transformer le bouc émissaire en Agneau de Dieu. C’est l’amour qui prend la place de la violence. Si la foule crie à Pilate qu’Il mérite la mort, il y aura 2 éléments qui empêcheront le mécanisme de fonctionner jusqu’au bout : Pilate garde un semblant de justice en ne permettant pas qu’il soit lynché ou lapidé. Il sera « seulement » crucifié, selon le droit en vigueur. Mince différence, en vérité, mais hautement significative, pourtant : Dieu garde la haute main sur les événements. Et aussi -2ème élément- parce que l’unanimité n’est pas totale parmi ceux qui sont là : Pierre, les apôtres, Saul et d’autres se déclareront coupables et Lui innocent : il n’y a pas de déterminisme absolu, jamais ! Comme Jean, ils iront pour la plupart jusqu’au martyre, témoignage suprême à la vérité et à l’amour. Dès le début du ministère de Jean est ainsi signifié l’apaisement qui vient de la vérité On peut dire que Jean-Baptiste est l’homme de la joie, il est resté inébranlablement fidèle à cette joie qui l’a fait tressaillir dans le sien maternel, à la Visitation. Elle l’accompagne jusque dans son anéantissement, car l’humilité seule peut détruire l’égocentrisme qui rend la joie impossible. Oui, heureux sommes-nous d’être invités au festin des noces de l’Agneau.

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2e ème dimanche C 20 janvier 2019

Pourquoi donc la foi chrétienne, l’Eglise, les valeurs qu’elle défend sont-elles si souvent synonyme de rabat-joie ? Pour beaucoup, semble-t-il, l’Eglise ou plutôt la morale judéo-chrétienne empêche d’être heureux : on serait telleement plus libre si on était pas encombré de tous ces interdits ! Peut-être, en effet, ne sommes-nous pas nous-mêmes assez convaincus de la Bonne Nouvelle de l’évangile. Encore qu’à l’inverse, la foi chrétienne ne saurait être seulement un sourire de commande et une méthode Coué pour être heureux toujours. Mais se pourrait-il que le Sauveur Jésus ait draîné des foules aussi imposantes, s’Il n’avait d’abord proposé un bonheur ? Alors, il faudrait inviter tous les scron-gneu-gneu aux noces de Cana. C’est son premier miracle, et on ne peut douter qu’Il l’ait bien choisi ! Jésus, d’emblée, lance un défi à la déprime et à la tristesse, Il prône l’ivresse spirituelle et ne lésine pas sur la quantité et la qualité pour le montrer. C’est que le Créateur a mis au fond de nous un désir inextinguible de bonheur et de joie. Mais le problème, c’est que souvent nous nous trompons de joie. La vraie, c’est la sienne : Dieu est infiniment heureux. Heureux malgré tous les échecs de son plan, toutes les noirceurs inventées par l’homme dévoyé, toutes les misères et les souffrances qui nous accablent. S’Il n’est pas indifférent à tout cela, puisque nous en sommes les victimes et les artisans, Il n’est pas accablé : son bonheur et sa joie surnagent toujours infiniment, sinon, nous n’aurions plus qu’à désespérer pour de bon. Chaque fois que nous rejoignons un petit bout de cette joie, tout le reste reflue et paraît dérisoire. En donnant ce vin meilleur que l’autre, Il se fait complice de notre désir. Il n’est venu au fond que pour faire réussir notre joie. Il a été envoyé par son Père et notre Père pour assurer le plein succès de cette noce, ce mariage d’amour entre Lui et l’humanité. Car le symbolisme et la réalité des noces, c’est extrêmement clair : pourquoi on se marie, même encore aujourd’hui ? Oui, il y en a encore qui sont assez fous pour se mettre la corde au cou, et pourquoi, sinon parce qu’ils pensent à tort ou à raison que pour être heureux, il suffit d’aimer et d’être aimé. Et ce vin qui vient à manquer, quel symbole éloquent, là aussi : hélas, l’amour le plus sincère au départ parfois s’épuise ou se frelate. On ne peut pas vivre sans amour, mais tous les clignotants sont au rouge pour nous avertir que ça va plutôt mal du côté de l’amour, et pas seulement dans le mariage. Je trouve extraordinaire, dans ce contexte morose, qu’il y en ait encore qui y croient. Oh, qu’ils ont raison, oui, félicitations, les jeunes, et aussi les vieux qui ont encore plus de mérite d’y croire encore ! Non, ce n’est pas une lourde fatalité qu’il y ait tant de divorces et de refus d’engagement. Car si l’usure, la banalisation, les dérobades sont le propre de l’homme après le péché originel, Dieu, Lui, se caractérise par la solidité, l’infini, la perfection toute neuve et inattendue, comme le vin meilleur servi à la fin. On sait aussi, statistiques à l’appui, que les mariages qui tiennent sont en large majorité ceux qui ont la foi pour horizon et qui prient ensemble. Non pas que la foi simplifie tout, mais elle rend tout plus intense, les peines comme les joies. Et c’est pour ça que la vie vaut la peine d’être vécue. En la personne de Jésus, vrai Dieu et vrai homme, Dieu veut épouser l’humanité, telle qu’elle est, parfois vieille et laide, et souvent malheureuse. Il ne veut rien moins que la diviniser, la transformer, Lui qui peut tout, pour changer notre eau fade et banale en vin généreux et excellent. Il accompagne nos projets humains tels qu’ils sont, remplis d’illusions et d’égoïsmes cachés, avec leur faiblesse congénitale et leur risque d’épuisement à long et même court terme, et Il infuse là son amour divin, avec tout l’héroïsme que cela peut demander. N’est-ce pas ce que nous recevons quand nous venons communier ? En sommes-nous assez conscients et reconnaissants ? Alors, le christianisme, ennemi du bonheur ? C’est assez exactement le contraire qui est la vérité de Dieu. Rien n’est jamais fini, épuisé, pour Lui. Qu’Il nous fasse une petite rallonge du vin de Cana, qu’Il verse en chacune de nos âmes le vin du Royaume qui nous rendra capables d’aimer jusqu’au bout comme Lui.

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2ème dimanche TO B  14 janvier 2018
Avec l’appel des premiers disciples, nous sommes vraiment à la charnière entre les deux Testaments : ici finit l’Ancien, avec Jean-Baptiste, le dernier des prophètes, et ici commence l’Eglise, constituée par ses premiers apôtres. Jean passe le témoin, sa mission est achevée : il se résume lui-même dans cette voix agrandie par l’écho du désert : « Voici l’Agneau de Dieu ! » Il est un peu comme Moyse qui ne verra pas la terre promise. Suprême détachement qui lui fait voir seulement de loin, Jésus qui apparaît, au lendemain de son baptême, mais Il ne fait que passer. Lui, Jean, Le regarde et invite les autres à Le regarder. Sa grandeur surhumaine est dans ce renoncement que tout son être proclame : il ne donne à son corps que le minimum, à son cœur le silence et la solitude du désert, et les quelques disciples qu’il a rassemblés autour de lui, il les dirige vers un Autre.

Il est vrai que cet Autre est tout pour lui, et des liens se sont noués entre eux dès avant sa naissance. St Jean a gardé tous ces traits et l’impression faite sur son âme vierge par chaque détail. Quelqu’un paraît et commence d’agir qui va modifier toute l’histoire. Il est Celui que tous attendaient, le Désiré des nations, qui va mener le monde et l’histoire à leur terme. C’est comme une présentation de Dieu à la terre, par-delà la rupture du premier péché, que l’Agneau de Dieu vient racheter. Et tout se passe dans l’étonnante simplicité de Dieu, en effet : ils laissent quelqu’un, et ils en suivent un Autre. Il se laisse suivre, puis Il se retourne, et le dialogue s’engage. C’est Lui qui a comme toujours l’initiative. Il se retourne, et c’est le face-à-face. On imagine ce regard, et tout ce qui passe dans un éclair silencieux en cet instant qui engage tout leur avenir.

Ce regard de lumière, c’est la fin de l’hiver, quand brille le premier rayon un peu chaud. En Le suivant, ils se donnent, et Jésus répond à ce don. Quand Dieu dispose une âme à L’accueillir, Il en fait un miroir limpide où elle pourra reproduire ses traits. « Qui cherchez-vous ? » On ne cherche que ce qu’on aime et qu’on désire. Pour la première fois, ils osent L’appeler de ce nom qui retentira tant de fois dans l’évangile : « Rabbi, maître. » Il dit d’emblée la confiance qu’ils mettent en Lui. Ils Lui offrent leur être, car ils sentent qu’au fond de leur âme où le péché a déjà fait son œuvre, il y a une lumière qui brille et qui ne demande qu’à y prendre toute sa place. Ils sont sûrs qu’ils la trouveront auprès de Lui, s’ils demeurent ne serait-ce qu’un moment auprès de Lui. Et leur demande trouve une invitation immédiate, comme si Lui aussi n’attendait que leur demande ardente pour la combler.

Le vieux St Jean, quand il écrit ces souvenirs à la fin de sa vie, se rappelle cette vibration qui avait ému tout son être, cet accord de fond qu’il avait compris dès le premier moment. Il est vraiment un contemplatif : oh combien il a aimé ensuite demeurer dans cette intimité ! Ce que Jésus a aimé tout de suite, c’est qu’il s’est donné dès le premier instant, sans jamais se reprendre. Ses délices, c’est de trouver quelqu’un qui trouve en Lui ses délices, sans équivoque et sans partage, et c’est le propre des âmes contemplatives, autant que le permet la faiblesse humaine. Cette invitation acceptée avec empressement culminera dans le don de l’Eucharistie : « Celui qui mange ma Chair et boit mon Sang demeure en moi et moi en lui. » Il ne leur indique pas le lieu de sa résidence : Il les attire, les emmène avec Lui, peu importe où, au fond, puisqu’Il est avec eux.

Cette rencontre était d’emblée destinée à ne pas finir, car celui qui aime vraiment ne peut imaginer que cet amour finisse un jour. C’est ainsi aussi qu’Il va jusqu’à la réalité cachée de cet autre disciple, Simon, fils de Jean, que son regard transforme jusqu’à lui donner son vrai nom. Sa nature un peu fruste, mais riche de possibilités, il lui donne d’être un roc inébranlable qui traversera les siècles. Les conséquences d’un tel acte dépassent tout ce que l’histoire peut nous en dire. Tout ce que Jésus dit et fait avec chacun a un retentissement infini : nous aussi sommes chacun à notre mesure invités à nous laisser transformer, regarder, appeler. Ne résistons pas trop, n’ayons pas peur et suivons-Le avec docilité, pour qu’Il puisse nous donner notre nom nouveau.

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2ème dimanche A 15 janvier 2017
Le but de Dieu, en envoyant son Fils sur terre, c’est de faire connaître son vrai visage. Isaïe, l’apôtre Paul, Jean-Baptiste nous parlent de Lui, le désiré des nations, celui qui répond à toutes les aspirations les plus profondes et les plus secrètes de l’âme humaine. Il est au centre de l’histoire et aussi au centre de notre vie. Qui ne connaît le doigt du Baptiste, dans le fameux retable de Grünewald d’Issenheim, ce doigt qui semble comme absorber son être tout entier pour montrer Celui qui est plus grand que lui ? On pourrait aussi faire référence à un autre doigt, celui d’Adam à la Sixtine, qui est à quelques centimètres du doigt de Dieu qui lui insuffle le souffle de vie. Michel-Ange et Grünewald ont voulu chacun à leur manière dire quelque chose ce ce lien qui tire l’homme au-dessus de la matière, nous faire comprendre que nous n’existons que par un Autre plus grand que nous, que nous ne tirons notre être et notre mission que de Lui. Jean-Baptiste, dans le tableau, est une sorte de clochard hirsute et sale, pas très ragoûtant, qui semble nous dire : ne me regardez pas, je n’ai rien à vous offrir ; allez à Lui, même si moi-même ne le connais pas, ce qui signifie : je ne savais pas que ce fils effacé d’un menuisier de village, mon cousin, était en fait le Fils de Dieu. Il pressent pourtant une triple certitude à son égard : oui, Il est bien le messager de Dieu, le seul, Il vient de l’éternité du Père, avant moi, Il était. C’est le pressentiment de la divinité qui est le coeur de la foi chrétienne. Ensuite, il sait que depuis le sein maternel, il a reçu sa mission, qui est d’être le précurseur. Il est destiné, par le baptême offert aux foules, à faire connaître à Israël Celui qui vient le libérer définitivement. C’est le contenu de sa tâche, même s’il n’en connaît pas exactement le but et l’achèvement, que d’ailleurs, il ne verra pas, puisqu’il Le précédera dans la mort. Et enfin, Dieu lui a donné un point de repère pour être sûr du moment où sa mission va vers cet achèvement : c’est la Colombe, l’Esprit de Dieu, qui descend et demeure sur l’Elu. Nous avons là, en quelque sorte, le parcours modèle du chrétien ordinaire : d’abord, le risque accepté de la foi, la foi reçue et donnée –je décide de faire confiance à Dieu. Ensuite, le ou les gestes qui me font prendre conscience de mon état de pécheur en conversion permanente ; et enfin, le sceau de Dieu mis sur ma vie par des signes souvent ténus mais irréfutables : oui, Dieu était là, et il a agi pour moi. Ainsi est accomplie la prophétie d’Isaïe : Je ferai de toi la lumière des nations, pour que mon salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre.
Et pour cela, nous sommes appelés nous aussi à devenir des témoins à l’ombre de Jean-Baptiste, à sa suite. Dieu veut faire de nous des précurseurs et des témoins. Qui ne comprendrait que notre monde bouleversé en a plus que jamais besoin ? Isaïe, St Paul, St Jean Baptiste ne se sont pas copiés : leurs époques, leur origines, leurs formations sont très différentes. Ils n’ont pas pu se concerter, se copier. Les trois ont conscience de leur petitesse, de leur ignorance, et pourtant ils sont persuadés qu’ils ne peuvent parler que par intervention directe de Dieu. Cette audace nous donne confiance : ce ne sont pas des illuminés, des fanatiques qui se donnent un rôle pour se faire bien voir. Ils s’effacent tous trois devant plus grand qu’eux. Nous en savons plus que Isaïe et Jean-Baptiste, car nous avons été sanctifiés dans le Christ Jésus, comme dit l’apôtre, mais nous pouvons seulement nous contenter des indices qui nous sont donnés, comme eux, et ce sont en même temps des promesses. Et comme eux aussi, c’est l’accomplissement même de notre mission qui nous permettra de Le découvrir toujours plus et mieux. Plus le temps passse, plus nous voyons que nous ne sommes rien et que Dieu réussit pourtant à passer par notre être de chair pour qu’Il puisse être annoncé aujourd’hui. Nous sommes limités aux apparences, et souvent nous ne nous rendons pas compte que nos décisions les plus modestes, nos actions les plus insignifiantes en apparence, sont en réalité des expressions de nos choix profonds, de notre acceptation ou de notre refus que Jésus, Sauveur du monde. Qu’Il continue de faire de nous des témoins de sa lumière.

3ème dimanche B 21 janvier 2024
C’est sur un horizon un peu inquiétant que se profile l’appel de Jonas et des premiers disciples : « Le temps est limité…ce monde tel que nous le voyons est en train de disparaître… » Régulièrement, des voix s’élèvent pour nous dire que le monde et l’Eglise vont mal et que nous allons vers une crise majeure. Bien sûr qu’un monde qui rejette Dieu aussi massivement ne peut pas aller très bien, mais faut-il vraiment que l’argument de la peur soit le seul qui invite les gens à se convertir ? Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que nos contemporains se laissent aussi aisément convaincre que les ninivites si on se mettait à parcourir une grande ville en disant simplement : « Encore quarante jours… » Plutôt que de croire en Dieu, on croit presque plus facilement au diable ! Pourtant, dans un monde qui ne devait pas être plus facile que le nôtre, Jonas et les disciples répondent présent à l’appel de Dieu. Mais il y a plusieurs réflexions que nous suggère la réponse à cet appel. D’abord, le texte liturgique de Jonas omet de dire que sa réponse fut loin d’être immédiate, enthousiaste et spontanée. Il n’a pas fallu moins d’un miracle de grosse taille -en l’occurrence une baleine- pour qu’il soit recraché après une tempête sur le rivage de Ninive et qu’il se résigne enfin, presque en ayant pas le choix, à faire ce que Dieu attendait de lui. Quant aux disciples, qui écrivent longtemps après les événements, il y a fort à parier qu’ils ont quelque peu enjolivé et simplifié le récit qu’ils font de leur vocation. Ils donnent l’impression que la réponse fut immédiate et définitive. En réalité, très probablement, ils ont pas mal réfléchi, peut-être même hésité : Jésus n’était pas le premier rabbi qui était venu en se présentant comme Messie. Nombreux avaient été ceux qui avaient suivi des pseudos-messies, pour se rendre compte après coup qu’ils s’étaient trompés. En fait, on voit bien que ce n’est qu’après la Résurrection et surtout la Pentecôte que la réponse fut totale. Jusque-là, ils ont été des auditeurs et des témoins attentifs et intéressés, de bons novices et séminaristes attendant le sceau de la profession ou de l’ordination. Mais ce qu’ils racontent en télescopant quelque peu les événements est intéressant, et ce n’est sûrement pas mensonge, ni même seulement une manière avantageuse de présenter les choses en enjolivant les souvenirs comme le service militaire.

Car en fait, ce nouveau rabbi est révolutionnaire sans en avoir l’air. Jusque-là, un maître en Israël était un personnage qui savait, du haut de sa chaire, et il groupait autour de lui des élèves assis à ses pieds, buvant ses paroles de manière statique. Lui, Il les emmène se promener. Il sera toujours en mouvement, sans une pierre où reposer sa tête, à la rencontre des errants et des paumés. Car ce n’est pas le pape François qui a inventé les périphéries ! Et eux, ils apprendront autant par ces rencontres que par son enseignement ex cathedra. L’évangélisation est un appel au large, non un circuit fermé de gens de même milieu et d’état d’esprit commun, groupés autour d’un maître qu’ils écoutent à l’exclusion de tout autre et en se croyant meilleurs. L’attention à l’autre quel qu’il soit est au cœur de l’évangile. C’est pourquoi on a pu dire que l’Eglise, à sa suite est experte en humanité, comme Lui qui « savait ce qu’il y a dans l’homme » La formation qu’Il veut donner à ses disciples, c’est de les familiariser avec les mœurs de Dieu, bien sûr : c’est pourquoi Il les appelle dans la confiance à être ses proches collaborateurs. Mais paradoxalement, cela se fait en même temps en les rendant sensibles à tout ce qui est humain. Au fond de tout homme, il y a Dieu, pourrait-on dire. Et on ne peut que s’efforcer de rendre à chacun cet accès au Dieu qu’il a peut-être oublié, mis de côté, refusé comme une caricature. Voilà le premier travail qu’Il confie à ses apôtres : être des révélateurs de l’amour de ce Dieu qui se penche sur chacun pour lui révéler sa véritable identité, son nom nouveau, comme l’appelle l’Apocalypse. Il n’y a pas de tâche plus exaltante, plus urgente, plus pleine de sens en des temps où trop de gens peinent à comprendre ce qu’ils sont, ne croient pas à leur valeur infinie, se disent nuls et en même temps se raidissent dans un orgueil enfantin qui les enferme dans leurs fragilités qu’ils ne veulent pas accepter. Lui, Il prend chacun comme il est, avec une infinie patience, une bienveillance à toute épreuve. Et depuis lors, ils sont sur les chemins du monde à semer de l’espérance et de la joie. Jamais ne s’éteindra cette lumière : elle attire tous les pauvres qui rencontrent ce seul regard qui leur rend la vie.

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3ème dimanche TO C 23 janvier 2022
L’évangile est le sommet de la Révélation, la clef de lecture de toute l’Ecriture Sainte. St Luc, en exposant le but et la méthode de son œuvre, parle donc d’écrire, de transmettre un enseignement, en l’appuyant sur des informations fiables. Quand on y pense : c’est quand même incroyable que Dieu se commette à confier à des paroles humaines sa Vérité, qui es sa propre vie. C’est la première leçon qu’on peut tirer des textes de ce dimanche : l’incomparable noblesse de la parole humaine que dès les origines, Dieu a voulu employer pour entrer en dialogue avec sa créature. Il s’est coulé dans cette parole, Il l’a remplie de sa présence, de sa force, de son amour. Formidable confiance, qui n’est entamée par aucune déformation, mauvais usage, limite ou mensonge. C’est le propre de l’homme de pouvoir exprimer son intimité, la partager, prendre le risque de se livrer, traduire ses sentiments et ce qu’il est au plus profond de lui-même. Et en même temps, combien il sent que les mots peuvent être inadaptés, incomplets, trop courts et impuissants à dire l’indicible. Nous vivons dans un monde de bavardage, submergés par des torrents verbeux et creux, un flot continu de pseudo-communication qui dévalorisent la vraie parole. On finit par laisser couler, on y croit plus trop, mais ça use. On devient méfiant, craignant l’endoctrinement ou le vide inutile qui fait perdre du temps. Mais lorsque Dieu parle, tout en empruntant nos mots, Il les remplit autrement. Il parle aussi dans son silence, qui est éloquent plus que beaucoup de paroles. Il est riche en peu de mots, alors que l’homme gaspille. Tout cela nous invite à une réflexion de fond sur le langage. La vision chrétienne nous rappelle qu’il n’est pas qu’une convention pratique pour communiquer. Les mots ont un contenu objectif, qui ne dépend pas d’abord de la volonté de celui qui en use ou les invente. Et nos mots sont des actes : il y en a qui font vivre et d’autres qui font autant de dégâts qu’un coup de couteau, des paroles qui tuent et d’autres qui ressuscitent. Ce qui devrait nous rendre attentifs au choix de notre vocabulaire. Je connaissais une maman qui, lorsqu’un de ses enfants jurait ou employait un mot blessant, emmenait le délinquant à la salle de bain et lui lavait la langue au savon…

On voudrait bien savoir en détail ce qu’était l’enseignement du Sauveur Jésus, lorsqu’Il était invité à prendre la parole dans les synagogues. On le préférait à d’autres parce qu’Il ne parlait pas comme les scribes, Il avait une parole d’autorité. Autrement dit, Il ne parlait pas pour ne rien dire : sa parole est édifiante, elle augmente celui qui la reçoit. C’est le propre des grands esprits : ce qu’ils ont à dire tient en peu de mots, mais ce sont des mots de poids, étant donné les circonstances, l’attente de l’interlocuteur, l’urgence du moment. L’ancien Maître Général des dominicains racontait qu’il était allé trouver un vieux confrère sur son lit de mort. Très lucide, mais diminué par une attaque qui lui avait presque entièrement enlevé la parole -un comble pour un dominicain- et le jeune religieux lui parlait de ses difficultés qui étaient lourdes à ce moment-là. Il avait donc pas mal parlé, et l’autre aurait voulu lui répondre mais n’y arrivait pas. Tout à la fin, rassemblant toute son énergie dans un suprême effort, il lui dit simplement : « Courage ! ». Un proverbe courant en France, quand nos monastères gardaient un silence absolu, disait : « Parler comme un trappiste en vacances. » ; à l’inverse, quand on rencontre un chartreux, on a souvent l’impression d’une retenue, d’une certaine lenteur, d’une parcimonie d’expression qui fait toujours impression. Oui, avons-nous le souci que notre parole soit au moins d’argent, si notre silence est d’or ?

La prédication de Jésus à Nazareth tient en un mot : « Aujourd’hui ». Au fond, tout ce qu’Il est venu nous dire tient en ce mot : Dieu est là, pas hier, pas demain, maintenant. Et en parlant, Il agit, et c’est pourquoi les foules se pressent autour de Lui, non seulement pour L’entendre, mais pour le voir guérir, délivrer les possédés, redonner l’espérance, pardonner les péchés. Il est le Verbe que nos mains ont touché. Etre chrétien, c’est être pénétré de Lui jusqu’à ce que ses réflexes deviennent les nôtres, que nous n’ayons à cœur de dire et de faire rien da’utre que Lui. Etre témoin oculaire et serviteur de la Parole ne veut pas d’abord dire savoir l’Ecriture par cœur : un serviteur parle peu, il agit. C’est sa vie qui montre la grandeur du Maître qu’il sert. Nos mots peuvent porter Dieu, nos actes plus encore. Qu’Il réduise l’écart entre nos mots et nos comportements, qu’Il nous rende passionnés de son silence, qu’Il nous permette de Le voir à l’œuvre aujourd’hui.

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3ème dimanche BTO 24 janvier 2021
Ma vocation, don et mystère : c’est le titre d’un ouvrage de Saint Jean-Paul II, au début de son pontificat. Qu’est-ce qui fait, en définitive, que certains sont appelés, et d’autres pas, certains entendent, certains répondent et pas tous ? Le chemin d’un appel dans une âme est vraiment très secret : pas un ne ressemble à celui qui est à côté, c’est aussi divers que ce qui fait notre personnalité à nulle autre pareille ; nous sommes tous des pièces uniques, il n’y a que l’homme qui pense au clonage. Les évangélistes, quand ils racontent ce premier appel, sont à la fois pudiques et simples, précis et concis. Ils soulignent toujours deux points essentiels : d’abord, dès que cet appel est entendu, il est capable de mobiliser toutes les énergies d’une vie ; tout en restant libre à chaque étape, on ne peut s’y dérober. Parfois on résiste, on discute, on ferraille avec Dieu. Au final, c’est Lui qui vainc, en douceur. Et par conséquent, autre constante, l’autorité souveraine avec laquelle Jésus choisit ses disciples. Avant qu’ils ne répondent, Il les connaît jusqu’au tréfonds. Il sait, par exemple, que Judas le trahira, et il fera tout pour lui faire comprendre ce qu’il ne voulait pas. Il y a de fait des vocations ratées ou refusées : ça aussi est un grand mystère que cette volonté de l’homme qui peut résister à Dieu jusqu’au bout ! Quand on se lance, en pensant que c’est bien ça qu’il faut faire, on prend un sacré risque. Heureusement qu’on ne sait pas tout : on n’oserait jamais ! Quand ces pêcheurs, qui sont tout sauf des têtes brûlées, plantent leur père et leurs filets pour suivre cet aventurier qu’ils ne connaissent pour ainsi dire pas, ils ne peuvent pas ignorer que d’autres avant eux ont suivi des prétendus messies qui se sont trouvés être des imposteurs. Ça se dira jusque dans son procès, avec Barabbas. Celui-là, il parle bien, mais ne faut-il pas se méfier des beaux parleurs, justement ? Alors, il faut croire qu’il y avait vraiment quelque chose d’impalpable qui ne trompait pas. Peut-être déjà la façon dont Jésus appelle ses disciples à Le suivre. Il ne les réunit pas autour de Lui comme font les autres rabbis : il ne sera pas un maître à penser, pour ne pas dire un gourou, avec des auditeurs fervents à ses pieds. Il sera un prédicateur itinérant, qui ne s’arrêtera jamais, fuyant les foules d’admirateurs et de gens en quête de guérison, tout en accueillant chacun avec tendresse et vérité. L’évangile ne veut pas fonder un club où des adeptes triés sur le volet se trouveront bien entre eux, autour d’une référence unique et indiscutée. Plus d’une fois, les disciples en seront déstabilisés, et Il ne fera rien pour les rassurer : « Vous voulez partir, vous aussi ?... » Non, décidément, ils ne s’attendaient sans doute pas à ça.

Jonas, lui aussi est appelé par Dieu ; mais sa réponse est assez différente des disciples. Il ne va pas à Ninive comme un missionnaire porteur d’une bonne nouvelle : d’abord, il fait tout pour ne pas y aller. Ensuite, quand la gentille baleine lui aura fait comprendre qu’il ne peut se dérober, il se croit le bras séculier qui exécute les sentences de Dieu. La vision juive, c’était que ce jugement confirmerait le peuple élu dans son excellence aux détriments de ces païens, en les punissant et en les détruisant. Il est convaincu de pouvoir contrôler la relation entre Dieu et Ninive. Et là aussi, désagréable surprise, rien ne se passe comme prévu : il était si sûr de sa théologie qu’il pensait savoir à l’avance les réactions de l’auditoire. D’où sa colère devant la conversion des ninivites, comme plus tard quand l’ombre du ricin lui sera enlevée. Au fond, Jonas ne veut ni d’un Dieu libre de ses mouvements, ni d’un auditoire qui réagit autrement qu’il avait décidé. Il a tout réduit à une théorie sûre, où on sait qui sont les méchants et les gentils, et il ignore les personnes. Dieu ne nous invite jamais à une guerre sainte, quelle qu’elle soit ; Il invite chacun à une conversion personnelle. C’est toujours plus difficile de se convertir soi-même que de convertir les autres. Laissons-nous surprendre au plus intime de nous-mêmes : il se peut qu’en trois jours nous trouvions une joie imprévue au fond de notre misère. C’est là notre appel fondamental.

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3ème dimanche C 27 janvier 2019
Quelle émotion chez ce peuple pourtant assez fruste à la lecture de la Loi ! Nous avons ici décrite l’ordonnance de ce qui deviendra le culte de la synagogue, dont nous avons hérité dans la première partie de la Messe qu’on appelle liturgie de la Parole. Nous voyons dans l’évangile, à plusieurs reprises, que Jésus Lui-même se pliera tout naturellement à cet habitude, auquel Il donne un contenu nouveau, qui sera achevé par le don de son Corps et de son Sang : c’est la deuxième partie de notre Messe. Quand Il prononce ces paroles inouïes sur le pain et le vin, Il est déjà entré dans sa passion. Le lendemain, c’était réellement le Corps brisé, le Sang versé, et sans doute les disciples ne l’ont réellement compris qu’en Le voyant agoniser sur la croix. Car les paroles se doivent d’être doublées d’actes qui les prouvent ; à l’inverse, nos paroles sont des actes, nous l’oublions quelquefois quand nous ne surveillons pas notre vocabulaire: en Dieu seul, les paroles correspondent sans faille aux actes, comme le montre, par exemple le récit de la création. La Parole de Jésus est donc au sens strict du terme une parole créatrice.

Jésus avait donc l’habitude d’aller à la synagogue le jour du sabbat, comme tout juif pieux qui se respecte. Comme pour nous, la Messe du dimanche est le minimum syndical en dessous duquel on est plus vraiment digne d’être appelé croyant : si toutes nos autres convictions se marquent par des actes qui les montrent, il serait contradictoire qu’il en soit autrement pour les choses de Dieu. C’est d’autant plus nécessaire qu’on ne Le voit pas : comment ceux qui n’ont pas la foi pourraient-ils Le découvrir si nous ne Lui donnons pas du temps, si nous ne posons pas des actes en lien avec Lui, invisible et pur Esprit ? La longue citation d’Isaïe qu’on Lui met sous les yeux ce jour-là n’appelle de sa part qu’un bref commentaire, mais tout est dit dans cette seule petite phrase. Au passage, nous voyons là ce qu’est une vraie lecture de la Bible. Elle n’est pas miraculeusement une réponse toute cuite à nos interrogations, comme si Dieu devait nous ouvrir le livre à la bonne page pour nous donner la réponse que nous attendons : ce serait au fond de la superstition. Elle est bien plutôt une parole de vie dans chacune de ses phrases, que nous pouvons nous appliquer à cause du commentaire de Jésus : « Cette parole que vous venez d’entendre, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit. » Comment cette parole me touche-t-elle, moi, là, maintenant, en quoi m’aide-t-elle à vivre, comment puis-je la mettre en pratique, pour que son action bénéfique se prolonge maintenant ? Quand nous venons à Jésus, nous Lui présentons nos blessures, nos points de souffrance intérieure ou physique, nos peurs et nos échecs. Et c’est précisément sur ces manques et ces pauvretés que peut retentir la bonne nouvelle du Sauveur. Si nous n’avions pas de manques –y compris ce manque essentiel qu’est le péché- nous n’aurions pas besoin d’être sauvés. Pour remonter ce courant négatif qui nous accable si souvent, nous avons besoin de cette parole libératrice. Car si parfois, nous provoquons involontairement ce que nous redoutons, nous pouvons aussi, avec la force et la grâce de Dieu, inverser le courant en croyant qu’Il fait encore aujourd’hui des merveilles. Lui, Jésus, ne s’est pas contenté de faire des commissions et des déclarations sur la libération des opprimés ; Il s’est mis de leur côté, et Jésus, c’est l’évangile en chair et en os, c’est la conséquence du Verbe qui s’est fait chair à Noël. La chair de l’évangile, c’est nous, si nous voulons bien Lui prêter nos bras, nos langues et notre cœur. La nostalgie d’un passé idéalisé n’est que stérile regret ; les rêves futuristes sont souvent fuite irréelle. Seul le présent est entre nos mains, car c’est le temps de Dieu, toujours. Notre Père St Bernard disait dans une de ses lettres : « Puisque c’est par les œuvres et non par les paroles que les enfants de Dieu se distinguent, mettons-nous à l’œuvre ! » Comme Jésus qui a peu parlé et beaucoup agi, demandons-nous en quoi nous avons besoin d’être libérés et sauvés, et nous ferons de ce jour un jour de bienfaits pour ceux que nous rencontrerons aujourd’hui.

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3ème dimanche B 21 janvier 2018
Avec l’évangile de ce dimanche, nous assistons aux tous premiers accents de la prédication du Sauveur Jésus. Il arrive que l’on demande, à la fin d’une grande aventure : « En fait, comment ça a commencé ? » Nous y voilà, presque en direct. Le retour de Jésus en Galilée n’a pas suivi immédiatement le baptême de Jean. Après la tentation au désert, où a lieu l’épisode de dimanche passé, et où Jean Le désigne comme l’Agneau de Dieu qui appelle les deux disciples, son action se poursuit aujourd’hui avec d’autres appels, comme on le verra plus loin. Les pharisiens L’avaient repéré, parce qu’il attirait déjà plus de disciples que Jean et qu’Il risquait une enquête comme le Baptiste en avait été l’objet. Il se retire donc en Galilée, pour ne pas attirer l’attention, chez des gens plus simples mieux disposés à accueillir son message. De plus, puisque Jean ne prêchait plus, étant en prison, Il peut librement prendre le relais sans paraître lui faire concurrence. Il avait passé par la Samarie, jusqu’à Cana où Il avait guéri à distance le fils d’un fonctionnaire de la cour et accompli le miracle de l’eau changée en vin. C’est là que commence son ministère proprement dit, par la proclamation de l’avènement du Royaume : ce qu’Il a à dire est une bonne nouvelle, évangile, concernant Dieu et faisant connaître ses desseins bienveillants pour l’homme pécheur.

Nous en trouvons le résumé en deux phrases rythmées : « Les temps sont accomplis, le Royaume de Dieu est tout proche ; convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle. » Après une si longue attente, les temps sont mûrs pour le plan de Dieu, soit à l’égard des personnes, soit pour les événements. Oui, que Dieu se soit rendu si proche des hommes est une bonne nouvelle, totalement inespérée ; et ce Fils bien-aimé est venu instaurer un Royaume, dans lequel les âmes entendront des paroles éternelles qui les disposeront à accueillir Dieu comme ils ne l’ont encore jamais fait. Pour y avoir part, Jésus nous aide à réaliser les deux conditions qui vont rendre possible cette opération : la pénitence et la foi. D’abord, se débarrasser de tout ce qui nous encombre, puis Lui faire crédit de recevoir ce qu’Il dit comme vrai.

Oui, croyons-nous encore, nous aussi, que l’évangile est vraiment une bonne nouvelle capable de transformer notre vie ici-bas, pour nous amener à un bonheur infini lorsqu’elle sera achevée ? Ou bien sommes-nous de ces enfants blasés qui ont déjà tout et qui se contentent d’un bonheur à la petite semaine, qui sont souvent contrariés parce que le gentil organisateur ne respecte pas toujours en tous points le programme et que le bonheur qu’il leur offre n’est pas vraiment ce qu’ils attendent ? La foi est cette disposition intérieure qui change notre regard, nous fait entrer dans l’infini de l’amour de Dieu, un amour divin, un amour infini. Un amour que nous pouvons donner à d’autres, même quand nous avons l’impression de ne pas en avoir beaucoup en réserve, et qui nous rend en retour plus heureux. Et c’est ici que commence l’aventure pour ces deux pêcheurs qui vaquent à leurs occupations habituelles et ne se doutent pas de ce qui va leur arriver. Ils connaissaient déjà Jésus, L’avaient vu faire le miracle de la pêche miraculeuse, mais ils n’avaient pas encore tout quitté et continuaient à exercer leur profession, au moins périodiquement. Jésus leur adresse un ordre et leur fait une promesse. Tout est dit en quelques mots, et ils sont conquis, sans hésiter une seconde. Quelle autorité, quelle fascination ! En un instant, ils abandonnent toute sécurité pour l’inconnu auprès de Lui, qu’ils connaissent à peine.

Il y a ainsi des tournants dans toute vie, presque incompréhensibles, une sorte de folie à vues humaines. On peut se douter que cet appel extérieur a été mûri et préparé de longue date, et soutenu d’une grâce intérieure irrésistible. Et ça se répète pour les deux associés de Simon et André, avec la même facilité et simplicité. C’est que le règne de Dieu instaure ce genre d’urgence, d’absolu, qui fera tout au long des siècles que des âmes innombrables quitteront tout, sacrifieront les intérêts les plus immédiats, les liens humains les plus sacrés, pour cet invisible qui transforme ceux qui osent répondre à l’appel impérieux de Celui qui donnera sa vie pour eux et pour nous. Tout est échange d’amour dans ce Royaume, et c’est cela qui fait vivre en vérité, aujourd’hui comme hier.

4ème dimanche 28 janvier 2024
Il parle bien, ce jeune rabbi ! D’emblée, sa parole est perçue comme différente et c’est d’autant plus étonnant qu’il est jeune. On se presse pour l’entendre, et les foules Le poursuivront sans cesse pour L’écouter. Mais il n’impressionne pas seulement par ce qu’Il dit : son autorité s’exerce aussi sur cette catégorie d’êtres insaisissables et redoutables par essence que sont les démons. Si on doutait de leur existence, il suffit d’ouvrir les évangiles : Jésus qui est l’amour du Père en personne se heurte à eux à chaque page. Ils manifestent à leur manière que Dieu est là, et ils ne sont pas tranquilles. A l’inverse, quand Dieu est moins reconnu et moins présent dans la société, ils prennent la place qui leur est laissée libre et donnent libre cours à leur action maléfique. On le voit aujourd’hui, où on a l’impression que beaucoup croient plus au démon qu’au Bon Dieu.

Il ne faudrait pas pour autant se laisser impressionner. C’est Saint Ambroise qui dit que depuis la Résurrection du Christ, qui est la victoire définitive sur le mal et la mort, le démon est comme un chien enchaîné : son pouvoir se limite à la longueur de sa chaîne. Il peut aboyer, montrer les crocs, faire le fou et s’agiter pour faire peur. On n’a rien à craindre de lui si on ne se met pas soi-même à sa portée. Et c’est la première caractéristique de son action : il est le maître du bluff, il agit sur notre imagination, il en rajoute, il veut nous épouvanter. En fait, il ne peut rien contre une âme en paix qui tient la main de Dieu. Dieu seul est chez Lui dans notre âme, et encore Il est délicat : Il frappe avant d’entrer. En tant qu’ange déchu, le démon est très intelligent, mais il n’a aucun accès à notre âme qui est un sanctuaire inviolable, si nous ne le laissons pas entrer. Le problème, c’est comme dans les maladies du corps : c’est celui des portes d’entrée. Un microbe ne peut pénétrer une peau saine  et régulièrement lavée. Mais il connaît nos faiblesses, manifestées par nos comportements habituels, notre attitude, nos réactions. Il sait donc où appuyer pour nous induire au mal, faire illusion et déformer nos meilleures intentions. Il a l’art de dialoguer, ou plutôt d’insinuer, de suggérer, comme le montre la première conversation qu’il a eue avec Adam et Eve dans la Genèse. La seule parade, c’est se garder d’entamer la moindre conversation avec lui. C’est lui donner une importance qu’il voudrait avoir et qu’il ne faut en aucun cas lui donner : il faut savoir avant tout qu’on ne fait pas le poids ! La seule parole à lui adresser, dès qu’on sent que ça peut être lui qui nous suggère quelque chose de contraire à Dieu, c’est : « Dégage ! » Le Christ, dans l’évangile, ne discute pas avec lui, alors qu’il est toujours prêt à parler même avec ses ennemis. La seule présence de Jésus dans la synagogue le fait sortir de ses gonds et Lui rend témoignage à son corps défendant. Si beaucoup ne croient pas en Lui, Fils de Dieu, le démon, lui, y croit, c’est un comble ! Il est comme obligé de reconnaître la puissance de Dieu agissant avec autorité. Il croit qu’il suffit de nommer Jésus pour ce qu’Il est pour avoir pouvoir sur Lui. Mais Jésus n’a rien à prouver, il Lui suffit de le réduire au silence d’un seul mot. Ici se concentre sa mission de prophète, Celui qui agit par sa Parole, qui est Parole, Verbe de Dieu. Mais plus que ceux qui L’ont précédé, Il n’est pas seulement porteur de messages de la part de Dieu, Il est Dieu en action : c’est un prophète totalement nouveau ! Et ce n’est pas seulement un service rendu à quelques personnes qu’Il guérit, comme quelque chose d’individuel, d’isolé : il s’agit de l’avènement du Royaume, qui comprend le triomphe du bien sur le mal, sur la souffrance et sur la mort. C’est le pouvoir guérisseur du mystère pascal qui est inauguré pas à pas, un amour restauré face à la tyrannie diabolique.

En célébrant les Saints Mystères, nous voulons nous aussi nous offrir résolument à cette autorité souveraine du Fils de Dieu, donnant sa vie par amour dans la Sainte Eucharistie. Nous voulons Lui demander de bannir dans notre conduite la moindre équivoque qui donnerait prise au démon, de veiller à la garde du cœur et de ne pas nous laisser impressionner par tout ce qu’il agite autour de nous. Approchons-nous du médecin de nos âmes et recevons sa paix qui sera contagieuse dans ce monde qui en a tant besoin.

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4ème dimanche TO C 30 janvier 2022
La réception du Sauveur Jésus chez les siens manquait donc un peu de chaleur, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais c’était prévisible, en raison de l’âme humaine qui se méfie des têtes qui dépassent et se laisse souvent prendre par l’intérêt et la jalousie. Le prologue de St Jean le dit explicitement, mais il parle aussi de ceux qui veulent bien Le recevoir et qui reçoivent ainsi le don de la filiation divine. Jésus veut donc nous inviter avec ceux-là à devenir des fils conscients et heureux de l’être. Le partage se fait entre ceux qui savent qu’une conversion permanente est la grande tâche de la vie sur terre et ceux qui n’acceptent pas d’être mis en cause. La réaction violente des auditeurs -elle va jusqu’à une intention de meurtre- a pourtant une raison, comme toute colère, même si le propre de la colère est d’être disproportionnée. A la base, les gens de Nazareth sont flattés par ce jeune homme de chez eux dont la réputation grandit. Mais comme ils savent qu’Il n’est que le fils d’un charpentier, ils réservent leur adhésion : de là à Le prendre pour le Messie !... Le proverbe que cite St Luc -il est le seul à le faire, mais nous savons qu’il est lui-même médecin- est la première passe d’armes : s’Il prétend annoncer le salut, qu’il commence par en donner les signes à notre profit ! On est un peu vexés qu’Il ait commencé à le faire ailleurs. C’est déjà ce qu’on dira à la croix : « Descends de là et on croira ! » Ce qu’Il dénonce ici, c’est la jalousie mesquine qui empêche de croire. Que des étrangers aient plus de droits qu’eux à recevoir ses bienfaits, c’est insupportable. Mais au lieu de les rassurer et d’accéder à leurs exigences, Il insiste en donnant deux exemples tirés de la geste d’Elie, le plus grand des prophètes. On a le sang chaud en Orient, et l’office de prière risque de tourner à l’émeute et au lynchage. Comme il arrive souvent en pareil cas, les meneurs ont prévu leur coup et ils sont prêts pour une exécution sommaire. Mais la suite montre que ce Jésus, décidément, a une tête de plus que la moyenne, ça ne se passe pas du tout comme prévu. Une sorte de majesté tranquille leur en impose, et ils n’osent pas Lui résister. Une force paisible et sereine les désarme qui s’oppose au pouvoir destructeur. Il ne refuse pas la mort, mais son Heure n’est pas encore venue. C’est Lui qui commande et pas eux. C’était le moment de manifester l’amour simplement en ne répondant pas à la violence par la violence. Plus tard, c’est le même amour qui se manifestera en acceptant la mort. En chaque situation, Il exerce le seul vrai pouvoir qui est celui de l’amour donné.

Pour nous aussi, c’est l’amour qui réclame ce réajustement constant de nos choix, de nos priorités : St Paul détaille cette opération sans cesse à reprendre dans le célèbre hymne à la charité de la 1ère épître aux Corinthiens. Il insiste d’abord sur la diversité des dons qui bâtissent une communauté, mais il termine en disant que nous devons aspirer aux dons supérieurs. Au sommet, il y a l’amour qui les contient tous. Sans lui, toutes les prouesses qui impressionnent sont inutiles. C’est au fond ce que Jésus veut dire à ses concitoyens : les miracles eux-mêmes ne servent à rien s’ils ne sont pas le signe d’un amour vrai. Et il se décline dans toutes les qualités que St Paul énumère : chacune nous ouvre un chantier ! L’amour est patient -oh, combien nous pouvons tous être impatients, exigeants, de mauvaise humeur !, il ne se vante pas, ne se gonfle pas : ah, ça aussi, mon Dieu, combien on se croit vite meilleur que les autres !, il rend service et ne cherche pas son intérêt : la gratuité sans fond est sa marque de fabrique ; il ne jalouse pas, ne s’emporte pas, n’entretient pas de rancune : attends, toi, je t’aurai au contour !; il fait confiance en tout, espère tout, endure tout : non, ça, je n’y arriverai jamais ! Eh oui, sans Moi, vous ne pouvez rien faire ! Tout est à demander, et tout reste à faire, car Il ne fait pas les choses à notre place. Mais pas à pas, goutte à goutte, allez, on veut bien essayer. Oui, c’est ça, la conversion d’une vie, sans cesse reprise. « Prophétie » : c’est un mot qui revient dans nos trois lectures d’aujourd’hui et les réunit en un seul message. Nous sommes tous appelés à marcher sur les traces du prophète de Nazareth. Jésus Lui-même continue et accomplit ceux de l’Ancien Testament. Elie et Elisée sont envoyés aux nations à une époque où Israël était convaincu de posséder en exclusivité l’amour de Dieu. Etendre l’amour que nous recevons de Dieu en permanence, de façon inconditionnelle, c’est notre mission de prophètes à sa suite.

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4ème dimanche TO B 31 janvier 2021
Le démon est le père du mensonge : il dit donc le contraire de Dieu. Sa question à Jésus est pourtant sans équivoque à deux niveaux : il redoute ce qu’il énonce comme une question inquiète, et il se dénonce lui-même comme celui qui perd les âmes, alors qu’il sait que le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu par sa faute. Sa réaction est un aveu de taille, il sait que désormais ses jours sont comptés et son pouvoir limité. Quand on lit les évangiles, il est difficile de dire que le démon est une projection mythique du mal : il se présente toujours comme une personne, qui se trouve face à face avec d’autres personnes, à commencer celle du Rédempteur. Il y a deux attitudes erronées face au démon : l’une qui tend à le minimiser, voire le nier, en pensant qu’il n’existe pas. C’est sa suprême ruse, qui lui permet d’agir dans l’ombre sans qu’on se rende forcément compte que c’est lui qui est aux commandes ; l’autre qui ne voit plus que lui, au point que Dieu en devient moins intéressant, et qui exagère son pouvoir. Or, il est aussi le maître du bluff, il en rajoute, il impressionne, il fait semblant, mais n’a pas les moyens de sa politique : c’est Dieu qui met la limite au mal, comme le dit explicitement l’introduction au livre de Job.  Se laisser impressionner revient à entrer dans son jeu. Le meilleur moyen de limiter son prétendu pouvoir est de le traiter par le mépris -tous les exorcistes le savent : on ne discute pas avec le démon, on refuse de traiter avec lui en prenant résolument ses distances. Dans un sermon célèbre, St Ambroise dit que depuis la Résurrection du Christ, il est comme un chien enchaîné : il peut aboyer, faire le fou, montrer les crocs, mais si on ne s’approche pas plus près que ne permet la longueur de la chaîne, il ne peut nous faire aucun mal. Le tout est donc d’éviter toute connivence, tout compromis, qui nous met en danger, ce qu’est en fait le péché sous toutes ses formes, car quand nous péchons, nous lui donnons la main.

Saint Marc souligne le contraste entre Jésus et l’esprit mauvais. Nommer quelqu’un, c’est avoir une part de pouvoir sur lui. C’est pourquoi notre nom est important, et nous ne le donnons pas à n’importe qui. Dans le rituel de l’exorcisme, on demande le nom de celui qu’on veut chasser par la puissance du Christ. En s’adressant à Jésus, le démon voudrait le nommer, mais son Nom lui écorche la bouche, et il ne le peut pas : on ne peut employer le Nom de Jésus pour autre chose que l’amour, et c’est pourquoi jurer sous l’effet de la colère est une faute. Oui, il sait qui Il est, mais ce n’est pas une déclaration de foi, une allégeance à plus grand que lui : dans son orgueil il en est incapable. C’est une vaine tentative de prendre le contrôle de Jésus. Mais Lui, ne peut admettre un tel comportement. Il répond simplement :  «Silence ! » (peut-être même a-t-Il utilisé une expression plus populaire que nous pourrions, nous, reprendre, sans que ce soit indigne dans une bouche moins auguste que la sienne, quand le cas se présente : « Ta g… ! ») Et voilà pourquoi le peuple est étonné de cette autorité, ce qui veut dire non seulement qu’Il enseigne la vérité, mais qu’Il fait ce qu’Il dit, pour le bien suprême des âmes, en les défendant contre toute sorte de mal avant de leur offrir son amitié.

Ce qui nous rappelle utilement qu’avant de rechercher le bien, il faut commencer par refuser le mal, dans le détail et sous toutes ses formes, ne jamais pactiser avec quoi que ce soit de trouble contre lequel notre conscience nous met en alerte. Cette guérison fait partie de la construction du Royaume et nous habitue à une grande délicatesse intérieure, non moins qu’à une paix et une assurance que nous sommes en sécurité quand nous tenons la main du Christ. Quand nous nous approchons de Lui dans les sacrements, et en particulier au sommet de l’Eucharistie, nous Lui exposons toutes nos blessures intérieures et extérieures pour accéder à une vie nouvelle. Ainsi, nous serons libres de tout souci et attachés à Dieu sans partage.

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4ème dimanche B 28 janvier 2018
     Plus que le prophète annoncé à Moyse, Jésus de Nazareth est la Parole de Dieu, le Verbe en personne et Dieu Lui-même. Ce qui est impensable pour toutes les religions, qui ont un sens aigu de la transcendance de la divinité, voilà que cela se réalise dans ce petit pays du Moyen-Orient, quelque 750 ans après la fondation de Rome qui l’occupe comme presque tout le pourtour de la Mediterranée. Les foules qui écoutent ce nouveau prophète ne s’y trompent pas : quelque chose d’absolument inédit est en train de se passer devant leurs yeux, non seulement en paroles, mais en actes qui vont tous dans le sens de la guérison, de la vie, du salut.

Une synagogue, datant de la fin du IIème siècle, qui est certainement à l’emplacement de celle où Jésus parla, a été mise à jour dans le jardin des franciscains à la fin du XIXème siècle. St Marc qui se fait l’écho de St Pierre, retrace ici une journée-type de la catéchèse, qui suit de près l’appel des premiers apôtres qui l’accompagnaient certainement ce jour-là. Le commentaire du texte saint, lu après les 18 bénédictions qui composaient la première partie de l’office, revenait au chef de synagogue, mais il arrivait fréquemment qu’il délègue ce sermon à un hôte de marque qui était de passage pour l’honorer. Et ça fait toujours plaisir aux auditeurs d’entendre une autre voix que celle du prédicateur qu’ils connaissent trop ! Or, l’évangile ne dit pas quel texte on a lu ce jour-là, alors que les évangélistes le précisent souvent. Aucune allusion non plus au commentaire personnel de Jésus. Mais on note l’impression très forte sur l’auditoire : là aussi, c’est une constante que nous connaissons bien : on ne se rappelle pas toujours ce que le prédicateur a dit, mais « il parle bien. » Ce qui suit n’est pas au pouvoir des prédicateurs ordinaires, comme si les paroles, même belles et convaincantes, ne suffisaient pas. Cela va tout-à-fait dans le sens de l’Incarnation : le Verbe de Dieu n’est pas une parole en l’air qui n’engage à rien, sa Parole est substantielle, comme Lui-même, on pourrait dire. Si seulement toutes nos paroles avaient la même consistance et la même valeur ! C’est ce qui fait la différence avec le scribes, semble-t-il, qui étaient les zélés serviteurs d’une tradition qui devait s’accroître avec le temps et qui se résume dans l’éloge d’un rabbin fameux de cette époque, dont on disait qu’il ne prononçait pas une parole qu’il n’eût entendue de son maître. Ils se cantonnaient donc dans les citations d’auteurs, souvent répétées sans ordre et ridiculisées par des distinctions des plus subtiles et formalistes.

L’enseignement vivant, personnel et pénétrant du Sauveur Jésus, avec les paraboles et les comparaisons poétiques tirées du quotidien, n’avait pas de peine à être perçu comme exceptionnel. Voici donc que l’enseignement devient action : on ne va pas laisser cet homme sous influence sans faire quelque chose ! C’est que le Règne de Dieu s’installe aux dépens de celui du prince de ce monde. La réaction de l’esprit mauvais ne se fait pas attendre : la présence du Fils de Dieu est pour lui un tel tourment qu’il ne peut s’empêcher d’engager la lutte, sans doute avec l’espoir secret de compromettre l’œuvre de Jésus en dévoilant prématurément son identité. En effet, à plusieurs reprises, Jésus avait ordonné la discrétion après les guérisons, et le démon s’empresse de faire le contraire de ce qu’Il souhaite. Il Lui reproche en outre de se mêler de ce qui ne le regarde pas : on était si tranquilles tant que Tu n’étais pas là ! C’était la même phrase que Jésus avait répondu à sa Mère lors des noces de Cana, mais elle avait alors un sens tout opposé : Ne t’en fais pas, tout est sous contrôle, aie confiance. Maintenant que le démon a reconnu le Saint de Dieu par excellence, il n’a plus d’illusion, il enrage, mais il est vaincu d’avance. Sa frayeur et sa rage montrent que sa défaite est déjà certaine. Et Jésus ne discute pas avec lui, ce qui est une règle que connaissent bien les exorcistes : Il lui impose silence et le chasse de cet homme sans ménagement. Rien de compliqué, un cri, une convulsion et tout est réglé. Son enseignement n’est pas nouveau en lui-même, mais il est suivi d’actes indiscutables qui le prouvent. Au fond, c’est lui ou Moi ! Dès lors, les foules croiront encore davantage à ce qu’Il dit. Nous aussi, croyons et prenons au sérieux ce qu’Il nous dit : son action depuis 2000 ans nous y invite en abondance.

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4ème dimanche TO A 29 janvier 2017
Quand nous entendons les Béatutides comme évangile de la Toussaint, c’est comme l’aboutissement de toute l’aventure humaine. Nous savons qu’elles peuvent être vécues par les saints que nous aimons et que Dieu nous met sous les yeux en nous disant : « Vous voyez, c’est possible ! » Mais en ce dimanche, nous sommes tout au début du ministère public du Sauveur Jésus, et ces paroles sont comme un programme et un liminaire, l’annonce du Royaume en son germe, la préface de la Nouvelle Alliance. Et nous sommes, nous aussi, entre espérance et réalisation : ces paroles touchent en nous des recoins secrets de notre âme, tout ce qu’il y a au fond de nous d’aspirations nobles et pures. Mais nous constatons en même temps combien nous en sommes loin, le plus souvent, au fil des jours. Peut-être est-ce cela, le début du Royaume : une sorte de frémissement intérieur, un émerveillement enraciné dans la vie très ordinaire mais qui porte beaucoup plus loin et nous propose justement un bonheur vrai et durable. Mais en même temps, oui, on a bien essayé, on a même cru y arriver quelques fois, puis tout est retombé, les épreuves ont semblé démentir ce qu’on avait entrevu, et on est comme condamné à la médiocrité. Tout sommé, on serait tenté de donner raison à ceux qui disent : « Le christianisme, c’est trop beau pour être vrai. » On en a envie, mais on arrive pas. Dieu nous mettrait-Il comme des enfants devant une vitrine pleine de jouets, mais sans argent pour en acheter ? On comprend combien ces béatitudes sont le coeur de l’évangile : l’investissement en vaut-il la peine ou non ? Il en va de notre vie, en quelque sorte, et de la manière dont nous la prenons.
Ce que nous pouvons comprendre d’emblée, c’est que l’évangile ne nous propose pas de donner une mince couche d’un peu de spiritualité et de bons sentiments, sur une vie terrestre qui demeurerait païenne sous le vernis. Il s’agit d’une renversement total de valeurs et de mentalité. Ce qui suppose la destruction complète de ce qui ne cadre pas avec le dessein du Seigneur. La première difficulté, c’est donc que nous espérons d’emblée des aménagements : on espère toujours que ça coûtera un peu moins cher, et que les soldes dureront toute l’année. Nous sommes encore sur le versant de l’Ancien Testament, qui pouvait entrevoir que le petit reste des pauvres de Yahvé avait l’avantage de tout espérer et tout attendre de Dieu, alors que le riche court le risque de compter trop sur ses biens, d’opprimer les pauvres par sa cupidité. Mais la mentalité courante est la même que la nôtre : la richesse est une valeur en soi, et la pauvreté une non-valeur. Il n’y a pas encore de place pour la pauvreté volontaire, choisie, désirée comme une liberté intérieure, pas plus que pour la tristesse volontaire, celle qui est capable de pleurer sur l’injustice et le mal, et de faire pénitence pour demander à Dieu de nous aider à changer ce que nous pouvons changer, le renoncement à toute forme de violence. Mais tout cela, c’est bien une folie, comme dit St Paul, en opposition à la richesse de la sagesse, c’est une faiblesse, car le monde appartient aux forts et aux puissants, c’est ce qui est modeste, ce qui ne peut rien produire par soi-même de distingué et de considéré. En résumé, ce n’est rien par rapport à tout ce qui est considéré à tous égards comme une valeur. Suivre le Christ, ce n’est pas seulement L’écouter. Car Il vient non pour nous donner un peu de morale acceptable par tous, mais nous emmener sur ses chemins. Il est Celui qui révèle et réalise la miséricorde du Père, devenu pauvre pour nous, Celui qui pleure sur Jérusalem, sa patrie, Celui contre qui toute la violence du monde se déchaîne et se brise, Celui qui a faim et soif de la justice divine, jusqu’à ce que, mourant de soif, il l’ait apportée au monde. Et à cause de cela, Il est le Bienheureux, parce qu’Il incarne parfaitement le salut pensé par Dieu pour le monde, et le lui procure. Au milieu des épreuves, il s’en réjouit avec nous, et cette manière d’être transforme le monde, comme la résurrection est l’aboutissement de la mort et de la croix. Que Jésus nous apprenne à Le suivre pour devenir comme Lui heureux et bienheureux en ce monde déjà pour l’être un jour pleinement un jour au ciel.

5ème dimanche B 4 février 2024
Balai neuf balaie bien : ces premiers dimanches de l’année qui décrivent les débuts du ministère public de Jésus sont vraiment un succès continu. Non seulement Il prêche bien, avec autorité, mais Il fait ce qu’Il dit, ce qui est plus rare encore. Il a quitté la Judée prospère pour s’intéresser à la Galilée dont il ne sort rien de bien, c’est son option préférentielle pour les pauvres. Et les pauvres ne s’y trompent pas : pour une fois qu’on s’intéresse à eux ! C’est la ruée des malades, dès le sabbat terminé. Il ne refuse pas de répondre à leur estime quelque peu intéressée, Il fait ce qu’on lui demande sans faire de détail ni exiger des garanties de foi. Il leur demande seulement la discrétion, comme pour insinuer que l’essentiel n’est pas là.

L’essentiel, pour Lui, c’est le lendemain qu’il est mis en lumière : c’est le contact vivant avec son Père. Il est si bien caché que les disciples peinent à Le retrouver. La source de toute sa parole et son action est là, dans le secret. Les braves gens, eux, ne l’entendent pas de cette oreille : qu’Il s’occupe d’abord de nous ! On devient vite égoïste et exigeant quand on a trouvé un guérisseur aussi performant ! Doit-Il donc rester à Capharnaüm, la seule ville brillante de Galilée, ou aller plus loin, vers ceux à qui personne ne pense ? Quand nous avons des décisions à prendre, n’est-il pas urgent de mettre devant Dieu les éléments de réponse en Le laissant nous indiquer priorités et nécessités dans l’ordre ? Sinon, nous risquons de nous laisser prendre par l’urgence qui nous est imposée et qui n’est pas forcément la sienne. Comme Il avait passé la nuit en prière avant de choisir ses apôtres, Il remet à son Père sa mission chez les siens. Sans ce contact vivant qui nous plonge dans l’amour infini du Père, notre foi elle-même ne peut que se dégrader très vite en utilitarisme. Et pas davantage ne devons-nous attendre que, parce que nous prions, Dieu prenne nos décisions à notre place. Nous sommes tentés d’exiger de Lui des signes, alors que nous pouvons commencer à les voir dans les personnes qui nous entourent, les rencontres qu’Il nous ménage, les événements qu’Il nous permet de vivre. Là est la vraie liberté, qui est de tenir compte de la réalité dans laquelle nous sommes, à laquelle nous ne pouvons échapper, mais sans nous laisser totalement contraindre par elle et en gardant sur elle un regard lucide. St Augustin, dans les Confessions, demande à tous les êtres de lui dire où est Dieu et ce qu’Il est, et tous lui répondent : « Cherche plus haut ! » Il est plus grand que tout ce qu’Il a fait, plus grand que ce que nous vivons, et sa présence en nous ne se traduit pas comme celle des êtres qu’il a créés. C’est précisément le signe caractéristique de son action : Il se donne à nous sous une forme cachée et incompréhensible. Ce qui nous permet de La percevoir, c’est l’œil intérieur de la foi, ce sont les lunettes qu’Il nous prête pour que nous apprenions à voir les choses comme il les voit.

Jésus, donc, a dû faire des choix par rapport à ce que les gens attendaient de Lui. Dans son humanité, limitée comme la nôtre, Il ne pouvait pas tout faire : quelle leçon ! Car il arrive que les autres attendent de nous ce qui n’est pas le meilleur que nous puissions leur offrir. Ces demandes nous conditionnent et nous limitent, parfois même nous détournent de notre vraie vocation. Il est bien difficile de résister à certaines attentes : St Ambroise a un joli critère pour nous le faire comprendre. Il parle de la proposition de St Pierre à la Transfiguration : « Si tu veux, faisons ici trois tentes… » et il dit que c’était « non improbum, sed inordinatum » : pas malhonnête, mais pas dans l’ordre, pas dans l’axe. Seul le regard vers Dieu nous permet de mettre de l’ordre dans les désirs et attentes, pressions et manipulations. Nous pouvons ainsi être honnêtes avec Lui et avec nous-mêmes. Ainsi nos décisions seront un acte d’obéissance radicale à Dieu et vraiment de nous en même temps. Saint Paul appelle cela l’obéissance de la foi : partager le bon vouloir de Dieu et le faire nôtre, quel qu’en soit le prix. Il ne s’agit pas tellement de faire ce que Dieu veut, mais de vouloir d’abord ce qu’Il veut. C’est peut-être le critère dernier d’une prière authentiquement contemplative. Elle est désappropriation de soi pour Le trouver, Lui, seul Bien véritable et infini. Elle nous fait partir ailleurs : c’est pour cela qu’Il est sorti et qu’Il nous invite à sortir de nous-mêmes, d’abord, nous aussi.

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5ème dimanche TO A 5 février 2023
Bon à rien : qui de nous n’a pas eu, une fois ou l’autre, ce sentiment cuisant d’échec ? Pire, peut-être : ne jamais l’avoir eu, en se persuadant qu’on a toujours raison, parce qu’on a une peur panique d’avoir tort et qu’on ne peut se permettre de le reconnaître, en craignant de ne rien valoir dès qu’on accepte la moindre limite. C’est une des grandes épreuves des jeunes aujourd’hui - et il arrive qu’on soit jeune longtemps sous ce rapport : douter de sa valeur, ce qui rend difficile d’entreprendre quoi que ce soit, puisqu’on pense d’emblée que ça ne sert à rien. Entre le sentiment de la toute-puissance et celui d’une non-valeur sur le marché, un chemin nous est proposé par l’évangile, à travers trois images : le sel et la lumière et la ville. L’une et l’autre ne sont pas là pour elles-mêmes : le sel donne du goût aux aliments, il ne se mange jamais seul. La lumière permet de voir ce qui existe et de se diriger. Si elle n’est pas là, il devient très difficile de s’orienter. La ville sur la montagne est là, elle aussi, pour que le marcheur trouve son chemin. Il n’y a pas de réalité créée qui ne puisse servir à d’autres. La création tout entière est un réseau serré de solidarités et d’échanges, à tous les niveaux. S’il est méconnu ou mis à mal, par égoïsme et utilitarisme, tout le monde en pâtit. C’est le manque d’amour qui plonge l’humanité dans les ténèbres.

Seul Dieu existe pour Lui-même, et Il ne s’en est pas contenté : Il a voulu se donner aussi à sa création et à l’homme en particulier qui en est le sommet. C’est déjà une lumière de savoir que quand nous existons vraiment, en connaissant notre valeur à ses yeux, en sachant que nous venons de Lui et allons à Lui, presque sans le savoir, nous en aidons d’autres à exister. Notre valeur cachée et fondamentale, elle est là, et ça aide de le savoir. C’est même un certain critère de foi : le savons-nous assez pour ne pas douter de nous-mêmes sans nous enorgueillir de ce que nous ne sommes pas ?

Saint Paul nous met sur cette voie. Il le fait d’une manière surprenante, qui n’est pas dans les manières du monde. Là, il faut à tout prix briller, et quand ça ne marche pas, c’est la déprime. Il était l’un des grands esprits de son temps, formé, comme il le dit lui-même, par les plus grands maîtres d’Israël, en contact avec la sagesse grecque. Quand il arrive à Athènes, il pense être à niveau avec les grands intellectuels de l’Agora. Et c’est le fiasco complet : dès qu’il sort des clous, il est ridiculisé. Alors, il change de méthode : à Corinthe, l’un des grands ports de la Méditerranée, il n’y rencontre pas de beaux esprits. La vie morale est décadente, il n’a affaire qu’à des pauvres. Il se présente lui-même comme un pauvre, qui porte dans sa chair la croix du Christ. Il ne vient donc pas comme un enseignant, mais comme un témoin. Quand Dieu nous demande d’être sel et lumière, nous pensons souvent dans le premier registre : que notre parole soit brillante et convaincante, pour que tout le monde nous admire et soit épaté. Or le sel, c’est comme le levain : il n’en faut que très peu, et il disparaît dès qu’on l’a utilisé. Si on en met trop, ça devient immangeable et peut provoquer des problèmes de santé. Il suffit d’une toute petite flamme pour faire échec aux ténèbres. Dans le monde d’aujourd’hui, les chrétiens sont de plus en plus une force politique et sociale insignifiante. On a parfois la nostalgie des temps où l’Eglise avait tant à dire, où elle était respectée et écoutée. Mais nous savons que sa force est ailleurs, comme au début, avec une poignée de braves gens partis à la conquête du monde. Chaque fois qu’elle s’est laissée tenter par la puissance matérielle et temporelle, elle a renouvelé le fiasco de St Paul à Athènes. Chaque fois, au contraire, qu’elle a accepté sa fragilité et sa faiblesse, elle a été remplie de la force du Christ, c’est le langage des saints qui sont toujours les mains nues face aux puissances terrestres. C’est aussi ce que dit Isaïe : plutôt que de compter sur les biens de ce monde, accumulés souvent sur le dos des pauvres gens, il est meilleur de tout attendre du Seigneur. C’est la folie dont parle l’apôtre, la faiblesse de qui ne peut se défendre, ce qui est réputé bon à rien selon l’échelle de valeur courante qui renverse l’ordre des valeurs : dans un amour spontané, illimité de Dieu et du prochain, alors, la lumière jaillira comme l’aurore, alors, le Seigneur répondra et on n’aura pas fait appel à Lui en vain. Mais il faut sans doute arriver à un esprit de pauvreté très profond, une foi sans calcul pour que ce soit irrésistible pour Dieu. Demandons-Lui cette grâce, dans un détachement toujours plus effectif de ce qui n’est pas Lui.

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5ème dimanche TO B 7 février 2021
Le passage du livre de Job pourrait bien résumer tout ce qu’il dit à Dieu : oui, pourquoi, la vie, c’est sir dur ? Et pas seulement par moments, mais presque tout le temps ! C’est peut-être l’expérience fondamentale de tant de générations qui nous ont précédés, du haut en bas de l’échelle sociale. Et si on nous fait croire aujourd’hui que si on a de l’argent, la vie est une partie de plaisir, très vite, la réalité nous rattrape, sous les formes les plus inattendues -un petit virus invisible, par exemple, et retour à la case départ, à la file comme tout le monde ! C’est parfois si aigu que certains prennent une porte de sortie anticipée : si rien n’a de sens, alors, on comprend, même si on a du mal à approuver, quand même. Difficile de dire à quelqu’un qui souffre sans issue que la vie est belle, quand même. Le constat de Job a le mérite du réalisme absolu : il y a au moins des jours où on ne peut partir que de là. Mais il s’agit ensuite de partir, de démarrer, de bouger. Et ça, on ne le peut qu’avec l’aide de Quelqu’un qui a connu le même parcours, qui est sorti par la même porte, mais cette porte ouvrait sur un avenir insoupçonné : le Vendredi Saint au soir, qui aurait pu prévoir la suite, sinon la Vierge immaculée qui avait tout compris dès le début ? C’est sans doute aussi pourquoi Elle voyait le même monde que nous avec d’autres lunettes que Job : ça donne le Magnificat, par exemple. Nous avons en fait le choix entre l’absurde ou le mystère. L’absurde, c’est ce que nous comprenons des choses, et c’est bien peu. Le mystère, c’est le sens ultime et global de la réalité, qui ne s’entrevoit qu’au contact de Dieu, Lui qui voit au plus profond des cœurs, qui connaît les imbrications de l’histoire, qui voit le plus grand Bien qu’il désire à travers tout ce qu’il nous donne de vivre. C’est pourquoi, peut-être, Jésus s’abstrait régulièrement des foules et des urgences qui L’assaillent pour être avec son Père, le Père des lumières, de qui vient tout don parfait. Il a besoin, en tant qu’homme, d’être en contact avec la Source de laquelle il tire tout ce dont ces pauvres ont besoin. Et ils n’ont pas seulement besoin d’être guéris dans leur corps.

Job est un tournant dans l’ancien Testament : jusque-là, la philosophie de vie ordinaire était comme un bon western : quand on est gentil, on est récompensé, et les méchants sont punis, sans trop attendre. Tout est enfermé dans la vie présente, et c’est ici-bas qu’on reçoit le salaire de ce qu’on fait. D’où l’incompréhension de ce juste : je fais tout comme il faut, et il m’arrive malheur sur malheur, c’est pas juste, qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ? Pourtant il ne cède pas aux arguments de sa femme, qui lui conseille de maudire le Créateur. Certes, il rouspète, il cherche à comprendre, mais il continue de prier. Il a peu à peu meilleure conscience que le mystère de Dieu dépasse infiniment son histoire personnelle. Tout en se heurtant à ce silence incompréhensible de Dieu, qui nous meurtrit parfois nous aussi, il ne cesse pas d’adorer, dans un acte de foi très pur où il accepte sans comprendre tout. Il admet que Dieu n’est pas une puissance aveugle et sadique, mais le Maître de la vie humaine, avec lequel il est toujours possible de dialoguer, même quand ce dialogue prend le tour de la plainte.

Quand Dieu n’intervient pas, c’est la suprême détresse. Jésus a voulu, Lui aussi, assumer cela en notre nom. Il a connu sur la croix, Lui, l’Innocent, cet immense pourquoi sans réponse. Et sans doute ce pourquoi n’est pas d’abord de Lui, parce qu’après Il se tait, jusqu’à ce qu’Il puisse dire : « Père, entre tes mains… » Depuis lors, nous pouvons nous aussi éviter les pourquoi qui demandent des comptes, et demander plutôt comme Marie à l’annonciation : « Comment ?... » Je veux bien, c’est d’accord d’emblée, mais je demande comment je dois faire pour rejoindre cette volonté obscure. Quand nous vivons le pourquoi de Job, c’est que nous ne pouvons nous dispenser de participer à l’aventure humaine tout entière. Alors, notre nuit s’ouvre sur l’annonce d’un aurore. Tout cela nous invite à une profonde humilité : celui qui s’efforce d’admettre les brisures et les meurtrissures de sa vie dans cette lumière, parce que Dieu sait pourquoi, Lui, il touche aux rivages de la paix dès ici-bas, et c’est sans doute la plus grande des grandeurs de la foi chrétienne.

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5ème dimanche A 9 février 2020
Le sel qui s’affadit, la lumière obscurcie : il ne va donc pas nécessairement de soi que le sel donne du goût -trop de sel, ce n’est pas bon non plus !- et que la lumière éclaire. Pourtant les choses ont leur fonction naturelle, et si ça ne se passe pas comme prévu, c’est qu’une intervention humaine l’a empêché. Cependant, le Seigneur est très clair : « Vous êtes ! » Non pas : « Soyez, ou ressemblez à… » Si donc, nous ne le sommes pas ou trop peu, serait-ce parce que nous sommes habités par une lumière, un goût que nous ignorons, auquel nous ne croyons pas assez ? Mais si ça vient de l’acte créateur de Dieu, nous n’avons pas à nous préoccuper outre mesure d’y arriver : il « suffit » d’être, ce qui semble parfois plus difficile que d’agir… L’épître de St Paul, dans la 2ème lecture, nous met sur le chemin d’une juste compréhension de ces deux comparaisons. L’apôtre avait été formé par les meilleurs maîtres d’Israël, il est une âme de feu, il est intelligent et animé d’une foi communicative. Pourtant, il avait encore le souvenir d’un échec cuisant essuyé à Athènes, l’un des centres les plus brillants de la pensée antique. Il avait eu l’intention de frapper fort en se rendant à l’aréopage, cet endroit où tout le monde pouvait enseigner à l’air libre et où on pouvait espérer toucher de grands esprits. Tout avait bien commencé, en caressant les auditeurs dans le sens du poil : « Je le vois, vous êtes très religieux, bla, bla… » Mais ça avait tourné court quand il avait parlé du Christ, un homme qui avait vécu en Palestine -non, ça ne peut pas être Dieu, ça !- et on s’était esclaffé quand il avait parlé de résurrection -là, c’est carrément du délire, on t’écoutera une autre fois ! Et pourtant, c’était la pure lumière de l’évangile, c’était le sel qui donne sens à la vie ! Alors, il change son fusil d’épaule, et le ton est tout différent quand il s’adresse aux Corinthiens : rien à voir avec le langage d’une sagesse qui veut à tout prix convaincre. Corinthe est l’un des plus grands ports de la Méditerranée, avec tout ce que ça comporte de trafics, de débauche et d’immoralité de toute sorte. Alors, il vient comme un pauvre, plus bas que ceux auxquels il veut apporter la lumière du Christ. Et ça marche ! Il ne dit pas qu’il est meilleur, plus intelligent, plus original, non, il a même persécuté Celui qui s’est révélé à Lui et l’a retourné comme un gant. Son témoignage de vie est celui d’un pécheur converti. Car le scandale, ce n’est pas d’être pécheur : tout le monde l’est. Le scandale, ce serait d’y demeurer et de s’en contenter. Or, le Christ est venu appeler, non les justes, mais les pécheurs : voilà la lumière, celle que le monde ne peut offrir, celle qu’on n’attendait pas selon ses critères ! Car un monde sans limites est aussi un monde sans pitié, et ça se vérifie hier comme aujourd’hui. On espère toujours plus ou moins que, le monde étant divisé entre bons et méchants, on soit quand même du côté des bons : ça nous plaît pas mal d’être la lumière du monde, ou le sucre plutôt que le sel, c’est quand même plus agréable ! Si Jésus associe le sel à la lumière, c’est sans doute pour nous préserver de désirer un monde facile et agréable, où il n’y a pas besoin de réfléchir, de doser juste, de cautériser et de conserver pour éviter la pourriture. Trop de lumière, ça fait aussi mal aux yeux. L’évangile, le Royaume de Dieu, c’est gros comme une graine de moutarde, comme le levain dans la pâte : très peu de chose, à l’œil nu ! Dieu et les chrétiens à sa suite, c’est toujours une présence humble et discrète dans la situation normale de l’humanité blessée. Avec la sensation d’être souvent très impuissant, de ne presque rien pouvoir changer, d’être confronté à des situations dramatiques. Pourtant, depuis 2000 ans, une petite lumière têtue, dans un coin de la pièce, empêche que ce soient les ténèbres totales, et cette lumière fascine, encore et toujours. Le sel se dissout dans la nourriture, mais s’il n’est pas là, c’est insipide -le sens de la vie si entamé que tant de pauvres ont un urgent besoin de retrouver. Si nous voulons bien être la lumière et le sel, dans la proportion que Dieu veut, ce sera pour qu’on reconnaisse le super-technicien ou le parfait cordon-bleu ? Non pas, mais simplement pour qu’on rende gloire à notre Père des cieux, car c’est cela, le bonheur de l’homme sur la terre et dans l’éternité : savoir que Dieu est lumière, sens ultime de toute vie.

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5ème dimanche TO C 10 février 2019
    La barque de Pierre : le symbole traverse toute l’histoire de l’Eglise, depuis l’épisode au bord de ce lac de Galilée qui avait vu peu auparavant l’appel des premiers apôtres. Cette barque de Pierre, combien de fois n’a-t-elle pas été en danger de sombrer corps et biens ? Car le monde est puissant et le vent contraire souffle en tempête sur les flots, un peu à toutes les époques. Sans doute est-ce la première constatation à faire : c’est la ville de Paris qui a adopté la devise « Fluctuat nec mergitur », elle flotte et ne sombre pas, qui vient des nautonniers de la Seine, et qui conviendrait bien à l’Eglise. On sait que les hébreux n’avaient pas le pied marin et que la mer était pour eux le symbole de la mort : par quel humour assez typique le Sauveur Jésus a-t-Il voulu dès le départ associer l’Eglise naissante à ce symbole ? C’est l’illustration très parlante des promesses qu’il fera solennellement au même apôtre Pierre, en l’assurant que les portes de l’enfer ne prévaudraient jamais contre elle.

      Ce n’est donc pas une barque très ordinaire à laquelle nous avons à faire ici, et c’est une sacrée aventure qui a conduit ce pêcheur de Galilée jusqu’à la capitale de l’empire - eh oui, là aussi, il a fallu une longue traversée, qui le mènera jusqu’au martyre !- pour en faire depuis 2000 ans le centre de l’Eglise universelle. Etonnante barque, de fait, qui sert au Sauveur Jésus de tribune et même de haut-parleur. Ce qu’écoutent les auditeurs massés sur la plage, ce n’est pas n’importe quelle parole : barque, rivage, auditeurs, parole sont donc haussés à un échelon supérieur qui sera celui de l’Eglise tout au long des siècles. Ce qui se passe dans ce groupement de pauvres gens, c’est proprement divin, tout autre chose qu’une simple aventure comme les autres. Et ça dure depuis 2 millénaires… Comme pour Isaïe, les lèvres qui parlent peuvent bien être impures, pécheresses : Dieu passe et ces pauvres gens ne s’y trompent pas.

      Cette barque, Jésus l’a choisie parmi d’autres. Il voulait la barque de ce pêcheur bredouille. Et il commence par leur parler, comme s’il ne voulait pas d’abord s’occuper de leur manque, de leur échec. Il avait déjà distingué 12 hommes dans cette foule, et là, il désigne Simon, 5 fois nommé dans cette seule page. Et ça en dit long sur le rôle qu’Il va lui faire tenir. Si Jésus ne le fait pas fondamentalement changer de métier -il reste pêcheur, mais d’autre chose- ce jour-là, il le prend à un moment d’échec : ça le rassurera quand la barque prendra l’eau. Et Il lui demande de recommencer : « Non, mais qui est-il, celui-là, qui n’est pas du métier et qui vient me donner des ordres ? » Pourtant, subjugué, comme lors du premier appel, il obéit sans discuter. Et le miracle se produit. En fait, c’est Jésus qui organise tout : Il n’a besoin que de gens dociles à son Esprit. Ainsi, l’apôtre, le prêtre n’est pas un PDG, un président de séance, un gentil animateur ou un délégué à la prière. Il n’est que le représentant du Grand-Prêtre Jésus-Christ, qui parle en son nom en se faisant tout petit, qui peut même mettre quelques compétences à son service, mais surtout Lui prêter ses mains, son cœur, ses lèvres pour qu’Il soit encore présent aujourd’hui, et qu’il puisse faire ce qu’Il veut, Lui. Grand mystère que celui de cette barque, rafistolée par tous les bouts, dans laquelle Jésus monte en premier, où nous pouvons Le rejoindre maintenant sur la mer de ce monde, sans couler. Elle est tellement pleine qu’elle menace encore de couler -décidément, c’est une constante !- et là aussi, les compétences ont des limites, semble-t-il. Elle est vraiment la barque de l’impossible, car rien n’est impossible à Dieu, avait dit l’ange à la Vierge de l’Annonciation. Rien que ça suffirait à démontrer la divinité de l’Eglise : vous en connaissez beaucoup, vous, des institutions qui durent depuis 20 siècles, sans changer de contenu et d’identité, malgré les péchés de ses membres, la médiocrité de beaucoup de ses ministres, ses collusions avec toutes les puissances qui veulent sa mort? Laissons-nous prendre dans ses filets : au contraire des poissons, c’est ainsi que nous vivrons, et pour la vie éternelle.

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5ème dimanche B 4 février 2018
     Les évangiles de ces derniers dimanches nous présentaient les deux versants de l’activité du Sauveur Jésus : les guérisons et la prédication ; aujourd’hui s’y ajoute un troisième qui n’est pas moins important : sa prière, une prière prolongée que nous trouvons souvent mentionnée par les évangélistes. Nous sommes là à la source de son agir, sans lequel il ne serait qu’une activité humaine parmi d’autres, comme notre vie qui est faite de paroles et d’actes plus ou moins ordonnés et utiles.

Entre la belle-mère de Pierre, empêchée par la fièvre de recevoir ses hôtes après l’épisode de la synagogue, et les foules qui se pressent à la porte, une fois le sabbat terminé, avant que la nuit empêche tout mouvement, et qui grossira encore jusqu’au matin, Jésus semble prendre ses distances. Il se retire loin de tout ce brouhaha, seul avec son Père. Non pas qu’Il méprise ces pauvres gens : Il commence par en guérir un certain nombre, sans attendre. Mais il semble que sa prière ait un caractère encore plus urgent, une sorte de primat de la prière sur toute activité, même bonne. Cette priorité doit nous faire réfléchir, si elle n’a pas fait réfléchir ces braves gens, préoccupés de leurs maux assez exclusivement. Nous savons par d’autres passages de l’évangile ce que pouvait être cette prière de Jésus. Elle est avant tout prière de louange et d’adoration parfaite : Il consacre au Père, dans l’action de grâces, tout l’univers, en attendant la soumission de toutes choses à son bon vouloir, à la fin des temps. Ensuite, Il demande assistance pour la tâche qu’Il doit accomplir ; elle ne peut se faire sans que le Père soit là à tout instant. C’est ce qui Le fera partir ailleurs, en dehors de Jérusalem, plus loin que Capharnaüm, ville opulente et facile, jusqu’aux bourgades perdues de la haute Gallilée, le fin fond de ce que les français appellent la province, qui est par définition très loin des lumières de Paris ! Et enfin, cette prière est pour nous un exemple, disent les Pères. Ainsi l’ont compris moines et moiales de tous les temps, rendant fécondes les missions que d’autres accomplissent auprès des âmes.

Au cœur de cette prière se prennent les bonnes décisions, selon ce que Dieu veut et non selon nos vues. Car Dieu veut que nous prenions des décisions, et c’est parfois crucial, au sens premier du terme. Il arrive que nous ayons de la peine à faire des choix, et que nous attendions que Dieu les fasse à notre place. Nous pouvons Lui demander des signes, oui, chercher à en découvrir dans ce que nous vivons. Mais c’est toujours un peu délicat : ça peut inconsciemment faire en sorte que nos attentes et nos peurs reçoivent le sceau de Dieu, en nous dispensant de réfléchir et de nous engager. Mais alors, que veut Dieu ? Que nous mettions devant Lui les éléments de chaque problème, calmement, puis que nous prenions avec ce que nous avons vu des décisions les plus intelligentes et rationnelles possibles, ce qui n’est possible que si nous avons un degré suffisant de liberté intérieure. Autrement dit, que nous ne cherchions pas d’abord notre intérêt, mais le sien. Nous sommes souvent assez conditionnés par ce que l’on attend de nous –et ce n’est pas toujours forcément ce que nous avons de mieux à offrir. Jésus a dû faire ce choix : ces pauvres gens n’attendaient le plus souvent de Lui que des avantages très matériels et immédiats : comment le leur reprocher ? Quand on souffre, il est normal de chercher à ne plus souffrir. Mais c’est en entrant dans notre cœur profond, comme Il le faisait, Lui, en toute occasion, que nous pouvons commencer à voir notre vie dans une autre perspective, où l’essentiel est placé en tête des priorités, cet essentiel qui est son amour et son service. Cela seul rend heureux profondément. Alors nos décisions seront entièrement nôtres et en même temps parfaitement siennes, car l’amour est dans l’union des volontés. C’est cela, l’obéissance de la foi, qui nous fait partager le vouloir du Père, et c’est cela qui peu à peu, sauve le monde. C’est la guérison la plus profonde de nos égoïsmes, de nos replis sur nous-mêmes qui nous empêchent de nous remplir de Lui. Qu’Il nous aide encore à nous libérer de tout ce qui nous garde esclaves de nous mêmes, que baisse la fièvre de nos passions, de nos ambitions, pour que nous Le servions dans la joie anticipée du banquet éternel.

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5ème dimanche TO A 5 février 2017
L’évangile de ce dimanche est tout-à-fait de saison : nous venons de fêter la Chandeleur, que l’Orient chrétien appelle la « fête des Saintes lumières ». Les cierges bénits que nous recevons nous invitent à être nous-mêmes lumière, à la suite du Christ qui est la Lumière venant en ce monde. Ceux qui acceptent les béatitudes, ce bonheur étonnant qu’il présentait à ses auditeurs voici une semaine, Il les investit d’un rayonnement que le monde envie souvent aux chrétiens véritables, comme contraire à ses maximes : « Comment faites-vous ?... » Nous nous le demandons parfois, en étant confus de cette grâce que Dieu fait à ses amis, en ce monde de ténèbres. Car la dernière béatitude surtout nous faisait peut-être craindre de devoir passer notre vie dans un état de victime plus ou moins consentante, qui fait que la vie n’est vraiment pas une partie de plaisir et qu’on ne peut y échapper. Dire en ce cas que la seule chose qu’on peut faire, c’est de subir en offrant (mais ça sert à quoi, au fond, cette offrande inutile ?) est une maigre consolation, en effet. Alors, Jésus encourage les siens en leur disant, en quelque sorte : « Quand vous serez découragés, que votre patience sera à bout, songez que vous êtes (non pas : vous serez !) le sel et la lumière, et la ville sur la montagne. » Les 3 comparaisons ont quelque chose en commun : ces réalités ne sont pas là pour elles-mêmes. Le sel est là pour donner du goût ; la lumière existe pour voir clair ; la ville élevée indique la route au voyageur. C’est le privilège de l’amour d’être là pour l’autre et de faire sa joie. C’est ce que dit aussi Isaïe : tout ce que vous faites de bien vous rend lumineux, il est question deux fois de lumière et une fois de midi. Mais tout cela n’est pas automatique, on pourrait préciser : il ne suffit pas d’être passivement. Car si l’on n’est pas conscient de la lumière qui nous est donnée, du sel qui nous habite, au point d’en déborder au dehors, c’est le contraire qui se passe : la lumière est obscurcie, le sel est tout juste bon à être foulé aux pieds, la ville existe peut-être, mais elle est dans le brouillard. Il n’y a pas de neutralité possible, c’est ou bien… ou bien. La défaillance paresseuse produit l’abandon, et peut-être alors que seule la persécution est l’unique moyen pour réveiller les consciences, rendre la force d’éclairer et de saler, donner exactement ce que nous n’avons pas par nous-mêmes.
Mais comprenons-nous bien : il ne s’agit pas d’activisme, il s’agit d’être. Ce n’est pas en pratiquant une sorte de survoltage que l’on produit la lumière intérieure qui est source de fidélité et de fécondité. Il s’agit seulement d’être près du Coeur de Dieu, si près qu’on en est embrasé, même à notre insu, être au sein de la terre dans un processus qui a duré des millénaires pour qu’on puisse le moment venu en extraire le sel, être un petit coin d’une ville magnifique qu’on vient de loin pour la visiter et se réjouir de son pittoresque et de sa beauté, dont le seul nom attire et réjouit. Il ne s’agit pas non plus de s’attirer un concert de louanges : le danger existe qu’en voyant nos bonnes oeuvres, on nous loue comme de bons et saints chrétiens. En ce cas, dit Jésus, on a déjà sa récompense. Or, tout ce que nous pouvons transmettre, nous l’avons reçu de Lui, ça ne nous appartient pas en propre, et puisque nous ne l’emporterons pas avec nous, il importe de nous dépêcher de le donner plus loin. C’est ce que nous demandons quand nous disons : « Que ton Nom soit glorifié, que ton Règne vienne. » C’est l’amour trinitaire qui est à l’origine de tout et il nous invite à imprimer à notre vie le même mouvement. Soyons certains que c’est le plus sûr moyen pour que nous revienne très vite une part du bonheur que nous avons semé. C’est ici encore le secret des béatitudes, et c’est en acceptant d’être vidé qu’on se remplit. Si parfois nous nous sentons vidés, que ce ne soit pas pour nous persuader de notre importance, mais pour laisser la force et la lumière venir d’ailleurs. C’est ce que St Paul appelle ne rien vouloir connaître d’autre que Jésus crucifié. Car Jésus n’a pas sauvé le monde autrement, et nous ne pouvons que Le suivre jusque là.

6ème dimanche TO B 11 février 2024
En ces dimanches qui précèdent le Carême, l’évangile nous remet sous les yeux différents récits de guérison : le Sauveur Jésus est venu en ce monde pour sauver et guérir l’humanité blessée. Et Il commence pour cela par ces signes extérieurs, en sachant que nous sommes toujours très concrets dans nos désirs et nos attentes et que ventre affamé n’a point d’oreilles. Aujourd’hui, le lépreux qui se présente à Lui n’est pas un malade comme les autres. D’abord parce que l’espoir de guérison était mince : au Moyen-Age, avant de le cantonner à la maladrerie, on faisait chanter sur lui la Messe des morts. Le statut qui lui est imposé faisait de lui un exclu, presque un maudit. Ce n’était pas seulement pour éviter la contamination qu’il était mis au ban de la société, il devenait un impur, au même titre que les cadavres, une image vivante de la déchéance du pécheur : en cela, le prêtre est le juge officiel de ce statut guère enviable qui double la maladie déjà affreuse en sa manifestation. On comprend la pitié particulière du Seigneur pour ces pauvres d’entre les pauvres qui n’ont que Lui comme dernier recours, qui amène l’acte de foi pure : « Si tu le veux, Tu peux… » Le langage utilisé ici est bien expressif pour faire saisir la portée exacte de la guérison opérée par Jésus : oui, Il veut guérir et sauver, si on le demande avec confiance entière, si on se laisse toucher, impur que l’on est, et prendre par la main. Il y en a hélas qui ne veulent pas se laisser aider, peut-être parce qu’ils ne sont pas rendus à cette extrémité de n’avoir plus d’autre recours que Dieu en personne, parce qu’ils pensent qu’ils s’en tireront eux-mêmes comme des grands et que le péché, au fond, c’est pas si grave que ça ! Et voilà que, instantanément, l’homme est guéri, rétabli dans sa dignité. C’est tellement subit et inattendu, malgré tout ! Les deux consignes que Jésus lui donne sont précieuses, elles aussi, pour les pécheurs que nous sommes : Il lui enjoint d’abord la discrétion, puis le respect de la Loi. Le Sauveur n’est pas un anarchiste et un casseur de vitres : chaque fois qu’il le peut, Il encourage le respect de la Loi de Dieu, tout en appelant à une observance pas seulement extérieure. Il faut bien commencer par pratiquer les commandements, c’est un bon début pour celui qui veut aimer Dieu. Plus étonnante est cette consigne de silence, qui revient plusieurs fois dans l’évangile après des guérisons. Sans doute, le Sauveur Jésus est humble, ça va de soi, il n’aime pas la publicité tapageuse, comme si la popularité était un obstacle majeur à son œuvre. On ne sait pas si le lépreux a obéi en allant se montrer au prêtre, mais en tous cas, il s’est empressé de désobéir sur l’autre point en clamant à tous vents sa guérison miraculeuse. Comme on le comprend : libéré en un geste de l’angoisse d’une mort par délabrement progressif, purifié en son âme de tout péché qui y était attaché, réintégré dans la communauté des vivants, il est un vrai ressuscité. Il n’y a sans doute là aucune malice, mais il n’a pas compris que son Sauveur attendait de lui un autre témoignage. Faire de Lui seulement un thaumaturge, ça le gêne vraiment. Non seulement parce que ça donne prise à une compréhension réductrice de sa mission et que ça risque de trahir son message, mais parce qu’Il n’est pas venu sur terre pour que l’on fasse de Lui un héros national qui est venu apporter le bien-être à son peuple opprimé. Il est venu pour nous conduire à son Père et notre Père, et s’Il laisse planer l’équivoque, ce serait en quelque sorte une idolâtrie. Il ne chercherait plus alors la gloire de Dieu d’abord, comme dit St Paul dans l’épître, mais son intérêt et sa gloire personnelle. Or, Il est et Il reste tout entier tourné vers le Père. Il veut que les hommes puissent découvrir à travers toutes ses paroles et ses actions le Visage du Père. Sinon, réduit au rôle d’un libérateur temporel, Il deviendrait un obstacle pour les juifs et pour les païens, toutes les autres nations qui sont aussi appelées au salut.

Donc, quand nous demandons quelque chose à Dieu, ne rétrécissons pas notre prière. Dieu ne dédaigne pas de s’occuper de nos misères, petites ou grandes, c’est vrai. Mais Il veut nous libérer de la racine de nos maux, à tous les degrés, qui est d’être loin de Lui, inattentifs à son amour, attachés à nos commodités. Que les grâces dont nous sommes l’objet si souvent nous rendent plus intérieurs, rayonnants silencieusement d’abord de son salut à l’œuvre, à notre insu bien souvent, et désireux d’être tout entiers tournés vers notre Père des cieux qui nous veut heureux avec Lui dès ici-bas.

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6ème dimanche A 12 février 2023
La Loi avait pour l’ancien Israël une importance de premier plan : ce que Dieu avait ordonné par Moyse, le grand législateur, et par les prophètes et les rois qui avaient jalonné son histoire réglait minutieusement la vie du peuple élu, fier de sa perfection morale et religieuse. Pourtant, la nature humaine étant ce qu’elle est, on avait en même temps conscience de l’impossibilité d’y correspondre toujours et pleinement. La psychologie humaine connaît des détours qui tendent à trouver son intérêt plus ou moins égoïste dans toutes les situations. C’est un peu comme aujourd’hui : on remplace la conscience morale effritée par la multiplication des règlements. Comme beaucoup ne savent plus se comporter, respecter le prochain, limiter sa liberté, on leur dit pas à pas ce qu’il faut faire et davantage encore ne pas faire. Tout le monde étouffe sous la masse des prescriptions, mais on constate de jour en jour son impuissance à trouver un peu d’air, faute de l’avoir trouvé en altitude.

Jésus révolutionne cette mentalité qui culminait dans l’esprit pharisien auquel Il s’opposait régulièrement. Oh, Il n’est pas contre les règlements : Il dit plutôt qu’ils ne suffisent pas. Mais ce n’est pas, pense-t-Il, en les multipliant qu’on réformera la conscience morale. C’est en lui donnant un esprit, et cet esprit, c’est l’amour : « Aime et fais ce que tu veux », dira St Augustin. Car le meilleur des règlements n’interdit pas d’être intelligent, puisque Dieu nous a voulus ainsi. Il y a d’ailleurs un principe du droit antique, du droit romain en particulier, qui dit : « summum jus, summa injuria » : la justice poussée à l’extrême est le comble de l’injustice. C’est d’ailleurs pour ça que les tribunaux existent, en principe : s’il ne s’agissait que d’appliquer des règlements, un ordinateur suffirait. Or, la complexité de l’être humain et de ses intentions requiert une finesse d’intelligence pour appliquer les principes à la réalité qui les dépasse toujours et rechercher le bien des personnes qui est plus que la perfection morale extérieure. Tant que nous ne parlons que de droits et de codes d’application, nous vivons sous l’Ancien Testament et nous risquons d’aboutir à des injustices plus grandes que celles que nous avons l’intention d’éviter.

Que fait Jésus, né Lui aussi dans une société qui avait ses codes plus ou moins adaptés ? Il ne conteste pas l’ordre établi, et chaque fois qu’on essaie de Le piéger, Il botte en touche. Il n’essaie pas de préciser les droits de chacun : Il invite à les voir à un autre niveau, qui est celui du Royaume des cieux. Si on en reste au niveau du plancher des vaches, eh bien, on n’y entrera pas ! Je ne peux pas m’estimer juste simplement parce que je remplis les exigences d’une loi écrite : c’est bien sûr beaucoup plus facile et plus rassurant : « J’ai pas tué, j’ai pas volé, j’ai pas piqué la femme de mon voisin… » Si par hasard, j’ai péché, transgressé, je sais exactement quand, comment, combien de fois. Mais le péché n’est pas d’abord une erreur de jugement, il est une blessure à la relation d’amour qui nous unit à Dieu. Est-il possible de quantifier ça, d’avoir une mesure pour compenser ce genre de dommage ? On sait combien une blessure d’amour, ça peut faire mal : aucune justice ne peut venir à bout de ce mal-là, même si le pardon et la miséricorde ne suppriment pas la justice : ils la dépassent et la comprennent. L’amour est l’entrée dans l’infini de Dieu, et c’est ce qui a mené le Christ son Fils à la folie de la croix. Seule cette folie peut en effet compenser l’offense infinie de l’homme révolté contre Dieu.

C’est ce dont notre monde, qui s’enfonce de plus en plus dans la barbarie, a urgemment besoin. Si l’on se plaint à juste titre que c’est l’argent qui mène la danse, partout, de plus en plus, sommes-nous capables de renoncer à l’une ou l’autre commodité, pour donner généreusement l’équivalent aux besogneux de plus en plus nombreux qui nous entourent ? Une personne qui vient d’intégrer la conférence de St Vincent de Paul d’une paroisse me disait qu’elle avait découvert avec stupéfaction le nombre de retraités qui n’arrivent plus à tourner avec leur AVS. Pourtant la justice dit que ça doit suffire. Il y a encore de la place pour l’action caritative de l’Eglise, et l’Eglise, c’est moi et c’est vous. On se plaint de la déferlante pornographique présente partout qui défait les couples et les familles : ne puis-je pas commencer par surveiller les désirs de mon cœur ? L’appel de Jésus, c’est donner toujours plus qu’on nous demande : bienheureuse et constante insécurité qui me dit que ce n’est jamais trop, même si on fait ce qu’on peut en ayant conscience que c’est… peu.

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6ème dimanche TO C 13 février 2022
Heureux- malheureux, béni et maudit : le contraste est l’un des fils rouges de l’Ecriture. Jésus nous le donne comme un sommet, le tout de l’évangile qu’Il annonce à ses disciples. Mais avant de parler, un petit détail retient notre attention : « Regardant alors ses disciples… » Plusieurs fois est mentionné ce regard lorsqu’Il est abordé par quelqu’un : le jeune homme riche, la femme adultère, Pierre dans la cour du grand-prêtre, et ici les disciples massés autour de Lui. Chaque fois qu’Il regarde ainsi quelqu’un, c’est qu’Il l’aime d’une façon unique ; c’est aussi pour l’inviter à grandir, l’appeler à Le suivre de plus près, l’envoyer en mission. On sait combien un regard de père peut encourager un enfant, par exemple, et nous sommes tous ses enfants. Avec les béatitudes, Il ne se contente pas de définir le Royaume, Il nous donne une mission dans la construction de ce Royaume. Il ne le fait pas sous la forme d’un ordre de marche, mais d’une proposition alléchante. Ce qui est proposé aux disciples, comme porte d’entrée pour la Loi nouvelle, c’est un bonheur. Le Seigneur qui a créé le cœur de l’homme sait évidemment comment s’y prendre, quel ressort secret il convient de titiller pour le mettre en branle. Et de son côté à Lui, il ne peut y avoir d’autre motif à son action que notre vrai bonheur : Il ne nous crée que pour cela, être heureux avec Lui. Et là se situe aussi la difficulté : depuis une certaine histoire de pomme, nous n’avons plus toujours les mêmes vues que Lui à propos de notre bonheur. Ce que Jésus propose, ça décoiffe et ça déconcerte : tout ce qui est promis ici va assez exactement à rebours de la pensée commune : comment peut-on accepter la faim, la pauvreté, les larmes, la haine et les insultes comme des situations où on peut être heureux et sauter de joie ? Mais le bonheur, de toutes façons est chose si rare qu’on peut quand même essayer d’y regarder d’un peu plus près.

Remarquons tout d’abord que ces béatitudes ne désignent pas des catégories de gens, mais des dispositions intérieures, les conditions qui font les citoyens du Royaume. Il n’y a pas les pauvres, ceux qui ont faim, ceux qui pleurent : nous sommes tous ceux-là, en même temps ou successivement, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on n’y échappe pas et on ne le choisit pas, même si on fait tout pour l’éviter. C’est donc ça, le bonheur qu’Il nous promet ? Pas très attrayant. Pourtant, tout au fond, il y a un lien subtil avec le bonheur : non seulement accepter de ne rien avoir, parce que tout est fragile et trompeur, mais ne rien désirer. Le dernier commandement de la Loi, c’est « Tu ne convoiteras pas. » Souvent, le bonheur ne nous semble pas au rendez-vous, parce qu’il nous manque encore quelque chose. Je voudrais bien être heureux, mais je ne peux pas : il me manque de l’argent… de l’affection… l’estime et la confiance… la gloire littéraire ou politique… Supprimer non pas le désir -il y a de bons désirs- mais la concupiscence, c-à-d la satisfaction de ces petits plaisirs immédiats en perdant de vue l’unique Souverain Bien. Car le bonheur, c’est Dieu, et tant qu’on n’a pas accepté qu’Il soit tout, on n’est pas vraiment heureux : il y a Dieu, oui, mais Dieu et quelque chose. « Qui Dieu possède, rien ne lui manque, Dieu seul suffit » dit Ste Thérèse d’Avila. Au fond, il s’agit d’une douce mise en demeure : tu veux être heureux, fort bien, Je le désire encore plus que toi. Alors, choisis vite, choisis bien : décides d’être heureux parce que Je suis là, ou tu ne le seras jamais. Sois-le tout de suite, là, maintenant, avec ce que tu as, et non en imaginant que tu puisses l’être mieux, plus tard et ailleurs. Sinon, tu risques bien de tomber dans la seconde catégorie, de ces malheureux sans le savoir dont le monde est plein. Ils ont tout ce que le monde peut offrir et ne sont pas heureux, ils se suffisent à eux-mêmes, et Dieu leur est inutile. Et encore, Il n’est pas gourmand, Il sait qu’il restera toujours une petit quelque chose, de ces petites idolâtries qu’Il tolère tant qu’elles non sont pas une concurrence sérieuse et qu’on travaille à les réduire le plus soigneusement possible. Ne croyons même pas que ça se conquiert à coup de championnats d’austérités et de sacrifices : ce serait valorisant pour notre petite vanité. Il n’y a qu’un seul sacrifice qu’on oublie d’offrir à Dieu : le sacrifice d’être simplement heureux en sa main, parce qu’Il nous aime infiniment et que tant que nous ne lâchons pas sa main, nous n’avons rien à craindre. Ne nous a-t-Il pas assez comblé de biens de toutes sortes, n’a-t-Il pas droit à un peu de reconnaissance pour que nous soyons quelques fois contents de Lui ? Oui, voilà la raison des béatitudes que rien ne peut nous enlever. Et il s’ingénie à petites doses à nous enlever ce qui n’est pas essentiel à ses yeux pour qu’enfin nous nous contentions de Lui.

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6ème dimanche B 14 février 2021
Les prescriptions du Lévitique à propos de cette maladie qui nous paraît lointaine dans le temps et l’espace semblent vraiment d’un autre monde. Elles ne sont pourtant pas si absurdes qu’on serait porté à penser. Par exemple l’ordre de se couvrir la moustache -traduisons : de mettre un masque…- : l’expérience leur avait appris que le microbe de la lèpre est particulièrement abondant dans le mucus nasal ; il faut donc couvrir la base du nez pour faire barrage à la contagion. Faire ce qu’on peut pour ne pas en contaminer d’autres est la première charité, hier comme aujourd’hui. Mais on s’en doute, le message essentiel de l’Ecriture et de l’Evangile n’est pas d’abord d’ordre prophylactique. Pourtant, un élément nous dérange un peu dans les conceptions anciennes : c’est le lien entre la maladie et le péché. Ne parle-t-on pas de la lèpre du péché ? Il y a bien un lien entre la corporel et le spirituel, oui, c’est évident : quand le bâtiment va, tout va, et à l’inverse quand on n’a pas le moral… Mais ce que récuse la mentalité moderne, c’est la culpabilité ou la punition qui est sous-jacente, même de manière sournoise et implicite. Si je suis malade, c’est que je le mérite : n’est-ce pas le sommet de l’injustice ? Non seulement je suis malade, mais en plus… Pourtant, on comprend que la maladie, comme le péché, introduit en l’homme qui n’est pas qu’un corps une désagrégation, une corruption qui est à la fois physique et psychique. Le malheureux lépreux est rejeté comme contagieux, et en plus redouté comme portant sur lui une punition divine. La tentation est grande de séparer les deux domaines, ce que fait la médecine occidentale depuis des siècles. Or la pandémie que nous vivons est en train de nous montrer à nouveau qu’il ne s’agit pas seulement de préserver les corps, mais de soigner les cœurs et les esprits. Quand on claquemure les vieux dans leurs chambres pour que le virus ne puisse les atteindre, ils ne meurent pas des microbes ; ils meurent de solitude et de manque d’humanité. Ne peut-on pas réapprendre au passage que nous ne sommes pas que des amas de cellules ?

Il y a un roman, parmi les plus lus du siècle dernier, qui a marqué les années d’après-guerre : c’est « La peste » d’Albert Camus. L’auteur se dit postchrétien, de cette génération déçue par le christianisme de sa jeunesse. La réaction des chrétiens face au drame du mal le remet lui aussi en question. C’est l’histoire d’une ville d’Algérie où s’invite inopinément la peste. Tout le livre décrit l’attitude d’une série de personnages face au fléau. Plus largement, ça concerne la destinée de l’homme, le sens de la vie et de la mort. A travers tout cela, pointe l’instinct humain de dominer, de maîtriser tout, même la mort, de chercher son bonheur propre en détruisant le bonheur des autres, d’assurer sa sécurité par le pouvoir et la technique, et de justifier l’usage pervers de ce pouvoir en termes d’histoire, de bien commun, de sécurité nationale, ou pire encore de justice de Dieu. Les deux personnages principaux sont un prêtre et un médecin. Le premier, au début, a toutes les réponses : la peste indique la voie d’un salut futur, Dieu transforme le mal en bien. En raisonnant, il justifie la peste et essaie d’amener le peuple à aimer ses souffrances. Mais il se convertit après avoir vu u enfant mourir dans des souffrances terribles : là finit tout discours, en effet. Le docteur dit : « Les chrétiens parlent parfois ainsi sans que ce soit réellement ce qu’ils pensent. » en ajoutant ce compliment ravageur : « Ils sont cependant meilleurs qu’ils n’ont l’air. » Lui, il se contente de faire son métier, ce qu’il doit faire dans une telle situation : « Vous ne louez pas un professeur qui enseigne que 2 et 2 font 4. » Rien de spécial là-dedans, même si vous y risquez votre vie et même si vous mourez. » Mais aussi, dit Camus, « Il y a un temps dans la vie où ceux qui disent que 2 et 2 font 4 sont mis à mort… » Le prêtre et lui se rejoignent, finalement, dans une compassion muette et efficace. Jésus, dans l’évangile, ne donne aucune explication de la lèpre. Il touche simplement le malade -il fallait du courage pour affronter l’impureté que ça signifiait- et Il le guérit. Mais comme toujours dans l’évangile, ce n’est qu’un signe d’une guérison plus profonde et essentielle : Il le renvoie donc en lui interdisant toute publicité indiscrète. Car l’essentiel n’est pas de guérir dans son corps.

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6ème dimanche C 17 février 2019
     Pour remonter le courant de la destinée humaine, Dieu nous trace un chemin : la première lecture commence par : « Maudit soit l’homme… » et finit en bénédiction. L’évangile commence par les béatitudes que Jésus commente par leur contraire. Toute notre vie humaine est ainsi campée entre bonheur et malheur, et nous savons d’emblée que le bonheur et le malheur ne sont pas nécessairement ce qu’on croit. Il y a des bonheurs qui sont de vrais malheurs, et des malheurs où l’on réussit à être heureux quand même. L’art de la vie, c’est de ne pas se tromper de bonheur et de ne désirer que de l’authentique et du solide, non de l’éphémère et du superficiel. Pour une large part, le choix est entre nos mains, ou plutôt dans nos yeux et notre regard. On comprend pourquoi ces béatitudes sont comme un discours programme pour ces disciples et ces foules venues écouter Jésus, en espérant de Lui quelque chose de décisif et de consistant.

     Le ton particulier de St Luc est celui de la pauvreté effective, matérielle d’abord (St Matthieu insiste davantage sur la pauvreté de cœur) : Jésus s’adresse de fait à des gens qui ont de la peine à tourner, ce qui était aussi dans notre petite Suisse prospère le gros de la population jusqu’à un passé récent. Peut-être pas la misère, mais en tous cas cela voulait dire souvent n’avoir pas un sou devant soi. Et là, le discours de Jésus a quelque chose de choquant, que certains penseurs n’ont pas manqué de relever : Karl Marx accusait ce genre de parole d’être l’opium du peuple, prêchant aux pauvres la résignation pendant que d’autres se remplissent les poches à leurs dépens. Il faudrait tout de suite répondre que Jésus Lui-même s’est assez battu contre la souffrance des pauvres, des malades, des exclus de tout poil. Un autre manière de comprendre que ne voir l’évangile qu’en termes de lutte des classes serait d’imaginer de renverser la situation : que les pauvres deviennent riches et les affamés repus. Mais on ne ferait que perpétuer les inégalités et les injustices, avec toute la rancœur que ça cultive. Ce ne doit pas être la richesse en tant que telle qui est mauvaise, pas plus que la pauvreté est une valeur en elle-même. D’où la question, la seule à se poser, au fond : Qu’est ce qui est bon dans la pauvreté, et mauvais dans la richesse ? Car il y a de bons riches et de mauvais pauvres. Toute la Bible ne fait que répéter cette évidence : le grand risque de la richesse, c’est qu’on se satisfasse des biens terrestres, en pensant qu’ils peuvent combler notre cœur, et qu’on en arrive à se passer de Dieu. Jésus parle aussi ailleurs de l’argent trompeur : il ne tient pas ses promesses de bonheur. Toute la pub est basée sur ce mensonge : achetez le produit…, la voiture…, le dernier e-phone plus performant et vous serez pleinement heureux. C’est comme les jouets des enfants : on est heureux un moment, puis on oublie, surtout quand on en a une chambre pleine… On le voit bien aujourd’hui : quand on est trop bien matériellement, il est presque inévitable qu’on oublie Dieu. C’est ce qu’on appelle la sécularisation. En général, on n’est pas contre Dieu, tant qu’il ne contrarie pas trop nos intérêts. Simplement, on n’a pas besoin de Lui. Tandis que quand tout manque, il y a quelques chances qu’il n’y ait d’appui qu’en Dieu. Il y a hélas des pauvres qui se durcissent et en veulent aussi à Dieu et ce n’est pas automatique, bien sûr, mais quand il n’y a pas d’autre recours, il n’y a que celui-là qui est toujours offert et parfaitement gratuit. Mais écoutons Jésus jusqu’au bout.

     Comment être heureux, quand on n’a pas même le nécessaire pour vivre ? Jésus répond -et ces pauvres gens, eux, l’ont très bien compris, puisqu’ils L’écoutent jusqu’à oublier les cris de leur estomac vide- : « Car le Royaume des cieux est à vous ! » Au-delà de l’horizon immédiat, du ronronnement du petit chat repu près du fourneau, il y a une autre manière de se sentir comblé, c’est-à-dire aimé. Dans la lumière de Jésus, qui ira jusqu’à la croix pour nous le dire, même la souffrance prend une autre teneur. L’expérience nous montre qu’il y a des pauvres, des malades, des persécutés, des prisonniers heureux. Ce bonheur ne sera parfait que dans le ciel, mais la foi est une anticipation de la vie éternelle, et c’est déjà un grand bonheur. Ne soyons pas trop gourmands, mais désirons prendre ce que Jésus nous offre là, en ce jour-là, c’est-à-dire maintenant. Ou je décide d’être heureux là, avec Lui, maintenant, ou je ne le serai jamais.

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6ème dimanche B 11 février 2018
     Lèpre, impureté, péché : trois réalités intimement liées dans la conception ancienne, tant juive que païenne. On sourit spontanément de cette vision globalisante, dans notre monde aseptisé, sur-médicalisé, où tout le reste est renvoyé dans le domaine des choses vagues, inaccessibles à la science empirique, à peu près inutiles et inefficaces. Pourtant, ceux qui acceptent de réfléchir au-delà du positivisme scientifique érigé en dogme commencent à voir que ce n’est pas si idiot que ça. L’homme est un tout –corps, cœur, esprit et âme-, un tout où tout se tient. Quand le corps ne va pas bien, le moral et l’âme en prennent un coup ; et quand le psychisme est tordu, il arrive aussi que le physique paie la facture. Mais ici se greffe un autre problème, que l’évangile soulève à plus d’une reprise : qui dit péché dit liberté, et qui dit liberté dit responsabilité : celui qui est malade est-il responsable de sa maladie ? On ne fait tout de même pas exprès ! C’était bien ce qui faisait la dureté particulière de la condition de ces malades (un nom qui désignait le pire au Moyen-Age, nos maladières en sont le souvenir, comme synomymes de léproserie). Non content d’être affligés de ce mal qui les faisait pourrir sur pied, mourir à petit feu sans espoir de guérison, jusqu’à chanter sur eux la Messe des morts, avant de les parquer à l’écart, certes pour éviter la contagion, ils étaient chargés d’une sourde conscience de malédiction obscure due au péché. Et là, on se demande quel peut être le sens de la souffrance innocente : sont-ils plus pécheurs que les autres pour mériter ça ? Probablement pas : la différence existe pour nous, mais pour Dieu qui voit les choses de plus haut, elle est beaucoup plus mince.

Il est donc nécessaire de prendre de l’altitude pour essayer de voir clair, en effet. Car nous sommes tous solidaires dans le bien et la grâce, comme dans le mal et le péché. Le récit de la chute dans la Genèse nous fournit quelques clefs précieuses pour ce faire. C’est le refus de Dieu qui a déréglé ce monde que le créateur avait mis aux mains de l’homme pour qu’il en prenne soin. Là aussi, comme dans l’écologie, tout est lié. Mais souvent, on s’arrête à l’écologie des cultures, du mazout ou du plastic. On oublie l’écologie des âmes, autrement plus fondamentale, puisqu’elle signale l’origine du drame. L’homme est un être spirituel qui est tenu par le haut, et quand ce haut est nié ou mis à mal, c’est tout le reste qui en pâtit, non seulement au plan des conséquences personnelles – si je fume trop, je risque un cancer des poumons et si je bois inconsidérément, la cyrrhose du foie- mais parce que l’ensemble de l’humanité ira moins bien. En ce sens, nous sommes tous responsables du malheur des autres. A l’inverse, tout geste de soulagement et de bonté, de charité gratuite, corrigera imperceptiblement ce qui induit tant de malheurs. Il a toujours existé de bonnes âmes qui ont eu pitié des lépreux du corps ou de l’âme, à l’exemple du baiser de St François. Ils ne pouvaient pas supprimer la lèpre, mais leur sourire illuminait une journée de ces condamnés, et on sait aujourd’hui que la prise en compte des besoins spirituels des malades y est pour beaucoup dans l’amélioration de leur état, parfois même pour leur guérison. Qui songerait à nier la valeur qu’on peut qualifier d’infinie de la prière et du dévouement souriant à leur égard, cette prière qui nous met en contact direct avec la source de l’amour, qui est Lui, parfait et infini ? Les soins corporels eux-mêmes sont peu de chose s’ils sont administrés de manière professionnelle et compétente, peut-être, mais sans humanité vraie, sans chaleur et sans supplément d’âme.

    Pécheurs, tous, nous sommes lépreux de l’âme. Souvent à peine conscients de la gravité de notre état. Mais sur nous se penche avec délicatesse le Sauveur des hommes. Il nous garde en vie pour nous laisser le temps de la conversion que nous ouvre le carême dans quelques jours. Son sourire nous redonne espoir et désir de vivre pour sa gloire et notre bonheur. Laissons nous toucher par Lui dont le simple contact guérit et purifie, en particulier dans le mystère de son Corps et de son Sang qui nous donnent cet amour incommensurable.

 

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6ème dimanche TO A 12 février 2017
Si les Béatitudes sont comme la charte de la Loi nouvelle et de l’évangile, le Sauveur Jésus a bien soin de préciser aujourd’hui que cette nouveauté ne rend en rien caduc ce qui a précédé. Déjà ici, nous pouvons comprendre que l’évamgile et la Loi parfaite du Christ n’est pas « ou bien… ou bien », mais plutôt « et…et ». Ce n’est pas le nouveau contre l’ancien, la loi contre l’esprit, l’intérieur contre l’extérieur, le surnaturel contre le le naturel. Le Christ est venu sauver tout l’homme, et c’est cette totalité qu’il veut amener à l’infini de son amour. Même lorsqu’Il dit : « Il a été dit… Moi je vous dis », on comprend que ce qu’il dit va beaucoup plus loin et plus profond que le minimum exigé auparavant. Il faut donc commencer par accepter ce minimum, tout en sachant qu’Il nous mènera ensuite à une perfection plus haute. Le travail de la grâce ne se fait pas contre la nature, mais avec elle, en la supposant, en s’appuyant sur elle. Même quand quelque chose nous est commandé, rien ne nous interdit de le faire librement par amour. Il arrive certes que l’on puisse respecter la loi dans un esprit pharisien, pour se faire bien voir ; il est tout autant possible de prétendre agir en esprit de liberté, alors qu’il ne s’agit que d’un égoïsme déguisé : je fais ce qui me plaît comme je veux ! La Loi nouvelle n’est rien d’autre que ce qui dévoile les intentions et les conséquences ultimes de l’ancienne : Jésus la purifie de ce qui avait réduit la Loi de Moyse à un confort minimaliste. Fondamentalement, il y a une logique dans le bien comme dans le mal. Jésus entend débusquer ce qui se joue dans certaines attitudes apparemment anodines et extérieures, Il veut désamorcer le mal dès sa racine dans l’âme sans attendre qu’il ait produit un fruit de mort impossible à endiguer. De fait la faute n’est pas seulement dans la matière, mais dans l’intention qui en est l’origine. Il ne faudrait pas être découragé par l’injonction du Sauveur Jésus : « Soyez parfaits, comme votre Père du ciel est parfait », ce qu’Il dit dans le même sermon sur la montagne. Car dès le Sinaï, Dieu disait au peuple : « Vous êtes devenus saints, parce que Moi je suis saint. » Jésus nous montre que cet accomplissement est possible. Il sait que les disciples cherchent à se modeler sur le Père, et ils comptent sur Lui pour leur fournir les clefs de cette ressemblance. L’alliance est l’offre d’une réconciliation plénière de l’homme avec Dieu, et c’est pourquoi l’homme doit d’abord se réconcilier avec son prochain, avant de pouvoir paraître devant Dieu. Dieu est éternellement fidèle à son alliance, c’est pourquoi le mariage entre l’homme et la femme sera une image de cette fidélité. Dieu est véridique et persévérant dans ses engagements, c’est pourquoi nous sommes invités à nous en tenir à des oui et des non sans faux-fuyants. En tout cela, il s’agit d’une décision de fond : ou bien je me cherche moi-même, mon confort et mes performances, ou bien je désire Dieu et son service. C’est cela la mort ou la vie, le ciel ou la géhenne. L’évangile est de ce point de vue très radical : il nous mène au ciel ou à l’enfer. Qui suit Dieu Le trouve et parvient au Royaume. C’est « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi ou l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu » de St Augustin, la voie est clairement tracée, même si entre deux, nous avons le joker de la miséricorde : mais il serait téméraire de provoquer Dieu en pensant que nous n’avons rien à faire pour la mériter et l’obtenir.
Jésus, comme tout l’Ancien Testament d’ailleurs, a pris au sérieux la loi de Dieu : il est juste que celui qui veut demeurer dans l’Alliance avec Dieu doit correspondre à son attitude et sa pensée. Qui suit Dieu Le trouve et parvient à son Royaume ; qui ne cherche dans la loi que sa perfection personnelle Le perd, définitivement si c’est une attitude impénitente. Le monde, dit St Paul dans la 2ème lecture, ne connaît pas cette alternative aussi radicalement : sans l’Esprit-Saint révélateur, « l’oeil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, il n’est pas monté au coeur de l’homme » ce que Dieu donne quand on s’efforce de correspondre à cette exigence. C’est ce que ce même Esprit nous dévoile, et ça dépasse tout bonheur imaginable en ce monde, ce qui est préparé pour ceux qui aiment Dieu.

7ème dimanche A 19 février 2023
En général, nous avons, en vertu de notre éducation, une certaine solidarité humaine qu’on pourrait qualifier de limitée ou de naturelle : il est naturel de sourire à quelqu’un qui est sympathique, de rendre l’ascenseur à qui nous a fait du bien, d’honorer les liens du sang, d’avoir de l’estime pour ceux qui nous aiment. Et tout aussi spontané, si on n’a pas une bonne raison supérieure d’agir autrement, de rendre la pièce, à l’occasion, à quelqu’un qui nous a nui, de ne pas dépasser le stade de la politesse envers un concurrent ou un démarcheur importun, en croyant que c’est déjà beaucoup. De tels exemples peuvent servir de baromètre pour évaluer la profondeur de notre foi chrétienne. Car la foi se prouve par les actes. En voyant Jésus agir, nous découvrons ce qui est depuis toujours l’agir de Dieu qui est Père et rien que Père : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint ! » Et cette sainteté, elle se manifeste envers le prochain par un comportement pas ordinaire seulement. Quand l’homme se révolte contre Lui et n’en fait qu’à sa tête, Il ne répond pas par le retrait de son amour : la seule vengeance qu’Il connaît, c’est celle du pardon et d’un amour plus grand, d’une miséricorde qui surpasse la simple justice. La bienveillance et l’amour gratuit qui a présidé à la création, Il ne le retire à aucun moment, car Il se dédirait Lui-même.  Il ne se laisse déconcerter par aucune indifférence, aucune haine, et Il continue de faire luire son soleil sur les bons et les méchants. Il tolère à longueur de millénaire qu’on méprise son amour, qu’on ne tienne pour rien la vie qu’Il nous a donnée, qu’on galvaude ses dons et ses faveurs. Et pourtant, Il n’est indifférent ni à nos péchés ni à notre pauvre affection. Mais il respecte notre liberté jusqu’à être taxé de faiblesse et de naïveté.

Quand Jésus sera arrêté au Jardin des oliviers, Il commande à Pierre de mettre l’épée au fourreau. Dans sa passion, tout en affirmant la Vérité, ce n’est pas seulement l’autre joue qu’Il offre à ses bourreaux. Il laisse les soldats Lui enlever non seulement son manteau, mais sa tunique et tous ses vêtements. Non, ce n’est pas juste, et Il préfère cette faiblesse apparente à l’écrasement de ses ennemis. D’ailleurs, si on lit en filigrane son procès instruit par Pilate, c’est précisément à cause de l’image de Dieu qu’Il révèle qu’Il est condamné : « D’après notre Loi, Il doit mourir, car Il s’est dit Fils de Dieu ! » Lui, moins que Barabbas, le Fils de Dieu ? « Ne sais-tu pas que j’ai le pouvoir de te crucifier ? »  S’Il avait, à ce moment précis, laissé faire les 12 légions d’anges qu’Il avait sous la main, en faisant une petite démonstration de son pouvoir, tout le monde aurait adoré, c’est le cas de le dire : ça au moins, c’est un Dieu qui sait se faire respecter ! Mais justement, Dieu, Il n’est pas comme ça ! Et c’est la grande équivoque qui plane sur l’idée de Dieu depuis les origines de l’humanité, depuis que le serpent a insinué à nos premiers parents qu’il fallait se méfier de Lui, qu’Il pouvait être jaloux et que ses intentions n’étaient pas si limpides que ça. On ne s’en est jamais tout-à-fait remis, de ce soupçon. Et c’est la raison de l’Incarnation : « Qui Me voit, voit le Père » dit Jésus, Il n’est venu que pour montrer ce que voulait dire l’amour bafoué et méconnu de son Père.

Faut-il pour autant renoncer en société à toute défense du droit ? L’ordre public peut-il se maintenir sans pouvoir pénal ? Il est évident que non, parce que nous sommes après la chute originelle qui a déréglé la machine. Alors, on fait au mieux, et la raison guide l’action des hommes en fait de politique et de justice, dans une autonomie vraie, que Dieu nous laisse tout en nous montrant une direction qui va vers le haut. C’est là le rôle de la foi et de ceux qui la défendent : ils ne peuvent pas simplement s’aligner sur les manières de fonctionner du monde. Ce qu’ils s’efforcent de promouvoir, ce n’est pas simplement la non-violence, une sorte d’amour facile qui laisse tout faire, parce que c’est plus facile de ne pas s’opposer, surtout quand il s’agit du droit des autres : remarquons que Jésus ne parle pas de la joue de mon frère, du manteau du plus pauvre, du chemin de quelqu’un d’autre que moi. Je peux librement renoncer à mes droits ; je ne peux pas disposer de ceux des autres sans leur consentement. Si j’ai ce courage du renoncement, je commence à ressembler à Jésus-Christ, qui de riche s’est fait pauvre par amour des plus pauvres que nous sommes tous. Le laisser-faire extérieur et apparent est en réalité un grand courage : tous ceux qui s’y essaient le savent à leurs dépens, mais pour ce bien plus grand qui s’appelle l’amour en vérité. Et ça redresse le monde plus que toutes les révolutions sur le dos des autres.

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7ème dimanche TO C 20 février 2022
Dans une société où la foi chrétienne était plus ou moins la norme acceptée par tous, même par ses opposants, il était considéré comme normal que l’amour soit la règle ordinaire des rapports humains. Ce qui ne voulait pas dire, tant s’en faut, que tout le monde vive de cet idéal de façon héroïque. Dans l’état d’innocence, sans doute était-ce plus facile, mais l’amour est toujours un dépassement de soi qui coûte, même quand le péché n’avait pas encore brouillé les cartes. Nous sommes désormais dans un univers de rédemption, mais il y a à cela au moins deux avantages : d’abord, on ne peut pas ne pas être convaincu que l’amour est d’essence surnaturelle et théologale ; nous sommes radicalement incapables de le produire par nos propres forces, sa source est en Dieu et il nous est nécessaire de le mendier à chaque pas. Et d’autre part, depuis la mort et la résurrection du Fils bien-aimé, la victoire nous est garantie, moyennant notre accueil de la grâce. Après les Béatitudes, ce que Jésus propose aux disciples est un agir nouveau, une conversion totale en rupture complète avec les principes habituels du monde. Car l’agir chrétien n’est pas seulement un petit plus par rapport aux comportements ordinaires : c’est une révolution, c’est l’irruption du divin dans l’humain. Et pour qu’on voie bien de quoi Il parle, Jésus ne donne pas moins de 7 exemples très concrets qui nous mettent en situation, des exemples que nous rencontrons tous les jours. Pour qu’on ne dise pas trop vite : « Moi ? Mais je n’ai pas d’ennemis ! Je suis gentil, moi, pourquoi m’en voudrait-on ? » Pourtant, des gens qui haïssent, qui maudissent, qui en viennent aux mains, qui volent, ça existe, non ? Oui, même quand on est gentil, c’est un comble ! Il est à peu près impossible qu’il n’y ait pas dans chaque vie des situations conflictuelles, et là, ça se passe comment ? Pas si facile que ça, aimer ceux qui ne nous aiment pas et nous le montrent ! Aimer ceux qui sont faciles à aimer, ceux qui sont naturellement aimables, c’est bien et ce n’est pas assez, dit Jésus. Aristote connaissait déjà l’amitié d’intérêt : il y a des bandes de voleurs qui s’entendent très bien et se soutiennent, au moins tant que dure un avantage commun. Cette solidarité humaine ne devient chrétienne que quand elle devient universelle, qu’elle n’exclut aucun être humain de sa bienveillance. A quelqu’un qui me veut du mal, je peux vouloir du bien, le bien que Dieu lui veut. Ce qui ne veut pas forcément dire, se laisser tout faire. Et quelle raison Jésus donne-t-Il de nous demander un tel retournement de nos réflexes les plus naturels ? Eh bien, son agir envers nous : Il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants, et son soleil brille pour tous sans exception. Il nous aime bien, nous, alors que nous sommes loin d’être toujours aimables. Et si l’on objecte que ça doit être bien facile pour lui, depuis son paradis confortable, il nous faut une fois de plus regarder la croix : c’est là qu’Il en est mort, en son Fils bien-aimé, quand Il disait : « Père, pardonne-leur… » Pas si facile, tout de même, même pour Lui ! Son amour pour ses ennemis -Il en avait, Lui, et Il était parfait, c’est un comble : ce qui montre au passage que de ne pas en avoir ne signifie pas forcément être irréprochable- oui, son amour a été jusqu’à se livrer sans défense entre leurs mains. Et cela seul a rompu le cercle de la violence qui ne peut que s’alimenter jusqu’à la folie si on répond au coup par coup.

A mesure que l’histoire avance et que la foi régresse, on peut dire que cet appel du Seigneur est d’une actualité qui n’a peut-être jamais été aussi brûlante. Les moyens de vengeance et de destruction deviennent de plus en plus puissants et sophistiqués. Ce qui veut dire que la morale évangélique devient de plus en plus la condition de survie de l’humanité. Si quelques-uns ne sont pas décidés à briser le cercle infernal de la violence, en commençant autour d’eux, en refusant d’entrer dans la dialectique même de celui qui est violent avec eux, la violence ne peut que croître, par la vengeance elle-même. Ne pas rendre coup par coup, c’est le courage véritable et la victoire suprême. Le plus fort n’est pas le bourreau, c’est celui qui pardonne. Un prêtre emprisonné par les djihadistes avait raconté que les gardiens venaient de nuit parler avec lui : « On ne comprend pas : pourquoi vous nous souriez, vous ne nous en voulez pas ? ... » Ce que disait un autre chrétien emprisonné : « Faites-nous ce que vous voulez, nous continuerons à vous aimer. » C’est là, en effet, la force que Dieu donne, et on ne risque rien, pas même la mort, tant qu’on reste dans sa main. Ce sont de tels exemples humbles qui tiennent le monde en équilibre. Soyons heureux de l’être quand l’occasion se présente, quoiqu’il nous en coûte.

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7ème dimanche C 24 février 2019
Après les béatitudes, Jésus s’adresse à la foule, donc nous sommes tous concernés : il s’agit du nouvel Adam, qui n’appartient pas à la terre mais déjà au ciel : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. ». Oui, voulons-nous nous contenter d’un simple code de bonnes manières, ou tendre à un agir surnaturel ? Là est l’enjeu, et il détermine une vie chrétienne digne de ce nom, plutôt qu’une vie honnête, peut-être, dans le meilleur des cas, mais en fait païenne. On ne nous demande pas de réussir toujours, même avec de la bonne volonté, mais d’essayer et d’essayer encore, en commençant par y croire, parce que Dieu Lui-même le veut et s’en est mêlé de près en son Fils Jésus. Il ne s’agit de rien de moins que de L’imiter, Lui, Jésus, Lui, Dieu, qui aime tendrement tous ses enfants, y compris ceux qui ne L’aiment pas. Oui, mais, pour Lui, c’est facile : Il est quand même un peu loin, bien au chaud dans son paradis ! Eh bien, non, justement : son amour pour ses ennemis a été jusqu’à se livrer entre leurs mains, sans défense, et il en est mort. Alors, il a vraiment le droit de nous demander, si nous voulons être ses disciples, d’en faire autant. Sur la croix, c’est Lui qui a dit : « Père, pardonne-leur… » De qui parlait-Il ? De ceux qui venaient de Lui planter des clous dans les mains et les pieds, des chefs religieux de son peuple qui ricanaient en Le voyant agoniser, de ses apôtres, lâches au point de Le laisser mourir seul. Les ennemis, c’était presque l’humanité entière…

Alors pour qu’il n’y ait pas d’échappatoire, Jésus donne 7 exemples bien concrets. Vos ennemis ? Mais moi je n’ai pas d’ennemis, je m’entends bien avec tout le monde… Oh, c’est un bien grand mot, ennemi, mais si nous cherchons un peu, il y a bien de ces gens qui nous font mal, d’une manière ou d’une autre, qui nous frappent sur la joue, en acte ou en paroles, ceux qui nous ont pris un manteau, pas rendu un objet, qui sont toujours là à nous demander quelque chose sans qu’il y ait le retour… Car il est rare que nous soyons vraiment gratuits dans nos prestations. Il y a tout un secteur de notre vie qui comporte de ces relations conflictuelles, ceux qui ne pensent pas comme nous, qui nous agacent, ceux qu’on a du mal à aimer parce qu’ils sont effectivement peu aimables. Parce qu’aimer ceux qui sont aimables, oui, ça, on veut bien, c’est pas trop dur. Eh bien, dit Jésus, ça, c’est de la morale païenne : « Même les pécheurs en font autant. » Aristote parlait déjà de l’amitié d’intérêt : il y a des égoïstes, de manipulateurs, des racketteurs qui peuvent vivre des solidarités très efficaces. Ils sont au service de leurs intérêts, et contre tous ceux qui s’y opposent. La solidarité humaine ne devient chrétienne que quand elle veut être universelle, se libérant des affinités naturelles dans lesquelles elle s’exerce spontanément. Et ça, c’est vraiment un plus : « Aimez vos ennemis ! » Ce qui veut aussi dire clairement que l’amour, ce n’est pas d’abord du sentiment : c’est vouloir le bien de l’autre, quoiqu’il puisse m’en coûter. Quand on dit : « Je ne t’aime plus.», ça veut dire : « Je n’ai plus de sentiment pour toi. » Et cependant, je peux continuer à vouloir ton bien, malgré tout, parce que je le veux, et parce que le sentiment n’est pas le tout de l’amour. C’est un retournement de nos réflexes les plus naturels.

A mesure que l’histoire humaine avance, les moyens de destruction et de vengeance deviennent plus puissants et sophistiqués. La morale évangélique devient de plus en plus la condition de survie de l’humanité : c’est l’écologie des âmes ! Si quelques-uns, au plus bas niveau de la vie ordinaire, ne brisent pas le cercle infernal de la violence, s’abstenant de rendre coup par coup, en refusant d’entrer dans la dialectique de ce qui est violent en eux, alors quelque chose changera. C’est le langage des saints et des martyrs, par la force de Dieu, sans pour autant être naïfs, sauf en acceptant de l’être lucidement. Ce qui gagne, au bout du compte, c’est la force de l’amour : que Dieu nous donne d’y croire, un peu, beaucoup, passionnément.

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7ème dimanche TO A 19 février 2017
Le Sauveur Jésus continue en ce dimanche de détailler ce qui est le programme du chrétien : la suite du discours sur la montagne montre bien la pédagogie de Dieu, qui plonge ses racines dans la Loi ancienne, qui était elle-même déjà une progression notable face à la loi naturelle. Dieu nous tire vers sa perfection et sa sainteté, et Il nous enjoint de mettre toute notre volonté à collaborer avec sa grâce qui accompagne chacun de nos pas. Nous sommes invités en permanence à passer de la justice pénale –« oeil pour oeil, dent pour dent »- à l’ordre de la charité, qui est bien plus que cela. La charité, c’est l’entrée dans l’infini de la gratuité, de la générosité de Dieu, qui ne se laisse pas déconcerter par l’indifférence, l’aversion, la haine de l’homme. Il tolère qu’on L’accuse, qu’on L’insulte, qu’on Le nie tout simplement, et ce n’est pas parce qu’Il est hors de notre portée, par une sorte d’indifférence hautaine. Au contraire, Il se laisse toucher au plus intime de Lui-même par nos sentiments envers Lui. Il se laisse toucher jusqu’à laisser crucifier son propre Fils. Et en attendant, Il continue de laisser pleuvoir sur nous sa grâce et ses bienfaits, au point que ça ne nous touche plus beaucoup, nous, tant ça nous paraît normal et naturel.
C’est donc Jésus qui nous dévoile cette incompréhensible bonté de Dieu qui ne cesse jamais. Ce n’est pas au compte-goutte que Dieu est bon, ce n’est pas partiellement qu’Il est juste, ce n’est pas par le retrait de son amour qu’Il répond au péché : Il est au-delà de la justice, non pour la mépriser, mais pour nous faire comprendre qu’elle ne suffit pas dans la plupart des cas. D’autant plus que nous savons que la justice humaine est souvent incertaine et déficiente. Lui, en sachant tout, Il va jusqu’au bout en ne s’opposant pas à la force par la force. Non seulement Il donne au-delà de ce qui semble suffisant, mais Il se laisse dépouiller au-delà de ce qui est raisonnable. Sa non-résistance a plus de force que toute la violence du monde, et c’est la force des martyrs et des saints : c’est là quelque chose de nouveau qui ne se trouve que parmi ses disciples. Bien sûr, ce n’est pas un programme politique, et il est clair même pour Lui que l’ordre public ne peut renoncer au pouvoir pénal, par exemple : ce qu’Il dit là s’adresse à ceux qui veulent librement être ses disciples, mais s’ils l’acceptent, leur présence au milieu du monde finit par définir une nouvelle manière d’être qui adoucit, cautérise, qui soigne et surélève notre pauvre humanité, et finit par apporter –au-delà, justement !- ce bonheur des béatitudes. On oublie parfois tout ce que la foi chrétienne a apporté à l’âme humaine et à la culture en 2000 ans d’exercice patient et persévérant : il suffit de se trouver plongé dans d’autres cultures, même brillantes et plus anciennes, pour se rendre compte des duretés, des mépris de la vie humaine, des retours procéduriers à l’infini qui caractérisent les sociétés où le christianisme n’a pas pénétré ou dont il a été éjecté.
Pourtant aussi, la foi chrétienne ne s’exerce pas seulement envers ses membres. L’Ancien Testament connaissait l’amour d’abord et presque exclusivement envers les membres de la tribu : ce sont ceux-là, le prochain. Les autres étaient beaucoup plus loin, pour ne pas dire inexistants. Or le Christ a souffert pour tout homme. En Lui, tout homme est devenu notre prochain. A sa suite, nous comprenons que l’amour n’est pas d’abord affaire de sentiment et de sympathie, mais de volonté et de bienveillance offerte à tous. L’amour du chrétien est catholique, c’est-à-dire sans limites. C’est une forme toute nouvelle de sagesse qui dépasse infiniment l’humain et le naturel : « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu. » C’est cet amour qui nous constitue, nous façonne fils du Père. Qu’Il nous donne jour après jour de ne pas nous contenter de ce que font les païens et les publicains, mais de mettre avec Lui de l’extraordinaire dans l’ordinaire.

8ème dimanche C 27 février 2022
La paille et la poutre : c’est l’une de ces images fortes qui parsèment l’évangile et finissent parfois en caricature. La simplicité n’est pas simplisme, et la différence entre les deux n’est pas évidente au premier coup d’œil. Il ne suffit pas de se culpabiliser pour être à même de pratiquer ce qu’on appelle la correction fraternelle, qui est la fine fleur de la charité. Ce n’est pas parce qu’on est pécheur soi-même qu’on ne peut avoir le souci de faire progresser son frère. C’est même peut-être parce qu’on sent le poids du péché dans sa propre vie qu’on désire que l’autre en soit libéré ! C’est cette proximité qui est désignée par le mot « frère », et non pas « prochain », « quelqu’un » ou autre. Mais, si l’on veut être tant soit peu crédible, on doit impérativement commencer par balayer devant sa propre porte, comme on dit.

La petite parabole de la paille et de la poutre est amenée par celle des deux aveugles et expliquée par celle de l’arbre et de ses fruits. Il s’agit donc de voir les choses comme Dieu les voit. Car avec Lui, on ne peut pas tricher, Il ne se laisse pas séduire par l’extérieur, Il voit notre cœur profond, au-delà de ses duplicités plus ou moins consenties. Si nous nous laissions toujours rejoindre par Dieu à cette profondeur-là, ce que nous exprimons serait pleinement fidèle au contenu et nous échapperions à cette distance entre ce qu’on pense, ce qu’on est et ce qu’on dit, ce qu’exprime à sa manière Ben Sirach en disant : « Ne fais par l’éloge de quelqu’un avant qu’il n’ait parlé, car c’est cela qui permet de le juger. » Ainsi, quand on cite l’évangile qui recommande de ne pas juger, ça ne veut pas dire qu’on ne peut émettre aucune appréciation sur ce qu’on voit et ce qu’on entend : il y a des actes, des attitudes, des comportements qui sont bons et d’autres qui sont mauvais. Mais par contre, on ne peut sans injustice enfermer quelqu’un dans un acte commis à un moment donné. Je peux et même dois constater que tel acte est un vol ; je ne peux dire simplement : cette personne est un voleur, car elle n’est pas que cela. L’évangile nous invite donc à la conversion et à l’espérance, et c’est ça, la bonne nouvelle que le Christ est venu nous dire. Tant que nous vivons, rien n’est perdu, pourvu que nous voulions bien L’écouter et accueillir sa grâce. Au fond de tout être, il reste toujours un fond de bien qui ne demande qu’à s’épanouir. Ce que Dieu désire et fait pour nous, nous pouvons essayer de le faire aussi pour les autres, en les aidant à progresser dans le bien : c’est en quelque sorte la charité à son sommet. Être interventionniste en voulant sans cesse dire à l’autre ce qu’il doit faire peut être non seulement agaçant, mais contre-productif. On interprète parfois les paroles de Jésus comme une invitation à ne jamais rien corriger, sous le prétexte que nous sommes nous-mêmes pécheurs, mais c’est au fond une lâcheté coupable : on sait bien qu’arriver à dire à l’autre une vérité sans blesser, sans rabaisser, c’est un art consommé, et c’est très exigeant. La correction fraternelle est un devoir pour tout chrétien et on ne pas s’y soustraire. Et à l’inverse, accepter pour soi-même une remarque, quand ça rabote et ça fait mouche, cela suppose un grand détachement de son image et un grand amour de la justice et de la vérité. Ce sont les petites choses à corriger qui sont parfois des dérangements énormes, comme dit un auteur. Il restera toujours un coin d’âme à évangéliser, parfois même des tombereaux de poutres à débarrasser. Le tout est de tout faire pour progresser ensemble : non seulement ne pas exiger des autres ce que nous rechignons à entreprendre nous-mêmes, mais en commençant par notre propre chantier, donner envie à ceux qui nous entourent de faire de même. Quand on se prend à comparer, c’est souvent par peur de n’être pas aimé et apprécié autant qu’on le souhaite. Or, si on ne s’aime pas soi-même, si on ne sait pas assez que Dieu nous aime inconditionnellement et quoiqu’il arrive, on a de la peine à aimer les autres, on est trop encombré de soi. On cherche alors à se faire reconnaître, par exemple par un débordement d’activités plus ou moins nécessaires -il y a un alcoolisme du travail- ou au contraire en se faisant servir, parce qu’on estime que les autres nous le doivent bien. C’est un subtil équilibre qui dépend donc d’une juste vision de soi, et il ne peut se bâtir petit-à-petit que dans la vraie lumière de Dieu. Ce qui veut dire enfin qu’on prend les moyens régulièrement d’y voir un peu plus clair : n’est-ce pas un service hautement valorisant à demander à un conjoint, un ami, une sœur que de nous aider à être un peu moins aveugle sur son propre cas ? Alors, nous serons assez bons pour tirer de notre cœur ce qui est bon pour nous et pour chacun de nos frères.

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8ème dimanche C 3 mars 2019

     C’est une belle moisson d’images que nous offrent les textes de ce dimanche : c’est le langage préféré de l’Ecriture, qui nous fait creuser la réalité, non d’abord par des idées et des concepts, mais par un langage poétique et symbolique qui nous mène au-delà des mots, jusqu’à la Réalité qu’ils désignent. Le tamis qui montre les déchets, le guide aveugle, la paille et la poutre, l‘arbre et ses fruits nous invitent à faire un tri lucide entre la Réalité et ce qui ne l’est pas, le vrai et le solide, et ce qui est apparent et trompeur. En même temps, ce que nous dit l’évangile rejoint des préoccupations d’aujourd’hui, toutes d’efficacité, de lucidité : nous ne vivons pas dans l’azur, mais au milieu des contraintes matérielles de la vie terrestre.

     D’abord, on ne s’improvise pas guide, éducateur, architecte, médecin ou paysan. A juste titre, on exige plus que jamais des compétences professionnelles. Il serait grave de prendre la responsabilité de quelqu’un en étant autant ignorant que lui. Bien sûr, même en ayant un peu d’expérience, on sait que la perfection n’est pas de ce monde, et on ne peut prévoir tous les trous. Mais on peut prendre les moyens de se former, ce que nous suggère la seconde petite parabole:  « Le disciple n’est pas au-dessus de son maître ; mais celui qui est bien formé sera comme son maître. » On peut même dire que le but, c’est que le disciple soit à terme meilleur que le maître ! On commence à se rendre compte que toutes les pédagogies qui pensaient que les élèves n’ont qu’à puiser dans leur propre fond ou à mettre en commun ce qu’ils pensent mènent à une faillite assurée. Non, on ne peut se passer de maîtres, sans quelqu’un qui sait ce que d’autres ne savent pas encore. Il n’y a de vérité que reçue. C’est vrai des vérités scientifiques ou professionnelles et plus encore des vérités de foi : elles ne peuvent être inventées, mais seulement et humblement accueillies. Jésus Lui-même se présente comme le Maître par excellence, Lui seul sait le fond des choses et des êtres. La première lucidité qu’on peut avoir sur soi-même, c’est de savoir qu’on ne sait pas tout !

    Et d’abord sur ses qualités et ses défauts. La paille et la poutre : c’est presque un proverbe ! En effet, on sait bien qu’on risque souvent de voir très bien les défauts des autres et très peu les nôtres. Nous devons être très fragiles pour n’avoir pas ce courage de reconnaître ce que tout le monde voit, sauf nous ! Se remettre en cause est si souvent difficile. Or, comment convertir les autres, si on ne se convertit pas soi-même ? L’hypocrite, c’est celui qui prétend corriger les autres sans faire l’effort de s’amender lui-même ; ce qui ne vaut pas dire qu’on y réussit toujours, mais on peut au moins d’abord essayer de balayer devant sa porte. Toute situation s’améliore en commençant par notre propre cœur, ce qui en outre, nous donne la paix . Jésus nous invite donc à être très exigeants envers nous-mêmes, et très indulgents envers les autres.

     Et enfin, la cohérence et l’efficacité. Plus que jamais, on ne veut plus des grands discours et on a raison : il n’y a que Dieu qui crée en parlant. Toutes nos conviction se marquent et se prouvent par des actes concrets. Il y a un adage scholastique qui dit : « Agere sequitur esse », l’agir sort de l’être. Jésus reproche aux pharisiens d’être de ceux qui disent et ne font pas. On ne peut être croyant non-pratiquant : c’est une contradiction dans les termes. Au contraire, quand le cœur est bon et plein, il déborde avec naturel, sans qu’on ait besoin de s’en préoccuper. On peut se donner extérieurement des airs de justice et de piété ; mais si ça ne vient pas du cœur profond, on se trahit tôt ou tard. C’est donc une grande confiance et une espérance invincible qui nous est proposée ici : avec la grâce de Dieu et malgré nos limites, Dieu nous donne de réformer sans cesse notre cœur et notre agir, et tant que nous vivons, c’est possible. Il ne s’agit pas tant de rentabilité que de fécondité, ce qui veut dire qu’on ne voit pas forcément les fruits tout de suite, car il faut laisser le temps entre le printemps et l’automne. Prenons au sérieux la grande œuvre de notre salut, désirons être logiques avec nous-mêmes et avec Dieu, et il nous donnera de porter du fruit à sa mesure.

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8ème dimanche TO A. 26 février 2017
Dieu ou l’argent : le dilemme n’est pas d’aujourd’hui, et on pourrait dire qu’il est universel, sous une forme ou l’autre, qu’on en ait beaucoup ou presque rien. Or, en réalité, l’argent n’est qu’un moyen, neutre en lui-même comme la plupart des moyens. Ce n’est donc pas l’argent qui est le rival possible de Dieu, mais son usage. Ste Thérèse d’Avila, dans son réalisme mystique insurpassable, disait : « Thérèse toute seule ne peut rien ; Thérèse avec la grâce de Dieu peut beaucoup ; Thérèse avec la grâce et de l’argent peut à peu près tout ! » Que veut donc nous dire le Sauveur Jésus ? Non pas d’abord, nous inciter à une vie d’insouciance, à l’instar de la cigale de la fable. La comparaison des oiseaux du ciel et des lys des champs est ici très claire : si on les observe, les oiseaux sont sans cesse à la recherche de nourriture, pour eux et leurs petits, et les lys puisent dans le sol ce qui fait leur splendeur, pour notre plaisir des yeux. Eux qui sont privés de raison, voilà qu’ils nous donnent une sacrée leçon de gratuité et de dévouement. Nous ne pouvons que faire mieux, si possible. Mais on peut aussi donner à son travail une teinte de fébrilité, d’accumulation, voire de vanité et d’orgueil. On peut, oui, travailler beaucoup pour gagner beaucoup d’argent, au détriment de sa santé, de sa famille, et le travail peut devenir une drogue, comme l’argent, justement. Il peuvent devenir des idoles, des biens suprêmes élevés au rang de divinité qui canalisent l’essentiel de nos énergies au détriment du reste. C’est là qu’il faut choisir : il est impossible, matériellement et spirituellement, d’avoir deux buts ultimes, deux biens suprêmes. Au mieux, ce sera l’un dans l’autre, comme Ste Thérèse, qui ne s’est guère préoccupée, semble-t-il, de la provenance de l’argent que son frère ramenait de ses conquêtes du Pérou. A son époque, on avait pas encore un concept d’argent sale, parce qu’on savait au moins théologiquement qu’il n’était qu’un moyen. Il y a un moment où on ne peut plus tricher, où on est obligé de montrer clairement quel bien on préfère. Et puisque Dieu ne peut jamais nous manquer, c’est en général quand l’argent fait défaut que ça devient clair : c’est alors le désespoir ou la libération ! Si on cherche d’abord le Royaume et sa justice, toutes choses reprennent leur juste place. Prenons simplement l’exemple de la nourriture, dont parle l’évangile. C’est une des données fondamentales de notre vie sur la terre : même dans les monastères où on essaie de garder une certaine sobriété, on sait que quand le réfectoire va, tout va… Mais on commence fort heureusement à réfléchir quand on voit fondre les réserves naturelles qui ne sont pas inépuisables, même si l’on continue à gaspiller allègrement sans se demander qui paie la facture au bout de la chaîne. On accroît artificiellement les besoins de façon à développer une clientèle qui consommera le plus possible. On dit un peu vite qu’on est impuissant à changer le système, ce qui semble vrai au plan mondial. Mais serait-on disposé, à la veille du carême, de raboter un tantinet sur notre abondance, pour que les gentils consommateurs finissent par forcer les producteurs et surtout les intermédiaires à revoir leurs procédés prédateurs qui sous-développent des continents entiers, mettent des paysans en difficulté jusqu’au suicide, surendettent les uns et affament les autres ? La nourriture n’est pas faite pour gaver dans le luxe, mais pour soutenir sobrement la vie, le vêtement ne sert pas d’abord à parader, mais à se protéger, même si l’on peut légitimement apprécier un bon repas et se réjouir d’une jolie robe. Moyennant quoi, le seuil de nos besoins se déplace selon que l’on essaie de calmer son inquiétude dans les moyens humains ou que l’on cherche la justice du Royaume dans un ordre convenable des choses. Alors, tout sera donné par surcroît, c’est vrai : là, les monastères ont quelque chose à nous dire –encore, pour préciser qu’on n’est pas tous morts, grâce à Dieu…- parce qu’ils sont comme un doigt levé vers le ciel, et cette utopie rend le monde meilleur depuis des siècles. St Paul nous conduit sur la voie de cet abandon jusqu’à sa personne : tout abandonner à Dieu est le contraire de la paresse. Les bons serviteurs travaillent non pour arrondir leur fortune et augmenter leur bien être, mais pour servir leur maître, sans spéculer par avance sur le salaire, parce qu’ils ont confiance en sa justice. Le surcroît est caché dans le « tout abandonner ». Que le Christ qui n’avait pas une pierre où reposer la tête nous le montre et nous en donne l’humble courage.

9ème dimanche TO B 3 juin 2018
     C’est un sacré débat -pour ne pas dire un débat sacré- que Jésus ouvre aujourd’hui presque sans le vouloir : en mettant en cause les disciples, c’est bien plutôt à Lui qu’en veulent les gardiens de la Loi. Un peu comme on rend responsables les parents des comportements de leurs enfants. Le parallèle est assez évident : les pharisiens n’avaient que mépris pour le bon peuple qu’ils tenaient en laisse, non sans avantages intéressants. Il faut dire qu’on peut les comprendre un peu. Tout de même. Car enfin, qui est-Il, ce jeunot qui parle et agit avec une liberté insolente, voire subversive ? Bouleverser l’ordre établi n’a jamais apporté grand’chose à aucune société, nous en savons vaguement quelque chose. N’est-il pas préférable de garder les rails qu’on a, même un peu usés et rouillés, que de ne pas en avoir du tout ? Il n’y a pas que de la paresse et un goût immodéré du pouvoir qui entrent dans ce genre de propos. Et surtout, on ne peut prétendre être tous des photocopies du Fils unique de Dieu –nous ne sommes que des fils adoptifs, pauvres et pécheurs de surcroît. Mais au fait, où veut-il nous mener, avec ces chers pharisiens ? Comme d’habitude, Il élargit le débat, refuse de juger dans le simplisme du permis et du défendu, et montre que la qualité spirituelle des êtres ne se jauge pas uniquement sur leur comportement extérieur. Non. Décidément, rien n’est simple quand il s’agit de personnes. L’exemple du saint roi David était sinon un peu provocateur, du moins imparable et nécessairement exemplaire. Il en tire un aphorisme qui a fait florès depuis : « Le sabbat est fait pour l’homme… » et non le contraire. Autrement dit : toute observance, même religieuse, toute structure devient pernicieuse quand on en fait un but en soi, qu’elle devient une fin alors qu’elle n’est que moyen. La difficulté, c’est que subtilement, on ne peut s’en passer : il n’est rien qui dure sans structure. Peut-être suffirait-il, non de jeter le bébé avec l’eau du bain, mais de se rappeler l’esprit qui a inspiré la loi –celle du sabbat ou toute autre- et de réinfuser un esprit à la pratique, qui a pu se perdre par l’érosion du temps et de l’âme humaine. Si la sabbat est fait pour l’homme, c’est pour que le croyant approfondisse au moins un jour par semaine son attachement au Seigneur tout-puissant, de qui il tient la vie et tout bienfait sur cette terre. Le danger, ce serait de considérer qu’en étant matériellement fidèle au sabbat, cela suffise pour croire qu’on ne doit rien de plus à Dieu, que ce qu’on fait là crée la relation à Dieu. Pour établir un lien véritable avec le Dieu vivant, les apôtres cont compris qu’ils avaient mieux que le sabbat : ils ont Jésus Lui-même, leur maître, qui est la lumière que le Père leur envoie en ce monde. Peut-être même, c’est ça que les pharisiens ne supportent pas : une autorité supérieure à la leur qui conteste en souriant leur étroitesse d’esprit. On leur ressemble quand on prône avec intransigeance un comportement quelconque, parce que « on a toujours fait comme ça », tout autant, à l’inverse, quand on prétend imposer une évolution qui n’est qu’un caprice personnel. Dans les deux cas, c’est la paresse assez égoïste qui se déguise en zèle que notre Père St Benoît qualifie d’amer, qui se révèle à peu près le contraire de l’amour authentique, le but unique du sabbat et de toute forme de relation à Dieu. Les pharisiens ont dû se sentir devant une sorte d’abîme. Ils chercheront de plus en plus à piéger ce contestataire insupportable, et l’occasion du paralysé de la synagogue est trop belle. Trop belle parce qu’elle montre leur obstination et de l’autre, parce que c’est la démonstration du primat de l’amour. Ce sera au final la raison de sa condamnation à mort, par le complot qu’il provoque sans le vouloir. C’est le prix que painet tous les amis de Dieu en ce monde.  Au fond, c’est la seule question que nous avons à nous poser nous aussi chaque fois que se présente ce genre de dilemme : ce que je prône, est-ce le fruit d’un amour qui me coûte ou d’un bien intéressé ? Qu’Il nous donne de guérir le pharisien qui sommeille en chacun de nous, de respecter tous les sabbats du monde tout en restant profondément libres pour le bien de tous.

10ème dimanche TO 11 juin 2023
Pardon inconditionnel, foi sans condition : le publicain Matthieu concentre en sa personne ce binôme qu’on pourrait qualifier de parfait dans les rapports de l’homme avec Dieu. On peut se demander dans quel ordre se manifeste cet échange de gratuité ? Est-ce le regard de Jésus -Il voit cet homme assis au bureau de l’impôt : on peut bien penser qu’il ne s’agit pas d’un regard distrait, comme en passant- qui provoque la foi de Matthieu ou est-ce cette foi en attente qui trouve sa réponse dans le pardon sans paroles de Jésus, qui n’hésite pas à accepter son invitation ? Il en va dans cette rencontre comme dans beaucoup d’autres exemples de l’évangile : on peut dire, comme on dit souvent, qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Ce qui est toujours vrai entre Dieu et chacun de nous : Il nous prend comme nous sommes et nous pouvons nous réjouir de ce qu’Il est en tout ce qu’Il fait, oui, certainement ! Mais tout de même : n’aurait-il pas dû, ce cher Matthieu, prendre ses renseignements avant de tout lâcher pour suivre cet illustre inconnu, demander un petit délai de réflexion, finir ce qu’il avait en cours ? Rien de tout cela, c’est d’une simplicité déconcertante, et peut-être est-ce le premier indice de l’action divine : Dieu est beaucoup plus simple que nous. Sans doute aussi n’avait-il malgré tout pas grand-chose à perdre, comme ce jeune valaisan qui, au siècle passé, coupait du bois devant la maison. Il voit passer un copain, un baluchon sur le dos. « Tu vas où ? » « En Amérique », dit l’autre. Il plante sa hache dans le billot et répond : « Attends, je viens avec toi ! » On ne les a plus jamais revus. Pas grand-chose à perdre, en effet, pour se décider ainsi. Si nous hésitons à répondre à Dieu, et pas seulement pour éviter l’aventure, c’est que nous sommes souvent très encombrés, attachés à mille liens plus ou moins visibles qui nous serrent de près, empêtrés dans ce qui devrait faire notre bonheur et nous laisse si souvent insatisfaits.

Cet Unique Nécessaire que Matthieu a entrevu en un regard, c’est ce que nous cherchons tous : un amour inconditionnel. Quelque chose d’infiniment plus que le prince charmant et la femme de ma vie, la réussite d’une carrière, la gloire de l’Olympia et tout l’or du monde. Compter pour quelqu’un capable de donner sa vie en échange de celle que nous voulons bien Lui donner, qui ne vaut pas grand-chose pour nous et beaucoup pour Lui. Mais concrètement, ça veut dire quoi pour moi ici, qui ne suis pas apôtre ni percepteur d’impôts, qui n’ai pas trop d’amis douteux que j’ai plaisir à inviter parce qu’ils couvrent mon petit côté de mauvaise conscience ? Vocation infiniment personnelle de chacun, mais qui est toujours réponse qui coûte à un appel, et plus encore conviction qu’on reçoit infiniment plus qu’on a donné. Si dans notre jeunesse, comme vous mes sœurs, nous avons une fois voulu faire ce saut, qui veut dire renoncer à un certain nombre de facilités et commodités, nous constatons vite que nous sommes très doués pour reprendre d’une main ce que nous avons donné de l’autre. Il ne s’agit donc pas seulement d’un seul regard, mais d’un regard qui dure, un regard qui est échange et qui purifie de l’intérieur, car on finit par devenir ce que l’on regarde. Ce qu’on appelle un regard pénétrant, qui voit jusqu’au fond, mais sans violence, sans attente démesurée, sans pression d’aucune sorte. Juste une attente suppliante et muette : « Veux-tu ? » Poser une question à quelqu’un, c’est lui laisser la possibilité de dire non, prendre le risque d’être déçu par un refus. C’est respecter sa liberté qui est la condition de la foi et de l’amour. Nous ne sommes jamais contraints par l’appel de Dieu, il comporte aussi bien la liberté de suivre notre propre mouvement que la force d’accomplir ce qu’Il nous suggère. Il n’y a aucun préliminaire à la rencontre avec Dieu. La seule certitude que nous pouvons avoir, avant même de nous tourner vers Lui, c’est qu’Il nous prend tels que nous sommes et nous regarde avec bienveillance. Mais de la réponse dépend notre bonheur profond. C’est assez redoutable, quand on y pense, mais Dieu écrit souvent droit avec des lignes courbes, et il n’est rien ou presque qui ne puisse être corrigé si on s’aperçoit qu’on a raté un carrefour. C’est Lui qui fait le tri dans ce qu’on Lui offre. C’est peut-être le sens le plus profond du banquet que Matthieu s’empresse d’organiser pour ses amis : il a compris qu’il n’était pas le seul à qui la grâce est offerte et cette communauté de table devient l’expression d’une miséricorde où le céleste médecin se donnera Lui-même comme moyen suprême de salut. Heureux sommes-nous dons d’être invités au festin des noces de l’Agneau !

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10ème dimanche B 6 juin 2021
« Où es-tu donc ? » C’est la première parole de Dieu adressée à l’homme dans la Bible : impressionnant début de ce dialogue entre Dieu et l’homme qui ne cessera plus depuis lors. C’est une question, on pourrait dire un peu inquiète, celle d’un père qui ne voit plus ses enfants : où sont-ils donc passés ? Pourtant, Dieu sait, forcément, mais Il appelle et Il attend une réponse. Car Adam, comme tout enfant bien élevé, se sent bien obligé de répondre, et ses paroles sont quelque peu embarrassées :  cet essai maladroit de se cacher de Celui qui voit tout, c’est un peu ridicule, non ? Et là, il faut rendre des comptes, car Dieu se doute bien de la transgression, c’était une possibilité du contrat de départ qui incluait cette redoutable liberté : « Bon, explique-moi… » Et c’est l’accusation en chaîne : « C’est pas moi, M’sieur, c’est l’autre ! » C’est piteux, l’humanité prise en faute, ça ne dépasse guère le stade de la cour de récré. Dieu aurait pu s’en tenir là : essayé, pas pu ! Mais comme le disait joliment un gamin du caté : « Dieu, Il est pas comme ça. » Non, Il essayera, encore et encore. Il dira à Ste Angèle de Foligno : « Tu seras fatiguée de pécher avant que je sois fatigué de te pardonner. » Et vous avez remarqué : Dieu ne discute pas avec le serpent, ce que savent tous les exorcistes. Discuter avec lui avait perdu Eve, qui se sentait bêtement flattée qu’il lui adresse la parole. Il ne fait que lui annoncer sa défaite finale, c’est ce qu’on appelle le protévangile, l’annonce du salut par la Vierge qui lui écrasera la tête, comme on le voit souvent à ses pieds dans l’iconographie. Voilà enclenchée toute l’histoire, l’histoire du salut comme on l’appelle, et l’histoire tout court qui connaîtra jusqu’à la fin cette lutte à mort entre le bien et le mal. C’est passionnant et usant, avec les avancées et les reculs, les succès et les revers, où chacun a sa place et sa responsabilité.

Cette victoire annoncée, St Paul en parle d’expérience par sa propre trajectoire de vie. Comme nous tous, il connaît l’homme extérieur qui va vers sa ruine. Je connaissais un bon vieux assez malicieux qui disait à peu près chaque fois que je le rencontrais : « Hein, Moncheu, l’è pa ona gormandije dè vinyi vyio ! C’est pas une gourmandise de devenir vieux ! » Oui, les épreuves sont là, à longueur de vie, qui nous rappellent que nous sommes dans un monde détraqué, principalement par l’égoïsme et l’orgueil, et que nous sommes solidaires dans le mal mais aussi dans le bien. Et Dieu Lui-même n’est pas extérieur à cette lutte : Jésus est affronté à ce combat dès sa naissance à Bethléem, et elle s’intensifie à mesure qu’Il avance dans son ministère. Même sa famille ne Le soutient guère, sans parler de ceux qui Le désignent comme Satan en personne. Une bonne part de son ministère consiste dans l’expulsion méthodique des démons, chaque fois qu’il en rencontre. Il dispute pied à pied le terrain qu’avait conquis le prince de ce monde. Il répond à ceux qui L’accusent d’être à sa solde par un argument de bon sens : l’unité est la loi de l’être et l’entente la condition de toute société. Quel intérêt le démon aurait-il de lutter contre lui-même ? Il ne peut s’expulser lui-même. Il faut donc chercher ailleurs la source du pouvoir de Jésus. S’Il peut efficacement délivrer les possédés, sans que le Prince des ténèbres puisse les investir à nouveau, c’est parce que d’abord, Il a enchaîné Satan lui-même et s’est révélé plus fort que lui. Si nous tenons ferme la main de Dieu, nous n’avons donc rien à craindre, quels que soient les soubresauts de la sensibilité face aux forces du mal. Ainsi est décrite toute l’économie de la Rédemption : entre le fort et le plus Fort, tout compromis est impossible, toute neutralité impossible. On ne peut se tenir à distance, compter les coups sans prendre parti. L’obstination à ne pas voir de quel côté est la force et le bien, c’est le péché contre l’Esprit, qui est l’empoisonnement des sources mêmes de la grâce et qui empêche Dieu de déverser sa miséricorde. On peut se tromper par ignorance, par légèreté, par préjugés : cela peut toujours être pardonné. Mais Dieu ne peut rien contre celui qui se ferme à la lumière, par une résistance consciente et voulue aux grâces du dedans et aux signes du dehors. Certains iront jusqu’à condamner et mettre à mort le Prince de la Vie. Redoutable pouvoir de l’homme de s’opposer ainsi à Dieu, notre liberté va jusque-là ! Demandons au Christ de rester lucides et courageux : En Lui, nous sommes déjà victorieux de tout mal.

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10ème dimanche TO B 10 juin 2018
     « Où es-tu donc ? » Ainsi commence le dialogue éternel entre Dieu et l’homme : il n’y a aucune parole adressée à l’homme avant celle-là dans l’Ecriture. C’est Dieu qui a, comme toujours, l’initiative : Il est toujours premier dans l’ordre de l’amour, et c’est évident dès la première phrase qu’Il adresse à Adam, après l’état d’innocence où on n’avait pas besoin de paroles, car tout était clair et harmonieux. Ce n’est donc qu’après la chute, après le premier refus, après le péché, que le dialogue s’instaure, et il commence par une sorte de cri de détresse de Dieu : « Je ne peux pas me résigner à te voir loin de moi. Je ne peux te forcer à revenir, mais je ne peux m’empêcher de t’inviter à nouveau. Tu me manques ! » Et l’homme commence par s’embrouiller dans ses explications : ce n’est pas d’abord la culpabilité, la transgression qu’il avoue : c’est la peur de cette réalité nouvelle perçue comme une menace : la nudité. Ce corps qui est moi dans sa dimension terrestre, le voici exposé, sans défense, sans repli. L’expérience clinique montre qu’en l’absence de parole symbolique, la nudité est soit déniée, soit perçue comme un choc. Le corps a besoin de la loi pour franchir sa nudité, pour être couvert face à elle. Adam et Eve d’ailleurs se couvrent de feuilles de figuier : on ne peut vivre tout le temps sous le regard de l’autre, car le regard de l’autre, c’est la peur d’être pris en défaut, parce qu’il y eu cette brisure originelle qui n’a plus voulu du plan d’amour de Dieu. Quelque chose a faussé le regard, et il est nécessaire d’avoir recours à des palliatifs pour continuer à vivre. Mais heureusement, Dieu s’en mêle tout de suite, et Il commence par une question –ce qui donne à l’autre la possibilité de répondre, ou de ne pas répondre : infinie délicatesse, respect de la liberté jusque là ! Il leur fait dire ce qui s’est passé, car mettre des mots sur un drame, c’est déjà la moitié de sa solution : le serpent de la jalousie les a convaincus que l’Autre s’est réservé le fruit pour Lui tout seul. Alors, Eve voit le fruit autrement, et comment voir sans goûter ? Elle veut être l’égale de l’Autre, fantasme de l’être sans limites, toute limite est vue comme une atteinte à son être. Mais elle a des circonstances atténuantes, et son bêta de mari aussi, qui n’a fait que suivre sans se poser de questions. C’est la démission en cascade : « C’est pas moi… » C’est à partir de cette bévue de taille que Dieu recommence à bâtir. Le mal et son auteur se sont introduits dans le monde, et le dégât semble à première vue irréparable. Mais pas pour Dieu, dont le plan a d’entrée de jeu tenu compte de ce qui s’est passé avec la liberté de l’homme.

     Oui, on comprend combien cette ténébreuse personnalité du démon traverse toute l’Ecriture et l’expérience humaine. Il était inévitable que Jésus y soit confronté dès les premiers pas de son ministère, et qu’Il le trouvera sur sa route à tout instant. Mais on aurait tort de lui donner trop d’importance : Dieu a pris les choses en main dès que le problème s’est posé. On a parfois l’impression que nos contemporains s’intéressent davantage à lui qu’à Dieu, qui est beaucoup plus discret. On a meilleur temps de se tourner vers Dieu, qui ne nous propose pas des avantages immédiats, mais une amitié et la force de sa grâce. Dans la scène de l’évangile d’aujourd’hui, on voit bien que le démon a réussi même à tourner la tête de sa famille : ils craignent pour son équilibre et sa santé, et cette crainte égare leur jugement, même avec de bonnes intentions. Quant aux pharisiens et leur accusation un peu grosse, Il leur répond par le simple bon sens : Satan ne peut se tirer une balle dans le pied, il a trouvé son maître en la personne du Fils de Dieu. Puis Il les convainc du péché le plus grave, qui ne veut pas de pardon. Leur rejet catégorique de tout ce qui ne vient pas d’eux les rend imperméables à l’amour et à la vérité. Pas plus que la famille de Jésus, mais pour d’autres raisons, ils n’admettent que l’amour soit destabilisant. Seuls ceux qui acceptent d’être menés jusqu’au bout de l’amour font partie de sa famille, qui n’est pas définie que par les liens du sang, mais par les exigences d’un amour plus parfait. Les liens naturels ne sont pas supprimés, mais subordonnés à la volonté de Dieu ; ainsi se constitue une autre famille, avec des liens plus forts parce qu’ils viennent en direct de l’amour divin. Apprenons nous aussi à tout voir en partant de l’amour de Dieu qui est vraiment la mesure de toutes choses. Ainsi le mal ne sera plus une fatalité, mais seulement un accident de parcours qui appelle un redressement et une rédemption.

11ème dimanche A 18 juin 2023
Y a-t-il eu, dans l’histoire, une époque où l’urgence de la mission et le petit nombre des ouvriers s’est fait sentir davantage que la nôtre ? Même si nous avons la mémoire assez courte -en général pas au-delà d’une génération, la nôtre- il est évident que nous avons trop peu de prêtres, même s’ils semblent à peu près suffisants pour les braves gens qui pratiquent encore leur foi, il est inquiétant de voir fermer les monastères et mourir les communautés, de constater que beaucoup peinent à tenir leurs engagements dans le mariage comme dans la vie consacrée. Et malgré tout, les foules sont toujours là, autour de Jésus, silencieuses la plupart du temps, mais sentant confusément qu’il y a un plus auprès de Lui qu’elles peinent à rejoindre. Et Lui, si souvent, se trouvera seul face à cette tâche écrasante qui ne Lui laissera aucun répit. Mais Il ne se laisse pas impressionner stérilement. D’abord, Il ne pense pas à Lui, mais aux brebis : Il éprouve profondément leur détresse qui ne Le laisse jamais indifférent. Cet écho en Lui de leur faiblesse devient le moteur de son action. Sa deuxième réaction est de se tourner vers ses disciples. Il ne leur demande pas d’abord de prendre une part de sa tâche : elle restera toujours la sienne et Il ne s’y dérobe pas. Il leur enjoint de commencer par prier, c’est-à-dire de se joindre intérieurement à Lui dans cette pitié et cette compréhension patiente envers les brebis. Et Dieu sait s’il en faut souvent, de la patience, à commencer par soi-même, parce que nous sommes tous pétris de limites et enveloppés de faiblesses. Mais ce n’est pas pour Lui un sujet d’inquiétude supplémentaire : c’est lorsqu’ils seront conscients de leur propre faiblesse que les collaborateurs de l’évangile seront à même d’être à la hauteur. On n’est pas appelé parce qu’on est exceptionnel, doué humainement, plus intelligent que les autres. Je dois dire que j’ai toujours été un peu gêné quand, lors des ordinations, on fait un panégyrique dithyrambique du candidat : « On vous présente tel jeune homme, jeune et beau (ça passe vite, en général !) qui est surdoué, gentil avec les dames et respectueux de l’autorité, proche des enfants, mais pas trop, attentif aux handicapés bien que sportif, qui a une belle voix et chante juste ; il a eu de bonnes notes à l’école et il parle bien mais sans être prétentieux, bla bla… » Je rêve d’une présentation où l’on oserait dire : « Ecoutez, on a fait un peu le tour du personnage qui restera toujours un mystère, comme toute personne humaine. Il est particulièrement manche, mais humble et de bonne volonté. Avec votre prière, ça suffira. » Eh oui, avant d’avoir toujours le sourcil en bataille, de guetter la faille et de faire l’inventaire des défauts, est-ce qu’on prend assez de temps pour prier pour les prêtres… et les brebis qui leur sont confiées ? C’est la prière adressée au Père qui « permet » à Jésus d’appeler les disciples pour en faire des apôtres. Lui-même reçoit en quelque sorte ce choix mystérieux du Père, et ils seront jusqu’à leur mort dépendants de cette obéissance personnelle et totale de Jésus. Jamais ils ne pourront oublier qu’ils ne se sont pas eux-mêmes constitués apôtres. C’est cette obéissance, à son image, qui les constitue apôtres non pas malgré, mais avec leurs faiblesses. Comme ça, ils ne risquent pas trop de faire les malins et s’imaginer qu’ils tirent leur efficacité de leur propre fond. Le choix, au départ, est son seul fait, les brebis n’ont aucun mérite : St Paul dit même que quand Jésus est mort pour nous, nous étions encore ses ennemis ! Selon les critères humains, Il n’aurait jamais dû les choisir : trop manches, c’est évident ! C’est ensuite seulement qu’Il voudra agir avec eux. Toute la terre est son domaine, mais concrètement, il Lui faut des relais, mais ils ne peuvent alors agir pour leur propre compte. Leur mission sera d’annoncer l’imminence du Royaume des cieux, 2. pour qu’on comprenne de quoi il s’agit : de guérir les malades, chasser les démons et même ressusciter les morts. On se dit parfois aujourd’hui : pourquoi on ne voit plus les prêtres faire ce que leur enjoint Jésus ? Il faut peut-être comprendre cela au sens spirituel, comme on dit des pèlerins de Lourdes, par exemple : il y a des guérisons et des résurrections qui ne sont pas physiques et quand même incroyables ! Quant aux démons, ils sont souvent embusqués dans les téléphones et présents, entre autres, sur internet ! Le plus simple exorcisme, c’est de débrancher et de s’éloigner de la source de péché ; ça aussi, beaucoup de prêtres le conseillent et sont moyennement écoutés. Une absolution est moins spectaculaire, mais c’est une vraie résurrection de l’âme. Il reste encore le point 3 : donner gratuitement, car on a reçu ô combien gratuitement. On peut dire que c’est l’essence de l’évangile.

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11ème dimanche B 13 juin 2021
Quel était donc son projet, à ce Messie-Roi que tout Israël attendait ? Toutes les crises de l’histoire ont connu ces emballements pour un Grand Timonier, un Führer, un Conducator qui rend à un peuple sa dignité et l’espérance de jours meilleurs, avant de sombrer dans de cruelles désillusions. Oui, à quoi comparer ce projet qu’Il appelle le Royaume de Dieu, ou le Royaume tout court, empruntant au vocabulaire politique une expression connue, mais qu’il prenait, Lui, dans un tout autre sens. L’évangile est ainsi plein d’équivoques et de malentendus qui lui vaudront des hauts et des bas de popularité, où la cote atteindra le zéro absolu, un certain vendredi, quand cet aventurier décevant mourrait comme un esclave, abandonné de tous. Après, bien sûr, on réfléchira, on se souviendra et on s’apercevra que, ô miracle, l’épopée n’était pas aussi finie qu’on croyait et connaissait des rebondissements intéressants. Et là, les paraboles prendront tout leur sens. Car plus que les paraboles du Royaume, on pourrait dire aujourd’hui : paraboles de la vie. Voilà bien de quoi nous avons besoin par les temps qui courent ! Si souvent et sous toutes les formes, il y a des choses qui meurent en nous et autour de nous. Alors, Dieu nous dit à chaque pas : regarde la vie, crois en la vie ! Elle nous est donnée, et c’est un cadeau extraordinaire, nous sommes bien incapables de la produire, et nous avons le redoutable pouvoir de la détruire. Ce qui est sûr, c’est que quand quelque chose meurt d’un côté, autre chose naît et se développe de l’autre, là où souvent on ne l’attendait pas. C’est la gloire de l’Eglise dans notre culture de mort, d’affirmer haut et fort que la vie ne meurt pas et mérite notre respect, en tout et pour tout, on ne peut transiger sur ce point, ça fait partie de nos valeurs non négociables.

La comparaison avec la semence est si riche que le Sauveur Jésus ne l’épuise pas en une seule parabole. La première souligne la force intrinsèque de ce qui est semé. L’homme a pu préparer la terre, mais son action se borne là. Il faut ensuite qu’il y ait rencontre intime entre la terre et la semence, faites l’une pour l’autre. Les âmes sont à la vérité ce qu’est la terre pour le semence. Si on n’y met pas obstacle, la croissance fait son chemin. Les royaumes de la terre se conquièrent par un déploiement de force, suivi par une période de contrainte, d’occupation, pour maintenir la cohésion du territoire conquis. Ici, rien de tel : il s’agit d’une force vivante, secrète, délicate. Les forces humaines n’ont rien à y faire. La germination est pacifique, respectant le milieu de vie dans lequel elle s’insère. Une semence, une bonne terre, un peu de pluie et du soleil : pratiquement tout est là, et Dieu prend tout en charge. Il suffit de biner un peu, de faire ce qu’Il dit, ce qui n’est pas une mince affaire parfois, j’en conviens.

Et puis dans la seconde parabole, il y a cette disproportion entre le départ et l’arrivée. Ça aussi, c’est toujours vrai : on ne sait jamais où on atterrit avec le Seigneur ! Il se plaît à choisir ce qui est tout petit, invisible à l’œil nu, comme pour dire : « Voyez, c’est Moi ! » Au fond le christianisme n’a jamais eu d’autres moyens que la croix et l’amour désarmé. Il ne peut faire appel qu’à des personnes de bonne volonté qu’Il croit et veut libres, même à ses dépens. C’est la grâce du baptême déposée dans un enfant encore inconscient et qui un jour deviendra un saint. Dans le cœur d’un jeune qui pense à donner sa vie pour une grande cause, Il fait la grâce de la vocation. De fait à l’origine, c’est quoi, la vie surnaturelle ? Une parole, un exemple, une rencontre, une question, qui débouche sur une sorte d’évidence, une direction dans laquelle on commence à s’engager, presque à son insu. Puis peu à peu, on voit que dans notre vie, tout ressortit à ce point d’appui. Même chose pour l’Eglise : au départ, une crèche misérable, une maison de Nazareth, une prédication simple et contestée, 12 pêcheurs et quelques femmes. Et aujourd’hui, tout le monde se tourne vers un homme en blanc, pour savoir ce qu’il pense, que ça plaise ou non. Ayons confiance : Dieu est à l’œuvre, et surtout quand nous Le laissons faire.

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11ème dimanche A 14 juin 2020
La réconciliation de l’homme avec Dieu est achevée dans le sacrifice de Jésus, que nous venons de fêter de manière solennelle ce jeudi de la Fête-Dieu. C’est vraiment Dieu qui vient jusqu’à nous, qui nous porte comme sur les ailes d’un aigle, selon la jolie expression de la première lecture, au moment où Il rassemble le peuple saint dans le désert. Dans l’évangile aussi, les foules sont fatiguées et abattues, et le Berger est auprès d’elles pour s’en occuper et pourvoir à leur subsistance. La première chose qu’Il fait n’est pas un miracle, mais un appel et une demande de collaboration. Et la première demande est celle de la prière : «Priez le Maître de la moisson… » Pourquoi donc ne les envoie-t-Il pas tout de suite, sans qu’on doive les Lui demander, ces ouvriers nécessaires à la moisson qui est la sienne ? C’est qu’Il fait comme le maître de la vigne, dans la parabole, qui sort à plusieurs reprises pour embaucher les ouvriers laissés sur le carreau. Il compte sur notre prière pour deux motifs au moins : pour nous faire l’honneur de collaborer directement à son plan, et parce qu’en priant, nous nous rendons disponibles à ce qu’Il veut, Lui, en entrant dans ses vues qui ne sont pas les nôtres. Il ne s’agit pas d’abord d’organisation, de plans, d’efficacité stratégique, mais de docilité au dessein éternel de Dieu. Mais alors aussi : pourquoi a-t-il besoin de manches comme nous pour cette mission surhumaine qui est de sauver l’humanité ? Car tous les supérieurs savent que c’est souvent plus compliqué et hasardeux de se faire aider que de faire les choses soi-même. D’autant plus que cette tâche, Il devra l’accomplir vraiment seul : c’est par sa mort, nous dit St Paul, que nous sommes réconciliés avec Dieu. Cela, seul le Christ homme et Dieu était à même de le faire. Oui, mais justement : en tant qu’homme, Il devait avoir des collaborateurs qui ne seraient pas que des figurants ; pour l’être réellement, ils doivent donc recevoir quelque chose de la nature et de la force de sa mission. Le prêtre est un autre Christ, un Christ prolongé, dans le temps et l’espace. Et c’est pour cette raison qu’ils doivent impérativement être demandés au Père, parce qu’ils tiennent, à la suite de Jésus, leur mission du Père. La prière nous maintient en stricte dépendance du Père, nous fait recevoir la force qui vient de Lui et de Lui seul. Sinon, cette tâche surhumaine serait ravalée au niveau des autres tâches de ce monde, et l’Eglise ne serait qu’une OGN parmi d’autres. On ne peut douter que Jésus a été le premier à s’adresser à son Père pour ce point précis, constitutif de sa mission, et c’est dans l’exaucement à sa prière qu’Il appelle les intimes parmi les appelés, leur transmet les consignes et les pouvoirs nécessaires. L’obéissance personnelle et totale de Jésus jusqu’à la mort garantit la qualité des vrais collaborateurs que Dieu désire et suscite. Au-delà des déficiences des membres de l’Eglise, il y a une infaillibilité globale, pour ainsi dire, dont les meilleurs fleurons sont les saints prêtres, évêques et papes qui n’ont manqué, Dieu soit béni, à aucun siècle de l’histoire. Ce qui est même le plus extraordinaire, c’est que malgré ou avec ces déficiences, la mission continue, imperturbable, avec les signes qui l’accompagnent, comme dans l’évangile. Guérir les malades -oui, même physiquement, mais surtout spirituellement- nous pouvons et devons le demander à Dieu aussi , comme ce petit bonhomme de 11 ans qui a passé entre vie et mort 3 semaines aux soins intensifs à cause du virus et qui s’en est sorti, aidé par la prière de milliers de gens; chasser les démons qui s’en donnent toujours à cœur joie, et pas seulement par exorcisme majeur, mais en luttant pied à pied contre le péché en nous, qui est la main donnée au démon ; quant à la résurrection, une simple bonne et honnête confession est de cet ordre, en particulier quand elle est faite après 20 ou 30 ans de vie dissipée. En effet, la moisson est abondante, et notre prière doit être en proportion si nous croyons plus que jamais que le message de Jésus et l’action humble et déterminée de son Eglise peuvent encore faire du bien à ce monde en délire. A la mission plus spécifique des apôtres, tous les chrétiens sont associés en vertu de leur baptême : que ce soit notre joie de la voir porter ses fruits au jour le jour, si nous savons ouvrir les yeux sur l’action discrète de Dieu en notre temps aussi.
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11ème dimanche B 17 juin 2018
     « D’elle-même, la terre produit l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. » Je ne connais aucun paysan qui penserait que ce soit aussi simple. Oui, bien sûr, la nature est une sorte de miracle permanent, qui nous montre la prodigalité du Créateur et la luxuriance de ce que la terre est capable de produire. Mais tout de même : si on ne se donne pas un peu de peine, de l’aveu même de l’évangile, les ronces et les épines seront plus fortes que le bon grain. Il semble que l’on doive tout de même aider un peu le Bon Dieu si l’on veut récolter du blé plein l’épi. Entre ce que Dieu donne généreusement et ce que nous faisons pour promouvoir la vie qu’Il nous donne, il y a un certain type d’équilibre à garder, une collaboration qu’on pourrait qualifier d’intelligente si l’on veut être au service de son Royaume et pas seulement du rendement et de nos intérêts. Cela vaut pour l’agriculture, mais encore pour tous les domaines de l’activité humaine et même pour notre vie spirituelle. Ce sont donc des petites paraboles essentielles que nous avons aujourd’hui à méditer.

    Et d’abord, d’être bien convaincus d’avoir reçu un cadeau extraordinaire avec le cadre de vie que Dieu a voulu pour nous sur cette terre. Ce n’est pas nous qui l’avons imaginé ni fabriqué. On voit bien dans la Genèse que Dieu se plaît à fignoler un nid d’amour avant d’y placer l’homme, au sommet de sa création. Oui, laudato sì, o mio Signore, dit St François dans son insurpassable Cantique des créatures. On n’a vraiment pas à faire les malins avec notre technique et notre informatique, et on peut au mieux développer et favoriser ce don incroyable, souvent hélas, l’abîmer et le gaspiller –on commence heureusement à s’en rendre compte et à corriger ce penchant prédateur qui vient de l’égoïsme foncier de la créature centrée sur elle-même. La louange est donc un antidote précieux qui remet d’emblée les pendules à l’heure. Quand Ezechiel annonce le Royaume, il parle au futur : « Je cueillerai et je planterai, il produira et il deviendra, ils habiteront et ils sauront… » Tout est promesse et assurance que Dieu mènera son projet à son terme : « Je l’ai dit, et je le ferai. » Lorsque Jésus parle, c’est le présent qu’Il révèle : la croissance du Royaume a quelque chose d’irrésistible, même si la semence est minuscule au départ. Donc, fondamentalement, Dieu n’a pas besoin de nous pour accomplir son dessein sur le monde. Nous sommes des serviteurs inutiles. C’est la petite précision de St Marc : « Tout ça grandit, on ne sait comment. » En fait, si, on sait un peu : la vie de Dieu ne peut pas mourir, même dans sa dimension créée, tant que le monde existera. Cette confiance de base devrait à jamais supplanter le stress, l’angoisse du résultat, les soucis de toute sorte qui nous tenaillent au quotidien. Nous sommes très forts pour ça, et nous nous prenons souvent pour le Bon Dieu. St Jean XXIII avait l’habitude de se dire avant de s’endormir : « Angelo, qui es-tu ? Tu n’es pas le Bon Dieu, tu n’es que le pape. Alors, dors tranquille ! »

     Mais si Dieu peut très bien se passer de nous, à l’inverse, nous avons besoin de son Royaume. Ce n’est pas nous qui sauvons l’Eglise –oh, toute cette agitation d’aujourd’hui, ces tonnes de papier qui sortent de photocopieuses épuisées, ces heures de bavardage qui font croire qu’en parlant, on crée, oui, même dans l’Eglise !- mais c’est l’Eglise qui nous sauve, presque à notre insu, tant nous sommes convaincus que c’est nous qui faisons les choses à la place de Dieu. C’est donc à une conversion profonde que le Sauveur Jésus nous invite. Ici vaut le principe de St Ignace : « Il faut prier comme si l’action ne servait à rien, et agir comme si la prière ne servait à rien. » Autrement dit : faire tout ce qu’on peut dans l’unique but de plaire au Seigneur, comme dit l’apôtre, et ne se soucier en rien du résultat final. C’est là que nous serons tout étonnés de constater que ce sera 30, 60 ou 100 pour un. C’est le secret de Dieu, et Il ne le dévoile qu’à la moisson. Essayons de transformer nos pourquoi (pourquoi ça ne marche pas comme je pense ? Ce qui induit trop souvent la désespérance) en comment : parce que justement, Dieu seul sait comment. C’est le secret du Royaume et de son espérance qui nous rend paisibles et heureux, quelle que soit la situation et les perspectives immédiates.

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11ème dimanche TO A  18 juin 2017
Au lendemain de la Pentecôte et de la Fête-Dieu, la liturgie nous met sous les yeux l’appel et des disciples et ce charisme institutionnel du sacerdoce dans l’Eglise, comme l’un des moyens voulus par Jésus pour que son œuvre continue dans le temps et l’espace. Plutôt que de disserter sur les consignes qu’Il leur donne, nous pouvons d’abord avoir un regard contemplatif sur ce mystère et cette audace qui nous étonne encore aujourd’hui. On connaît le mot du pape Pie VII, que Napoléen avait kidnappé et emprisonné à Fontainebleau pour qu’il le sacre empereur. Au cours d’une  de ces colères  dont il était coutumier, Napoléon dit au pape : « C’est tout de même incroyable : ça fait 10 ans que je m’efforce de faire de votre Eglise ce que je veux, et je n’y arrive pas ! » A quoi Pie VII répond avec un petit sourire très italien :  « Eh, Sire, patienza : ça fait 20 siècles que les clercs s’y essaient aussi, et eux non plus n’y arrivent pas… »

     Avant l’appel de Jésus, il y a d’abord un regard : il est pour ces foules fatiguées et abattues. Que veut dire cet épuisement de toutes les foules misérables de l’histoire ? Même chez nous où nous sommes en paix, où nous mangeons à notre faim, où notre société est censée s’occuper des pauvres, il y a tant de gens découragés, déprimés, pourquoi cette société dépressive où rien ne manque, sauf l’essentiel ? Car l’essentiel est forcément au-dessus de nous, et quand on le perd de vue, c’est la fuite en avant, et le simple fait d’être sans but épuise rapidement. Tous les ersatz du monde sont impuissants à rassasier vraiment. Le prêtre, le vrai berger, sera celui qui par son être, son style de vie plus encore que sa parole, indique que l’essentiel est ailleurs.

     Ensuite, le regard de Jésus se tourne vers ses disciples. C’est eux qu’Il veut appeler, mais il fait dépendre d’eux et de nous la levée des vocations : Il nous prend drôlement au sérieux ! Autrement dit : croyons-nous vraiment, vitalement, qu’il nous faut des prêtres ? Croyons-nous qu’ils nous seront donnés, (ce qui veut dire au passage qu’on a les prêtres qu’on mérite…) non pas recrutés par des stratégies d’embauche, en rendant la profession plus attractive, en s’imaginant qu’on peut les remplacer par des produits de substitution moins coûteux à la pauvre nature humaine ? En fait, Dieu a multiplié la dépendance au carré, entre autres parce que dans l’Eglise latine, les candidats sont choisis parmi les hommes qui ont le charisme du célibat consacré. Et Il les prend comme ils sont, non parce qu’ils ont toutes les qualités, ce qui est impossible, mais parce qu’ils en ont quelques-unes sur lesquelles, moyennant une conversion permanente, Il pourra faire fond jusuq’à ce que mort s’en suive. Car pour toutes entreprises, il s’agit de durer. Ce n’est pas difficile de dire : « Je t’aime. » La difficulté commence quand on dit : « Pour toujours. » Ce qui est difficile, ce n’est pas d’être saint, c’est de le rester ! C’est l’humble usure du quotidien qui fait la valeur de l’amour.

     Et enfin, le Sauveur Jésus voit toutes les brebis perdues de la maison d’Israël. Il leur enjoint donc de ne pas commencer par le bout du monde, mais de s’intéresser d’abord à ceux qui sont tout proches. Or, en général, ils sont moins intéressants, on les connaît trop. Ils sont parfois encombrants, exigeants, voir casse-pieds. Le signe du Royaume, c’est le désintéressement. Il est inutile de courir après les périphéries : elles viennent en général à nous. Et là, tous ont besoin de libération, dont celle du péché n’est pas la moindre. Le prêtre est l’homme de la liberté, pour les autres et pour lui-même. Il n’a rien à défendre pour lui –c’est aussi un des aspects du célibat consacré. Il n’a rien à prouver, il peut être à tout instant ce que Dieu veut, sans craindre même pour sa vie. Priez pour que les appelés à la suite des apôtres soient des saints : un prêtre est difficilement supportable s’il n’est pas saint. S’ils ne le sont pas assez, c’est aussi parce qu’on les critique beaucoup en oubliant de prier pour leur conversion. L’Eglise ne peut subsister sans ce va-et-vient surnaturel qui est le sommet de la charité. Alors, aidons-nous les uns les autres sur le chemin qui mène à Dieu : ainsi le monde continuera d’être sauvé.

12ème dimanche A 25 juin 2023
Les solennités de la Pentecôte, de la Trinité et de la Fête-Dieu nous ont montré les sommets de la foi et de la présence de Dieu en attendant l’éternité : la Résurrection de Jésus nous ouvre ce monde lumineux, parfaitement heureux, où tout semble désormais ordonné au règne de l’amour que le Christ est venu apporter au monde. Les dimanches qui suivent rappellent les consignes données aux apôtres en vue de leur future mission. C’est donc que tout n’est pas terminé avec la mort et la Résurrection du Fils de Dieu, et que ses frères de la terre auront encore un petit rien à faire pour que chaque génération puisse librement accueillir le salut. Il ne leur dit pas seulement ce qu’il conviendra de faire, mais aussi ce qu’ils devront craindre. Car des peurs multiples nous habitent, nous, pauvres petites créatures au milieu d’un monde de brutes. Jésus, Lui, le premier, a été confronté à l’opposition, la haine, l’échec de sa mission. Comme le disciple n’est pas au-dessus du Maître, ils ne doivent pas s’attendre à un meilleur traitement. Ce réalisme est non pas le contraire, mais la base d’une espérance solide. Il aurait été malhonnête de les engager à Le suivre sans leur dire à quoi ils pouvaient s’attendre.

Dans l’Ancien Testament, Jérémie est passé comme le prophète malheureux : les Lamentations qu’on chante solennellement durant les jours saints en sont le sommet, et elles sont appliquées au Christ comme prophétie messianique. Mais malgré la terreur répandue de tous côtés, le prophète, par pure grâce, se sent comme en sécurité. Pauvre sans défense, il sait que Dieu sait, et ça lui suffit. Sa cause n’est pas la sienne, mais celle de Dieu qui l’aime quoiqu’il doive subir de la main des méchants. Il y a des souffrances étalées sur la place publique qui ne sont en fait que l’envers de souffrances secrètes et insondables dont il est impossible de percevoir le sens en dehors de la foi chrétienne. Si Jésus a promis aux siens de compter les cheveux de leur tête et de veiller sur les moindres moineaux du monde, Il a, Lui, été abandonné par son Père avant de s’abandonner à Lui dans le grand cri de la croix. Car le Père s’est tu à ce moment suprême et les choses sont allées leur cours jusqu’à la lance du soldat quand tout fut fini. Il n’a pas répondu à la provocation des notables satisfaits de leur victoire. C’est donc que la revanche de Dieu est d’un autre genre, ce que nous aurons toujours quelque peine à comprendre, nous aussi.

A trois reprises, Jésus insiste auprès des apôtres : « Ne craignez pas ! » En fait, quand on a peur, comment faire pour ne pas avoir peur ? Facile à dire : c’est comme de dire à un dépressif : « Secoue-toi ! » : c’est exactement ce qu’il ne peut pas faire ! La seule manière de surmonter cette peur qui nous prend aux tripes, c’est de nous remettre entre les mains de quelqu’un d’autre, qui nous veut du bien et a les forces que nous n’avons pas, suivez mon regard ! St Paul qui a vécu une vie plutôt mouvementée, et qui s’est d’ailleurs achevée dans le martyre, a des accents d’une confiance inouïe, à plus d’une reprise, dans les confidences dont ses lettres sont remplies. Car il n’a pas seulement quelques ennemis personnels, mais il sait que le monde entier voué au péché veut l’anéantissement de tous les témoins de la vérité. Plusieurs fois, il éprouvera le sentiment d’abandon d’un Jérémie, mais comme le prophète, il rebondit aussitôt, car il sait que la situation qu’il est en train de vivre est dans la main de Dieu. Plus encore : que ses souffrances sont comme introduites dans celles du Rédempteur et reçoivent par elles une valeur infinie. Il n’y a donc qu’une seule chose à craindre : c’est d’être séparé de Dieu parce qu’on l’aura voulu. C’est tout le drame du péché, que St Paul exprime quand il dit le commettre alors qu’il ne veut pas et de ne pas arriver à agir dans le bien alors que c’est son vœu le plus cher : « Malheureux homme que je suis !... » Mais cela même, Dieu le voit et Il compatit : la seule chose qu’il faut éviter à tout prix, c’est de Le renier devant les hommes et dans le secret de son cœur.

Et si nos peurs pouvaient contribuer à une croissance ? Cesser d’avoir peur de tout pour que s’installe doucement ce sentiment qu’on a au fond rien à perdre, même si la route vers l’éternité est ardue et que le Seigneur ne semble pas souvent nous faciliter les choses. Mais Il nous propose de retourner tout ce qui nous limite et nous écrase en une promesse de vie. Vivre enfin, même si pour le moment la mort nous apparaît comme une condamnation plus que comme un don. Car en fait, dit St Grégoire, « nous savons qu’il doit exister un quelque chose que nous ne connaissons pas et vers lequel nous nous sentons poussés. » Avec Lui, Jésus, qui nous ouvert la porte, nous ne serons plus jamais seuls : c’est là le message le plus fort de la foi chrétienne.

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12ème dimanche TO B 20 juin 2021
La souffrance, et surtout la souffrance des innocents ; le mal, les tempêtes : on peut dire que la vie sur terre n’est pas de tout repos ! Et ça fait longtemps qu’on se pose la question : pourquoi tous ces obstacles au bonheur simple ? Dieu n’aurait-Il pas pu arranger les choses autrement ? Tempêtes de nos pourquoi qui se muent en révolte et en accusations : Lui qui peut tout, oui, pourquoi nous laisse-t-Il ainsi patauger sans intervenir : « Seigneur, ça ne te fait rien ?... » La réponse simpliste à ce genre de question, c’est par exemple de vouloir à tout prix trouver un coupable, même si c’est moi avec mes péchés qui ont offensé Dieu. Jusqu’à Job, on pensait communément que si on souffre, c’est parce qu’on le mérite, ou un de nos ancêtres pour qui je dois payer la facture. Car tout se paie en justice. Mais en fait, il n’y a pas d’explication satisfaisante face au mystère de la souffrance, du mal, du péché. Avoir une explication de la souffrance, ce serait ne pas souffrir. Durant tout le livre, Job se heurte à l’absurde, et il refuse les sages considérations des théologiens de service. Je l’aime, ce Job, parce qu’il rouspète page après page, et tout à la fin, Dieu dit : « Il n’y a personne qui ait aussi bien parlé de moi que mon serviteur Job ! » Il est vrai que s’il invective Dieu, il ne Lui demande pas orgueilleusement des comptes, il ne le met pas en demeure de quoi que ce soit. Cette humilité est déjà une sacrée leçon : comment nous adressons-nous à Dieu quand nous nous plaignons à Lui ? Car la fin du livre ouvre sur l’abîme du mal une perspective apaisante : oui, envers et contre tout, Dieu ne peut pas être autrement que bon et juste, sa sagesse est toute-puissante et dépasse nos petites visions étriquées ; Il met cette toute-puissance au service du salut de l’homme. La perspective finale, c’est que l’homme, délivré du mal par cette sollicitude toute-puissante, peut enfin accéder à un bonheur parfait, au-delà de toute prévision. Job emploie une comparaison pour signifier qu’Il reste le Maître de sa création, même blessée et cabossée : Il dit à la mer : « Tu n’iras pas plus loin. » Même si le mal nous semble parfois submerger la terre entière, comme les flots qui envahiraient la terre ferme, Dieu domine les forces hostiles, Il sauve en permanence ceux qu’il a créés et ne cesse d’aimer. Le monde qu’Il crée n’est pas anarchique, il continue d’obéir vaille que vaille à sa puissance créatrice. Et surtout, Il ne s’est pas contenté de surveiller le spectacle de loin : Il s’y est impliqué de la manière la plus étroite qui soit dans l’incarnation de son Fils. C’est la réalité qui a touché au plus intime les païens de l’Antiquité : alors que les dieux de l’Olympe ne s’occupaient pas des pauvres humains, tout occupés à leurs mesquineries célestes, le Dieu unique se révèle comme l’un de nous, et Il a cassé la fatalité de mort que le péché avait introduit en nous. La Résurrection, c’est la mort retournée comme un gant. C’est nous qui recueillons la récompense de sa mort par amour en étant promis en Lui à la résurrection.

La tempête apaisée est comme un passage de la mentalité antique et celle de l’Ancien Testament, qui met en valeur le pouvoir de Dieu sur la nature et les éléments, à la foi totale et missionnaire de l’Eglise en Jésus ressuscité qui nous rend capables avec Lui d’affronter toute adversité. Les disciples ne comprennent pas, d’abord, que Jésus dorme si fort que la violence de la tempête ne Le réveille pas. Ils ne réalisent pas que sa simple présence, même endormi, est la garantie suffisante de leur sécurité. Avons-nous assez confiance pour croire qu’Il prend soin de nous même quand Il ne bouge pas ? Nous n’avons certes pas tort de Le réveiller quand nous sommes dans l’épreuve, mais il nous suffit de savoir qu’il est avec nous pour rassurer le fond de notre cœur inquiet. La barque que les Pères ont toujours vue comme une image de l’Eglise peut bien être secouée par toutes les bourrasques possibles. Chaque époque a eu les siennes, comme s’il fallait démontrer que tout aussi régulièrement, Jésus se lève, commande au vent et à la mer déchaînée pour ramener le calme. Puis Il se tourne vers nous en nous demandant chaque fois : « Comment se fait-il que vous ayez si peu de foi ? » Ne craignons rien : nous sommes décidément entre bonnes mains.

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12ème dimanche A 21 juin 2020
« Ne craignez pas ! » Combien de fois n’entendons-nous pas ce conseil dans l’évangile et l’Ecriture ! C’est donc qu’il y a souvent quelque chose à craindre, que la vie sur terre est un danger et un risque permanent. Avoir peur est donc une réaction normale, qui est non seulement un signal d’alarme utile pour réagir, mais une défense de survie, un instinct qui nous pousse à conserver ce bien précieux dont Dieu nous a fait cadeau et qui ne nous appartient pas. Cependant, il y a peur et peur. Tout dépend de ce que j’en fais. Car la peur entretenue et exagérée est paralysante, elle nous replie sur nous-mêmes et nos limites, elle rétrécit notre horizon de vie en nous coupant du bien des autres, pour ne voir que le nôtre, et encore : limité à la vie du corps sur terre. Ou bien, au contraire, elle est une invitation à réagir par le courage et la recherche d’un bien plus grand, en prenant les moyens nécessaires. La peur est aussi le contraire de la foi : si je sais que je suis dans les mains de Dieu et qu’Il a pour moi un plan d’amour, quoiqu’il arrive, la confiance qui en résulte me donnera la paix. On est à l’abri dans la main du Père beaucoup plus qu’on ne le pense. Oui, nous sommes d’accord avec tout ça, n’est-ce pas ? Mais que fait-Il des camps de concentration et des génocides, des talibans et des terroristes, de ces cadavres innombrables de pauvres gens à peu près innocents qui jalonnent les chemins de l’histoire ? Car ce sont toujours ceux-là qui paient la facture des prétentions mégalomanes des tyrans, et ça ne finira jamais. Oui, où est Dieu dans ces cas-là ? Question éternelle et crucifiante, c’est le cas de le dire, et on dirait que Dieu se tait. Ses consolations semblent d’un humour un peu macabre : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et ensuite ne peuvent rien faire de plus ! » Mon corps, c’est moi, tout de même, cheveux compris ! Oui, mais pas tout moi. C’est même ce qui me différencie des animaux : c’est la seconde partie de la phrase dans la version de St Matthieu : « …mais ne peuvent pas tuer l’âme. » Les moineaux n’en ont pas, et ils ne souffrent donc pas comme nous, ils n’ont pas à choisir entre le bien du corps et celui de l’âme. Oui, un seul homme, peu importe dans quel état il est, depuis sa conception jusqu’à sa mort naturelle, vaut plus que tous les moineaux du monde. Peut-être n’est-ce pas inutile de s’en rappeler, à l’heure où on déifie parfois les animaux et où on méprise tant la vie humaine. Toute vie est précieuse aux yeux de Dieu, chacune à sa place et pour sa valeur.

Avant d’être une manière de mourir, le martyre est une forme de vie : martyr, ça veut dire témoin, et on est témoin beaucoup plus efficace par sa façon de vivre que par sa parole. Tous, nous sommes appelés à cela, par notre baptême. Il y a beaucoup de formes de martyres, à côté du martyre de sang, l’acceptation d’une mort violente. Mais d’ordinaire, ceux qui en arrivent là se sont préparés par une vie de fidélité humble et de don quotidien, ce qui les rend aptes à donner leur vie d’un coup si ça leur est demandé. S’il ne nous est pas forcément demandé d’être des héros, surtout sous cette forme-là, nous pouvons, et devons, nous efforcer de témoigner de la présence de Dieu en nous, et il faut que ça se voie. Ce qui nous a été dit dans le creux de l’oreille est destiné à être connu dans le monde entier, rien ne s’opposera finalement à cette transmission. Comme Jérémie, le prophète se sait en sûreté même au milieu de la terreur. Tout ça peut  nous coûter cher, et Dieu le sait, puisque son Fils en a fait les frais. Pour Lui, la terreur a été jusqu’à la croix, mais par son acte rédempteur, Il nous a valu une victoire définitive sur le péché et ses conséquences, et c’est la victoire de l’espérance sur la crainte. Le seul ennemi à craindre, c’est celui qui nous détournerait du bien de l’âme, la nôtre et celle des autres. On s’est beaucoup soucié du bien des corps ces derniers temps, et c’était juste. Mais a-t-on pensé autant au bien de nos âmes, que nous conserverons pour l’éternité ? Si nous donnons à ce bien-là la priorité, nous aurons beaucoup moins peur de beaucoup de choses. Demandons à Dieu la grâce de cette lucidité qui nous fait lever les yeux vers le ciel, en aimant cette terre dans la mesure où elle nous y conduit.

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12ème dimanche C 23 juin 2019
     La souffrance est une composante inévitable de toute vie. On fait tout de nos jours pour nous faire croire qu’on arrivera à la supprimer, comme la mort qui est au bout, mais en attendant… Le pire serait peut-être de se laisser bercer d’illusion, ou d’en vouloir à Dieu qui, une fois de plus, laisse faire ça : nous sommes souvent dans les grandes lamentations de Jérusalem ! Pourtant, Dieu nous a créés pour un bonheur éternel et infini, c’est de foi. L’Evangile est une bonne nouvelle qui a fasciné les foules et continue encore aujourd’hui de les fasciner. Et voilà que Jésus semble en rajouter une couche : Il annonce qu’il va souffrir, Lui aussi, être rejeté, supprimé… Tout cela va à contre-courant de nos désirs.

     Mais d’abord, voyons Jésus face à la souffrance, surtout la souffrance d’autrui. Nous savons combien il est difficile d’être vrai -ne parlons pas d’être efficace- en pareille circonstance. A plusieurs reprises, Il pleure : au tombeau de son ami Lazare, sur Jérusalem qui n’accepte pas sa parole, sur les malheurs du monde. Il est tout le contraire de quelqu’un qui serre les dents stoïquement pour faire croire qu’Il est fort. Il est doté d’une très fine sensibilité, et Il demande à son Père de Lui épargner la souffrance. Alors, quel est son secret, à Lui, si sensible, pour que la croix puisse être une bonne nouvelle, comme une sorte de nécessité pour Le suivre ?

     Aujourd’hui, le progrès a fait que nous sommes devenus beaucoup plus fragiles face à toutes les difficultés inévitables de la vie. Au temps de Jésus, comme dans beaucoup de parties du monde aujourd’hui, on sait que la souffrance fait partie de la vie. Mais le Messie était attendu comme celui qui allait apporter le bonheur, la prospérité, la santé. Face à cette attente, Jésus a une double attitude : Il a fait pas à pas ce qu’Il a pu pour atténuer quelque chose de cette masse de souffrance ; tous trouvaient en Lui un cœur plein d’amour, et avant de nous dire de prendre la croix pour Le suivre, Il a généreusement enlevé la croix de ceux qui Le sollicitaient. Mais en même temps, Il n’est jamais entré dans l’illusion que tout cela se réglerait comme par un coup de baguette magique. Dès que Pierre Le reconnaît comme Messie, Il l’avertit que le Messie ne serait pas Celui qu’on attendait. Dissiper cette équivoque tenace Lui vaudra au total d’être rejeté, ce qui fait partie de sa trajectoire de vie, justement. Donc la souffrance, qui n’est pas en tant que telle voulue par Dieu, sert mystérieusement à quelque chose. Attendez-vous à souffrir : quand on s’y attend, on est déjà plus fort. Ensuite, la souffrance décante : combien de choses qui nous paraissent indispensables, quand tout va bien, comptent beaucoup moins quand on est réduit à peu de chose dans un lit ? On est alors plus pauvre, donc plus sensible à l’essentiel, voire l’essentiel invisible de la foi. Si on la vit avec Lui, la souffrance peut devenir un chemin de conversion extraordinaire. Et comme Il est Lui-même l’exemple parfait, nous Le voyons se laisser meurtrir jusqu’au sang, défigurer par la douleur, jusqu’à crier : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » A travers ces paroles, nous comprenons qu’il a changé le signe de la croix : au départ signe d’infamie, de désespoir, de destruction exemplaire de la personne humaine, le comble du non-amour. Lui, Il en fait l’entrée dans la Vie, le signe de la construction d’un monde nouveau par l’amour qui va jusqu’au bout, comme jamais personne n’aurait osé l’imaginer. Selon cette belle pensée de Claudel : « En s’incarnant, Jésus n’est pas venu supprimer la souffrance, Il n’est même pas venu l’expliquer. Mais il est venu la remplir de sa présence », Il n’a pas voulu disserter sur le problème du mal, il n’a accusé personne, alors qu’il aurait pu. Il s’est mis dedans, et Il l’a dominée, retournée. Elle a désormais perdu son venin mortifère, car la mort n’est plus la mort, mais entrée dans la vie. Oui, avec Lui et en Lui, « qui perd sa vie la gagne ». Et nous avons à choisir : ou nous laisser écraser par elle en nous révoltant sourdement et inutilement ; ou comme Lui, mettre sereinement, même pas courageusement, et bien plutôt piteusement, ce qui nous dépasse au pied de sa croix : jointe à la sienne, notre souffrance devient instrument de salut pour le monde, puisqu’il a voulu le sauver ainsi.

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12ème dimanche TO A  25 juin 2017
     Qui ne se souvient des premières paroles adressées au monde par celui qui est maintenant le Saint Pape Jean-Paul II : « N’ayez pas peur ! Ouvrez les portes au Christ ! » Il faut croire que notre monde est toujours à peu près le même que celui de l’Incarnation du Verbe, Jésus de Nazareth qui s’adresse à ses disciples en des termes presque identiques. A trois reprises, il insiste : « Ne craignez pas ! » Si souvent, l’homme sur la terre a l’impression d’être une très petite chose au milieu d’un univers hostile. Il y a de fait bien des raisons à cette peur qui est si souvent, hélas, l’une des raisons majeures de notre agir.

Pourtant ce sont des raisons humaines et terrestres. Jésus veut nous en donner d’autres, et de meilleures, de ne pas craindre. Ce qui est à craindre, Il le détaille : oui, c’est vrai, le témoin de l’évangile et celui qui proclame la bonne nouvelle sur les toits peut être en danger. Car l’évangile est une force irrésistible qui contrecarre l’égoïsme et l’orgueil qui tiennent beaucoup d’humains depuis le refus des origines. Rien ne peut s’opposer à cette transmission, car c’est une œuvre divine, et Dieu aura le dernier mot. Beaucoup de martyrs ont payé de leur vie l’attachement à la vérité de Dieu. Les tyrans et les modes de pensée unique ont peut-être prise sur les corps, ils peuvent mettre en prison et exécuter ceux qui les gênent. Mais ils n’ont jamais accès au sanctuaire intime de l’âme : Dieu seul y a accès, et Il frappe avant d’entrer, car Il est délicat.

Ce qui est à préserver à tout prix, c’est cette indépendance du cœur profond. N’acceptons jamais qu’il soit souillé par toute une propagande que nous savons contraire à l’esprit du Christ, de l’évangile et de l’Eglise ! Nous faisons attention à ce que nous mangeons pour ne pas nous abîmer la santé : de quoi nourrissons-nous notre âme tous les jours ? Voilà ce qu’il faut craindre, car il s’agit de notre vie éternelle, pas seulement temporelle. Mais le Sauveur Jésus précise aussi que nous sommes bien plus à l’abri que nous le croyons : le Père qui prend soin des plus petites bestioles, et qui compte tous nos cheveux pourrait-Il faire moins pour ses enfants bien-aimés ? Oui, bien sûr, dirons-nous, mais que faites-vous des morts violentes, des victimes innocentes, des injustices criantes dont notre monde est rempli ? C’est là que la foi a quelque chose à nous dire, car elle nous donne la dimension réelle et profonde de notre vie. Croyons-nous –oui: croyons-nous vraiment ?- que Dieu nous a mis là pour vivre une existence confortable, un club’Med perpétuel qui est la seule félicité possible en attendant un retour au néant, ou bien que nous avons été créés pour une seule et unique raison qui est l’amour reçu et donné, et que Jésus nous en montre la voie, Lui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie ? C’est en donnant notre vie comme Lui que nous sommes heureux vraiment, et là, même le moment où nous quitterons cette terre et par quel moyen a beaucoup moins d’importance, puisque ça arrivera de toutes façons une fois. Nous sommes en sûreté aussi longtemps et aussi largement que nous remplissons notre mission ici-bas, même si parfois les chrétiens passent pour des risque-tout.

     C’est là aussi que l’apôtre nous donne des raisons de changer nos craintes en confiance. Oui, bien sûr, le péché est entré dans le monde et par lui, la mort. La mort fait partie de la vie. Nous n’avons pas seulement quelques ennemis ça et là, ce monde est un monde marqué par le refus de Dieu, il n’y a pas à s’en étonner. Mais le don gratuit de Dieu et la faute n’ont pas la même mesure : c’est un chant de victoire qui soulève l’enthousiame de l’apôtre. Comme Jérémie, Il sait que Dieu est à ses côtés comme un guerrier redoutable et qu’il Lui a confié sa cause. Par l’acte rédempteur de Jésus, par la Croix bienheureuse, la grâce, chaque fois que nous voulons bien l’accepter, a reçu la prépondérance sur le péché et ses conséquences. L’espérance peut être plus forte que la crainte. Dans la nouvelle Alliance, la terreur va jusqu’à la croix, mais elle est déjà chant de victoire et lueur de Pâques. Tenons avec confiance sa main toute-puissante et nous n’aurons plus rien à craindre.

13ème dimanche A 2 juillet 2023
Qui est-Il donc, Celui qui ose parler de manière si abrupte et absolue ? Peut-être faut-il d’abord se rappeler qu’Il s’adresse au groupe des 12, au carré des intimes qui sont appelés à Le suivre de plus près : pour eux, l’imitation du Christ n’est pas une option facultative. Ensuite, constater que si certains se sont vite éloignés en pensant qu’Il en demandait décidément trop, ils sont légion, ceux et celles qui, au cours des siècles, n’ont voulu d’autre amour que le sien, des millions de vierges qui L’ont choisi pour seul Epoux, des myriades de martyrs qui ont versé jusqu’à la dernière goutte de leur sang, le sourire aux lèvres, des vies innombrables qui se sont vouées au soulagement de la misère, simplement parce qu’Il a dit une fois: « Ce que vous aurez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. » La preuve par l’acte, en quelque sorte. On peut bien s’imaginer que ce n’est pas facile : c’est en revanche parfaitement possible. A une condition, que souligne St Augustin : si on dit que le service de Jésus-Christ est au-dessus des forces humaines, c’est parfaitement exact : au-dessus des forces de ceux qui n’aiment pas. Le paradoxe est déjà ici présent : tant qu’on ne se donne pas entièrement et pour toujours, on s’épuise. C’est quand on a vraiment tout donné qu’Il fait l’appoint et qu’Il donne ce que nous n’avons pas. Comme cette femme de Sunam : pour ce visiteur occasionnel, elle se met en frais (il est précisé qu’elle était riche : il y en a donc qui ne sont pas pingres) et lui procure bien au-delà de ce que l’hospitalité courante exigeait. Quand on est dans le domaine du superflu, du gratuit, de l’au-delà du décent, de l’utile et du nécessaire, on se rapproche toujours de Dieu.

Les propos du Sauveur Jésus ont une allure de proverbes enfilés l’un après l’autre. Le centre en est : « Qui veut garder sa vie pour soi la perdra ; qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera. » Ce qui pose au passage la grande question de se demander ce qu’est la vie, en fin de compte. On entend parfois lors de enterrements des éloges du style : « Il aimait la vie. » Pas besoin de faire un dessin, même sans y voir le pire : c’était sans doute un brave homme, en tous cas pas un mystique. Et qui l’en blâmerait, si la vie se limite à l’horizon de la terre ? Un certain hédonisme assez innocent suffit à remplir une vie, aménagée de manière à ne pas être trop pénible sans léser personne, ce qui déjà assez délicat dans la pratique.

Mais Jésus propose aux apôtres un autre deal : Il n’est pas venu seulement pour nous aménager une existence agréable. Ce qu’Il veut nous offrir, ce n’est rien de moins qu’un bonheur et un amour infinis. C’est la perle précieuse et la perle dans le champ. Tout le reste en comparaison n’est que de la paille et de la boue. La vie présente, avec ses petits bonheurs sans cesse entamés et contrecarrés, ce n’est pas la Vie, la vraie. On le pressent, surtout quand ça coince, mais sommes-nous assez audacieux pour jouer le tout pour le tout ? Là est la vraie et l’ultime question, qui prouve la foi qui va jusqu’au bout de ses prémisses. Elle est basée sur une promesse d’un côté, sur une confiance de l’autre, et il faut attendre d’y être pour voir qu’on avait bien raison d’avoir misé sur l’invisible : par définition, on ne peut l’expérimenter avant, du moins pas totalement. Car il arrive que Dieu nous fasse quelque peu toucher du doigt, comme par anticipation, ce que nous vivrons pleinement auprès de Lui. L’homme a été créé par Dieu comme capable de Le connaître. Si on en doute, on se heurte à l’absurde d’une vie limitée et qui finira un jour dans un trou. Non, Dieu est là, mais au-delà de tout ce que nous pouvons laborieusement penser de Lui. Il est lumineux et obscur à la fois. St Thomas dit cela très bien : « Il existe une sorte de circulation telle que le désir croît avec la lumière, et la lumière avec l’accroissement du désir. » Consentons à cette offre, même si elle coûte assez cher, en même temps que nous distribuons tous les verres d’eau fraîche que nous pourrons : nous ne perdrons pas notre récompense.

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13ème dimanche C 26 juin 2022
Quand il parle à ses chers Galates de la liberté, St Paul est sûr d’être écouté :  pris dans les filets des judaïsants qui voulaient leur imposer la totalité de la loi de Moyse, ils étaient heureux d’entendre un autre langage et d’accueillir la nouveauté de la foi chrétienne.

Aujourd’hui aussi, la liberté est le dogme absolu érigé en norme de droit. Dans notre monde soi-disant auto-suffisant et adulte, il ne fait pas bon parler de dépendance, sinon pour signaler qu’il existe des dépendances addictives qui font de leurs adeptes des esclaves et des automates. C’est un paradoxe de notre temps : les nouvelles technologies se sont fait chantres de toutes les libertés et elles se muent en prisons tenaces. Il semble que personne ne puisse s’en passer, mais ça érode sans cesse notre capacité critique, tout art de penser par soi-même en se parant du droit illusoire de tout savoir. Mais il y a comme une intuition qui se fait jour qui nous suggère que la crise de solidarité, la décadence de beaucoup d’organisations sociales, l’individualisme forcené dont nous souffrons tous sont intimement liés à la lutte de libération.

C’est là, sans nul doute, que la foi et la personne de Jésus ont quelque chose de très puissant et de perpétuellement valable à nous dire. Qui, plus que Lui, a été pleinement libre ? Qui, mieux que Lui, n’a jamais usé de cette liberté comme prétexte pour satisfaire son égoïsme, comme dit l’apôtre ? C’est Lui qui prend la décision de marcher vers Jérusalem, où l’attendent ceux qui en veulent à sa vie, alors que la Galilée lui offrait un refuge de toute sécurité, loin des chefs religieux qui tiennent à leurs prérogatives et Lui reprochent son influence sur les foules. Avec Lui, nous pouvons parler de dépendance libératrice, à l’opposé de nos dépendances grégaires, en pariant sur l’amour comme besoin premier et unique de la vie humaine. Car l’amour est le vrai nom de la réciprocité, cette mutuelle et volontaire dépendance : « Ma vie, nul ne la prend, c’est Moi qui la donne. » A la manière dont le Père se donne au Fils, et le Fils au Père et à l’Esprit, nous sommes invités à accueillir, reconnaître, choyer même cette dépendance de créature. On peut même dire que Dieu a en quelque sorte besoin de nous pour exister. Il en peut se passer de nous, non pas seulement par notre foi, mais encore dans nos doutes, nos questionnements, notre révolte même, et en tous cas par notre travail assidu de meilleure intelligence de ce qu’Il est : l’important, c’est de ne pas renoncer à mieux comprendre, tout en sachant qu’on ne comprendra vraiment que dans le face-à-face éternel. On pourrait presque dire qu’Il est plus dépendant de nous que nous ne le sommes de Lui ! Il est éternellement en attente de notre réponse humaine, de cette réciprocité qui assure l’alliance qu’Il a rêvée avec nous.

Mais on ne peut imiter Jésus -contrairement à cet ouvrage classique, l’ « Imitation de Jésus-Christ »-, tout simplement parce qu’Il est inimitable. Et quand des disciples se proposent de Le suivre ou qu’Il en appelle à Le suivre, Il ne s’agit en aucun cas de Le suivre les yeux fermés, avec toute la charge ambiguë que l’on dénonce à juste titre chez certains gourous qui ne sont que des manipulateurs. Au contraire, Jésus se plaît à dresser les obstacles et à poser des conditions qui renvoient chacun à sa liberté. En soulignant les risques du Royaume, Il nous met au défi de marcher avec Lui, comme pour les disciples d’Emmaüs après la Résurrection. Ce n’est pas tant de l’ordre d’une adhésion intellectuelle : quand on aime et on admire quelqu’un, on choisit son chemin, et ce chemin devient le nôtre, qui est celui de l’évangile et de la croix. Ainsi commence une marche intérieure sans boussole, mais toujours incarnée au milieu d’une communauté de marcheurs, dans un temps, une culture, dans l’épaisseur de notre histoire telle qu’elle se présente en ce moment. Et cela va toujours dans le sens d’un dénuement progressif. Là, on ne peut plus rien accumuler, ni mérite, ni prestige, ni assurances d’aucune sorte, mais se contenter d’une foi nue, sans cesse reçue et redonnée. Demain sera ce que Dieu voudra, sans regarder en arrière et dans la pure attente de l’accomplissement qu’Il veut pour chacun. Là est notre vraie liberté, comme elle l’a été pour Lui quand Il donnait sa vie pour nous.
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13ème dimanche TO B 27 juin 2021
En ce temps où ce qu’on appelle la culture de mort s’infiltre partout, il est bon d’entendre le livre de la Sagesse nous rappeler que Dieu n’a pas fait la mort et qu’Il a créé toutes choses pour qu’elles subsistent. Si nous sommes radicalement impuissants à produire la vie, et tout au plus à la recevoir et la favoriser, elle demeure une réalité infiniment fragile que l’homme a le redoutable pouvoir d’anéantir. Peut-être cela nous rend-il plus attentifs à la préserver jusque dans ses plus petites manifestations, pour inverser le mouvement et promouvoir une culture de vie, dans la contemplation et la reconnaissance à l’Auteur de la vie, dont le plaisir est de voir s’épanouir les dons qu’Il nous a faits. La mort n’est pas dans les intentions de Dieu. Mais alors, d’où vient-elle ? L’Ecriture répond sans répondre : c’est le péché, ce refus de Dieu et de sa vie, qui vient de la liberté humaine abusée par le diable. Aurait-elle existé sans le péché ? La Sagesse se place plutôt au plan de la mort spirituelle, puisque l’homme est un être spirituel. Quand il refuse Dieu et sa loi, l’homme se coupe de la vie. Quand il se tourne vers Lui, la mort corporelle s’inscrit dans une espérance que cette mort que Dieu n’a pas faite, Il la détruit pour toujours.

Cette bonté de Dieu, nous la voyons à l’œuvre à chaque page de l’évangile : elle entre dans le tissu humain de la misère et de la souffrance, elle l’imprègne de foi et d’espérance. La foule nombreuse qui se presse autour de Lui l’a compris. C’est en effet un privilège de Le côtoyer, de Le toucher, pas seulement de L’entendre dire de belles choses, mais agir pour le bien de ceux qu’Il aime. Nous sommes là au cœur du mystère de l’Incarnation, Verbe fait chair, qui nous mène à la fois au sommet de l’âme et de la vie spirituelle, nous rappelle que nous sommes tenus par le haut, et en même temps au sommet d’une efficacité dans la vie telle qu’elle se présente, avec ses épreuves et ses difficultés. C’est en effet la foi qui a attiré cette femme et lui a inspiré ce stratagème qu’a débusqué le Sauveur Jésus. C’est un peu à bout de ressources qu’elle s’approche de Celui dont la réputation de guérisseur lui est parvenue et en qui elle a une confiance obscure, c’est-à-dire pas très claire : « Et si ça marchait ?... » On dirait que le bain de foule de ce jour-là, Il ne l’a voulu que pour cette pauvre malade. Car tout est providence dans nos rencontres. Elle aurait pu Lui demander la guérison, comme tant d’autres qui le font parfois à grands cris. Mais une sorte de pudeur féminine l’en empêche : pas facile d’avouer certaines choses, même si on ne se sent pas coupable. Alors, comme la cananéenne, elle contourne l’obstacle et elle pense que le Seigneur peut accueillir sa requête d’une autre façon. Toucher son vêtement est une manière de langage et de prière, et elle est sûre qu’Il comprendra. Ce qu’elle ne savait pas d’avance, c’est qu’Il s’en apercevrait, ce qui est intéressant pour nous faire comprendre ce qu’on pourrait appeler le fond de sa psychologie : nous sommes là au sommet de la finesse humaine, qui rejoint sa nature divine sans parasite. Avec une conscience animée de la force de l’amour divin, Jésus réagit toujours à toute démarche de foi auprès de Lui. Et il est moins difficile que nous le serions peut-être, en méprisant cette foi populaire et fétichiste, ce qui nous rend attentifs à une autre question : qu’est-ce que la foi pure ? En tous cas pas une foi chimiquement distillée, comme l’amour pur qui est comme l’eau distillée : ce n’est plus tout-à-fait de l’eau, et ça rend malade si on en boit. Foi simple, donc, mais qui touche par là le Cœur de Jésus. Une foi naissante, qui espère l’impossible, demande pour elle la guérison, oui, et la santé qui la rendra ensuite active au service de Dieu et du prochain. Qu’est-ce que la santé, en effet, si on ne la fait pas servir à une bonne cause ? Si nous sommes réalistes, nous aussi, ne devons-nous pas reconnaître avec elle que notre foi est toujours partielle, naissante, imparfaite ? Mais cette foi-là, si elle est sincère et répétée, peut nous attirer une parole de salut qui va au-delà de l’avantage de notre corps. Allons à Lui, recevons la Sainte Communion dans cet esprit-là en Lui demandant d’augmenter notre foi.

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13ème dimanche A 28 juin 2020
Etre digne du Christ Jésus ! Qui pourrait raisonnablement avoir cette prétention ? Pécheurs que nous sommes tous, nous ne pouvons que nous sentir peu à la hauteur, à jamais incapables d’espérer un jour vivre pleinement de cet idéal inaccessible. A trois reprises pourtant, sous forme négative il est vrai, cet appel retentit dans la bouche du Sauveur Jésus, et il nous met en quelque sorte au pied du mur. C’était le drame des premiers chrétiens : ils avaient assez de bon sens – un bon sens qui semble avoir largement disparu à notre époque !- pour constater qu’ils restaient pécheurs après le baptême. Car il nous faut distinguer entre l’infection du péché originel et l’infirmité qui en découle : la grâce rédemptrice que nous offre le baptême nous guérit à la fois de l’une et de l’autre, mais ces deux guérisons sont distinctes. L’infection est immédiatement et radicalement noyée dans le Sang du Christ, alors que l’infirmité n’est que lentement et imparfaitement surmontée. Nous sommes fondamentalement rendus dignes de l’amitié de Dieu, mais il nous faudra encore désirer grandir en dignité, et c’est un combat inévitable qui montre la valeur de notre vie aux yeux de Dieu. C’est fatiguant, ça paraît insurmontable, et c’est finalement le mystère du mal dans sa dimension intime et personnelle, qui nous accompagne dès le premier instant de notre conception jusqu’à notre entrée dans l’éternité. Depuis Adam, chaque être humain rencontre en venant au monde  (et même avant, dès sa conception) un conditionnement humain qui n’est pas normal. Ce que Dieu voulait, c’est le paradis terrestre et l’état d’innocence. Depuis la chute, aucun de nous n’a reçu la famille qu’il pouvait attendre sans le péché originel. Nous naissons dans un mauvais milieu, comme disait un auteur chrétien, qui nous enseigne, même avec des valeurs, comme on dit aujourd’hui, l’erreur et le péché à un âge où il serait pratiquement impossible de leur résister sans la grâce. Ce qui est étonnant, dans le plan de Dieu, c’est que le salut réellement offert n’abolit pas cette situation. Il en triomphe, mais il ne l’efface pas encore tout-à-fait. Le mystère de la grâce n’annule pas le mystère d’iniquité, il le surmonte par une sagesse transcendante qui est celle de la Rédemption. Autrement dit, nous ne pourrons jamais avoir la prétention de nous en tirer tout seuls comme des grands, et c’est ça, le salut, le redressement offert par un Autre qui est Jésus-Christ, et qui nous fait ce cadeau par amour. Cette sagesse, que nous n’aurions sans doute pas choisie tant elle est coûteuse -Dieu le sait encore mieux que nous !- provoque un affrontement qui connaît des pics de violence jusqu’à la lutte finale qui prélude à la fin du monde. On peut dire que le salut en acte ne dispense pas de succomber aux tentations : nous succomberons toujours plus ou moins gravement, mais Dieu pardonnera toujours. Aux origines, la grâce était une dot de nature, et il était prévu qu’elle se transmette avec la vie, par voie de génération. Le péché est venu rendre impossible cette transmission si commode ; en réponse, Dieu a prévu quelque chose de mieux, mais tout aussi déroutant, sinon plus : la grâce des sacrements, en particulier celui du pardon. Pourquoi est-ce mieux ? Parce qu’un sacrement qui est pure grâce est reçu seulement dans une âme consentante, ce qui nous grandit infiniment. Et là, nous rejoignons notre évangile : on devient digne du Christ quand on le préfère à tout autre amour, quand on n’empoigne pas la croix à reculons, mais résolument, comme le moyen de salut par excellence pour nous-mêmes et pour beaucoup d’autres, en suppléance ; quand on accepte de tout perdre pour tout gagner dans une confiance éperdue ; et quand la charité très simple d’un verre d’eau offert en passant devient le réflexe qui est en fait service de Dieu en personne. Nous ne pouvons jamais dire qu’on ne sait pas comment servir Dieu qu’on ne voit pas : il y a une infinité de ses fils et filles que nous voyons et qu’il est facile d’honorer et d’aimer.
Au final, c’est une promesse qui conclut notre évangile : si nous faisons cela, jour après jour, nous ne perdrons pas notre récompense, et nous verrons que c’était Lui, incognito qui nous a anoblis en nous permettant de Le servir.

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13ème dimanche C 30 juin 2019
     Tout quitter pour suivre le Christ. Sans retard, sans Le faire attendre. Et tout, c’est tout ! Qui de nous a ce courage ? Vous, mes sœurs, oui, sans doute, pour une bonne part. Mais laquelle d’entre vous affirmerait sans sourciller que, vraiment, toujours, en toutes circonstances, tout, vraiment tout ?... Comme ce prêtre qui se confessait en disant qu’il était conscient que la confiance et l’affection des fidèles étaient en fait adressées à son Seigneur, mais que parfois, disait-il, « il s’était un peu servi au passage… ». Peut-on décidément prendre l’évangile au pied de la lettre, enfin, au sérieux ? Ce sont les saints qui commettent cette folie de recevoir l’évangile en pleine figure, et ce n’est pas parce qu’ils sont saints qu’ils comprennent ainsi l’évangile : c’est parce qu’ils veulent bien le comprendre ainsi qu’ils sont saints. Alors, nous attendons de gentils commentaires qui videront ces conseils de leur substance, pour constituer un alibi protecteur à l’ombre duquel on peut tranquillement rester avide, orgueilleux, égoïste, et penser que ça ne nous concerne pas de si près. On délègue facilement cette réponse totalitaire à ce qu’une sociologue à la mode appelle joliment les virtuoses -entendez les consacrés de tout froc et de tout calibre, qui sont là pour nous dispenser concrètement de tendre à une sainteté trop exigeante. Et les dispensés se scandalisent souvent quand ces virtuoses ne sont pas en tous points parfaits, de la perfection à laquelle ils ont renoncé, eux, parce que, quand même, Dieu ne peut pas demander ça à tout le monde. Mais que les braves chrétiens du monde se rassurent : les consacrés sont les premiers à savoir qu’ils ne sont pas à la hauteur, et qu’ils font ce qu’ils peuvent pour ne pas trahir consciemment et tout le temps Celui auquel ils ont promis d’être fidèle dans la folie de leur jeunesse.

     St Jérôme dénonçait déjà ceux qui disaient, par exemple, qu’il est impossible d’aimer ses ennemis. Ce qui est possible, mais déjà difficile, c’est de dire « Je ne lui en veux pas. ». Cette non-violence, c’est celle que Jésus conseille vivement aux disciples : ne pas répondre à la violence par la violence, la méthode de tous les pouvoirs autoritaires, qui est de supprimer l’adversaire. Mais c’est s’avouer incapable de faire mieux, cette excuse nous accuse, car il y a en nous l’image du Créateur qui nous aime indépendamment de nos dispositions, bonnes ou mauvaises. Lui, Il aime même les pécheurs, et Jésus décide aujourd’hui de marcher vers Jérusalem, où il subira la violence sans rendre les coups. Mais il convient de bien comprendre cette non-violence, qui pourrait faire penser à une personnalité neutre, indifférente et faible, qui laisse tout faire dans une sorte de vague et molle tolérance. En fait, c’est tout le contraire : à ceux qui veulent Le suivre, Jésus propose des exigences presque surhumaines : Il ne supporte aucun délai, il exige une disponibilité totale et immédiate, une décision radicale qui semble fouler aux pieds les sentiments les plus naturels et les devoirs les plus sacrés. Mais il faut bien comprendre que s’Il se permet d’être aussi intransigeant, c’est parce que Lui-même va jusqu’au bout de l’amour. Il prend son courage à deux mains, comme on dit, pour ne pas rester tranquillement en Galilée, loin des scribes et des notables qui veulent sa peau, et des terres païennes, de l’autre côté du lac. Il s’engage résolument vers l’accomplissement de sa mission, en conformité avec la volonté du Père. Quelle lumière et quel réconfort pour tous ceux qui souffrent, qui doivent rester et tenir coûte que coûte dans des épreuves parfois écrasantes impossibles à éluder !

    Alors, il n’y a rien de plus contraire à l’évangile que cette indécision, cette paresse spirituelle qui se justifie dans des compromis et des demi-mesures confortables. La loi d’amour nous pousse dans une région inaccessible à l’homme, oui, mais en même temps inscrite au plus profond de notre être, et que son Cœur transpercé nous ouvre à nouveau : ça, c’est la nouveauté de l’évangile. La loi d’amour ne nous justifie pas, c’est la lumière évangélique qui nous sauve. Le Christ seul peut nous dire ce que Dieu a inscrit en nous de plus précieux et de plus profond : la splendeur d’une nature innocente qui nous fait découvrir en même temps que nous ne sommes pas innocents : c’est pourquoi nous avons besoin d’être sauvés, et Lui seul peut le faire.

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13ème dimanche B 1er juillet 2018 
     Ces deux miracles enchâssés l’un dans l’autre montrent chacun à leur manière que Jésus est le maître de la vie : Il est le Fils de Celui qui n’a pas créé la mort, introduite dans le monde pas la jalousie du démon, comme nous dit la première lecture. Le premier miracle est donné sur une demande pressante qu’Il encourage alors même qu’on allait le décommander ; le second, Jésus ne l’a pas décidé, il Lui a été comme extorqué, on dirait presque à son insu. Tout cela au milieu de cette foule qui l’écrase, dans un beau désordre et une agitation très orientale, au milieu duquel il domine la situation dans un calme parfait.

     Ces deux miracles rendent donc la vie : cette femme pensait que la vie fuyait d’elle avec le sang, et le souffle est rendu à cette enfant qui l’avait perdu. Le sang et le souffle : deux réalités hautement symboliques (L’Eucharistie, l’Esprit-Saint) et en même temps si constitutives de notre être créé, sans lesquelles on ne peut vivre, de fait. Mais ces deux interventions du Sauveur font pressentir que tout n’est pas dit ici-bas : la vie du corps est précieuse, certes, mais au service de l’âme qui, elle, ne mourra jamais. Le corps nous est conjoint tant que nous en avons besoin pour vivre avec Dieu, Le choisir, apprendre à L’aimer pour être un jour pour de bon avec Lui. A quoi servirait-Il, si c’était pour nous détourner de Lui ? En rencontrant Jésus, le Maître de la vie, cette femme et cette enfant anticipent la condition éternelle des bienheureux, cette existence impérissable qui est le but ultime de notre vie présente. Comme il est émouvant, ce dialogue muet qui fait que c’est à cause de l’audace de la femme que Jésus prend conscience de la force qui est sortie de Lui, et en réponse, elle ressent qu’elle est guérie ! Entre elle et Lui, s’est établie une transmission, une harmonie de pensée qui n’avait pas besoin d’un assentiment explicite et préalable. Elle Lui donne l’occasion de faire ce bien-là : nos audaces Le pressent de laisser déborder les grâces de son Cœur, qui sans cela, resteraient inutilisées. Il paraît qu’il y a au ciel un paquet de grâces inemployées, parce que personne ne les demande: alors, ne nous gênons pas, et mettons-y toute l’insistance confiante qui touchera le Cœur de Dieu. Et c’est cela, la foi, qui Lui permet en quelque sorte de se guérir elle-même, par contact avec la vie qu’est Jésus en personne. Jaïre ne manifeste pas sa foi de manière aussi secrète, Jésus l’encourage quand il démissionne, se retire pour ne pas le déranger. Même quand tout paraît perdu et irréversible, la puissance de vie de Jésus demeure et elle est plus forte que tout. La mort elle-même n’est en fait qu’un sommeil, même sous les apparences contraires. Et Jésus entretient en nous la foi, parce que la foi, c’est sa vie, c’est la communication d’un influx vital, multiforme et fécond. Dieu qui est généreux nous fait participer et agir avec la même générosité : Il nous veut semblables à Lui, et c’est pourquoi les saints font eux aussi des miracles, par sa puissance en laquelle ils croient sans réticence. Et nous savons qu’il n’est pas si facile d’accéder à la profondeur de la foi de Jaïre et de cette femme. Jésus, d’ailleurs, ne veut pas de publicité indiscrète, car il est si facile, au contraire, de Le prendre pour un magicien, ce qui est le contraire de la foi : ça agit infailliblement, sans que comptent les dispositions du bénéficiaire et du donneur. On voit bien que Jésus ne veut pas qu’on s’en tienne aux apparences seules, qu’on se contente béatement des dons reçus sans en percevoir le sens profond. Car ce qu’Il veut, ce n’est pas enfoncer les hommes dans le désir de durer sur terre plus longtemps, confortablement, grâce à une énergie de vie qui les clouerait ici-bas ; sa victoire sur la mort nous porte au-delà de l’horizon terrestre, et les miracles ne sont que les signes de ce monde à venir. Laissons-nous porter par la foi qu’Il nous donne. Même si elle nous donne parfois le vertige, elle est fécondité vitale pour aujourd’hui et pour l’éternité. Il prend soin de nous et nous y conduit : c’est là notre plus grande sécurité.

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13ème dimanche A  2 juillet 2017
     Après avoir posé les fondements de son message, dans le discours des béatitudes, le Sauveur Jésus s’adresse maintenant au carré des intimes, les apôtres. Il n’y a donc pas à s’étonner que pour eux les exigences soient plus hautes. Car qui est-Il donc, pour demander non pas seulement de L’écouter et de Le suivre, mais de Le préférer aux affections les plus sacrées, celles mêmes qui sont inscrites dans la nature de l’homme par le Créateur ? Ici se pose la hiérarchie de la vraie charité : la plus respectable des créatures est moindre que le Créateur. De la part d’un homme, la prétention serait insupportable : c’est l’un des premiers indices dans l’évangile que le Christ n’est pas qu’un homme. Ces paroles sont parmi les plus fortes et les plus belles de l’évangile qui n’est pas une doctrine humaine, mais une révélation divine. C’était d’ailleurs un cas d’école rabbinique de se demander qui devait être le plus aimé. Le Talmud élevait clairement le maître au-dessus du père, car celui-ci nous a mis au monde, mais le maître, lui, nous enseigne la sagesse, nous donne la vie de l’autre monde. Mais la suite –prendre sa croix-, nul rabbi ne l’avait dit avant Lui ni le dira après Lui. C’est Lui, le futur crucifié, sachant par avance sa propre destinée, qui a inventé l’expression devenue populaire en christianisme. St Paul, en lettré juif averti, développera cette idée qu’en suivant Jésus, c’est vraiment sur ses traces que nous marchons : le chrétien, disciple d’un crucifié, est lui-même un crucifié. En certaines occasions de la vie, il n’est sans doute pas inutile de se le répéter. Si nous sommes crucifiés, qu’importe ce reste de vie ? Et donc, il y a cette opposition entre vie et Vie , vie du corps et Vie de l’âme. Jésus va jusqu’au bout de ce que disait déjà la sagesse juive : « Que doit faire un homme pour vivre ? – Se donner la mort. Que doit faire un homme pour mourir ? – Se donner la vie. » Jésus donne à la métaphore un sens propre : qui a d’abord souci de garder son corps perd son âme ; qui ne craint pas de perdre sa vie gagne son âme, c’est-à-dire le Royaume et la béatitude. Le maçon est mis au pied du mur : croyons-nous en Jésus et son Royaume en paroles seulement ou jusque là ? Le mot capital, osé, catégorique, c’est : à cause de Moi. La doctrine de Jésus est christocentrique, parce que théocentrique.

     Cependant, tout n’est pas sombre dans l’horizon évangélique, et on n’est pas exposé à la mort tous les jours : ouf, on l’a échappé belle ! Martyr à l’occasion, peut-être, un jour, mais témoin et missionnaire chaque jour, ça oui. Et cela requiert quand même cette mort du vieil homme si coriace à se rendre, ce que rappelle à propos du baptême St Paul dans l’épître. Et le développement qui suit est comme calqué sur le décalogue : après l’amour premier et inconditionnel de Dieu, celui du prochain, notamment à travers le devoir sacré de l’hospitalité. Et le pouvoir que Jésus tient de son Père, qui l’élève au-dessus de toutes les créatures, il le délègue à ses apôtres, sous une forme qui n’est pas sans rappeler l’échange des Personnes divines : Lui, c’est eux, et eux, c’est Lui : vous imaginez l’altitude ? Eh bien, ça c’est la foi chrétienne ; l’amour, quand on le prend au sérieux (ce qui veut dire au passage qu’on prend le risque du martyre !), unit à un degré inimaginable ! Ce choc mystique est aussi développé par St Jean, si bien qu’on peut superposer les formules : « Comme Toi, Père, tu m’as envoyé, je les envoie. » et « Qui vous reçoit me reçoit, et qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé. » Les prophètes, les justes et les petits sont mis sur le même plan : ils sont traités comme Jésus, comme Dieu Lui-même. La foi est incroyablement incarnée et incroyablement divine en même temps.

     Nous n’avons pas à chercher loin pour Le servir et L’aimer : si un verre d’eau suffit, on trouvera tant d’occasions dans une simple journée. Le tout est de ne pas Le perdre trop de vue, Lui qui donne leur sens ultime à nos plus simples actes. Enracinons tout dans la prière : c’est ainsi que nous trouverons la Vie en ne perdant finalement par grand’chose.

14ème dimanche A 9 juillet 2023
Les pauvres et les petits, le poids du fardeau, le joug du Seigneur et sa croix, et le repos pour faire bon poids à la fin : c’est tout l’évangile en quelques flashs très suggestifs. Mais que faire avec ces données passablement contradictoires sont notre vie est comme encombrée ? Nous faisons tout ce que nous pouvons pour éviter ce qui est pénible et nous voulons bien accepter tout ce qui nous permet de supporter le reste. Car il y a toujours un reste dont on ne sait pas trop que faire, et c’est là-dessus que le Sauveur Jésus veut nous dire quelque chose aujourd’hui. Là, Il semble ne pas vouloir nous faire de cadeau : « Celui qui ne prend pas sa croix à ma suite ne peut pas être mon disciple. » Donc, croix il y aura, de toutes façons, pas moyen d’esquiver, et même si on ne veut pas être disciple du Christ, car les autres ne souffrent pas moins que les chrétiens ! Cependant, il y a croix et croix et surtout manière de l’empoigner et de la porter. A tous ceux qui ploient sous le poids du fardeau, Dieu tend une main secourable. En ce sens, Il ne fait pas de différence entre les hommes, son amour est destiné à tous. Mais aurait-Il ses têtes ? Y aurait-il des privilégiés qui passeraient avant les autres ? Il dit bien qu’Il préfère les tout-petits. N’aurait-on pas envie de se glisser dans la file sans faire la queue ? Ce serait pourtant mal Le connaître en pensant qu’Il fonctionne par mode de passe-droit, même s’Il dit aussi que le Royaume appartient aux violents. Ce qui Le touche plus que tout, c’est justement ceux qui n’ont plus la force d’aucune exigence, donc qui sont disposés à recevoir ce qu’Il veut leur donner, et non d’exiger ce qu’ils veulent, eux. Et ce qu’Il leur donne, c’est une part de sa croix, ce qui est entre autres un grand honneur : c’est ainsi qu’Il a voulu sauver le monde et Il les associe à cette œuvre de salut pour son Corps qui est l’Eglise. Ils pourraient dire que c’est justement ce qu’ils ne voudraient pas, car la croix est bien le fardeau le plus lourd qui soit. Qui aurait spontanément envie de mourir comme Lui ? Or, partager avec Lui son fardeau, c’est ne plus être seul, c’est éprouver la douceur d’une amitié. On voit ça parfois dans les situations extrêmes où l’on a plus à partager qu’une présence silencieuse et attentive, la prière impuissante mais aimante. Ce n’est pas la croix qui compte, c’est l’amour qu’elle signifie, et c’est là ce que comprennent ces petits qui n’ont plus rien à perdre ni à espérer et qui sont heureux d’entendre ne serait-ce qu’une parole de réconfort dans l’épreuve. Ainsi le Bon Larron, qui partage le sort de ce condamné pas comme les autres et se voit introduit comme un voleur dans le paradis qu’il ne méritait pas, alors que l’autre ne veut que descendre de la croix pour continuer sa vie de voleur et d’assassin, sans avoir rien compris. Tant qu’on ne veut que la fin de l’épreuve, qu’on gémit, qu’on se plaint, qu’on proteste qu’on ne mérite pas cette croix-là, le fardeau est trop lourd, et on n’en veut pas.

Parfois aussi, on craint à l’avance une montagne qui se révèle à l’expérience être une taupinière. C’est ainsi que la pauvreté ou la chasteté imaginées semblent impossible à vivre : concrètement, pas après pas, c’est concrètement beaucoup plus simple. Si on ne voit les choses que sous l’angle de ce qui manque, il manquera toujours quelque chose. On se voit trop faible pour le porter parce qu’on se croit seul (aïe, la prétention de s’en tirer seul comme un grand !), alors qu’Il veut bien, Lui, porter le fardeau avec nous, mais Il faut au moins dire oui pour qu’Il puisse le faire. C’est une faiblesse acceptée sans conditions, sans si et sans mais. Alors on peut faire l’expérience que c’est finalement plus léger qu’on croyait. Et quand on se retourne, après coup, on se demande comment on a fait : en réalité, c’est Lui qui a porté, c’est Lui qui a fait, alors que tant qu’on soupèse on s’en croit incapable, ce qui est vrai. Ce n’est pas pour rien que le Messie annoncé est monté sur un âne, un tout petit âne : le Créateur du ciel et de la terre se fait porter par un âne, vous voyez ça ? Les tout-petits veulent bien se mettre à son école, ce ne sont pas des fiers-à-bras, des gros malins qui n’ont besoin de personne. Et même ceux-là, il ne les rejette pas : il y a toujours un tournant dans la vie où on se retrouve plus petit qu’on croyait. Peut-être même que dans sa pédagogie prévenante, Il met toute sa finesse à nous amener à ce point de non-retour où enfin, nous sommes disposés à L’écouter et à accepter la main qu’Il nous tendait depuis le début et que nous avons dédaignée. C’est ainsi que nous est donné dans l’Esprit le repos de Dieu.

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14ème dimanche C 3 juillet 2022
La paix comme un fleuve, la gloire des nations, les prévenances de Dieu qui console ses enfants comme une mère… C’est pour quand, Seigneur ? Nous sommes pris entre une réalité souvent déprimante et une confiance en l’aide de Dieu qui ne semble pas toujours à la hauteur de nos espérances. Ce qui est sûr, c’est que ça irait difficilement mieux en laissant une bonne fois Dieu de côté, puisque, pensent beaucoup, Il ne s’occupe guère de nous. Heureusement qu’il y a encore de braves gens comme vous et moi qui malgré tout, sont convaincus que, comme disait un gamin du caté, Dieu, Il est pas comme ça, justement ! Il suffit de vouloir voir, dans toute vie, les bons moments qu’Il nous donne de vivre. Ce sont souvent des joies simples, inattendues, gratuites qui arrivent sans crier gare et qui nous tiennent en joie et reconnaissance pour un moment. Ce sont les disciples qui rentrent tout joyeux de leur tournée de première mission. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance : comme des agneaux au milieu des loups, le risque de ne pas être accueillis, même avec les meilleures intentions, le détachement des avantages de ce monde et l’incertitude de la subsistance. Jésus est clair dans son analyse : Il voyait, comme par-dessus, Satan tomber comme l’éclair. Et ce n’est même pas cette issue positive de la lutte qui doit les réjouir, c’est de savoir que leurs noms sont inscrits dans les cieux ! En attendant, nous aspirons à une vision plus globale et plus stable, que nous demandons à la foi de nous donner. Oui, que penser de tout ça, de notre position et de notre mission comme chrétiens en ce monde ?

La première chose que Jésus dit aux disciples, c’est qu’ils ne doivent pas s’imaginer tirer un quelconque avantage de leur qualité de disciples. Il le dira ailleurs : le disciple n’est pas au-dessus du Maître, il ne doit pas s’attendre à être mieux traité. Par contre, ce qui lui est promis, c’est la paix donnée et gardée, même si les autres n’en veulent pas. Et ce n’est pas rien que la paix du cœur, qui permet de supporter sans inquiétude majeure les aléas de toute vie. On est comme tenu par le haut, et donc en sécurité.

Ensuite, ne jamais s’étonner de la contradiction qui existera toujours entre ceux qui décident de tenir compte de la présence de Dieu dans leur vie et ceux qui veulent se débrouiller sans Lui. C’est le monde et l’évangile, et toute tentative de les concilier est d’avance vouée à l’échec. Beaucoup d’équivoques d’hier et d’aujourd’hui viennent de cette utopie de conciliation mal digérée. Pourtant les messianismes ne manquent jamais de se présenter comme la solution miracle. Comme tout homme raisonnable, croyant ou incroyant, nous aspirons à l’avènement d’un monde meilleur. D’ailleurs, toute l’industrie humaine n’a qu’un seul but : rendre la vie plus supportable. Mais il y a une manière radicalement différente de concevoir cette recherche de perfection suivant qu’on a la foi ou pas. Chez les athées, il y a une sorte d’impatience quant au résultat. Comme ils ne croient pas au ciel, il faut le bonheur tout de suite. Nous, au contraire, tout en faisant tout ce qui est possible pour nous rapprocher de cette perfection, nous savons qu’il y a et il y aura toujours, quoiqu’on fasse, un écart notable entre l’idéal et la réalité. Non pas pour dire qu’il faut renoncer à un idéal, mais qu’il est nécessaire de tenir compte de la basse réalité. En termes de morale, ça veut dire que le péché est la règle et la sainteté l’exception. Entre la perfection de l’œuvre divine et la pauvreté des réalisations humaines, même quand elles s’en inspirent, il y aura toujours un abîme et cet abîme est un appel irrésistible pour le croyant. On peut bien continuer, s’obstiner à aspirer à la perfection, elle n’est par définition pas de ce monde. Les systèmes idéologiques séculiers se battent dos au mur : ils rejettent toute transcendance et tout appel à Dieu, sous prétexte que ça ne marche pas comme ils veulent, et si le monde parfait dont ils rêvent ne marche pas, c’est forcément la faute des méchants qui ne pensent pas comme eux et qu’il faut éliminer : ça donne Auschwitz et le goulag. On n’explique jamais la machine qui coince par la faute du concepteur, mais par l’incompétence des ouvriers. Nous savons, nous, que nous sommes tous pécheurs en espérance de rédemption et que cette acceptation humble de la première réalité sur laquelle nous avons prise nous incite à la conversion quotidienne dans l’indulgence pour nos frères, pécheurs comme nous. Ainsi on coupe l’herbe sous le pied au perfectionnisme, qui n’est qu’un orgueil secret et une impatience inutile, et tout autant à la désespérance de ne jamais arriver au résultat final, dont l’heure appartient à Dieu. Moyennant quoi, nous demeurerons dans la paix en toute situation, ce qui est le don inappréciable et un témoignage puissant pour tous ceux que nous côtoyons.

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14ème dimanche ordinaire B 4 juillet 2021
Engeance de rebelles, cœurs obstinés, visages durs… Oui, pourquoi tant de gens, même comblés par la vie, sont chroniquement peu satisfaits de la vie qu’ils mènent, susceptibles à l’excès dès qu’on leur dit quelque chose qui ne leur convient pas ? Pas étonnant qu’on ne soit pas content du Bon Dieu, puisqu’Il est par définition responsable de tout ! C’est ce que leur reproche le prophète au bord du fleuve Kébar, à ces déportés qui avaient sans doute plus de raisons que nous de se plaindre. En un premier temps, ce qu’il leur dit ne leur fait pas plaisir, mais au retour d’exil, cela induira chez eux une vision plus positive qui les aidera dans la grande œuvre de restauration du Temple et de la Ville sainte. Tout simple humain qu’il est -fils d’homme- il leur transmet un message d’espérance qui leur fait comprendre que Dieu est assez grand pour se situer au-dessus de la révolte humaine. Oui, ils ont rejeté Dieu, ils ne L’ont jamais compris. Mais le Seigneur Dieu a la patience et l’amour vrai, Dieu aime l’homme d’un amour sans repentance et avec une intensité capable de vaincre à terme les forces de révolte. Il ne laisse jamais ces pauvres râleurs sans messagers. Même s’ils n’ont pas envie de les écouter sur le moment, il y en a qui rentrent en eux-mêmes et comprennent que c’est Lui qui a raison, et c’est là que se fera le partage entre les obstinés et ceux qui savent que savoir la vérité ne suffit pas : il faut encore l’accueillir librement et par cet accueil sauver la possibilité d’aimer, sans vouloir changer de Dieu pour aller chercher les avantages du service d’un autre dieu.

Pour l’apôtre aussi, la vie humaine consiste en cette endurance face aux multiples et incessantes limites de notre être créé. Comme le prophète, il sait toujours mieux la disproportion entre les moyens humains et la grandeur de la tâche que Dieu lui confie. Plus il en est conscient, plus il laisse Dieu agir : la faiblesse humaine consciemment reconnue devant Lui devient comme le fil conducteur d’une incroyable intensité divine. Un outil ne se vante pas d’être intelligent : il n’est efficace que docile dans la main de celui qui l’utilise. Que Dieu nous donne d’être de bons outils, sans quitter sa main, pour ne pas devenir… des manches.

Tout cela se réalise de manière exemplaire en Jésus, fils de l’Homme et Fils de Dieu. Mais comme les auditeurs L’ont réduit à ce qu’ils connaissaient de Lui, Il ne peut pas déployer son action comme il l’avait fait ailleurs. Ce qui veut dire que notre accueil inconditionnel de Dieu tel qu’Il est, est littéralement le verrou de son action : c’est nous qui ouvrons le robinet, c’est tout juste ce que nous pouvons faire, mais si nous ne le faisons pas, il ne se passera rien. A l’inverse, avoir la foi ne veut pas dire pour autant qu’Il peut faire n’importe quoi, à savoir ce que je veux, moi, et dans tous les cas. Car la foi, c’est justement Le prendre tel qu’Il est, non tel que je veux qu’Il soit pour moi maintenant. Cette révélation nous est suggérée par le titre qui Lui est donné par les auditeurs : Fils de Marie ; au premier degré, selon le langage du temps, ça veut dire que St Joseph étant mort, Il reste le fils d’une veuve. Au sens théologique, il est ici suggéré que le meilleur moyen de Le connaître, c’est de passer par Elle, de L’accueillir, non comme une abstraction étiquetée, mais comme une personne humaine accessible et pourtant qui dépasse tout concept humain, à notre mesure si nous nous faisons aussi petits qu’Elle, divine et divinisante à travers l’épaisseur de la communauté humaine et qui est la sienne et la nôtre. A Cana, elle avait dit aux serviteurs : « Faites tout ce qu’Il vous dira. » ils l’ont fait, simplement, et le miracle a eu lieu. Alors seulement, Il aura le champ libre pour agir comme Il l’entend et des merveilles sortiront à nouveau de ses mains. Au fond, nous sommes à chaque pas invités doucement à Le laisser agir comme Il l’entend. Soyons de ces villages d’alentour qui n’ont pas les préventions et les idées toutes faites de la capitale, tout heureux d’accueillir dans la fraîcheur de leur âme Celui qui vient sauver et guérir.

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14ème dimanche A 5 juillet 2020
Nous pouvons remercier Jésus d’avoir prié à haute voix devant ses disciples et à eux de nous avoir conservé les termes mêmes de son dialogue avec le Père. Nous qui avons tant de peine à prier : non seulement de ne pas nous ennuyer ferme durant ce temps que nous nous efforçons de donner à Dieu -ce qui est encore un moindre mal, car Lui, ô miracle, il ne s’ennuie jamais en notre compagnie, et nous faisons sa joie au moindre mouvement qui nous tourne vers Lui ! – mais encore de trouver les mots et les attitudes qui touchent son Cœur et soient dignes de Lui. Sa prière commence par une exultation, une louange : la merveille, c’est que Dieu existe, c’est que le Père nous aime, inconditionnellement, c’est qu’Il envoie son Fils pour chercher ces pauvres et ces petits qui peinent sur les chemins de cette basse terre. Nous devrions toujours commencer notre prière en louant Dieu pour quelque chose -et il y a forcément quelque chose, même dans les pires situations. Nous sommes trop souvent accablés par ce qui ne va pas, obsédés par notre soulagement, soucieux de notre confort. Et quelle est la raison de sa louange ? « Ce que tu as caché aux sages et aux savants et révélé aux tout-petits. » Ce qui nous permet de nous positionner : dans laquelle de ces deux catégories sommes-nous, ce qui peut faire de nous l’avantage d’être bienheureux, parce dépositaires de la révélation de son amour : « Oui, Père, Tu l’as voulu ainsi dans ta bonté. » Nous sommes voués à entrer dans l’intimité du Père et du Fils, de partager leur amour infini, rien que ça ! Et non pas dans un futur lointain, mais déjà en cette vie, dans la mesure où nous ne prétendons pas être de ces gros malins qui croient avoir tout compris, donc qui pensent ne pas avoir besoin de révélation.

Mais il y a encore une deuxième partie de notre évangile, ce matin : « Venez à moi, vous qui peinez sous le poids du fardeau, et je vous procurerai le repos. » Ah, ça, oui, Seigneur, on veut bien : le repos, enfin ! Le confinement du coronavirus nous en a donné une idée, mais enfin, il y a encore le virus, et ça, c’est lourd ! Alors, le repos sans le virus, la retraite pépère, la vie contemplative sans les servitudes de la vie conventuelle, oui, ça, merci, on veut bien ! Laissez-moi vous raconter une petite parabole, c’est dans le style de l’évangile, même si celle-ci n’y est pas. C’est un maître qui a deux serviteurs. Un jour, il leur dit : « J’ai besoin de vous, pour aller au sommet de la montagne porter à un ami 4 sacs de 20kg de blé pour qu’il n’ait aucun souci de subsistance. 2 sacs chacun, 40 kg, jusqu’au sommet de la montagne ! Comme ils sont croyants, tous les deux, et qu’ils connaissent l’évangile, ils vont prier. Le premier demande au Seigneur : «J’en peux plus rien que d’y penser, je pourrai jamais, allège ma charge. » Le 2ème prie aussi, et ils reviennent chez le maître qui leur dit : « En fait, j’ai réfléchi : je pense que 30 kg, ça suffira, alors, toi, tu prends le 1er sac de 20 kg, et toi les 2 autres. Le premier part, tout guilleret, heureux d’avoir été exaucé, et le 2ème suit. Ils arrivent ensemble chez l’ami, qui remercie le premier et félicite le second, en lui donnant une récompense, en pensant à son double effort. En descendant, le premier dit au second : « Tu vois, tu aurais dû prier comme moi : j’ai demandé à Dieu qu’il allège ma charge et j’ai été exaucé ! » « Eh bien, moi, dit l’autre, j’ai demandé à l’Esprit-Saint qu’il me donne la force de porter ce qu’il voulait ; et Il m’a exaucé, puisque je suis arrivé en même temps que toi. » Là aussi, il y a deux catégories, car la morale suit la foi. Dans les deux cas, voulons-nous rester seuls ou acceptons-nous d’être aidés ? Sommes-nous plutôt comme le premier, qui ploie sous le fardeau avant de l’avoir empoigné, pour qui ce sera toujours trop lourd, ou comme le second qui demande à Dieu de pouvoir servir et aimer comme Lui ? Face aux épreuves de la vie, nous avons en quelque sorte le choix : rechigner, rouspéter, renâcler, en ne changeant finalement rien à la charge, ou ne pas l’esquiver, en sachant que Celui qui est doux et humble de Cœur la porte avec nous pour le salut du monde. C’est la petite Thérèse qui disait que la souffrance portée par amour n’est déjà plus tout-à-fait la même.

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14ème dimanche C 7 juillet 2019
     « Soyez pleins d’allégresse… vous serez nourris et rassasiés du lait de ses consolations… les disciples revinrent tout joyeux. » Quelle insistance, ce dimanche, comme pour nous rappeler, si par hasard, nous avions tendance à l’oublier, que Dieu, l’évangile, c’est la joie. Pas seulement promise, mais déjà maintenant. Aujourd’hui, pour les apôtres et les disciples, c’est le grand départ. Pas en vacances, mais en mission. Et Lui, que fait-il pendant ce temps ? Apparemment, rien : Il attend qu’ils reviennent. Il les laisse faire, en attendant d’y aller Lui-même. Oui, Il viendra, à son heure, quand ils auront préparé le terrain, ce qui veut dire qu’il nous laisse une marge de manœuvre  non négligeable et qu’il ne se substitue pas à nous à nous réputant incapables. La confiance dont il nous investit nous grandit et nous encourage ; mais aussi, tout ministère de disciple est seulement là pour que Lui puisse arriver : « Il faut qu’il grandisse et que je diminue. », ça restera toujours le mot d’ordre du ministère apostolique. Le danger le plus pernicieux, c’est donc d’être un peu trop là, en se prenant pour Dieu. Les structures, le personnel, les méthodes, les stratégies, il en faut mais point trop. On a toujours une tendance invétérée à vouloir habiller le petit David de l’armure de Saül, moyennant quoi, il ne peut plus marcher tant elle est lourde. L’apostolat est à la portée des vies les plus simples : il suffit d’être vraiment chrétien et d’être convaincu que la foi apporte quelque chose d’essentiel que le monde n’a pas. Légèreté serait donc la consigne de base pour tout ouvrier de la vigne.

     Mais il y en a encore plusieurs, et elles nous concernent tous à des degrés divers, puisque nous sommes tous envoyés par le Seigneur dans la vigne. C’est le premier sens des 72 disciples : oui, on a trop l’habitude de penser que l’Eglise repose seulement sur le ministère des prêtres et des évêques, ce qui a tendance à faire de nous de gentils consommateurs : on paie l’impôt paroissial, donc on a droit aux prestations du clergé. C’est sûrement l’une des lignes de fond de Vatican II. Mais il ne s’agit pas pour autant de cléricaliser les laïcs : on s’aperçoit dans la pratique que dans ce cas, le remède est pire que le mal et le manque. Il s’agit donc d’une autre question de fond qui est celle de l’identité, assez mise à mal aujourd’hui. Il semble parfois que plus personne ne sait vraiment qui il est : ni l’homme ni la femme, ni le prêtre ni le fidèle, ni l’évêque ni le religieux. Normalement, la confrontation avec autrui devrait nous conforter dans ce que le Seigneur veut que nous soyons : c’est pour cela que les disciples sont envoyés deux par deux. Tout le monde n’est pas obligé de faire tout, nous sommes complémentaires. Car on n’est jamais l’Eglise à soi tout seul, et si tout ministère comporte une part inévitable de solitude, ce ne peut être un isolement de confort, pour n’avoir pas à tenir compte d’autre chose que soi-même.

    Et que font-ils, ces disciples en mission ? S’ils parlent, ils ne bavardent pas : sobriété de paroles, car ce sont d’abord les gestes et les attitudes qui convainquent. Les salutations à l’orientale ne sont pas de mise, et il ne s’agit pas de se faire bien voir. Ensuite, ils sont les ambassadeurs de la paix. Oh, que le monde de tous les temps en a besoin ! Pas la paix à tout prix, au mépris de la vérité, certes, mais la recherche de la concorde par-dessus les individualismes tenaces et prédateurs. Quand on est rempli de Dieu, les choses s’apaisent tout à l’entour, même quand il est nécessaire de dire des vérités pas faciles. Entretemps, on accepte avec simplicité ce qu’on offre sans chercher le 5 étoiles, juste le nécessaire : là aussi, sobriété et simplicité. Et enfin, les guérisons : ça semble plus difficile, mais si on ne peut pas guérir le corps, on peut toujours faire du bien à l’âme par l’attention à l’autre, la patience dans l’écoute, la compassion vraie. Cela déjà est hautement thérapeuthique. Tout cela au nom du Christ, en guettant l’occasion de parler de Lui, mais sans forcer. Vivre avec un Dieu qui est Lui-même présent à chacune de nos existences : oui, la vie avec ou sans Dieu, ça fait une différence, et ça ne peut pas ne pas se voir ! Et il reste à prier pour que soient toujours plus nombreux ceux qui témoignent à leur place du Royaume déjà commencé. Là est la seule joie en ce monde, parce que c’est le germe du monde à venir.

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14ème dimanche B 8 juillet 2018
     « J’ai dans ma chair une écharde… » L’apôtre n’hésite donc pas à nous faire la confidence de ce qui le fait souffrir depuis si longtemps et dont il ne comprendra le sens et la portée que très tard dans sa vie. Tout l’agir de Dieu dans l’âme, aux prises avec notre liberté chancelante, se déroule entre grâce et miséricorde. Ce qui est sûr, c’est qu’il se sert de tout, en génial et divin bricoleur, même ce à quoi nous ne penserions pas ou que nous ne voudrions pas. En faisant état de cette mystérieuse écharde qu’il appelle un ange de Satan qui est là pour me gifler, l’âpotre nous livre quelque chose de son combat intérieur et peut-être que ceux qui le connaissaient voyaient ce à quoi il faisait allusion de manière sybilline : il paraît qu’on dispose de quelque 287 interprétations, ce qui veut dire qu’on en sait rien, et que c’est tout ce qui nous paraît un obstacle à notre avancement spirituel ; ça va de l’épilepsie à la maladie ophtalmique, du souvenir cuisant de son passé de persécuteur aux penchants invétérés pour la luxure –là, l’imagination se déchaîne !- et finalement au paludisme contracté lors de ses voyages en Asie. Retenons que ça affecte à la fois le corps et l’esprit, elle fait corps avec lui et l’entrave pour son ministère. Quand il subit ses assauts, il est réduit à rien et il a le moral dans les chaussettes. Quand on souffre, on a l’impression que l’horizon est bouché par une seule idée, qu’on est décidément nul et bon à rien, ce qui n’est effectivement pas très valorisant. Difficile en ce cas de jouer au surhomme, même avec le souvenir de grâces exceptionnelles. Et ça nous fait une belle jambe de croire que c’est pour notre bien, ce qui est toujours une phrase dangereuse et une mince consolation ! Mais au fond, que veut Dieu pour lui comme pour nous, Lui qui ne peut vouloir que notre plus grand bien, en effet ? C’est à la fois terriblement simple et très difficile. Difficile parce que nous sommes foncièrement orgueilleux. Et donc qu’avant d’avoir confiance en Dieu, nous avons surtout confiance en nos pauvres efforts, même si nous constatons chaque jour qu’ils ne vont pas bien loin. Ce qu’Il veut, c’est que nous apprenions à mourir dans l’amour de Dieu. C’est l’apprentissage de la mort du vieil homme, comme il l’appelle, et qui ne réclame en fin de compte que la confiance. Oui, rien que la confiance, ça paraît simple et séduisant, mais c’est très redoutable, car nous essayons d’aller à Dieu par la confiance et par autre chose : en cherchant quelques appuis, garanties, consolations : là aussi, la liste est infinie, ça va des petites dérogations auxquelles on a droit, tout de même, à tous les signes encouragés par l’Eglise : neuvaines, scapulaires, indulgences, pratiques pieuses de toute sorte. Bien sûr qu’il faut garder de mépriser ces choses, qui sont des actes de confiance s’appuyant sur des signes concrets, mais le risque c’est d’avoir plus confiance dans les choses elles-mêmes qu’en Dieu, d’enfermer Dieu dans ses promesses, de se rendre propriétaire –et c’est pour éviter ça que Dieu, parfois, semble renier ses promesses. Pourtant aucune promesse ne sera vaine : soyons sûrs que Dieu nous rattrapera, même si nous y croyons un peu en propriétaires, et qu’Il nous apprendra enfin à ne mettre notre confiance qu’en Lui, au-delà de toute promesse. On disait volontiers autrefois qu’on se sauve plus facilement dans la vie religieuse. Oui, c’est vrai, déjà parce que ça nous préserve de pas mal de tentations grossières. Mais il faut y croire sans en tirer une garantie qui nous sortirait de la vraie confiance. Car Dieu ne peut sauver quelqu’un qui ne Lui donne pas toute sa confiance, et nous la Lui retirons dans la mesure où nous nous appuyons sur autre chose. Toutes les impuretés spirituelles se réduisent à cela : s’appuyer sur autre chose. C’est instinctif de s’appuyer sur du repérable. Or la miséricorde ne se voit pas : il faut donc qu’elle coupe les liens qui nous attachent à un appui visible. Plus on vieillit, plus Il nous enlève l’un après l’autre tous les appuis qui marchaient jusque là. Pas étonnant que ça nous déconcerte… Quand quelqu’un s’accroche à une bouée et qu’on l’oblige à la lâcher pour prendre la main qui se tend, il y a forcément un moment de panique. Ce qui nous rend faibles, désarmés en face des épreuves, c’est de vouloir exister par nous-mêmes. Quand le Saint-Esprit nous délivrera du désir d’être quoi que ce soit, alors notre force sera infinie, car elle ne connaîtra d’autre limite que celle de Dieu : lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort ! Acceptons que la volonté de Dieu passe par nos déficiences et celles de nos frères : c’est le seul moyen dont Dieu dispose pour nous engager à la confiance parfaite, car on ne sauve pas soi-même.

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14ème dimanche A 9 juillet 2017
     Qu’est ce que Jésus a apporté au monde, se demandait notre Pape émérite Benoît XVI en liminaire de son Jésus de Nazareth ? C’est simple, répondait-il : Il a apporté Dieu. C’est qu’on en a tant dit de Lui, on Lui a prêté tant d’intentions plus ou moins consolantes ou révoltantes qu’il était temps d’apporter au monde le vrai Dieu, par l’entremise de Quelqu’Un qui parle en connaissance de cause, puisqu’Il est son propre Fils. Tout l’évangile est donc révélation, dévoilement progressif du vrai Dieu. C’est ce que nous dit en trois étapes l’évangile de ce dimanche.

     1. Cette révélation s’adresse aux tout-petits : non seulement aux petits. Pas aux gros malins qui savent déjà tout : ils n’en ont pas besoin, par définition. Les vrais sages et les vrais savants, d’ailleurs, peuvent être du nombre élu, car justement, ils savent qu’ils ne savent pas tout. Les gens vraiment intelligents sont en général modestes. On peut être théologien en ayant dans la tête tout un système huilé comme une horloge astronomique, qui prévoit tous les cas de figure et connaît jusqu’à ce que Dieu devrait faire : c’est ce que Jésus reproche aux docteurs de la Loi. Dans l’évangile, ils Le prennent en général de haut, parce qu’eux, ils savent. Les foules qui s’attachent aux pas de Jésus, ce sont les pauvres en esprit, les malades qui interrogent du regard le médecin, les brebis épuisées qui n’ont pas de pasteur qui s’intéresse à elles plus qu’à leur laine ou leur viande, comme dit St Augustin. Comme tous les vrais pauvres, ils acceptent volontiers tout ce qui peut leur venir en aide et leur faire du bien, sans idées préconçues ni grille de lecture préalable. Jésus est Lui aussi très petit devant son Père, dans son humilité, son obéissance et son abaissement : c’est dans cette connivence profonde que les tout-petits Le reconnaissent.

     2. C’est pourquoi, Il est le seul Révélateur du Père et qu’il peut prononcer ces mots souverains : « Tout m’a été confié par mon Père. » C’est ici la vraie humilité, qui ne nie pas les dons de l’Autre, mais est tout petit devant la grandeur de ces dons, les Lui rapporte et est tout entier attentif à ce don parfait. Cette déclaration soulève un coin du voile trinitaire, car la transmission du Fils aux petits indique quelque chose du Saint-Esprit que souligne expressément la 2ème lecture. En ayant cette entrée dans les sentiments du Père et du Fils, nous comprenons que le Fils ne fait pas qu’exécuter passivement les ordres du Père, il participe à sa propre volonté souveraine, en ce sens qu’il révèle le Père seulement à ceux qui veulent Le recevoir et qui le montrent par leur petitesse.

3. Quelles sont ces âmes élues, la fin de l’évangile nous le dit : ce sont ceux qui peinent sous le poids du fardeau et qui trouvent en Lui le repos.Il convie tous les accablés, tous les affligés par quoi que ce soit, pourvu qu’ils attendent quelque chose de Lui. C’est à eux seuls qu’est promis le repos, les autres n’en ont pas besoin, ils peuvent continuer à s’agiter à ne rien faire. Mais il y a ici une opposition apparente pas facile à comprendre : ceux qui portent de lourds fardeaux, il leur promet que son joug à Lui est facile à porter. Mais la croix est le plus lourd qui soit : la croix, c’est toujours ce qu’on ne choisit pas. On ne peut même pas dire que la croix n’est lourde que pour Lui, et pas pour ceux qui la portent avec Lui, ce serait encore trop facile. Alors, qu’est-ce à dire ? La solution se trouve, non dans le poids mesurable, mais dans l’attitude de Jésus. Il se désigne comme doux et humble de cœur, c’est-à-dire pas fier à bras. Il ne gémit pas du fardeau qui Lui est imposé, ne compare pas, ne proteste pas : Père, non pas ce que je veux… Entre tes mains… Quand on se met à son école, avec le courage qu’Il donne, on peut faire l’expérience que ce fardeau est finalement moins lourd qu’on croyait, car l’amour transforme tout.. Ce n’est pas pour rien que le Messie, dans Isaïe, vient comme un humble, non sur un brillant coursier, mais sur un petit âne aussi humble que Lui. Voilà ce que veut dire voir les choses non selon la chair, mais selon l’Esprit. Ainsi seulement nous est donné, dans l’Esprit, quelque chose du repos de Dieu, et cela change tout, en effet.

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14ème dimanche TO C. 3 juillet 2016
Quelle est donc cette joie qui envahit les disciples à leur retour de mission ? Ils étaient sans doute assez novices pour être d’abord sensibles aux petits succès que Dieu leur avait permis de réaliser au nom de son Fils. Mais ce n’est au fond pas étonnant : la joie n’est-elle pas ce sentiment qui nous étreint quand nous avons l’impression d’être pleinement dans notre vocation ? Elle devrait être la marque de ceux qui mènent une vie qui se veut donnée au Christ. Et même si sa croix les accompagne, elle peut être, comme dit St Paul, une fierté qui donne une certaine paix, celle que le monde à jamais crucifié pour eux, ne peut donner. La joie est donc en premier le cadre, l’atmosphère dans laquelle ils sont invités à vivre, et le critère de vérité de ceux qui sont envoyés.
Car c’est le Seigneur qui envoie. Et avant d’envoyer, il vient chercher : c’est ça, la vocation. Ce n’est pas moi qui vais me pousser en avant en pensant que j’ai les qualités pour, un CV irréfutable. Je suis parfois gêné quand, au début des messes d’ordination, on fait un tonitruant panégyrique du candidat. Je préférerais, si vraiment on ne peut pas se contenter du rituel prévu, que l’on dise en toute franchise : « Ecoutez, on a fait le tour du bonhomme en 7 ans de séminaire. Eh bien, on doit vous le dire : il est particulièrement nul. Mais avec toute sa bonne volonté et votre prière chaque jour, ça ira. Au moins il saura que ce n’est pas par ses propres forces et mérites qu’il reste en selle ! » On usurpe aucun rôle dans le Royaume, tout est oeuvre de Dieu, ce ne sera jamais assez clair.
Et puis, il y a les consignes que donne le Sauveur Jésus. « Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. » Sympathique perspective : il ne manque plus que de savoir à quelle sauce on sera dégusté ! Un agneau vit en dépendance de son berger, en troupeau. Le loup, au contraire, est sauvage et pourvoit seul à ses nécessités. L’agneau sait qu’il peut compter sur son berger, qui cherche pour lui les meilleurs pâturages et ira même le repêcher dans le ravin s’il s’est écarté du chemin. Il n’a pas besoin de se préoccuper d’autres ressources. D’où la première consigne aux disciples : pas de bourse, d’argent, de besace… Le loup est fort, rusé, prédateur. Il impose à la meute sa volonté, au besoin par la force. L’agneau, lui est un animal doux et naïf, il se plie naturellement au bien commun. Il ne cherche pas à imposer aux autres des idées singulières. Il ne sera donc pas entendu par les loups : pas de dialogue possible. Il ne sera compris que par ceux qui veulent déjà devenir des agneaux. La paix qu’il souhaite sera reçue par les enfants de la paix. Il ne passera pas de maison en maison comme le feraient ceux qui cherchent leur satisfaction en prédateurs. Lui, il accepte la prise en charge d’où qu’elle vienne. Il est libéré des rancunes comme des résultats possibles de ses efforts. Il répétera ce qu’on lui a demandé de dire, sans vouloir à tout prix qu’on bêle avec lui. Il paraît que ça soumet à l’occasion même les démons, mais ce n’est pas cela qui doit les rendre joyeux. St Jean-Paul II, quand il est venu la 1ère fois en Suisse, avait reçu les délégations des différents diocèses à Einsiedeln. Et chacun y allait pesamment de ses lamentations et revendications. Il a tout écouté avec le sourire, puis a redit les paroles de Jésus : « Réjouissez-vous, malgré toutes ces difficultés, parce que votre nom est inscrit dans les cieux ! »
En fait, il y a en nous du loup et de l’agneau. Etre disciple du Seigneur, c’est accepter d’être un ancien loup qui est devenu agneau par la seule grâce de Dieu. C’est quitter une mentalité de prédateur, un comportement du monde, pour être une créature nouvelle qui ne craint plus rien, parce que le Pasteur suprême appelle et pourvoit à tout. Accessoirement, ça peut conduire au martyre, mais même cela n’est pas si grave, c’est même un beau couronnement de carrière : après tout, il est normal que le serviteur ne soit pas au-dessus du Maître. Quand on y croit assez soi-même pour y conformer sa propre existence, il suffit de dire : « Le Royaume est proche ! » Le reste serait de la manipulation de mentalités, de la pub et de la propagande : on en est tous assez saturés, ce n’est pas de ça qu’on a besoin. Que le Bon Berger nous donne d’être par notre vie porteurs de ce message d’espérance. Prions encore et toujours le Maître de la moisson pour que ceux que le Père appelle restent des agneaux au milieu des loups.

15ème dimanche A 16 juillet 2023
Entendre sans écouter, voir sans regarder : le regret du Sauveur Jésus signale cette tendance de notre pauvre nature, proche de l’endurcissement du cœur, qui nous fait vivre à la superficie des choses et nous empêche de vivre à fond notre vie d’homme. Sans doute, il y a là plus le légèreté que de malice, mais nous perdons ainsi ce qui est le propre de la vie proprement humaine, à savoir la conscience de notre fond qui est en Dieu, qui seul connaît toutes choses. La parabole du semeur nous donne cependant l’espoir de regagner peu à peu, par un travail assidu, ce que nous risquons de perdre dans le tourbillon des jours qui nous disperse et nous divertit de l’essentiel.

Trois quarts de la semence qui ne donnent rien : ce serait désespérant au plan de rendement, si deux éléments de départ, déjà, ne compensaient largement ce gaspillage apparent. D’abord, la richesse de Dieu en Lui-même est sans proportion avec notre travail et nos pauvres efforts. Avant la semence, il y a Dieu et la prolifération de sa vie. Deuxième élément : ce que suggère la petite note de St Marc dans le parallèle de St Matthieu : « Nuit et jour, la semence grandit, on ne sait comment. » La croissance, au total, ne fait pas de doute, même en hiver. C’est le secret de Dieu, elle n’est pas quantifiable ni mesurable à notre aune. La poussée constante de la vie dans la nature en est l’image, saison après saison.

Les disciples ont déjà commencé à en deviner quelque chose : leur question n’est pas pour Lui demander des comptes, trouver une raison plausible à ce gâchis apparent. Ils Lui font développer sa pensée au sujet de la méthode : « Pourquoi leur parles-Tu en paraboles ? » Pour les foules, ce langage est obscur, ce qui veut dire qu’elles peuvent avoir deux attitudes : ou bien décider que, tant pis, on ne comprend rien de ce qu’Il nous dit, ce n’est pas pour nous ; ou bien user de son intelligence pour se demander encore et encore : « Qu’est-ce qu’Il nous dit là ? » Pour commencer à comprendre, il faut vouloir comprendre : c’est toute la différence entre entendre et écouter, voir et regarder. La vraie intelligence n’est pas seulement celle des livres et des cours, elle est celle du cœur et du jugement de la conscience, qui est le propre de l’âme humaine, si simple soit-elle. Peut-être même, aux dires du Sauveur Lui-même, les simples ont-ils une longueur d’avance : « Je te bénis, Père, d’avoir caché cela aux sages et aux savants et de l’avoir révélé aux tout-petits. »

Mais même si nous nous reconnaissons dans cette catégorie, le danger existe encore d’être l’un des trois terrains stériles, alternativement ou les trois à la fois. S’imaginer qu’on peut être toujours la bonne terre qui porte du fruit, c’est précisément l’esprit pharisien qui n’a besoin de rien ni de personne. La compréhension de ce que Jésus dit est une béatitude qui se demande et se reçoit. Pour les disciples, elle viendra après Pâques et la Pentecôte, c’est un don de l’Esprit : au moment où ils posent leur question, ils sont encore de petits disciples de bonne volonté, mais pas encore capables de passer des symboles à la réalité. Car on ne peut parler de Dieu que de manière poétique, au sens premier du terme, c-à-d en sachant que les mots sont trop courts et qu’on invite l’auditeur à voir plus haut, à creuser, à méditer. Et comme dit l’apôtre, nous en sommes souvent à gémir dans les douleurs de l’enfantement, parce que notre âme est comme le sol pierreux, que nous sommes étouffés par les soucis de la vie, que des oiseaux de malheur nous picorent à mesure les semences que Dieu dépose en nous.

Pourtant, si nous persévérons dans cette lente méditation d’une vie, petit-à-petit la lumière se fait, par petites touches : « Ah, mais ça voulait dire ça ! » On grandit dans la vie spirituelle plutôt par paliers, par marches d’escalier que sur une pente ascendante continue. Et on regagne alors le temps qu’on croyait avoir perdu et qui n’était en fait que le temps de la maturation. C’est vrai aussi pour l’ensemble de l’Eglise : un saint authentique compense bien des tièdes et des négligents. Désirons l’être non pas en nous bricolant un idéal inatteignable de saint de vitrail, mais en laissant Dieu être assez en nous pour qu’Il fasse de nous ce qu’Il veut, Lui et Lui seul. Demandons-Lui d’avoir des oreilles qui écoutent, des yeux qui regardent et s’émerveillent de ce qu’Il arrive à faire avec les pauvres que nous sommes : Il veut que ce soit notre béatitude de Le croire à l’œuvre sous la pluie et le soleil de sa grâce.

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15ème dimanche TO C 10 juillet 2022
Il ne s’attendait sans doute pas à se voir ainsi renvoyer la balle, ce docteur de la Loi qui voulait savoir ce que ce jeune rabbi avait dans le ventre. Si Jésus avait été un rabbi comme les autres, Il aurait improvisé un cours sur le sujet, trop heureux de se voir donner une occasion pour bon public. Il y a plusieurs raisons à la réaction de Jésus : Il n’a aucun besoin de se mettre en valeur, donc Il commence par mettre l’autre en valeur en lui donnant la possibilité de mettre en lumière son savoir. Le premier pas de toute recherche, c’est de commencer par ce qu’on sait. Ensuite, puisque l’autre rebondit, Il donne un exemple ; non pas de la théorie abstraite -définir philosophiquement l’essence du prochain- mais laisser l’interlocuteur découvrir par lui-même qui est ce prochain. Et la surprise est dans la question qui suit. Car le prochain n’est pas qui on croit. Quand on dit qu’il faut aimer son prochain, ce qui est l’une des bases indiscutées de toute morale, on se situe en surplomb : je suis, moi, capable de t’aider, toi, pauvre type dans le caniveau, et tu me seras éternellement redevable de t’avoir sauvé la vie. Si le docteur de la Loi avait posé la question à Jésus, c’est qu’il était pour le moins curieux de ce qu’Il lui répondrait. En fait, il savait déjà, et ne voyait pas ce qu’on pouvait rajouter rien aux termes de la Loi. Jésus aurait pu en rester là : rien à rajouter, en effet. Pourtant, non seulement Il ne dédaigne pas d’engager conversation avec cet homme, même si sa bonne foi n’apparaît pas clairement, mais Il l’enfile sur une voie inconnue qui est de l’ordre du supplément, ce qui est comme la caractéristique de Dieu, toujours plus riche que l’on croit, parce qu’il est le Pauvre par excellence. Et cette voie n’est pas celle de la connaissance, même sacrée, c’est celle de l’amour et du dévouement à fond perdu. Mais il y est amené comme en douceur et en lui demandant pour finir son assentiment : « Lequel des trois, à ton avis… ? » Il pensait être au clair, être quitte avec une réponse définitive : il se retrouve avec une invitation qui ne sera jamais complètement achevée. Car il y aura toujours des pauvres diables en mauvais état sur lesquels il faudra se pencher, soigner parce qu’on a toujours avec soi une trousse de secours, charger sur son âne, confier à l’hôtelier en donnant un acompte et ne plus s’en occuper parce qu’il suffit de faire le bien au passage sans créer aucun lien de dépendance. Ce docteur de la loi, le voici transformé en samaritain honni, exactement ce qu’il n’aurait jamais voulu, et donc pas le docteur parfait qu’il croyait sans doute être. Non seulement il peut devenir un bon samaritain, mais il peut  accepter, quand il se retrouve comme le pauvre blessé, que même un samaritain soit son prochain ! Même en étant pas parfait, on peut donc être prochain : ça c’est une bonne nouvelle ! Et quand on est en mauvais état, n’est-on pas simplement heureux qu’on s’occupe gentiment de nous, sans demander les diplômes du samaritain de passage? Comme tout est simple quand s’en mêle l’amour vrai, n’est-ce pas ? Que de divisions sont ainsi surmontées, par simple humanité, parce que tout être humain mérite qu’on s’intéresse à lui, même quand il semble ne pas être intéressant. Pour nous, en général, celui qui est de l’autre côté, c’est celui qui a tort : tort de se trouver là, sur cette route réputée peu sûre, tort de n’avoir pas su se défendre, tort de prendre du temps à cet homme en voyage… Mais cette rencontre inopinée fait tomber toutes les barrières habituelles : ainsi en va-t-il de  ces exilés qui se retrouvent loin de chez eux, tous contents de trouver un compatriote qui les comprend. Le samaritain est en voyage, venu en terre étrangère pour chercher Dieu sait quoi. Spécialement pour lui, samaritain, le chemin est dangereux. Il est à sa manière un pauvre, connaissant le mépris et l’incertitude, le danger, la peur : il est donc mûr pour la compassion. Le blessé avait quitté Jérusalem, la ville sûre, avec son confort et ses certitudes, pour chercher lui aussi quelque chose. Dans sa situation, il ne fait pas le difficile quand cet inconnu se penche sur lui, à deux doigts de mourir. Les deux se sont trouvés, comme réunis par une nécessité imprévue. Il arrive donc que se retrouver dans le caniveau soit une chance et un salut. Et pas seulement pour celui qui est secouru, mais pour celui qui lui vient en aide, car l’ouvrier mérite son salaire et l’infirmier sa récompense.

Ainsi donc, la question de départ ouvre des horizons insoupçonnés. Il ne s’agit pas de connaître et d’observer une Loi, si haute soit-elle. S’il y a une vraie joie à être bon et généreux, ce n’est même pas la raison qui nous permettra de faire de même. Le premier défi est d’accepter d’être aidés, parce que nous sommes tous un jour ou l’autre dans le fossé, par ceux dont nous n’attendrions aucune aide. Que le Christ, Bon Samaritain, nous aide à nous rencontrer en son amour sauveur.

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15ème dimanche A 12 juillet 2020
Les souffrances du temps présent : St Paul parlait déjà ainsi en son temps, et il semble bien que ça n’ait pas beaucoup changé depuis, malgré tout le confort matériel dont nous jouissons dans notre modernité triomphante. Peut-être même nous a-t-elle rendus passablement plus douillets et difficiles, tout de suite ronchons et rétifs au moindre effort quand nous n’avons pas tout sous la main. Une jeune mariée, d’une famille valaisanne très aisée, me disait il y a quelque temps : « Contrairement à nous, les jeunes, s’il y a une chose que nos parents et davantage encore nos grands-parents savaient d’entrée de jeu à propos de la vie, c’est que la vie, c’est dur. » Pas d’étonnement, donc, il en sera toujours ainsi depuis la perte du paradis terrestre. On peut certes un peu aménager les contours, mais on ne peut bâtir du solide qu’en acceptant cette base. Est-ce à dire pour autant que nous sommes irrémédiablement condamnés aux galères ? La foi chrétienne vient à point nommé pour nous proposer un bonheur véritable, non pas en dépit de, mais avec cette réalité de base. Ce sain réalisme oriente notre regard dans deux directions que nous suggèrent les lectures de ce dimanche.

D’abord, il n’y a pas de commune mesure, nous dit l’apôtre, entre les souffrances qui sont les nôtres et la gloire qui nous attend, et pour laquelle nous sommes faits. Si nous acceptons d’être les damnés de la terre, le front rivé à ce monde, oui, nous sommes les plus malheureux des hommes. Mais si nous levons les yeux un peu plus haut, selon notre nature qui est aussi spirituelle, Dieu nous fera voir déjà au fil des jours tout ce qui réjouit notre cœur et nos yeux, signes d’un amour qui est appelé à être comblé au-delà de la mort corporelle. C’est là une aspiration invincible, même si elle peut être anesthésiée par tout ce qui est à portée de main et nous laisse sur notre faim. C’est un enfantement qui dure toute une vie, c’est la lente germination de la semence et le secret de la vie, qui continue toujours à se développer, même si des dangers divers compromettent sa croissance. Nos soins attentifs auront à cœur de préserver cette vie par tous les moyens et dans toutes ses dimensions, biologiques et spirituelles, mais ils ne peuvent pas la créer, car c’est Dieu seul qui en est la source et l’Auteur. Au fond, cette souffrance d’enfantement ne nous laisse pas tranquilles : elle nous force à crier vers Dieu, à Lui poser des questions, à creuser les raisons et trouver des solutions. Et c’est cela, en partie, le Royaume ici-bas. Dieu nous a donné la vie avec un mode d’emploi, et Il continue de nous parler en images, comme les paraboles de l’évangile. Il nous donne dans ces paraboles, si nous voulons bien les entendre et les méditer, l’amorce d’une compréhension : c’est ce que font les disciples en demandant des explications à Jésus. Seul l’Esprit-Saint les fera ensuite passer des symboles à la réalité, non plus seulement la réalité brute et revêche, mais la Réalité selon Dieu, dans son plan global et éternel, qui est un plan d’amour. A ce point-là, la création n’est plus livrée au pouvoir du néant, elle n’est plus une force aveugle dominée par le hasard, car tout a un sens, et ce sens, c’est Dieu finalement. Il y aura du déchet, certes, mais Il est surabondant dans tout ce qu’il fait : la création n’est-elle pas une sorte d’immense gaspillage apparent, pour que quelques grains, à l’arrivée, compensent tous les autres qui ne sont pas arrivés à maturité ? Un seul saint contrebalance cent tièdes ou mécréants. C’est cette espérance que nous décrit triomphalement Isaïe, à une époque de grande souffrance pour Israël. Comme chrétiens, nous ne pouvons pas ne pas entendre ce cri de victoire de Dieu, sans penser à la Croix du Christ : l’œuvre de sa vie a bien pu échouer devant la dureté de cœur de ses auditeurs, le Sang et l’eau qui jaillissent de son Cœur ont été et continuent d’être une pluie fécondante et intarissable pour notre monde. Son Cœur ouvert nous invite à y mettre toutes nos souffrances en offrande avec Lui, pour féconder notre terre en espérance de Rédemption. Chaque Eucharistie en est le germe et la réalisation en nous : ça aussi, c’est la Réalité qu’il a voulu et qui ne passera jamais.
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15ème dimanche B 15 juillet 2018

     Après quelque temps d’intimité et de formation, voici que Jésus appelle et envoie ses disciples. A son contact, ils ont pu bénéficier de son exemple vivant, découvrir en Lui la mentalité et les attitudes du Royaume. Mais avant de comprendre les dispositions pratiques qu’il leur donne, c’est cet appel et cet envoi qui sont importants. Comme Amos et les prophètes, par définition, les apôtres ne se poussent pas d’eux-même au portillon. Ils sont fascinés, saisis, appelés, ils avaient un métier qu’ils ont quitté pour Le suivre, et ils sont maintenant envoyés à sa suite, ce qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Un jour viendra où Il ne sera plus là en chair et en os : ils ne pourront plus revenir à la base et Lui raconter ce qu’ils ont fait, leurs succès et leurs difficultés. Avant tout, il leur donne des pouvoirs spirituels : c’est à un combat contre les forces du mal qu’ils sont conviés. L’Eglise l’a bien compris qui dans sa liturgie, fait souvent précéder ses bénédictions d’exorcismes –soustraire des choses créées, donc bonnes en soi par leur origine, au Prince de ce monde, comme on l’appelle. Et de fait, ils chasseront beaucoup de démons, dit le texte.

     Ensuite, il leur prescrit ce qu’on pourrait appeler le kit de l’apôtre parfait. La première injonction ressemble à la première béatitude : ne rien emporter, comme Il dira : sans moi, vous ne pouvez rien faire. Rien, c’est rien, et Il le détaille : ni pain, ni sac, ni argent, pas même des provisions de route. Tenue légère sur toute la ligne. De fait, la vie religieuse, par exemple, qui prendra à la lettre ces prescriptions, enseigne qu’on peut vivre avec très peu de choses, et il faut régulièrement revoir l’ensablement possible. Plus que ce qu’il faut prendre, il leur enseigne donc à ne rien prendre.  Il leur donne même des consignes vestimentaires qui vont dans le sens du même allègement, et aussi d’accepter simplement l’hospitalité qu’on leur offre, sans chercher le 5 étoiles. Ils n’auront donc d’autre appui que Dieu Lui-même. Tout cela est intéressant et a été pris au sérieux dans l’histoire des Ordres religieux, par exemple ; mais ce qui est encore plus intéressant, c’est ce qu’Il ne dit pas, ce qu’Il omet de dire. Il n’indique pas le contenu de leur prédication, l’ordonnance de leur discours, comment persuader les auditeurs ; pas de consigne comment se comporter, ce qu’ils auront à faire. Ce qu’il leur enjoint, avec une puissance spirituelle personnelle qu’ils pourront tester dès la première heure, c’est de se mettre eux-mêmes dans les conditions nécessaires pour vivre du Royaume, c’est un état d’esprit qui n’est pas celui du monde. Primat très clair de l’être sur le faire. Ils sont libérés des obstacles de la possession, désencombrés des préoccupations ordinaires de ceux qui sont soucieux de rendement et d’efficacité, attentifs à chercher les signes du Royaume, sachant que le reste leur sera donné par surcroît : ils n’ont donc pas à s’en soucier. Pas de désinvolture, mais une liberté intérieure. C’est donc une certaine attitude, un certain climat qu’ils créent en eux et autour d’eux, qui fait la différence, une différence attirante et souriante qui fait que les monastères sont de havres de paix, des lieux où chacun est accueilli comme le Christ, ainsi que dit notre Père St Benoît dans sa Règle. Leur vie a changé de base, la source de leur sécurité est ailleurs, ils sont une interrogation et une proclamation silencieuse, avant même de parler, pour ceux qui les voient vivre. Cela, indépendamment de l’opinion ou de l’adhésion des hommes. A l’heure où nous sommes submergés de paroles et de bruit, cette prédication silencieuse est plus convaincante que l’autre. Tout cela est dit aussi dans l’épître de ce jour : en évoquant la puissance et l’étendue du dessein de Dieu, l’apôtre nous dit que ce projet est dans sa phase ultime de réalisation. D’où la dernière consigne de Jésus : si on ne les reçoit pas, ils n’ont pas à s’obstiner. Le Royaume est proposé, il ne s’impose pas. Un jour, on verra clair, et la délivrance finale adviendra, car Dieu est fidèle. Ce qui nous enlève le dernier souci : l’illusion de devoir réussir à tout prix. La paix intérieure est la meilleure condition du vrai témoin.

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15ème dimanche A, 16 juillet 2017
    L’épisode d’aujourd’hui ressemble à un cours inaugural : ces foules qui se pressent, venues de nulle part, pressentent que ce Jésus encore peu connu a quelque chose d’essentiel à leur dire. Il commence par leur camper sa méthode : Il sort de sa maison (Il est descendu du ciel, dit le Credo), s’assied au bord de la mer (Il parle comme un docteur, en bordure de ce monde), les foules s’assemblent, et il parle, simplement. Aucun apparat, pas d’effets de manche, mais un discours captivant qui les tiendra parfois des jours entiers.

     Son style, c’est les paraboles. Ce sont de jolis récits, qui paraissent d’une simplicité bucolique, mais on peut toujours essayer de L’imiter, ce sera toujours du réchauffé et du copier-coller. Mais pourquoi ne parle-t-il pas en direct ? C’est comme le latin dans la liturgie… Ce serait tellement plus simple, on comprendrait tout, tout de suite (oui, c’est notre monde : tout, tout de suite : pas d’effort à faire, tout devient banal, direct, au premier degré, inintéressant à peine entendu…) Eh bien, Jésus n’est pas de cet avis et il s’en explique. D’abord, il nous prend toujours pour des gens intelligents, capables de creuser, de réfléchir, de se donner de la peine pour les choses importantes. Ce qu’on a découvert soi-même a plus d’impact que ce qu’on nous fait avaler tout cuit et tout rond. Il semble que pour comprendre ce que Jésus veut nous dire, il faille au départ une certaine disposition d’âme, une vraie soif, un désir de l’accueillir, quel que soit le prix à payer. Il y a des gens sans doute plus vertueux, plus généreux et plus purs que nous qui ont attendu toute leur vie cette révélation qui nous est proposée, et ils ne l’ont pas eue : ce n’est donc pas une question de mérite, mais une sorte de pauvreté intérieure, pleinement acceptée, mais aussi dépassée. On peut très bien entendre et ne pas comprendre.

     Ce n’est pas que Dieu ne soit pas généreux : Il sème à profusion, et ne regarde pas où le grain tombe, il y en a partout. Comme sur cette foule bigarrée sur laquelle pleut sa parole. De fait, les effets ont été très divers. C’est qu’en fait, Jésus décrit exactement ce qui est en train de se passer. Son langage est réalité, tout-à-fait simple.Dans les mots qu’il lance, il y a la Réalité de Dieu. Ces gens qui L’entourent sont héritiers des sages et des prophètes, des Rois et des prêtres que Dieu a formés depuis des millénaires, ils sont les destinataires naturels de la Parole de Dieu. Nous sommes à un moment capital de l’Histoire des hommes, et la plupart s’en rendent à peine compte, sans doute. Selon que cette Parole est acceptée ou refusée, provoque l’indifférence ou l’enthousiasme, c’est le Royaume qui est inauguré, l’homme qui commence à exister vraiment et se laisse façonner par ces mots venus du ciel. Un champ ensemencé change d’aspect quand le grain se lève : le Sauveur bouleverse le monde rien qu’en parlant, comme sa Parole avait suffi pour dire : « Que la lumière soit ! » On aura jamais fini de comprendre à fond ce que veut dire cette parabole et toutes les autres : ça, c’est notre responsabilité, sous la motion de l’Esprit qui nous guide intérieurement, avec l’aide de l’Eglise qui nous le confirme extérieurement.

     Pour nous aider un peu, nous ses disciples, Il nous l’explique en particulier. On est ici à un niveau un peu différent, et on n’a pas fini de réfléchir, car on ne sait plus très bien si la semence est simplement la Parole, si elle n’est pas aussi un peu la terre, ou l’homme qui l’accueille ? L’homme est fait pour la Parole et elle ne peut fructifier qu’en lui. Il n’est pas qu’un seul terrain : à longueur de vie, nous sommes tout à tour chaque terrain plus ou moins accueillant. Et quand, enfin, nous produisons quelque chose, en général, nous n’en savons rien, ce qui est bien meilleur pour notre vanité. Tout cela est travail d’enfantement, car la terre est dure et basse. A la mesure de notre accueil, nous sommes remplis d’espérance et douloureusement meurtris de nos résistances. C’est ainsi que le Royaume fait en nous son chemin, jusqu’à ce que la Parole ait accompli sa mission.


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15ème dimanche TO C 2016, 10 juillet 2016
C’est le P. Joseph Verlinde, fondateur d’une de ces communautés nouvelles en France, qui raconte ce qui a décidé de sa conversion, alors qu’il était disciple d’un gourou aux Indes, comme tant d’autres partis là-bas dans les années qui ont suivi mai ’68. Ils se promenaient tous les deux dans une grande ville, et il aperçoit sur le trottoir un pauvre hère en train d’agoniser. Il veut s’approcher pour lui porter secours, mais son gourou s’interpose et lui dit : « Laisse-le, pas la peine, c’est son karma. » Il comprit là en un éclair ce qu’était dans son essence le christianisme qu’il avait renié.
La parabole du Bon Samaritain nous est si connue qu’on se demande ce qu’on peut encore y trouver de neuf. La question quelque peu provocatrice du légiste nous a quand même valu cette perle : rien que pour ça, il mérite notre reconnaissance, tout juif suffisant qu’il était. La loi, oh oui, il connaît ; il sait que le but de la vie, c’est la vie éternelle ; il demande donc une voie sûre pour y parvenir. Tout cela est finalement l’essentiel, n’est-ce pas ? Et ses questions sont de bonnes questions : « Qui est mon prochain ? » En effet, pas si facile à déterminer : ça va jusqu’où, être charitable ? St Pierre fera une demande semblable, un jour : « Combien de fois faut-il pardonner ? » Et il pensait être généreux en proposant un chiffre : jusqu’à 7 fois ?. C’est que contrairement à Dieu, nous avons tous des limites, et nous ne vivons pas dans l’abstrait et le virtuel, malgré tout ce qu’on essaie de nous faire croire. Spontanément, nous cherchons comme le légiste à expliquer, mettre des barrières pour rendre viable ce commandement impossible à vivre. Or, Jésus donne Lui aussi de manière un peu provocatrice l’exemple diamétralement opposé au légiste qu’il a devant Lui : une haine féroce opposait les deux peuples, pour des raisons religieuses, et on sait ce que ça peut donner en pareil cas. On ne sait rien du pauvre diable assommé par les brigands. Il n’était visiblement pas en état de décliner son identité. Etait-il juif ou étranger, riche ou pauvre, brigand lui aussi ou homme de bien ? Aucune idée : un homme en mauvais état, qui serait mort sans doute si quelqu’un ne s’était pas arrêté pour lui porter secours. Le sens humain normal de ce samaritain suffit à lui dicter son devoir, qui ne se discute pas. Les deux autres étaient visiblement empêtrés dans leur fonction, trouvant toutes les bonnes raisons de ne pas le voir. Lui, il se laisse guider par sa simple humanité, et tout autre principe cède devant l’urgence. De fait, il est indigne d’un homme digne de ce nom de laisser quelqu’un agoniser dans le caniveau : ça s’appelle non assistance à personne en danger, et cette notion juridique vient tout droit de la foi chrétienne qui a façonné notre Europe. Mais il ne s’arrête pas là. Il use de tout ce que sa prévoyance lui a fait emporter pour cet inconnu qui en a besoin plus que lui. Il le fait bénéficier de son moyen de transport, le prend avec lui à l’auberge qu’il avait réservée, et s’arrange avec le tenancier pour qu’il puisse rester là le temps qu’il faudra. Et enfin, sommet de discrétion et de délicatesse, il ne reste pas au pied du lit pour que l’autre soit obligé à une reconnaissance éternelle envers son sauveur, il ne laisse même pas une carte de visite. La charité vraie ne crée aucun lien de dépendance indue. Difficile d’être aussi efficace, discret et désintéressé à la fois. La vie éternelle, ça ne se cherche pas dans les nuages. Ce qui nous juge, c’est un amour très concret pour celui qu’on a devant soi, là, maintenant, surtout celui ou celle qu’on aurait toutes les raisons d’éviter. Certes, Jésus ne dit pas : « Courez les routes pour chercher les blessés. » Mais si vous en rencontrez un –ne pas oublier les blessés de l’âme, il sont foison dans notre monde aseptisé-, ne ratez pas cette occasion d’être pour lui un prochain. La charité proche est un risque considérable, ça peut bouleverser une vie, c’est se mettre à la merci de quelqu’un. Il y en a beaucoup, justement, qui ne veulent rien risquer. Il y a trop de prêtres et de lévites, trop de jeunes hommes riches qui se défilent et n’osent pas. C’est ça, l’évangile : l’appel à tout risquer, par amour immédiat et concret.

16ème dimanche TO C 17 juillet 2022
Les peuples d’Orient sont connus pour leur hospitalité toujours proverbiale. Elle était sans doute encore davantage marquée en des temps plus précaires, où les voyages étaient des entreprises périlleuses, comportant des traversées de désert ou de mer sans garantie. Le climat joue aussi un rôle non négligeable : dans les pays du Sud, on vit davantage dehors que dedans et on prend le temps des relations. Les deux épisodes de la Genèse et de l’évangile que nous rapporte ce dimanche sont donc emblématiques, mais pas seulement dans leur composante sociologique. Dans les trois mystérieux visiteurs d’Abraham, la tradition chrétienne a vu une préfiguration de la Trinité, et Jésus est le Fils de Dieu que reçoivent Marthe et Marie.

Au simple plan humain, il y a tout un art de recevoir qui comporte des éléments indissociables. Quand on reçoit quelqu’un, il va de soi qu’on se met en 4 pour le satisfaire. Cette bienséance met en valeur tant celui qui est reçu que celui qui reçoit. Cela va du gîte et du couvert jusqu’au temps qu’on lui consacre, en parlant avec lui, mais pas seulement. Il n’y pas d’hospitalité sans tous ces éléments : il ne suffit pas de s’assoir aux pieds de quelqu’un pour l’écouter, mais pas davantage de se contenter de lui servir un repas sans piper mot. Marthe et Marie sont indissociables, tout comme Abraham et Sarah, et on serait mal venu de déclarer la supériorité de l’un sur l’autre. La réflexion finale de Jésus a parfois un peu vite dévalorisé le travail de Marthe, mais peut-on imaginer qu’Il tenait pour rien son dévouement ? Cette meilleure part, selon notre traduction est tout simplement, selon le texte original, une bonne part, à sa place, tout comme l’autre. Peut-être que Jésus suggère simplement que Marie a choisi la part la plus facile, la plus agréable de l’hospitalité et qu’on ne va pas la priver de ce qui fait sa joie ? Il invite simplement Marthe à garder la paix dans son service, à le faire sans préoccupation excessive, sans perfectionnisme et sans nervosité, ce qui gâcherait l’atmosphère au détriment de la joie de recevoir un hôte aimé. A elles deux, elles accomplissent admirablement ce qu’on pourrait qualifier le service intégral de l’hospitalité. Et sans doute, il nous est aussi indiqué là qu’il est difficile de le faire tout seul.

Un autre élément frappant, c’est le fait que l’on ne voit jamais Jésus organiser de grands festins où Il convierait les foules ou même seulement ses amis proches : ça Lui aurait fait une réclame extraordinaire ! Ne parlons pas des multiplications des pains, qui ne sont que des pique-niques élargis qui ont en plus un autre sens. Par contre, Il apparaît souvent comme un étranger qui a besoin de l’hospitalité des autres. Même pour la Dernière Cène, Il se fait recevoir dans la maison d’un autre. Il est invité à Cana, Il est reçu chez les publicains mal vus et chez les pharisiens en vue. Partout où Il va, Il apporte une parole, un message. On dirait: Il ne vient même que pour ça. De même les trois visiteurs apportent à Abraham une parole, et cette parole prendra chair dans le sein de Sarah, alors qu’elle-même n’y croit pas. C’est que Jésus, c’est que Dieu, ce n’est pas un hôte ordinaire. Même chez ses amis, Il demeure un Etranger quelque peu insaisissable qui transcende le mystère de toute personne reçue. Plus que jamais, cette parole, la sienne, compte plus que tout, elle devient la nourriture essentielle, parce que l’homme ne vit pas seulement de pain. Il fallait certainement une proximité de relation pour que ses paroles soient reçues, que la qualité de l’accueil matériel aide beaucoup : quand on se sait l’objet de toutes ces attentions, on est plus enclin à s’ouvrir en confiance.  Une écoute mutuelle est nécessaire pour que la parole échangée ne soit pas un simple bavardage de courtoisie. Ce n’est que dans l’intimité offerte, chaleureuse sans être envahissante, que l’on apporte vraiment quelque chose à l’autre, et on ne sait pas exactement qui reçoit le plus.

Dans la Sainte Eucharistie, Dieu Lui-même nous demande l’hospitalité. Comme à la Dernière Cène, Il fait tout le service, qui va jusqu’au don de sa vie tout entière. Avons-nous envers Lui toute la délicatesse qui convient à Celui qui en même temps nous invite à sa table ? Cet échange mystérieux est vraiment celui où on se doute que c’est Lui qui nous offre le plus, mais Il ne le fera jamais sentir au pauvres que nous sommes, parce qu’Il est heureux de nous recevoir. Notre ferveur partagée, quand Il nous rassemble autour de Lui, est une des grandes joies de la vie chrétienne. Soignons ces moments si précieux pour notre foi et celle de nos frères et sœurs rassemblés dans l’intimité de son amour.

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16° dimanche TO  B 18 juillet 2021  Homélie de Dom Marc-André Di Péa, abbé du Mont-des-Cats (F)
La foule est nombreuse et elle a faim. Son manque est si grand qu’elle est à l’affût de tout ce qui pourrait nourrir l’avidité de son âme. Dès leur première mission, les Apôtres ont ainsi trouvé audience auprès de gens cherchant un enseignement, une parole qui éclaire et indique un chemin de vie. Heureux et fiers de ce premier succès comme pêcheurs d’hommes, ils sont disposés à repartir aussitôt. Le pouvoir d’enseigner une parole qui guérit que Jésus leur a communiqué porte ses fruits.

Or, Jésus les entraîne à l’écart, dans un endroit désert, loin de la foule qui cependant réclame et a besoin d’eux. Est-ce bien le moment de prendre des vacances ou ce repos, même mérité ?

« Venez à l’écart, et reposez-vous à la source. » « Sur des prés d’herbe fraîche, près des eaux tranquilles, il nous fait reposer et nous fait revivre ! »  Ton bâton me guide et me rassure ! « A ton ombre, je me suis reposé. » « Tu prépares la table pour moi. » Jésus se tient là au milieu d’eux « comme celui qui sert ». Nouveau Moïse qui conduit son peuple au désert pour lui donner accès au Père et lui donner sa Paix dans laquelle rassembler ceux qui sont loin comme ceux qui sont proches en un seul corps réconcilié. 

Jésus les emmène à l’écart avec lui, comme lui-même se retire à l’écart pour être avec son Père dans le secret de la prière nocturne, de la rencontre intime où la parole coule et se forme dans ce lieu intérieur où le Père nous touche et nous attend. Dans ce lieu nous avons accès auprès du Père, nous connaissons Dieu, du moins nous faisons connaissance. Il nous devient familier, nous lui devenons tout proches. Il devient paix et bonté en nous. L’apôtre ainsi restauré peut partir témoigner en sa personne de la Bonne Nouvelle, artisan de réconciliation. Va et vient incessant de la mission dans ces 2 temps : « viens à l’écart et va vers tous ceux à qui je t’enverrai. » 

La foule cherche en plein désarroi à quel saint se vouer, où trouver un sens à sa vie, à qui s’en remettre avec confiance. Sa faim, sa quête éperdue l’a mise en route sans se décourager, avec persévérance et l’acharnement de l’espérance qui bouleverse les entrailles de Jésus. Il ouvre à qui frappe, se laisse trouver à qui cherche, répond à qui demande, se donne à qui a faim. 

Les discours, les règlements et les commandements ne guérissent pas du mal de vivre,

Richesses et puissances et tant d’autres artifices nous laissent démunis. Ils n’ont pas tenu leurs promesses et finalement ne répondent pas à la mesure de notre âme Ils ne conduisent pas où nous voudrions aller. Nous ne savons pas bien où nous voulons aller ni par quel chemin. Qui nous conduira par le juste chemin ? La compassion de Dieu. Demeurez dans ma compassion les uns pour les autres. La route est rude et nous parait impossible !

Resté seul face à la foule, Jésus touché de compassion pour ses frères et sœurs donne en nourriture de vie éternelle son corps, pain vivant donné pour la multitude.

« Seigneur où demeures-tu ? »

« Venez et voyez !  Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, je vous procurerai le repos. Devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos pour votre âme. » 

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16ème dimanche TO A 19 juillet 2020
 Le Sauveur Jésus nous dit Lui-même le sens de ce procédé littéraire qu’on appelle les paraboles : « Je proclamerai des choses cachées depuis les origines. » Si nous étions au ciel, il nous les dirait en ligne directe, comme par intuition, d’âme à âme. Sur terre, on ne peut parler de choses du ciel qu’en images et par comparaison, car il y a une totale disproportion entre les mots et la Réalité. Ces paraboles sont donc des entrées dans le mystère de Dieu, en attendant d’y être pour de bon et sans voiles. St Paul nous rappelle dans la 2ème lecture que c’est l’Esprit Saint qui est l’agent principal de la compréhension de ces petites histoires, apparemment toutes simples et comme faites pour les enfants, mais qui sont pour la plupart si limpides qu’on aurait du mal à les imiter. C’est le cas des 2 dernières, seule la première est commentée par le Seigneur.

La présence du mal dans le monde a depuis toujours été une cause de tourment et d’interrogations sans fin, non seulement pour les âmes éprises de pureté et de sainteté, mais pour tous les autres, même si on pourrait croire qu’ils ne s’en préoccupent guère. Ce mal, il est présent sous forme de violence, d’injustice, de maladie et d’épreuves physiques et morales de toute sorte, mais pas seulement à l’extérieur de nous. Si nous sommes tant soi peu honnêtes, nous avouons qu’il gangrène nos meilleuers dispositions et jusqu’à notre prière. Nous sommes indissolublement un tissu de grâce et de péché, et nous languissons en attendant une clarification définitive. L’ivraie et le bon grain ne concernent pas seulement le champ du monde, mais aussi notre cœur, qui fait partie de l’Eglise, sainte et immaculée dans sa Tête et faite de membres pécheurs que nous sommes tous. Qu’est-ce qu’Il a pensé, le Seigneur, en donnant à l’homme cette liberté qui fait tant de dégâts et lui profite finalement si peu ? La quadrature du cercle qui nous écartèle, c’est que nous sommes invités à détester le mal et le péché, et à aimer le pécheur. Un mal reste un mal et ne pourra jamais être appelé bien. Mais le mal commis l’est par une personne, et cette personne est plus grande que le mal qu’elle fait. C’est la grande espérance de l’homme créé par Dieu, qui ne perd jamais ce fond de bonté foncière qui a été voulu par Dieu aux origines, et c’est même notre supériorité sur les anges : nous sommes capables de conversion jusqu’à ce que la mort nous fixe dans l’éternité. Pour suivre la parabole, il se produit à la fin une mise à part, une séparation: l’ivraie est rassemblée et brûlée, car rien d’impur ne peut entrer au ciel. Mais comme ici-bas, c’est seulement le Royaume de Dieu sur terre, la patience, l’indulgence, la miséricorde se doivent de prévaloir ; ça paraît naïf et peu rentable, mais c’est pourtant la manière d’agir de Dieu, que le livre de la Sagesse nous détaillait, et qu’il faudrait relire en l’appliquant à ce que nous vivons dans le diocèse… Ce que Dieu veut, c’est que même le méchant, l’impur, le pécheur notoire, un jour soit vaincu par l’amour. Il arrive que certains, qui semblent n’être que des gens sans foi ni loi, soient soudain ébranlés par la douceur et la faiblesse apparente, qui est au fond la force suprême qui ne s’impose pas, mais désire le bien pour tous ceux qu’on trouve sur son chemin. Oui, il est nécessaire que le juste soit humain, sinon il n’est qu’un repoussoir à vertu qui ne donne en rien l’envie de lui ressembler.

Nous souffrons tous de ce mélange si loin d’être idéal, mais il y au moins deux avantages : d’abord de nous interdire de nous reposer sur nos lauriers. Même si nous nous disons qu’après tout, comparé à d’autres, nous ne sommes pas si mal que ça, il y a peut-être quelques recoins de l’âme à revoir avant d’être des saints. Et aussi parce que seul l’amour bienveillant convertit les pécheurs endurcis, et que c’est un devoir de prier pour leur amendement, autant que pour notre propre conversion. Notre prière est elle-même mélange de froment et d’ivraie. Mais l’Esprit nous aide à prier comme il faut. Quand nous prions, le Père entend, non seulement son propre Esprit, mais nous qui nous unissons au plus profond du cœur avec Lui, et il entend alors ce qui est juste : là on peut dire qu’Il fait le tri sans attendre. Là nous sommes vraiment de la partie, et il n’est pas vrai que l’Esprit est le froment et nous seulement l’ivraie. Les moments de prière sont les meilleurs de notre vie, parce que c’est là que nous sommes le plus vrai.

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16ème dimanche A,  23 juillet 2017
     « Il ne leur disait rien sans employer de paraboles. »
« Ces voiles qui recouvrent Dieu », disait notre vénéré Cardinal Journet : Dieu se révèle en se voilant ! Non pas seulement parce nous ne supporterions pas l’éclat de sa pure lumière, mais parce qu’il est impossible de traduire intégralement en langage humain le mystère ineffable du Dieu trois fois saint. C’est le redoutable problème du langage, des pensées et des mots, auquel pourtant Dieu Lui-même a jugé bon de recourir, en prenant par là de grands risques. Si l’homme avait tenté l’expérience de sa propre initiative, il aurait été condamné à une sorte d’idolâtrie : tout ce qui est humain est totalement disproportionné par rapport au divin, c’est une sorte de réduction blasphématoire. Mais voici que Dieu vient au secours de notre faiblesse dans ces cris inexprimables dont parle l’apôtre : Il inspire l’Ecriture tout entière et ne dédaigne pas d’employer nos mots, nos phrases, qui rendent en toute vérité quelque chose de sa vie propre, et en même temps en laissant entre les mots un espace infini qui nous rappelle les limites de nos pauvres moyens d’expression. Il tolère même parfois quelques scories autour du noyau pur et nous permet de Le rejoindre, dans la totale vérité de l’amour, directement et sans intermédiaire, ce que l’intelligence ne peut atteindre qu’imparfaitement.

Voilà donc inscrit jusque dans notre âme le chemin du Royaume, entre ivraie et bon grain, levain et pâte inerte, semence minuscule qui grandit pour le bonheur des oiseaux. Pourtant, souvent, notre perplexité est grande –pour ne pas dire notre scandale- devant ce mystère du mal qui coexiste comme une épine douloureuse, avec notre soif de bien, de bonheur et de justice. Et ça ne nous console pas toujours de savoir que le tri se fera au jugement dernier, parce qu’en attendant, nous souffrons et nous avons  l’impression d’être un peu victimes de la patience de Dieu. Nous nous focalisons sur le mal, comme quand on se tape sur les doigts avec un marteau (on ne sent plus que ce doigt écrasé, même si tout le reste du corps est en super forme) et nous avons l’impression qu’il gagne largement la partie. Or, si nous suivons la parabole, le bien et lui seul est à l’origine, parce que ce qui vient de Dieu ne peut qu’être bon comme Lui, et aussi à la fin, car Il assigne une limite au mal dans sa justice et sa miséricorde. Deuxième réalité : le mal ne vient pas de Lui, mais de l’ennemi antique et absolu de Dieu d’abord, et de tous ceux qu’Il aime, c’est-à-dire nous. Et là aussi, n’étant qu’une créature, son pouvoir est limité dans l’extension et dans le temps. L’homme est entre les deux, de lui peuvent venir le bien et le mal. Nous sommes tous les acteurs plus ou moins conscients de cette lutte, à longueur de vie, action après action, ce qui nous positionne entre collaborateurs de Dieu ou complices du démon (pas de neutralité possible, même quand on est suisse !) et c’est ce qui fait le sérieux et la grandeur de notre vie terrestre. Il est impossible que le bien et le mal soient équivalents et qu’au bout du compte la récompense soit la même pour le juste et le pécheur non repenti : le bien et le mal ne sont pas deux puissances équivalentes qui se font face. Le mal n’est qu’une privation, un manque et une absence de bien, St Jean-Paul II le rappelle dans son testament.

     Restent encore deux pierres d’achoppement qui peuvent nous assombrir le caractère : l’incompréhensible patience de Dieu face au mal qui perdure, même après la Rédemption. Oui, comment se fait-il que le monde ne soit pas meilleur après 2000 ans de christianisme et que Dieu laisse faire ça ? Il faudrait toute une retraite pour développer ça, mais disons simplement d’abord que ce drame du refus de Dieu se joue dans le cœur de chacun et qu’il est la marque d’une vraie liberté qui n’est pas un leurre. Alors, pourquoi Dieu n’intervient-Il pas comme redresseur de torts ? C’est la deuxième pierre d’achoppement. Mais quand on a fait tout ce qu’on a pu pour l’expulser de la vie publique et privée, on ne va tout de même pas avoir le culot de L’appeler à la rescousse ? Un enfant Lui avait adressé un message sur le net : « Cher Dieu, pourquoi Tu n’as pas sauvé la petite fille qui a été tuée par un copain dans ma classe ? » Lui vint la réponse : « Cher élève inquiet, je n’ai plus le droit d’être dans vos écoles. Sincèrement. Dieu » Il n’est pas une sorte de magicien qui nous dispenserait de réfléchir et d’agir. Le plus dur, c’est que parfois des innocents semblent devoir payer à la place de crapules insensibles. Il nous reste à nous positionner entre les deux. Je crois que je préfère encore être un innocent qui souffre, et je ne peux même y prétendre, puisque je suis pécheur. A la fin de sa Règle, St Benoît parle du bon zèle, à rebours du zèle intempestif et brouillon qui veut forcer le temps et les âmes. Que Dieu nous donne à tous sa patience et son indulgence qui permettent à chaque petite graine de grandir et de mûrir.
Homélie donnée à Montligeon, France, lors de la session de la Schola St Grégoire

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16ème dimanche TO. C, 17 juillet 2016
Voilà bien un évangile sur mesure pour une communauté contemplative qui tend à être Marie assise aux pieds du Seigneur et doit cependant souvent être Marthe de par les nécessités de la vie concrète, où il faut bien assurer l’intendance et la marche d’une maison avec des bâtiments à entretenir et un domaine à faire tourner. Une belle occasion de goûter la complémentarité de l’Eglise, car ce n’est pas ou bien… ou bien…mais et… et… Nous voici donc d’emblée non dans l’opposition dialectique, mais dans l’échange de la charité, pour le plus grand bien de tous. Oui, Marie a choisi la meilleure part, et cette canonisation de la part du Sauveur Jésus, comme celle du bon larron, déclasse forcément tous les autres, d’autant plus que Marie n’a pas le casier judiciaire du brigand converti. D’instinct, l’envie me démange de prendre la défense de ces pauvres fantassins de 2ème classe, sans doute parce que j’ai une assez vive conscience d’en faire partie. Je me lance donc dans un essai de panégyrique de Ste Marthe.
D’abord, à l’instar de sa soeur auréolée de toutes les vertus, l’Eglise n’a jamais douté qu’elle fût réellement une sainte. Or, pour l’être, il y faut l’héroïcité des vertus. Donc il doit y en avoir assez chez elle pour devenir un éminent modèle pour les chrétiens. Et là, il faut dire que nous en connaissons tous, de ces Marthes infatigables, discrètes autant qu’efficaces, laissant les titres et les auréoles aux autres : elles ont assez à faire pour ne pas y penser. Et si d’aventure, il leur arrive d’être un peu en souci pour que tout se passe bien, non seulement pour la réputation de la maison, mais pour l’honneur des hôtes qu’elle reçoit, que de trésors d’attention, de renoncement caché, de savoir-faire sans prétention, de fatigues offertes à longueur de vie ! J’en ai connu pas mal, de ces spécimens-là, en particulier dans les cures –une race hélas en voie d’extinction- et dans les cuisines des monastères, qui cachaient souvent sous des airs bourrus et des réparties directes, un coeur en or massif qu’on ne trouvait jamais en défaut.
Chez nous, jusqu’à un passé récent, presque tous nos villages avaient des soeurs enseignantes, réparties selon une trilogie classique et immuable. La 1ère était la Mère, l’intellectuelle et la théoricienne. Souvent, ces dernières années, plus au courant que les autres de l’évolution des moeurs, elle avait troqué le voile contre les frisettes. Donc elle commandait aux autres et à beaucoup d’autres encore, et ne se salissait jamais les mains. Elle faisait la classe aux grandes. La 2ème s’occupait des petites, dans l’ombre stricte de la 1ère. Elle était aussi la « soeur des malades », accessoirement députée aux relations publiques, si la première n’y suffisait pas. Elle portait un costume allégé marquant sa mobilité et disponibilité. La 3ème, eh bien, on n’en parlait jamais. Elle avait gardé l’ancien costume : pas le temps de changer ! Elle était comme beaucoup de mamans : quand on demande à un enfant : « Il fait quoi, ton papa ? » Il est… « Et ta maman ? » Oh, elle fait rien, elle est à la maison ! Voilà notre Marthe diplômée, à cette différence près qu’elle n’aurait jamais osé, comme dans l’évangile, demander à la première de venir l’aider. Il y a donc soeur et soeur… Et la contemplative, dans cet échantillon ? Je gagerais fort que c’était souvent la 3ème, joignant en silence le charisme conjoint des soeurs de Lazare. Car il existe, je vous l’assure, des Marthe contemplatives qui ne font pas de la prière un oreiller de paresse, et des Marie qui trouvent dans la prière l’énergie du dévouement incessant. Dans la plus sublime des chartreuses, il faut bien un frère cuisinier, même s’il arrive que les anges le suppléent quand il est absent pour cause d’extase. Nous avons tous, en général, une pente naturelle qu’il ne faut pas trop vite confondre avec les dons du St Esprit. Le secret d’une vocation, c’est peut-être de se laisser bousculer à rebours de ses préférences, cet équilibrage rude qui vient de Dieu et répond à son appel. On peut avoir de subites et profondes envies contemplatives pour éviter de mettre les mains dans le cambouis, et une démangeaison d’action pour masquer le vide intérieur que la prière mettrait à nu. Alors, Marthes petites et grandes, merci pour votre dévouement sûrement soutenu par la prière, merci de votre humilité qui supporte que souvent, on ne vous voie même pas. Et merci de mettre en valeur les vraies Marie : un jour viendra où vous aurez part à la Présence qui vous aura sans doute manqué au milieu des tâches de la vie présente. Et de constater qu’elle peut déjà se goûter calmement même quand on est débordé, si l’on veut garder Dieu à l’horizon de tout le désir de son âme.

17ème dimanche TO A. 30 juillet 2023
Trois paraboles pour le prix d’une : voilà l’aubaine qui est celle de ce dimanche, nous mettant d’emblée dans la perspective de ce mystérieux Royaume qui n’est pas de ce monde et pourtant déjà inauguré par la venue du Fils de Dieu sur notre terre. Il est bien mystérieux, en effet, parce qu’il est difficile de le définir en un mot : quelque chose de précieux, infiniment, oui, mais en quoi consiste-t-il ? Les deux lectures qui nous préparent à entendre l’évangile nous mettent un peu sur la voie : Salomon demande la sagesse, cette disposition du cœur qui permet d’apprécier toute chose dans la lumière de Dieu, au-delà des biens matériels ou de la puissance politique, de la gloire ou de la vie facile. St Paul, quant à lui, nous décrit le dessein de Dieu sur nous et l’amitié qu’Il nous offre, qui fait tourner tout obstacle en possibilité de Le choisir et de l’aimer plus que tout. Le trésor découvert par hasard ou la perle de grande valeur font que ce paysan et ce négociant sont totalement éblouis par ce qu’ils ont trouvé ; entre ça et tout le reste, il n’y a pas de comparaison possible, d’où cette précipitation, cette roublardise chez l’un, cette folie professionnelle chez l’autre, cette préférence qui ne supporte aucune concurrence. Ils sont comblés, tout le reste est démonétisé et peut être liquidé allègrement. Si le placement échouait, ils n’auraient plus rien, mais apparemment, le risque ne les retient pas. On ne peut pas posséder le Royaume en concurrence avec d’autres biens, même très inférieurs. Ce Royaume est totalitaire et il ne supporte aucun partage ni retour en arrière. Une différence entre les paraboles et la réalité : nous restons ici dans le domaine matériel –le trésor, la perle ; or, il s’agit en fait de réalités spirituelles, donc les voleurs, les mites et la rouille ne peuvent les menacer. Un peu comme on dit que les amoureux vivent d’amour et d’eau fraîche : quand l’essentiel est assuré et reconnu, le reste a nettement moins d’importance.

La 3ème parabole ne se conclut pas sur la même atmosphère d’enthousiasme, dans cette espèce d’allégresse et de légèreté des deux autres, où on a tout liquidé et brûlé ses vaisseaux, mais dans une étrange incertitude quant à l’épisode final. Certes, il s’agit d’une bonne pêche, puis d’un tri pour ne garder que le meilleur. Mais il y a ce « ainsi en sera-t-il… » qui tourne en pleurs et grincements de dents pour ceux qui ne valent rien au sens du Royaume. Comme il y avait la comparaison entre le trésor et toutes les autres possessions, la perle rare et le reste du commerce, il y a une différence entre les bons poissons et les autres. Durant tout le temps de la pêche, tous les poissons peuvent être pris dans le filet, il n’y a pas de sélection. On est tous bons pour le Royaume, au départ. Mais pas forcément à l’arrivée. N’y a-t-il pas là une espèce de chantage : vous êtes libre d’accepter la pêche ou de la refuser, mais si vous refusez, alors vous serez exclus du Royaume, vous n’aurez pas le trésor et la perle ! Cela nous dit que le Royaume, c’est la vie ; hors de lui, c’est la mort, et il faut choisir. On en vient parfois à souhaiter être privés de cette liberté si dangereuse, mais le Créateur ne peut se résigner à nous mutiler ainsi. Il nous offre son amitié, qui est le trésor des trésors, mais aucune amitié ne peut être forcée, nous ne sommes pas des robots et des automates. La révélation de notre liberté fait partie de ce trésor et de notre dignité d’êtres créés à son image et ressemblance : nous retrouvons ici le risque qui a motivé nos deux héros du début. Il n’y a pas de vraie grandeur sans risque ! Dieu collabore donc en tout pour notre bien, il nous appelle, nous justifie et nous donne sa gloire. Il tire pour nous du neuf et de l’ancien. Ce qui s’est passé pour Salomon, pour les apôtres et les foules qui écoutaient Jésus se répète de manière nouvelle, variée à l’infini, pour chacun de ceux qui entrent dans cette logique du Royaume. Un chrétien, c’est quelqu’un qui a rencontré Jésus et cette rencontre ne l’a pas laissé intact. En effet, à tout homme qui Le rencontre, le Sauveur Jésus ne pose qu’une seule question : « Veux-tu vivre avec Moi, Me suivre, au point de m’aimer plus que tout ? » Il faut répondre à cette question comme au Sphinx, sous peine de mort. Quiconque l’a entendu ne peut plus vivre comme avant : il est devenu quelqu’un qui suit Jésus-Christ ou… qui fuit Jésus-Christ.

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17ème dimanche TO C 24 juillet 2022
« La prière est pour l’homme le premier des biens : elle est sa lumière, sa nourriture, sa vie même. » Ainsi débute l’introduction à l’Année liturgique de dom Guéranger, un classique qui a ouvert aux fidèles les trésors de la liturgie romaine. La prière ! « On y va comme au combat ou comme à la danse », disait St Nicolas de Flüe. Une réalité de notre vie chrétienne qui est plus que la réflexion philosophique, plus que le plus haut exercice de la vie intellectuelle, plus que le sentiment qui y participe pourtant, qui est une entrée dans le mystère du Dieu vivant, une communication secrète d’âme à âme, à travers laquelle il nous y déverse des flots de grâce sans que nous nous en rendions compte, la plupart du temps.

Mais il est nécessaire, à ce propos, de dissiper quelques malentendus. Ce qui fait la valeur de la prière, ce n’est pas ce que nous y mettons –il est bien évident que dans cet échange, nous recevons beaucoup plus que ce que nous donnons, le temps par exemple, qui est la réalité la plus simple à donner à quelqu’un que nous voulons aimer. Elle n’est pas le produit de notre effort intellectuel : il ne s’agit pas d’être concentré, comme en grammaire ou en calcul mental, mais d’être attentif de tout son être profond –l’Ecriture appelle cela le cœur, qui est bien plus que le siège de nos sentiments. On peut très bien ne rien ressentir, en effet, mais ça ne veut pas dire qu’il ne se passe rien : Dieu est plus grand que notre cœur, nous dit St Jean. Ste Thérèse d’Avila, qui en connaissait un bout sur la question, aimait à dire : « Dans la prière, il ne s’agit pas tant de beaucoup penser que de beaucoup aimer. » Voilà pour l’attitude fondamentale.

L’épisode d’Abraham devant Sodome et l’enseignement du Sauveur Jésus dans l’évangile parlent surtout d’une sorte de prière : la prière de demande et d’intercession. C’est presque un peu décevant que la prière soit ici réduite à cette sorte de marchandage bien juif, où tout semble calcul et pression, ficelle pour obtenir à tout prix quelque chose, et où nous avons l’impression chronique et pénible de n’être que rarement entendus ? Car l’histoire de Sodome se termine mal : Dieu sera fidèle à sa parole et Il détruira la ville, n’y ayant pas trouvé le minimum espéré. Et on peut conjecturer que l’ami dérangé dans son sommeil n’a pas été d’une humeur charmante en cédant pour finir à l’insistance de l’autre. Alors, non, la prière, ce n’est pas faire pression sur Dieu pour qu’Il se plie à nos caprices, L’amener par ruse ou flatterie à se ranger à nos désirs mesquins. Il y a au sanctuaire marial de Bourguillon, un ex-voto respecté par les restaurations récentes : « Merci, ma bonne Mère, de ne m’avoir pas exaucé, parce que je demandais mon malheur. » Dieu nous fait l’honneur de travailler avec notre liberté, Il compte avec notre prière ; Il nous rend participants de ce qu’Il nous donne. S’il y avait plus de gens à prier la 4ème demande : « Donnez-nous notre pain quotidien », disait le cardinal Journet, il y aurait moins de famines sur la terre. Car la prière nous pousse aussi à faire quelque chose pour y remédier. Mais Il sait mieux que nous ce qui est avantageux à notre âme. Il y a donc 2 sortes de prière, fondamentalement : ce que nous enseigne le Notre Père. D’abord, en premier et absolument, ce qui a rapport avec notre Bien souverain, qui est Dieu, son Règne en nous, la reconnaissance de ce qu’Il est, sa volonté qui est meilleure que la nôtre, éventuellement. Ensuite, tout le reste qui est de l’ordre des moyens pour parvenir à cette fin. Et là, le conditionnel est de rigueur : « …si c’est pour votre gloire et le bien de mon âme. » St Thomas dit aussi que la prière de demande est en même temps une prière de louange, car elle est sûre que Dieu ne dédaigne pas nos plus humbles besoins, puisqu’il est ce Père auquel nous nous adressons en toute confiance. La prière est l’œuvre de notre vie. Le temps que nous lui donnons chaque jour est le baromètre de notre âme. Il est temps gagné et non perdu, pour l’éternité. Nous ne ferons jamais rien de bon sans elle. C’est en ayant d’abord donné à Dieu la dîme qu’Il mérite qu’Il nous rendra efficaces en ce monde. Et quand cela remplit une vie, comme la vie monastique, la valeur cachée en est inestimable pour le monde.

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17ème dimanche B 25 juillet 2021
Notre civilisation technique a distendu le lien qui nous unit à la terre, à un tel point qu’on commence à s’en inquiéter, tout en étant assez incapables de le retrouver. Or la mentalité juive, présente dans l’épisode du prophète Elisée et certainement aussi dans l’évangile, le fait naturellement. Pour toutes les sociétés agraires, la terre n’est pas une sorte d’entité extérieure à l’homme, qui sert à sa subsistance et à son profit ; elle est une création vivante de Dieu, tout près de lui, avec laquelle nous entretenons un rapport étroit et familier. C’est pourquoi le culte, de multiples manières, rend la création participante à sa prière. La liturgie chrétienne, elle aussi, célèbre les saisons, utilise des matières comme supports des sacrements, tient compte des temps et des heures. L’homme est inséré étroitement dans les rythmes du créé, il fait corps avec le monde qui l’entoure. Dès lors, les dons de la terre, et en particulier ce don par excellence qui est le pain, en reçoivent un caractère sacré, et l’homme utilise ces fruits de la terre pour exprimer à Dieu sa reconnaissance, par les prémices, par exemple : on Lui offre la première gerbe, la première grappe. C’est ce que reçoit Elisée, l’homme de Dieu. Ce pain soustrait à la consommation ordinaire, en période de famine, se retrouve par libéralité divine au centuple : Dieu est généreux dans la nature, et plus encore quand on se montre généreux envers Lui.

Jésus Fils de Dieu savait très bien ce qu’Il allait faire. Il connaissait les besoins de ces pauvres, comme Il connaît les nôtres. Mais Il nous implique dans ses dons les plus gratuits, tout comme Il nous donne de travailler la terre, de Le seconder, pour ainsi dire. Nous sommes toujours invités à entrer dans son travail à Lui. Donc Il commence par une question à Philippe, Il pose le problème. C’est un bon moyen d’éveiller l’attention, de rendre ingénieux, tout autant que de valoriser l’autre en le poussant à l’action et à la réflexion. Il y a bien ce garçon avec son petit pic-nic, mais la disproportion est écrasante et le problème encore plus aigu. L’intervention surnaturelle apparaîtra d’autant plus saisissante. Mais passé le premier moment de stupeur, les apôtres eux-mêmes ne comprendront pas la portée réelle du miracle. La question, pourtant, restera enfouie en eux et fera son chemin à travers les épreuves à venir, et ils comprendront mieux après la dernière Cène et la Résurrection. St Jean, dans son récit, insiste sur la valeur de signe, c’est-à-dire qui annonce autre chose de plus haut, de plus grand que de calmer les estomacs affamés. Il y a deux dispositions importantes que l’évangéliste souligne : Jésus demande aux apôtres l’obéissance de la foi. Il ne répond pas à la question de Philippe (Où pourrions-nous acheter…), mais Il commande : « Faites-les asseoir. » Ils ne voient pas encore où Il veut en venir, mais ils pressentent qu’il va se passer quelque chose. Ils savent sans doute qu’avec Lui, il ne faut pas trop chercher à comprendre, mais qu’il est fiable. Ensuite, Il prie et rend grâces, puis Il commence la distribution. St Marc dit qu’Il donne le pain aux disciples pour qu’ils le donnent à la foule. Que se serait-il passé si les disciples avaient résisté, devant l’impossible ? L’action divine n’aurait peut-être pas pu avoir lieu. Voilà ce qu’est l’obéissance de la foi : on devient l’associé de Dieu pour une action qui dépasse infiniment les moyens humains. On aurait toutes les bonnes raisons de dire : « ça ne va jamais marcher. » Mais si on ose dire oui, eh bien, ça marche. Mais deuxième insistance de St Jean : l’obéissance de la foi doit être droitement vécue. Sur le moment, les apôtres n’ont pas vu le signe jusqu’au bout, comme un jalon de la foi pascale. Ils réagissent selon l’espérance qui habite leur cœur : celle d’un Messie restaurateur de la royauté d’Israël. Et donc, de bonne foi, ils trouvent l’occasion propice de proclamer Jésus roi. Et évidemment, Jésus s’esquive : Lui, Il sait pourquoi Il a agi. Les questions continueront donc à tourner dans leur tête. Nous, nous vivons aujourd’hui de la foi en Jésus ressuscité. Nous ne sommes pas préoccupés de la Royauté d’Israël. Mais en fonction de quelles idées, de quels intérêts, de quelles espérances concrètes interprétons-nous la foi et ce qu’elle nous fait vivre ? La question est entière. Autrement dit : la foi doit-elle servir à tout prix à quelque chose, ou est-elle comme l’amour un échange de dons à fonds perdu ? A ce prix seulement nous vivrons de Dieu seul et ce sera le bonheur plénier, qui ne dépendra de rien d’autre.

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17ème dimanche A 26 juillet 2020
Un bien beaucoup plus précieux que tout ce que nous connaissons : voilà ce qui nous est proposé quand Jésus parle de ce mystérieux Royaume qu’Il nous dévoile un peu au fil des paraboles. Bien avant, Salomon, inspiré très certainement par la grâce de Dieu, l’avait déjà pas mal compris. Il aurait pu s’enliser dans la gloire et le vertige des possessions terrestres, et il préfère des valeurs plus hautes, qui demeurent parce qu’elles ont leurs racines au-delà du temps. Jésus part de cette prudence calculatrice qui anime généralement les fils de ce monde : on vent et on achète pour en recueillir un bénéfice. Rares sont ceux qui se contentent de ce qu’ils ont : on pourrait dire que la notion même de progrès s’inscrit dans cette dynamique. Tout ce qu’on fait, n’est-ce pas simplement au fond pour mieux vivre ? Je ne suis pas sûr que cette préoccupation première de l’activité humaine soit absente des monastères : il est loin, le temps où on faisait pénitence pour les autres ! Et quand on dit comme Ste Thérèse d’Avila : Dios solo basta, Dieu seul suffit, on veut bien… avec quand même quelque chose à côté ! Le tout est de ne pas en rester à la simple convoitise insatiable qui est le mauvais moteur de notre travail. Jésus part de cette sorte de ruse commerçante -oui, ce qu’on appelle l’esprit commerçant, qui n’est quand même pas de la pure charité : « La maison ne recule devant aucun sacrifice pour satisfaire son honorable clientèle… » pour la dévier sans crier gare sur les béatitudes. Il parle de trésor -qui a jamais été insensible à la chasse au trésor, ne serait-ce que pour alimenter un imaginaire qui compense un peu le quotidien raboteux ?- pour nous engager à un quitte-ou-double : renoncer à tout pour gagner plus que le tout espéré au départ. C’est le « qui perd gagne de l’évangile ». « Heureux les pauvres en esprit (ceux qui dans leur disposition d’esprit renoncent librement à tout), car le Royaume des cieux est à eux. » C’est comme le pêcheur de perles qui plonge 149 fois pour tomber sur la 150ème la perle de grand prix qu’il ne pensait plus trouver.

     « Avez-vous compris tout cela ? » La question nous est posée à nous aussi ce matin. C’est quoi, tout cela ? Rien moins que le sens de la vie et de son activité, de l’amour et de la mort, la manière de considérer l’existence et ce qui suivra, la vie éternelle. Car on n’a jamais vu une déménageuse suivre un corbillard, comme dit la sagesse populaire. Et au soir de la vie, nous serons jugés sur l’amour. De la décision de ce choix fondamental -les biens de la terre ou les biens du ciel- on passe à la séparation finale et au jugement, ce que suggère la 3ème parabole : le tri des poissons sur ea rivage rappelle l’ivraie de dimanche passé, qui est pour finir brûlée. Et ça, c’est une espérance formidable ! On a parfois l’impression que le combat entre le bien et le mal est d’une issue très incertaine. Un jour, ce sera clair, ce qui veut dire entre temps que le bien n’est pas égal au mal, et même qu’il y a bien et Bien. Dieu veut pour nous toujours un plus grand Bien, et le mystère, c’est qu’Il nous le propose à travers un choix personnel qui est une lutte souvent douloureuse. Derrière cette offre généreuse, cette chance unique à ne pas rater, il y a l’avertissement sérieux de ne pas la négliger ; c’est une mise en garde : si vous ne voulez pas trier maintenant, ça se fera plus tard, et on n’y échappera pas. Par prudence -et elle est donc ici transposée au plan surnaturel- le paysan et le négociant n’hésitent pas une seconde, parce qu’ils ont compris que le deal est sans proportion. Quand on a compris de quoi il s’agit, comment ne pas saisir cette occasion qui ne reviendra pas ? Voilà la sagesse de Salomon, et il y a ici bien plus que Salomon. Son choix plaît à Dieu, il obtient ce qu’il a choisi, le plus précieux, et même le reste qu’il ne demandait pas, par surcroît. L’ancien n’a pas vieilli, mais il reçoit un sens plus haut et un nouvel éclat incomparable. Que Dieu nous donne de discerner entre le bien et la mal et un cœur plein de jugement, pour traduire l’ancien en nouveau, là où des biens infiniment plus précieux nous sont offerts.

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17ème dimanche B 29 juillet 2018
     Il pense vraiment à tout, le Seigneur : l’herbe abondante, c’est tout de même mieux que les cailloux ! Cinq mille hommes à nourrir, ça demande une sacrée infrastructure, mais pour Dieu, c’est une broutille. D’ailleurs, Il a l’habitude depuis toutes les famines de l’Ancien Testament où Il est intervenu, depuis le désert de l’exode. La famine est un fléau qui n’a pas entièrement disparu de la surface de la terre, et c’est d’autant plus scandaleux que nous aurions aujourd’hui les moyens de nourrir tous les habitants de la planète s’il n’y avait pas des disproportions criantes entre nos peuples boulimiques et tant d’autres faméliques. L’épisode de ce jour a certainement quelque chose de très actuel à nous dire, et pas seulement au sujet de la répartition des biens de consommation, ce qui est d’une urgence première toujours de saison.

     Tout est hautement symbolique dans ce récit. Comme le prophète Elisée, Jésus semble comme étranger à cette extraordinaire multiplication de nourriture: tout passe par ses mains, il ne fait que distribuer, puis quand tout le monde est servi, Il se proccupe des restes. St Jean précise qu’il en reste 12 paniers. 12, c’est le chiffre du peuple de Dieu, les 12 tribus d’Israël. Il est définitivement constitué sous l’autorité des 12 apôtres, annonçant la Jérusalem céleste aux 12 portes. Les apôtres sont désormais dépositaires de la puissance de grâce qui leur permettra de nourrir ce peuple toujours affamé. Jésus restera le dispensateur des biens terrestres et célestes, mais ils passeront par les mains des apôtres qui sont serviteurs, et serviteurs inutiles. Ils n’existent qu’en distribuant et ils n’aiment qu’en ne gardant rien pour eux-mêmes, à l’instar de leur Seigneur. Lui, Il est plein de tendresse et d’attention, mettant tout à disposition de l’homme qu’il veut instruire, et en même temps si effacé qu’Il paraît presque trop discret. Son apparition a changé quelque chose en ce monde : sa parole est si nécessaire qu’on Le suit jusqu’au fond du désert pour L’entendre, et là, Il nourrit même physiquement ceux qu’Il a attirés jusque là, qui ont pris ce risque-là. Il est au bord du triomphe, tout le monde veut Le faire roi, par la force si nécessaire, mais c’est exactement ce dont Il ne veut à aucun prix. Et Il se défile. Grande a dû être la déception de beaucoup : on avait enfin sous la main quelqu’Un capable de solutionner d’un coup tous nos problèmes vitaux, et Lui, là, il refuse ! Sa discrétion, qui rendra les apôtres distributaires de ses dons, Le garde à la fois de l’idolâtrie et de l’utilisation politique. Car on sait ce que ça donne quand un fürer, un conducator, un grand timonier se prennent pour Dieu ! L’Eglise n’aura jamais d’autre puissance de grâce que celle de Jésus, les croyants n’auront d’autre alimentation de leur foi que celle que Jésus leur donne gratuitement. On annexe jamais Jésus à ses propres projets, sa propre réussite.

     Mais comment faire pour ne pas annexer, pour être serviteurs du Royaume à la fois efficaces et discrets, comme Lui ? Comme les hébreux au désert, on a toujours la tentation de faire des provisions et de thésauriser les restes. Mais c’est oublier la source des bienfaits : c’est chaque jour que Dieu nous donne le pain quotidien si on veut bien le Lui demander, et bien au-delà. Nous devons rester mendiants, sous peine de devenir capitalistes. Le fait est que quand nous avons, nous avons tendance au gaspillage, et quand nous craignons de manquer, nous nous crispons dans l’avarice. La voie juste et médiane, c’est la confiance, encore et toujours renouvelée, qui se traduit dans la simplicité de vie : s’Il a eu la bonté de ne nous laisser manquer de rien aujourd’hui, ne Le fera-t-il pas demain aussi ? Il n’est pas obligé de le faire, mais Il est toujours touché quand nous sommes là, devant Lui, avec notre misère entre les mains. En n’oubliant pas, bien sûr, que l’homme ne vit pas seulement de pain. C’est parce que nous craignons que nous pouvons espérer et être sauvés.

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17ème dimanche TO A, 30 juillet 2017
Depuis dimanche passé, la liturgie nous propose les paraboles du Royaume : il y en a eu 3 dimanche passé, et 3 aujourd’hui. Le royaume de Dieu c’est "comme" : ce petit mot qui nous fait passer dans le monde de Dieu, en étant assurés d’en comprendre quelque chose, réellement, et en sachant que l’essentiel nous échappera toujours, car Dieu est infini, jusqu’à ce que nous soyons dans la lumière éternelle. Cela nous rappelle que nous sommes par nature des contemplatifs. A longueur de vie, nous nous plaçons à un angle différent pour décrire ce que Dieu met sous nos yeux. Chaque regard correspond à une partie de la réalité et doit être complété par de multiples autres regards. Quand nous aurons fini notre tour, Dieu nous appellera à contempler l’ensemble.

     Mais les yeux du corps sont peu de chose par rapport à ceux de l’âme. La splendeur finale est tellement prodigieuse qu’elle nous invite à tout mettre en jeu pour la voir un jour. C’est pourtant seulement une prudence humaine purement calculatrice qui pousse le paysan et le négociant à vendre tout ce qu’ils ont pour acquérir ce qu’ils ont repéré comme infiniment plus précieux. Au fond, ce n’est même pas un risque d’agir ainsi, c’est une sorte de ruse : je ne dis rien, et après, à moi le magot ! Mais il faut tout d’abord comprendre vraiment la valeur de ce que Jésus nous offre, et mettre en balance tout le reste. Et ça, c’est risqué, en effet. Ce n’est pas tout homme qui trouve le trésor et la perle (peut-être simplement parce qu’on ne cherche pas beaucoup !) et ce n’est pas tout homme non plus qui se décide à l’engagement total et sans retour. La 3ème parabole nous donne le sens final de la décision temporelle : le filet tiré sur le rivage, c’est le jugement final où le tri se fait entre ce qui est bon et ce qui est rejeté. Nous sommes invités à faire déjà ce tri pour ne pas être déçus. Derrière l’offre de Dieu, qui est celle de la vie, cette chance unique qu’il nous offre, il y aussi le sérieux avertissement de ne pas la mépriser. Il s’agit, ni plus ni moins, du gain ou de la perte de tout le sens de l’existence humaine. Comme le paysan et le négociant, qui comprennent que c’est la chance de leur vie, le chrétien qui a compris de quoi il s’agit n’hésite pas une seconde et saisit l’occasion.

     Jésus demande aux disciples s’ils ont compris ; ils répondent oui avec une belle assurance : et nous ? Nous sommes comme des hiboux éblouis par le jour. La foi est ce regard qui nous habitue à la lumière, nous n’en finissons pas de sortir de la nuit. Cette lumière nous habitue peu à peu à distinguer et à unir le neuf et l’ancien, à trouver la perle et le trésor cachés à nos yeux infirmes, à voir ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Comme Salomon, les disciples ont commencé à voir quelque chose et c’est ce qui les fait aller plus loin et risquer le tout pour le tout. Ce jeune roi Salomon inexpérimenté est d’une maturité plus haute que celle de son âge, et c’est ce qui plaît à Dieu. Il comprend que quand Dieu lui aura donné la sagesse, alors il sera le meilleur des souverains et tout découlera de ce don. En demandant ce coeur plein de jugement qui permet de voir la vraie valeur des choses et leur juste proportion, il mise tout sur le trésor que la mite ne dévore pas et que la rouille ne peut corrompre. Et là, les disciples et nous qui venons à leur suite avons beaucoup plus de chance : nous venons après le Christ, après la Croix et la Résurrection, il y a ici bien plus que Salomon ! C’est à la lumière de cette nouveauté absolue –vie nouvelle radicale, nova- que tout ce qui a précédé –vetera- doit être apprécié et intégré. C’est à la lumière de ce nouveau que nous comprenons la parabole de l’ancien. On peut se contenter de ce qu’on connaît, de ce qui est plus immédiat et plus palpable, plus immédiat (la mentalité de flambeur), et passer ainsi à côté du trésor et de la perle. Chaque occasion nous dit, au fond : « C’est Dieu ou rien. » Si Dieu est exclu de notre choix, nous risquons cette fois sérieusement de nous retrouver avec rien. Heureux les pauvres en esprit –ceux qui ont discerné ce qui passe et ce qui ne passe pas- : le Royaume des cieux est à eux.

18ème dimanche TO C 31 juillet 2022
Le problème - ou la folie, si on écoute ce que le Seigneur dit à cet homme exclusivement soucieux d’accumuler- de la richesse - n’a peut-être jamais été aussi aigu qu’aujourd’hui. Il y a dit-on 80 fortunes qui mènent le monde en ce moment, qui se contentent de gérer de loin l’argent placé qui ne peut que devenir de plus en plus colossal, aux détriments de déséquilibres que les plus pauvres paient sans qu’ils aient la moindre espérance de s’en sortir. La planète aurait largement de quoi nourrir tous ses habitants, si on s’efforçait de réduire quelque peu ce scandaleux état de fait. Comment faire pour ne pas désespérer et s’efforcer d’introduire dans cette injustice un petit ferment évangélique capable, à terme, de changer quelque chose alors que les moyens humains déclarent forfait ? C’est en effet le propre de l’évangile des béatitudes de se glisser dans ce monde pour le soulever et le guérir.

Il ne suffit pas de dire à ceux qui sont responsables d’une injustice qu’ils doivent changer d’attitude : ils n’ont simplement pas envie d’écouter ce qu’on leur dit, ça va très bien comme ça pour eux, évidemment. C’est exactement l’esprit du personnage de la parabole : il semble n’exister que pour lui-même. Il parle comme s’il était seul sur terre. Tout, dans sa déclaration où il ne parle qu’à lui-même, est à la 1ère personne du singulier : « Que vais-je faire ?Je ne sais pas où mettre ma récolte. Voici ce que je vais faire : je vais démolir mes greniers…mon blé, ce que je possède… alors je me dirai à moi-même… » Impressionnant monologue où personne n’existe que lui ! Pourtant n’a-t-il rien reçu de ses parents, n’a-t-il pas des serviteurs qui travaillent pour lui, des frères et des sœurs qui savent moins bien y faire que lui ? Même dans l’usage de ses richesses, il est seul, terriblement seul. Il ne lui vient même pas à l’idée que ce qu’il a en surabondance pourrait venir en aide à d’autres qui n’ont pas le minimum vital. Quelle folie, en effet, de ne pas comprendre que nous sommes interdépendants, comme nous sommes fils de Dieu qui nous a créés, que l’essentiel de la vie est l’amour qui nous relie à Lui et les uns aux autres. Ce fossé qui se creuse de plus en plus, même dans les pays pauvres, entre une consommation effrénée et d’autres qu’on ne veut pas voir risque bien de s’accentuer de plus en plus.

Sans doute nous disons-nous que nous ne sommes pas dans la catégorie des exploiteurs : nous ne sommes pas en mesure d’accumuler des possessions matérielles et de gouverner des empires économiques. Mais on ne peut vivre en ce monde sans un minimum de possessions, et pas seulement matérielles : notre renom, notre formation, nos capacités, l’image que nous avons de nous-mêmes, l’estime et l’affection que nous recevons et donnons. Il ne s’agit pas de nous culpabiliser de cela, et Jésus ne nous dit pas que tout cela est mal. Il s’agit de notre liberté : choisir entre convoitise illimitée, obsession anxieuse, arrogance exigeante, ou contentement de ce qu’on a, confiance sereine, attitude équilibrée, ce que signifie exactement le pain de chaque jour du Notre Père, et la manne du désert. Mais si nous nous y accrochons démesurément, en pensant que c’est ça d’abord qui fera notre bonheur, oui, nous sommes fous, et surtout si, murés dans notre confort, nous devenons indifférents au malheur d’autrui. Toute richesse peut nous séparer des autres ou au contraire nous unir à eux en la partageant : on est plus heureux, au total, de ce qu’on donne que de ce qu’on reçoit. La vraie richesse, le vrai bonheur, c’est de ne pas être riche pour soi, mais pour Dieu, nous dit Jésus. Un jour, nous perdrons forcément ce qui est dans nos greniers. Dieu est la seule richesse, la seule valeur stable et éternelle. Tant mieux si votre coffre est plein. La seule question est de savoir pour qui vous le videz. Car Dieu est amour et Il est don.

Il commence à y avoir des courants ténus et têtus qui nous engagent à moins gaspiller, à nous contenter de ce qui est vraiment nécessaire, à choisir des produits plus équitables pour l’environnement, dans une proximité qui réduit le transport. Mais cela ne peut être efficace sans une vision plus haute qui vient de la foi, infiniment respectueuse des dons de Dieu pour tous. Encourageons-nous sur cette voie, soyons inventifs et solidaires sur cette voie qui est celle de la survie de notre humanité. C’est cela entre autres que St Paul appelle « être ressuscités à une vie nouvelle », ce qui commence aujourd’hui en faisant tout ce que nous pouvons pour qu’Il soit tout en tous.

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18ème dimanche B 1er août 2021
Nous sommes en ce dimanche au cœur de l’équivoque qui poursuivra le Sauveur Jésus durant toute sa vie terrestre. Il est venu pour une seule chose parmi les hommes : les aider à passer de la terre au ciel. Et ce n’est pas une mince affaire : nous avons été tirés de la glaise, nous collons à la glaise, nous avons du mal à décoller. Les foules ont été rassasiées : en gros, ça leur suffit, et s’ils Lui courent après, ce n’est sans doute pas d’abord à cause de la sublimité de ses enseignements, du moins pour la plupart d’entre eux. Ventre affamé n’a point d’oreilles, dit-on : celui qui est repu n’en a pas beaucoup plus. Jésus, donc, s’efforce à longueur d’évangile d’élever un peu les cœurs. Les hébreux au désert ont commencé par faire confiance à Dieu. Mais voici qu’il les conduit dans une situation impossible : ils se retrouvent en plein désert, sans ravitaillement assuré, sans aucune sécurité. C’est très angoissant, et on comprend un peu leur réaction. Nous connaissons tous de ces situations humaines où on ne sait plus à quel saint se vouer, où tout est bloqué, et où la seule solution semble un grand acte de foi. Mais qu’est-ce que ça nous est difficile ! S’abandonner sans garantie de succès, alors qu’on est assailli de doutes, dans l’inquiétude et le murmure. C’est l’épreuve de l’espérance, qui atteint beaucoup les jeunes, parce que l’horizon est bouché, l’avenir incertain, et qu’ils n’ont pas encore assez d’expérience pour voir qu’on s’en tire souvent mieux qu’on craignait, surtout avec la grâce que Dieu donne à chaque instant. C’est souvent en regardant en arrière et en voyant que Dieu a été malgré tout fidèle qu’on peut développer des réflexes de foi. A la Mer Rouge, les hébreux sont acculés : ou se laisser reconduire esclaves en Egypte, ou faire fond sur Dieu seul et entrer dans l’eau. Il y a un mystère de l’histoire d’Israël -mais c’est au fond notre histoire à nous aussi- qui nous montre que la confiance en Dieu est toujours à reconquérir, malgré la répétition des miracles. Nous devrons lutter jusqu’au bout pour fonder notre vie sur Dieu seul. St Paul le dit aux Ephésiens : ils ont à passer d’une mentalité païenne à une manière de penser et de sentir qui vient de la foi qu’ils ont reçue. Notre origine, notre civilisation, notre éducation nous ont donné un matériau brut pour notre vie consciente. De cela nous ne sommes pas responsables. Mais la vérité ultime des choses est plus haut que ça: il y a une transformation spirituelle du jugement à consentir, faute de quoi, on est en danger de refuser la vérité proposée par le Christ. On va à la vérité si on fait la vérité.

A travers le signe du pain partagé, comme par la manne reconnue d’origine céleste par le peuple de l’Ancien Testament, Jésus veut faire comprendre qu’Il apporte un bien autrement essentiel qui est la vie éternelle. Après la Résurrection, les chrétiens comprendront que cette nourriture essentielle, c’est le Pain de Vie, l’Eucharistie. C’est peut-être l’un des enjeux majeurs de cette crise du covid que nous traversons, et cette ligne de partage est de plus en plus évidente dans l’Eglise : sommes-nous convaincus que la Sainte Eucharistie, la Communion sacramentelle, est essentielle à notre vie de foi, ou cela nous suffit-il de méditer de temps en temps sur la parole de Dieu et de regarder la Messe à la télé, parce que c’est tellement plus confortable ? Comme la manne a été dépassée par un bien supérieur, d’une nourriture corporelle, on est invité à passer à une nourriture spirituelle. Et le comble, c’est que Jésus s’arrange pour nous la donner à travers ce qui reste au plan visible un petit morceau de pain : Dieu est très humble, vraiment ! Si nous méprisons ce moyen extraordinaire qu’il nous a donné, nous passons vraiment à côté d’une dimension essentielle de notre foi, aux confins du matériel et du spirituel. Ce n’est plus par l’intermédiaire de Moyse qu’Il vient à nous, par des tables de la Loi en pierre, par des paroles seulement, même si elles sont d’une haute élévation spirituelle et morale, Il le fait en personne, en chair et en os, c’est le cas de le dire. Oui, de quoi est faite notre vie profonde et quelle est sa nourriture ? Est-ce que nous vivons de choses, de paroles qui s’envolent, ou bien d’une Personne, à travers ces choses, ces paroles ? Comme les foules de l’évangile, Jésus nous provoque à la foi et à l’espérance : nous pouvons rester au stade premier, où le pain de la terre nous suffit, ou croire que l’homme ne vit pas seulement de ce pain-là et savoir de certitude de foi que la Sainte Eucharistie nous est plus vitale que les nourritures terrestres. Nous ne serons jamais assez reconnaissants à Dieu d’avoir voulu ce moyen extraordinaire pour rester auprès de nous jusqu’à la fin des temps. Qu’Il nous y ramène toujours et nous garde inébranlablement fidèles aux dons reçus.

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18ème dimanche A 2 août 2020
Trop et trop peu gâtent tous les jeux, disait-on dans notre enfance, invitant ainsi à la modération, l’équilibre, le contentement de ce qu’on a, bref, s’efforçant de promouvoir une modestie de vie qui coupe les ailes à la fringale de posséder et d’accumuler inutilement. On peut dire que ce trop et trop peu traverse tout l’évangile : depuis Cana, on sait que l’homme a toujours trop peu et que Dieu lui offre trop. Mais la surabondance de ce vin est le signe des biens spirituels dont nous manquons cruellement et qui sont en concurrence avec les autres, terriblement plus concrets. Aujourd’hui aussi, trop peu pour ces pauvres gens, au départ, puis des restes à ne plus savoir qu’en faire, une fois la foule rassasiée. Le Tout-puissant est doux et humble de cœur, mais Il compte pour rien aux yeux des hommes. Trop peu messie pour beaucoup, trop pour ce qu’on ne Lui demande pas, Il répond presque toujours en décalé à nos manques. Il prétend à un amour exclusif -ça, c’est vraiment trop demander !- et nous sommes là, avec nos manques d’amour sans qu’Il les comble vraiment, en tous cas au niveau sensible. Et pourtant, nous le savons, Il nous a montré ce que son amour voulait dire. Il aurait suffi d’une goutte du Sang divin pour sauver l’univers : cette goutte, Il l’a donnée, mais c’était la dernière. C’est vraiment trop, Il aurait pu s’en tirer pour beaucoup moins ! Il ne s’agit pas seulement du paradoxe entre la pauvreté foncière de la créature humaine et la somptuosité de la richesse de Dieu, mais de ce paradoxe bien plus profond encore de ce Dieu qui se fait pauvre infiniment pour nous rejoindre et nous combler bien au-delà et autrement que nous l’aurions imaginé. Concevoir que Dieu est tout, ce n’est pas très difficile dès qu’on admet qu’Il existe ; mais qu’il veuille nous faire partager tout ce qu’Il est alors que nous n’avons rien à Lui donner en échange, voilà qui est singulier, inattendu. « Même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer… » Pour passer de ce rien à ce tout, il n’y a qu’un seul moyen -puisque nous sommes trop pauvres pour acheter quoi que ce soit- : c’est la gratuité. Or l’amour est par essence gratuit, c’est un investissement à fond perdu. Là, seulement, l’homme peut trouver son compte : tant qu’il compte, et qu’il arrive parfois à faire que ses calculs tombent juste, il lui manque quelque chose : « Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, voua fatiguer pour ce qui ne rassasie pas ? » Au-delà de tout ce qui nous aide à vivre, il y a ce qui nous fait vivre. Et ça ne s’achète pas, ça se reçoit à genoux, dans la reconnaissance gratuite et éperdue de celui qui sait qu’il ne pourra jamais rendre, mais qu’il rend heureux Celui qui donne. La fin insondable d’être dont l’infini est la marque de l’humain, nous essayons de la combler le plus souvent par l’avoir ; Dieu, Lui, nous offre son Etre qui est le fond de son Amour. Cet amour sans prix qui fait que nous sommes aimés tels que nous sommes, pas plus, pas moins, parce que nous sommes tous des pièces uniques, irremplaçables en ce sens, parce que ce que nous sommes, personne ne peut l’être à notre place et qu’il manquerait quelque chose à la perfection de la création si l’un de nous n’existait pas. Chacun de ces 5000 hommes a reçu de quoi vivre jusqu’au lendemain : chaque jour, Dieu nous propose un amour neuf qui nous fait littéralement exister, nous tenir en face de Lui dans une relation qui Lui est indispensable, Lui qui n’a besoin de rien ! Au bout, au fond de toutes nos faims terrestres, il y a cette faim-là, qui nous ouvre à l’amour inconditionnel, ce que chante l’apôtre dans la 2ème lecture : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ?... Rien, ni le ciel ni la terre… »

Face à cette foule affamée, Jésus est saisi de compassion, et ce sera toujours comme ça. Alors, Il instruit, il guérit, Il nourrit. Et Il invite les disciples à faire de même : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Ce qui a deux sens : vous n’avez rien ? En bien, je vous donnerai de quoi. Mais à une condition : c’est que vous deveniez vous-mêmes leur nourriture, comme Moi dans mon Corps brisé, mon Sang versé. La charité consiste souvent à donner aux autres exactement ce qu’on n’a pas soi-même. Et c’est ainsi seulement qu’on devient heureux.

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18ème dimanche C 28 juillet 2019
     Même Astérix connaît « Vanitas vanitatum », expression qui traverse l’histoire et l’expérience des hommes ; elle ne vient pas des romains, mais de ces derniers livres de l’Ancien Testament qui ont été écrits en grec et sont empreints de la sagesse de la Grèce Antique. Dieu, donc, se sert de tout pour dire sa Vérité à Lui, dont il y a des traces chez tout penseur honnête. C’est le genre de phrase qu’on cite quand tout s’écroule autour de nous, comme pour se consoler quelque peu de la déconfiture inévitable des choses terrestres : il est rare que tout sourie sans discontinuer dans chacune de nos vies. Mais n’y a-t-il que ce regard désabusé à poser sur les choses et les événements ? Car il faut aller plus loin que l’Ecclésiaste, et Jésus nous y invite. Quand il dit de cet homme qui a réussi : « Tu es fou ! », il doit bien y avoir une bonne nouvelle cachée sous cette condamnation qui semble sans appel, et qu’on peine un peu à comprendre : qu’a-t-il fait de mal, ce monsieur qui a bien travaillé ? Et les pauvres qui triment sans arriver à nouer les deux bouts ? Et ceux qui ne font rien et vivent sur le dos des autres, style la cigale de la fable, alors ? N’y aurait-il pas aussi quelque chose à leur dire ? Comme nous ne pouvons pas nous passer sur terre des biens matériels, c’est à un recadrage universel que Jésus nous invite.

     Et d’abord, Il refuse de donner une solution toute cuite. L’évangile n’est pas une clef de répartition des richesses et la recette d’un plan économique : bien des systèmes philosophiques et politiques s’y sont essayé, et le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’y ont pas toujours réussi avec brio. Ceux qui prétendaient à une égalité à tout prix ont été les plus meurtriers de l’histoire. Ailleurs, il est clair : « des pauvres, vous en aurez toujours parmi vous. » C’est pas juste ! Non, en effet, ce n’est pas juste. Le vrai principe, c’est celui que donne les Actes des Apôtres : « On donnait à chacun selon ses besoins. » Eh bien, réfléchissez, faites des plans de redistribution, en sachant qu’il n’y a pas de solution simple et universelle. Mouillez votre chemise, pour les autres autant que pour vous, ne méprisez personne, refuser d’entrer dans tout système fataliste qui dit, aujourd’hui, dans une conception américaine : « Si vous n’avez pas réussi, tant pis pour vous, c’est votre faute, vous n’avez pas su y faire. » Bienheureux les riches, et tant pis pour les autres ! Jésus propose autre chose, et ça concerne tout le monde, du haut en bas de l’échelle sociale. C’est une inspiration et une attitude qui commence à germer dans notre société de consommation impitoyable, et cette petite semence me paraît être un très bon signe : contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce ne sont pas forcément les grands noms qui font l’histoire, mais les petites âmes humblement déterminées qui ont au cœur une autre force que la leur. Car, oui, on peut refuser de bâtir son bonheur sur la consommation et le bien-être matériel, ne pas céder à une convoitise illimitée, cultiver une attitude joyeuse de confiance sereine, qui est la vraie liberté par rapport à toute possession. Car l’obsession anxieuse d’avoir toujours plus se rencontre autant chez des gens économiquement riches que chez des pauvres mais complètement obsédés de désirs inutiles et jaloux des autres. Il y a dans le livre des Proverbes une prière qui donne l’attitude équilibrée en ces matières : « Seigneur, ne me donne ni la richesse ni la pauvreté, donne-moi ce qu’il faut pour vivre. » Ce que demande exactement aussi le Notre Père avec le pain de chaque jour, comme la manne du désert. Sans théorie abstraite, c’est une vraie révolution mondiale que suggère Jésus, qui rejoint la première béatitude. La vraie richesse, dit-il, c’est d’être riche pour Dieu, et non pour soi. Celui qui réduit son horizon à la terre et à lui-même se trouvera forcément un jour les mains vides devant Dieu : à quoi cela sert-il d’accumuler pour être l’homme le plus riche du cimetière, disait quelqu’un ? Il nous restera un jour dans les mains ce que nous aurons donné. Bien sûr, la richesse n’est pas mauvaise en soi : tant mieux si votre coffre est plein ! La seule question est de savoir pour qui vous le videz. Dieu est amour et don parfait. Il nous a donné son Fils unique : à sa suite, quel est notre souci essentiel à travers les biens de ce monde ?

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18ème dimanche B 5 août 2018
     Même dans nos monastères, où l’on jeûne la moitié de l’année, on sait que quand le réfectoire va, tout va. Les fourriers de l’armée et les mères de famille le savent tout autant : la meilleure manière de garder son mari à la maison, c’est de se donner un peu de peine pour la cuisine. Pour ma part, j’admire sans réserve ceux et celles qui ont ce souci, surtout quand c’est jour après jour et sans interruption. Mais s’il n’est pas bon de vivre pour manger, il demeure vrai, même dans nos sociétés hyper-sophistiquées, qu’il faut d’abord manger pour vivre. Après, on peut parler d’autre chose. Pourtant, l’épisode d’aujourd’hui nous montre presque le contraire : ces foules étaient affamées parce qu’elles avaient écouté Jésus en oubliant les impératifs de leur estomac, et ça, ce n’est pas commun. Là, on voit que l’homme ne vit pas seulement de pain, ce qui est tout aussi vrai. Moyse était confronté au même problème, et même de manière plus aigüe : après l’euphorie de la sortie d’Egypte, à main forte et à bras étendu, la dure réalité du désert avait repris ses droits, et aucun discours pieux ne pouvait rien y faire. Ils ne pensaient même plus à leur liberté retrouvée, et ils s’étaient mués en un peuple de râleurs. Ils s’en prennent à Moyse et Aaron, comme si Dieu n’existait pas –les choses se gâtent toujours, quand Dieu, même un court moment, n’est plus à l’horizon- et ils réduisent le problème à sa seule dimension humaine : c’est une histoire d’intendance, vous auriez pu prévoir ! Alors, Dieu, qui voit qu’ils se sont mis dans un mauvais cas, va jusqu’à s’entremettre Lui-même. Mais ils font la fine bouche et le texte finit là. La page suivant les montre râlant toujours, même la bouche pleine. Après, ce sera l’épisode des serpents brûlants : on comprend que Dieu perde patience devant ces adolescents jamais contents.

     Les auditeurs de Jésus, eux, sont plutôt satisfaits : il y a du progrès, avec le temps ! Mais il faut que ça continue. Il y a eu le vin de Cana, le pain de Bethsaïde, le poisson du lac… on ne va pas s’arrêter en si bon chemin, d’autant plus que les prophètes décrivaient les temps messianiques comme un banquet gratuit et sans fin. Or, Jésus veut les emmener plus loin, les signes qu’Il pose sont seulement là pour créer une mentalité surnaturelle : s’Il peut faire ça, nous croirons quand Il nous dira : « Ceci est mon Corps. » Et faire ce pas, ce n’est pas une mince affaire, on en convient : même nous, après 2000 ans de christianisme ?..  On est pas décidé à Lui faire crédit aussi facilement. Ils veulent bien acheter la foi, moyennant la garantie d’être nourris chaque jour –oui, quand le réfectoire va, tout va ! Ah, oui, comme il est difficile de s’affranchir de la préoccupation de la nourriture, qui absorbe une bonne part de l’activité humaine ! Je connais des communautés religieuses où il est interdit de parler de nourriture en récréation pendant le carême : on ne parlerait plus que de ça ! Et pourtant, on ne meurt pas de faim, tant s’en faut ! La faim est souvent psychologique, comme le désir de Dieu est spirituel. Quand Jésus leur propose le pain du ciel, qu’Il est Lui-même, je ne suis pas sûr qu’ils aient compris. Comme leurs ancêtres, ils font les difficiles, ils refusent la confiance que le Seigneur attend d’eux. Ce qui est difficile, pour eux comme pour nous, c’est que c’est un mystère –LE mystère de la foi- et que ce mystère est à la fois si proche de notre univers matériel, et si loin de nos perceptions habituelles, Dieu invisible, Dieu inconnu et transcendant, en même temps que le Verbe incarné, semblable à nous. C’est l’entrée dans la vie éternelle : en tout ce qu’Il a fait et continue de faire, Il veut nous envahir avec ce désir de l’amour, dans tout notre composé humain, en se laissant assimiler comme un aliment. Il descend jusque dans notre tissu cellulaire pour donner vie à toute notre personne, corps, cœur, âme et esprit. Le rêve de l’amour devient réalité : ne faire qu’un avec l’être aimé. Quand notre âme accepte cela dans la foi, c’est une déflagration d’amour pour l’univers entier. Laissons-nous envahir : il y va de notre bonheur, et aussi de tous ceux qui nous approcheront.

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18ème dimanche TO. C. 31 juillet 2016
La demande adressée à Jésus est assez semblable, ma foi, à beaucoup d’autres qui nous sont adressées, à nous prêtres, qui assurons un service gratuit auprès de tous les pauvres en détresse, au milieu de leurs difficultés petites ou grandes. Outre le sacerdoce proprement dit, il faudrait que nous soyons des spécialistes en psychologie et en pédagogie, en droit matrimonial, administratif ou successoral, doublés de qualités d’assistant social, de conseiller d’entreprise, de juge de paix et de manager à spectre large. Le disciple n’est pas au-dessus du Maître : c’est ce qu’on demandait déjà à Jésus. Le pape Paul VI disait que l’Eglise est experte en humanité : il est donc vrai que nous ne risquons pas en ce domaine d’être au chômage. Merci, donc, de nous prêter autant de sagesse et de désintéressement, d’avoir finalement toute cette confiance envers Dieu, dont nous essayons d’être les instruments plus ou moins capables. L’homme de l’évangile, pourtant, a dû être déçu de la réponse de Jésus. Il n’est donc pas venu pour régler des histoires de famille et des conflits humains ; on dirait qu’Il nous laisse patauger dans nos problèmes en se contentant de nous donner quelques lignes de conduite qui semblent assez peu applicables en l’espèce. Ce qu’Il ne veut en aucun cas, c’est prendre parti pour l’un contre l’autre. La justice se situe pour Lui à un plan supérieur, et ce plan concerne tout le monde. Nous aimerions qu’Il nous dise ce qu’il faut faire : Il nous aide seulement à réfléchir en trouvant nous mêmes les solutions dans ces situations concrètes. Il a mis en nos mains ce don redoutable de la liberté : Il ne veut en aucun cas la reprendre, mais bien plutôt nous mettre sur la voie d’une vraie responsabilité qui nous permet d’assumer nos choix. C’est souvent ce que nous n’aimons pas trop : on préférerait faire ce qu’on veut, et qu’ensuite, Il recolle, Lui, les pots cassés.
Mais la petite parabole qui suit n’est pas non plus pour nous rassurer : comme dans le passage de l’Ecclésiaste, il y quelque chose de désabusé, sinon de désespéré dans l’idée que tout ce qu’on fait sur la terre ne vaut en définitive pas grand’chose. Si tout est vanité, pourquoi se donnerait-on de la peine ? Une certaine philosophie tacite d’aujourd’hui prend à la gorge beaucoup de monde et les rend paresseux : mangeons, buvons, profitons du système et laissons à ceux qui veulent quand même travailler le soin de nous entretenir. Pourtant, le problème n’est pas dans la peine qu’on se donne, ce que l’on produit et ce qu’on amasse, mais dans le sens qu’on donne à son activité. Il est de plus en plus clair que l’avoir seul ne comble pas. Le monde laissé à lui seul tend vers l’absurde, avec la mort au bout. Et justement, St Paul parle de la mort : « Vous êtes morts avec le Christ, et votre vie est cachée avec Lui en Dieu. » Il y a quelque chose de la vie et du monde qui est mort avec le Christ, comme si ce que nous appelons le réel et le concret était seulement apparence, et que ce qui donne sens à notre vie n’est pas immédiatement perceptible, mais caché en Dieu. Nous voilà donc invités à une seconde lecture de notre vie, pour y discerner ce qui demeure pour l’éternité. Bien sûr, le croyant ne démissionnera pas de sa tâche présente, mais il usera des choses comme n’en usant pas, n’y mettant pas son coeur entier et en sachant qu’une seule chose est nécessaire. Si bien qu’on peut simplement., devant toute réalité, richesse, entreprise ou projet, se poser cette simple question : « Est-ce bien et bon, selon Dieu ? Est-ce vraiment utile ou nécessaire ? » Beaucoup de choses reprendront alors des proportions bien plus modestes, voire insignifiantes au regard de ces choses d’En-Haut que l’apôtre nous invite à rechercher de préférence à celles de terre. Ce détachement de tout ce que nous devrons quitter un jour nous rendra plus sereins et plus généreux : au total, ne restera que l’amour donné à fond perdu, et cela seul ne mourra jamais.

19ème dimanche TO A 13 août 2023
A longueur de vie, plus ou moins patiemment, nous tentons d’approcher Dieu qui semble toujours se dérober à notre expérience. Dieu est la Réalité la plus fascinante qui soit, mais que pouvons-nous comprendre de Lui, avec notre intelligence limitée et notre cœur cabossé ? Peut-être que la plus belle réalité de la foi, c’est que nous ne pouvons nous résoudre à y renoncer, un peu comme cet homme qui disait: « Cela fait 15 ans que je demande à Dieu la foi, et je ne l’ai toujours pas… » A quoi répondait un de nos évêques : « Si vous priez ainsi depuis 15 ans, c’est que vous l’avez déjà un peu ! »

L’évangile est rempli de ces quiproquos qui finissent par tracer un chemin aux disciples qui n’arrêtent pas de se poser des questions à propos de ce Maître décidément insaisissable. Voir quelqu’un marcher sur la mer a de quoi faire peur, on le comprend : menace, surprise, mirage, c’est quoi, au juste ? Ce sera plus troublant encore après la résurrection, comme si le processus s’emballait : Il passe les portes fermées, Il mange et disparaît, Il parle et se tait… Dieu est déroutant, comme pour nous inviter à voir toujours plus loin, plus haut. S’il était ce que nous croyons, ce ne serait pas Lui, car il ne saurait être limité à ce qui nous est familier. Dieu est vraiment le Tout-Autre. Mais en même temps, Il est le Tout-proche, le plus proche prochain, Il vient à notre rencontre, Il se laisse toucher, Il nous rassure, Il vient à nous sous de multiples formes et rencontres, sans jamais se laisser enfermer et saisir.

Avant cette rencontre inopinée sur le lac, il y a eu cette nuit de prière pour Jésus : sa réponse à la foule qu’Il a nourri dans le désert, c’est l’intimité avec son Père. Nous n’arriverons jamais à imaginer, même un tout petit peu, ce qui se passe dans ce dialogue tellement au-delà des mots. Car la vraie prière est ce qui se passe au-delà des mots, dans un silence infini qui est pure attention à l’Autre. Et après avoir sauvé Pierre de l’eau, la réponse des disciples est ce geste d’adoration, où tout est dit dans la parole qui l’accompagne : « Vraiment, tu es le Fils de Dieu ! » Entre les deux, il y a la foi qui patauge, qui hésite, qui se trompe même peut-être. Mais qui finit toujours par arriver là où Dieu veut nous mener. Le plus grand des prophètes, Elie, ne s’y était pas trompé, lui : sa caverne fait penser à celle de Platon, mais elle est le lieu d’une révélation, et non d’une recherche philosophique. Le processus de connaissance de Dieu commence comme d’habitude, par des manifestations tonitruantes. Oui, Dieu est bien le maître de l’univers et de l’histoire, mais ce qu’Il veut, ce n’est pas d’abord nous épater. Il désire ce cœur à cœur infiniment délicat où tout se dit sans paroles, où l’on se sent bien, parce que l’autre est là et qu’il me veut un bien infini. Le propre de l’amitié c’est la réciprocité, et Dieu qui sait que nous sommes fragiles et faibles se met à notre niveau pour ne pas nous effrayer. Le tonnerre, le feu et l’ouragan ne sont tout au plus que des indices de quelque chose de beaucoup plus subtil et intérieur, qui nous fait comprendre qu’avec Lui nous ne risquons rien. Cette douceur annonce l’incarnation du Fils bien-aimé, qui vient à nous comme un Enfant qui sourit, ce Jésus doux et humble de cœur, dont le fardeau partagé est léger à nos épaules. Chaque fois que nous expérimentons quelque chose de cette réciprocité et de cette douceur, qui n’est pas qu’un sentiment facile, nous pouvons nous douter que Dieu n’est pas loin. Bien sûr, Il ne nous le dira pas en paroles, mais nous le saurons… autrement. Le drame de beaucoup, et d’Israël, en particulier, comme dit l’Apôtre, c’est de ne pas aller jusque-là. Ou bien on attend un Dieu explicite, compréhensible, tout-puissant et tonitruant, qui met de l’ordre dans notre désordre, ou on L’attend sous mode sentimental, capable de combler nos cœurs en écharpe, et quand  Il ne vient pas selon nos attentes, on va voir ailleurs en réduisant la voilure. Or, Dieu a le droit d’être Dieu, laissons-Le être ce qu’Il est : Il est meilleur que tout ce que nous pouvons imaginer. « Hors de Dieu, tout est étroit » dit St Jean de la Croix. Ce serait Le mépriser que Le forcer à entrer dans nos catégories étriquées, Le plier à nos caprices changeants et contradictoires.

Qu’Il nous donne la persévérance d’une foi humble et patiente, qui se fortifie dans les tempêtes et les risques de noyade, les nuits sans lune où l’on rame sans résultat apparent ; alors elle nous apprendra à Le découvrir avec émerveillement, au-delà de toute représentation et de tout intermédiaire, précisément là où nous ne L’attendions pas.

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19ème dimanche C 7 août 2022
De notre futur, nous n’avons qu’une seule certitude : un jour, nous mourrons, notre vie sur la terre n’est pas éternelle. Mais il y a bien des manières de concevoir cette échéance inéluctable. La plus courante aujourd’hui est celle de l’antiquité païenne : « Carpe diem », profite à plein du jour offert, car hier n’est plus et demain est incertain, donc mieux vaut ne pas se compliquer la vie en se posant des questions sans réponse et jouir au maximum de ce qui nous est offert. Mais plusieurs obstacles se dressent face à ce séduisant programme : qui ne sait que la vie n’est pas toujours une partie de plaisir, que certains sont plus favorisés que d’autres, que le jour qui se lève n’est pas forcément une invitation à la joie ? Le voleur qui arrive à une heure imprévue n’est pas vraiment une bonne nouvelle : il menace précisément ce en quoi on avait mis son espérance d’une vie que la plupart qualifient d’heureuse. Une autre question se pose alors : serions-nous de cette catégorie de personnes anesthésiées, chloroformées, qui évitent à tout prix de penser à cette fin inéluctable ? Car on peut vivre longtemps sans penser à rien, mais à certains moments, la réalité nous rattrape.

Jésus nous oriente vers une autre vision, plus large et profonde, qui est précisément celle de la foi. Cette manière d’envisager même l’inéluctable nous est suggérée par les paroles mêmes de Jésus, prononcées en araméen, langue populaire de l’un de ces peuples sémitiques du Moyen-Orient qui a une manière originale de conjuguer les verbes. En hébreu, il n’y a que deux temps possibles pour les verbes : l’accompli et l’inaccompli, ce qui donne du fil à retordre aux traducteurs. L’accompli, c’est ce qui est achevé une fois pour toutes, un passé vraiment passé qui n’a plus de conséquences ou seulement de très indirectes sur le présent. L’inaccompli, ça peut être le présent inachevé, donc un passé pas tout à fait fini ou le futur qui doit encore advenir. D’où l’hésitation des traducteurs latins ou français : on rend le même verbe parfois au passé simple et parfois au futur. Ainsi, on pourrait traduire : « Tenez-vous prêts : c’est à l’heure où vous n’y pensez-penserez pas, que le Fils de l’homme est en train de venir-viendra. » Il vient, mais n’a pas encore fini de venir, et la dernière venue sera la Présence sans fin.

Ce qui nous donne une certaine vision de l’histoire. Elle n’est pas un recommencement sans fin, dépourvu de sens profond, quelque chose d’inéluctable, emprisonné dans un déterminisme pesant qui nous laisse totalement à sa merci. Ce qui induit une désespérance profonde qui pousse à l’étourdissement d’un divertissement sans fin pour ne pas voir la réalité en face, puisqu’on pense ne rien pouvoir y changer. Elle n’est pas non plus un show permanent qui nous sert sur un plateau une surprise après l’autre, comme à des petites filles gâtées. Non, le présent que nous vivons est à la fois rempli des expériences du passé qui sont comme son terreau nourricier, mais pas sa prison, car le futur a le sens que nous décidons de lui donner. Si nous pensons qu’il n’en a pas, il sera de fait absurde et désespérant. L’espérance d’Israël était fondée sur l’amour que Dieu lui avait démontré dans le passé. Il est intéressant de voir que les deux événements majeurs de l’histoire du salut, l’Exode et la Résurrection, se sont passés dans la nuit, la même nuit qui est celle de la foi d’Abraham. Nous aussi, il nous arrive d’être dans la nuit. L’Exode, une fin ? Non, bien plutôt le début du Peuple Saint, qui ne sera plus un ramassis d’esclaves en guenilles, mais une nation véritable. La Résurrection, une fin ? Non, le sépulcre vide n’est pas le mémorial de la nostalgie, comme disait Hegel. Ces deux nuits sont ouvertes sur un matin inattendu, un avenir neuf qui confirme la promesse de Dieu. Le sens ultime, c’est la résurrection de toute l’humanité, la libération totale de tous les esclavages, de toutes les oppressions, de toutes les violences. Et c’est pourquoi nous ne pouvons rester passifs si nous avons commencé à comprendre ces choses. Nous serions coupables en pensant qu’il n’y a plus rien à faire, puisque le Seigneur vient bientôt : Il nous demandera compte de notre paresse, si nous prenons prétexte de cette venue pour ne rien faire. Nous pouvons au contraire être attentifs, travailler personnellement et lucidement à la réalisation de la Promesse. On ne peut pas savoir dans le détail ce que sera notre avenir, personnel, dans la société ou l’Eglise. Mais nous savons qu’il y a un avenir, qu’il est entre les mains de Dieu et qu’il sera réalisé avec notre coopération. Qu’il nous aide à vivre notre présent de manière authentique et responsable, puisqu’Il sera toujours à nos côtés, vivant et vraiment ressuscité.

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19ème dimanche B 8 août 2021
Un prophète en dépression ! Singulier exemple qu’il nous donne aujourd’hui, cet Elie qui est peut-être le plus grand des prophètes de l’Ancien Testament, celui auquel on fait sans cesse référence, jusque dans l’évangile. C’est comme avec les prêtres et les évêques : on pense qu’ils ne doivent jamais avoir de limites, jamais d’impatience, de défauts, et encore moins être déprimés. Pourtant, malgré les grâces dont Dieu les a comblés, ils demeurent des êtres humains, simplement, cabossés comme les autres, sujets à toutes les vicissitudes de la vie sur terre, à toutes les pressions que nous subissons tous avec plus ou moins de courage et de résignation. C’est donc de ce prophète qui n’en peut plus au point de souhaiter la mort que Dieu envoie un ange - rien que ça : c’est qu’Il tient vraiment à lui et souhaite qu’il trouve en Lui la force de continuer sa mission. Beaucoup en ont fait le père des moines : solitaire, mystique, homme de silence et d’action plus que de parole, dont l’Ecriture ne rapporte aucun discours. Il est poussé par l’Esprit d’un désert à l’autre, ardent défenseur de Dieu au milieu d’un peuple qui L’oublie, sa mission est liée à toutes les péripéties de l’histoire d’Israël. La reine Jézabel, qui gouverne en fait le pays, l’a dans le collimateur, parce que le sens aigü de la justice et de la vérité, chez Elie, le trouve sans cesse en face de ses combines louches. Pour sauver sa peau, il ne trouve que l’échappatoire du désert, et là, lui qui est plein d’une ardeur jalouse pour le Seigneur de l’univers, capable de défier les prophètes de Baal, il se découvre comme un pauvre homme terrorisé, faible et sans défense, qui ne sait pas ce qu’il va devenir. Le désespoir le pousse à demander à Dieu de le faire mourir : il n’est pas suicidaire, mais il en a marre de tout et voudrait bien que Dieu tire le rideau.

En fait, ce genre de situation est tout ce qu’il y a de plus commun dans l’histoire des peuples et des individus : cette situation désespérée, le peuple saint l’avait connue au sortir d’Egypte, quand Pharaon voulait les exterminer. Il revit en résumé ce par quoi ils avaient passé, et sa délivrance sera un écho fidèle à la leur : nous assistons ici à un mini-exode. Et de fait, chaque fois qu’il vivra un de ces moments, il trouvera un ange ou un corbeau qui lui permettra de continuer son chemin. C’est la manière dont Dieu lui dit : « Je t’ai donné la vie, qui est malgré tout un sacré cadeau, et je veux que tu vives, que tu en fasses encore quelque chose ! » Pour qu’il comprenne ça, il faut une nuit de sommeil, lourd, peut-être peuplé de cauchemars, mais demain, c’est un autre jour. C’est un bon sens de base, parce que nous ne sommes pas des machines. Ensuite il faut accepter le petit pain appétissant déposé sous l’oreiller et la cruche d’eau fraîche : pas un gueuleton, rien d’exceptionnel, juste de quoi marcher un bout. Tous ceux qui ont failli mourir de faim voient de quoi on parle. Nous sommes souvent pris entre le refus de se laisser aider et le désir du 5 étoiles avec toutes les garanties d’avenir. Dieu nous donne juste de quoi survivre aujourd’hui si nous nous en contentons. C’est la manne des hébreux, préfiguration de l’Eucharistie, Pain vivant descendu du ciel. Moyennant quoi, Elie fera le trajet inverse des Hébreux dans le désert : eux sont partis du mont Horeb, il y aboutira au terme de son chemin. C’est donc Jézabel qui lui a offert le voyage : le pire est parfois l’occasion du meilleur.

Cette reprise par le plus grand des prophètes du pèlerinage des esclaves libérés d’Egypte est donc le prototype du nôtre. L’expérience vraie et réelle de Dieu, pour ce peuple et pour Elie, ne se fera pas dans le confort de la Terre promise, dans les palais d’Egypte et dans l’estime générale, mais quand tout croule sous nos pieds, ce qui arrive tôt ou tard dans toute vie. C’est pourquoi l’expérience de l’Exode sera toujours pour Israël vue comme la période indépassable des fiançailles, et ils n’y penseront qu’avec une nostalgie invincible. Lorsque toutes les vertus, les possibilités intérieures et extérieures que nous croyions avoir s’évaporent, quand toutes les vérités sont remises en question, c’est là que Dieu peut être tout pour nous et qu’Il commence à agir avec un peu de pain et d’eau. Ce n’est pas quand nous sommes certains d’être bons, encore moins meilleurs que les autres que nous trouvons Dieu, mais lorsque nous sommes accablés de faiblesses diverses qui nous mènent à une guérison et conversion dont nous n’aurions pas voulu autrement. C’est vraiment là que Dieu nous attend et qu’Il se donne à nous entièrement, car là Il est tout sans partage. Acceptons de sa main à la fois ce Don ineffable et les conditions quelque peu raboteuses qui y conduisent.

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19ème dimanche C 4 août 2019
     Il y a quelque chose de décalé, voire de provoquant, dans cette insistance de Jésus, alors que la chaleur de l’été nous invite à la douce nonchalance des vacances: « Restez en tenue de service… », et les formules s’ajoutent les unes aux autres pour ne pas nous laisser tranquilles : « Tenez-vous prêts, heureux les serviteurs que le Maître trouvera à leur travail. » Alors, laissons-nous faire, même en vacances  Lui-même d’ailleurs, a voulu payer d’exemple : « Je ne suis pas venu pour être servi mais pour servir, et donner ma vie en rançon pour la multitude. »

    Et d’abord, Jésus ne craint pas de s’affirmer comme le Maître -le mot vient 8 fois dans notre évangile. Non pas un despote, même éclairé, mais Quelqu’Un qui a au total le gouvernail en main, qu’on le reconnaisse ou non : c’est à Lui, qui se nomme en outre le Fils de l’Homme, qu’un jour nous ne pourrons éviter de rendre des comptes. Et nous serons jaugés sur notre service : car on peut se servir soi-même ou servir les autres, dans des proportions très variables selon les personnes. Ste Jeanne d’Arc, par exemple, aimait à résumer sa vie dans la formule : « Dieu premier servi. » Pour elle, ça signifiait non seulement l’offrande fréquente de sa prière, mais des journées remplies d’actes concrets pour ses frères proches et lointains, sans mettre d’autre limite que celle du temps qui nous est donné à tous : nous n’avons tous que 24 heures dans une journée ! Elle n’enlevait jamais son tablier ou son armure, selon les moments et les circonstances. Peut-être, mes sœurs, que votre scapulaire noir caché par la coule quand vous êtes à l’office en est-il le rappel permanent ? Et quand on parle de la prière qui est la première œuvre du moine et de la moniale, il est un peu piquant d’entendre souvent les familles dire qu’elles maintiennent vaille que vaille la prière familiale durant l’année, mais que ça paraît presque impossible en dehors des périodes scolaires : Dieu est aussi en vacances ! Ce qui veut dire que tout « travail », même de cet ordre, demande une organisation précise, un état de veille, qui ne peut au fond se permettre aucun laisser-aller. On peut aussi faire l’expérience que quand on prend le risque de donner à Dieu en premier la dîme de son temps, Il nous permet ensuite presque miraculeusement de le regagner pour nos autres activités.

     Et puis il y a cette venue imprévue, imprévisible, du Fils de l’Homme. On pense évidemment d’abord à celle de la mort qui par définition, ne peut être prévue. On objectera peut-être qu’aujourd’hui, nous avons Exit : mais justement, là, on se substitue à Dieu en décidant nous-mêmes de cette rencontre ultime. Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est une manière de dire à Dieu qu’Il ne sait pas ce qu’Il fait. Dans le cas -on peut l’espérer de tout chrétien conscient et respectueux des dons de Dieu- où l’on respecte jusqu’au bout la nature, le moment suprême Lui appartient plus que tout autre, avec la grâce et le courage qui viennent de la croix. Mais le texte lui-même suggère un plus qui vient de la langue que Jésus employait, l’hébreu ou l’araméen. En effet, dans ces langues sémitiques, il n’y a que deux temps pour les verbes : l’accompli, qui signifie le passé, l’achevé qui ne revient plus, et l’inaccompli, qui veut exprimer à la fois le présent (pas encore terminé) et le futur (pas encore là). On pourrait donc traduire : « Tenez-vous prêts : c’est à l’heure où vous n’y pensez-penserez pas que le Fils de l’Homme vient-viendra. » Il est donc sans cesse en train de venir, et sans exclure la dernière venue, la grande rencontre définitive le jour de notre mort, il importe d’être là à chaque instant pour L’accueillir sous toutes les formes où Il se présente. Il y a non pas une venue, mais des venues, des visites du Verbe, dirait notre Père St Bernard que nous fêterons bientôt. C’est ce qui détermine cet état de service permanent : voudrions-nous manquer une rencontre avec Dieu en personne ? J’avais lu une prière qui disait : « Ne crains pas, Je viens à toi dans les événements qui te bousculent, dans la personne qui te veut du bien et dans celle qui t’irrite, dans le travail qui t’est demandé, dans l’appel au secours de l’adolescent paumé, dans le regard de ton enfant qui veut jouer avec toi…, c’est Moi, c’est encore Moi, ne crains pas… » « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. » Et Le servir, c’est régner avec Lui.

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19ème dimanche B 12 août 2018
     Il est surprenant que ce qui heurte le plus les juifs, ce n’est pas que Jésus dise : « Je suis le Pain vivant », mais qu’Il prétende descendre du ciel. Ce qui est en jeu ici, c’est son origine divine, dont tout découle. C’est ce qui lui vaudra sa condamnation, et c’est la logique qu’Il tente de leur faire découvrir : « Si je suis vraiment ce que je dis, alors… » Or, ils s’en tiennent à ce qu’ils voient, à ce qu’ils savent de sa famille. Il leur propose de s’élever et d’entendre les enseignements du Père, qui sont soutenus par une attirance et la promesse de la résurrection. En quelques phrases, tout est dit du mystère de la foi chrétienne qui donne à notre existence un horizon plus large et plus haut que celui de la terre. Il commence par les reprendre sur leur attitude intérieure : on risque de ne rien comprendre quand on commence par rouspéter. L’adhésion à la vérité n’est possible que dans l’ouverture bienveillante. Ils ont réfléchi depuis dimanche passé, mais en sont restés à ce qui tombe sous le sens. Il y a une certaine suffisance à n’accepter que ce qu’on est capable de comprendre rationnellement. C’est se rendre imperméable à ce qui nous dépasse. St Paul, en énumérant diverses manifestations de cette attitude, ce tapage intérieur qui réduit tout à notre mesure, qui prétend tout dominer et maîtriser, conseille l’attitude inverse : « Ne contristez pas l’Esprit. » Laissez Dieu être Dieu, ne mettez pas par principe obstacle à ce qu’Il veut vous dire, faites-Lui confiance jusqu’au bout. Tout progrès dans la foi dépend d’une révision régulière de ce que nous croyons avoir compris pour entrer plus profondément dans le mystère, dans l’infini de Dieu.

     La suite des propos de Jésus paraîtra ensuite tout-à-fait limpide : alors, pas à pas, on pourra se laisser attirer et instruire par le Père dont Jésus est l’envoyé. Et non seulement attiré et instruit, mais nourri et transformé : c’est la deuxième partie de son discours, qui commence à développer le mystère du Pain de Vie. Il commence par l’expérience du Peuple Saint : la manne leur a été donnée alors qu’ils mouraient de faim, elle leur a permis de survivre dans le désert. Mais ça s’est arrêté là, et elle ne les a pas sauvés de la mort. Le Pain qu’il propose, lui, les fera vivre éternellement. La réaction immédiate montre bien qu’ils ont commencé à comprendre quelque chose : « Donne-nous de ce Pain-là, toujours ! » En fait, ils n’avaient pas décollé du registre humain. Alors, Il fait un pas de plus : « Ce Pain-là, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. » Jusque-là, on pouvait croire que ce qu’il disait était purement symbolique, mais là, il n’y a plus d’équivoque. Jamais Il n’a encore été aussi clair, et là aussi, la réaction ne tardera pas. Mais l’essentiel est dit, et il faudra méditer encore pour comprendre un peu. C’est ce que dit encore St Paul de son côté : « Il nous a aimés et s’est livré pour nous en offrant à Dieu le sacrifice qui pouvait Lui plaire. » Dieu ne se paie pas de mots, et les mots qu’Il emploie ont un contenu réel. C’est toute la grandeur de notre foi, qui n’est pas une théorie sur des choses vagues, mais une Réalité offerte à l’intelligence autant qu’à tout le reste de notre être incarné. Devant une déclaration aussi simple, on ne peut que rester en arrêt, un peu ébahis et admiratifs : quelle protestation d’amour et quelle manière de le réaliser ! Impossible d’être à la fois plus pauvre, plus humble et plus indispensable, plus nécessaire à l’autre. Jusque là, en écoutant son enseignement, on pouvait penser qu’Il était finalement assez semblable à tous les sages de l’humanité, un prophète hors norme, certes, mais sur le même palier que les autres. Mais Il n’en est aucun qui se soit donné ainsi totalement. Il n’est pas qu’un guide et un modèle, Il se révèle comme l’unique source de vie, ce qui est le propre de Dieu Lui-même, Lui qui peut seul nous conduire et nous donner la force de parvenir au terme bienheureux de notre vie terrestre. Comme Elie qui n’a pu faire ce parcours surhumain que grâce à la nourriture apportée par l’ange, alors qu’il était prostré dans sa déprime, nous ne pouvons accéder à la vie que Dieu nous offre qu’en L’écoutant et Lui obéissant. Entrons dans ce mystère renouvelé à chaque Messe pour que le monde ait la Vie.

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19ème dimanche A, 13 août 2017
     Dieu est-Il réel ? Question un peu provocatrice, à laquelle beaucoup répondent d’un non péremptoire et définitif, simplement parce qu’Il n’est pas matériel comme le reste de notre monde empirique. On Lui concède peut-être une place à part dans notre imagination ou dans l’inconscient collectif, mais il est plutôt du genre fantôme qui fait pousser des cris de frayeur aux disciples, quand il n’est pas du style gendarme et empêcheur de danser en rond. La foi est donc au cœur des textes de ce dimanche, comme au cœur de notre vie. Toute la pédagogie de Jésus ne tendra qu’à mettre les disciples sur la voie de sa réalité qui est celle du Père, Dieu éternel et infini, au-delà de toutes nos perceptions et pourtant accessible à notre être de chair et d’esprit. Tellement que l’homme garde au fond de lui cette nostalgie inextinguible, à moins de décider positivement d’être athée, ce qui est malgré tout une certaine affirmation de Dieu.

     Notre évangile commence par la prière solitaire de Jésus sur la montagne et elle finit par le prosternement d’adoration des disciples. Entre les deux, il y a la tempête, le doute, la bévue qui craint les fantômes. Quels changements et quel va-et-vient entre le ciel et la terre ! Car la foi, c’est passer de la terre au ciel, ou plutôt être sur les flots, mais conduits par une main très sûre jusqu’au port de l’éternel salut, dans le grand calme après la tempête. Et Jésus leur fait faire des exercices de foi : car la foi se reçoit de Dieu, certes (on ne peut le voir et Le comprendre sans qu’Il nous en donne la capacité), mais aussi s’augmente par des actes de foi, comme la charité se développe par des actes d’amour.

Il se montre, marchant tranquillement sur les flots déchaînés ; Il invite Pierre à faire de même (là aussi, quel symbole : la foi, c’est marcher sur les flots !), puis le repêche parce qu’il coule à pic à cause de son manque de foi : il voit les vents contraires et cette expérience première suffit à le submerger. Tant il est vrai que la foi est une petite flamme qui a besoin d’être protégée et qu’il ne faut pas exposer indûment à tous les vents. Jésus, un fantôme ? Non, certes, mais quelqu’un qui a sur les éléments créés la puissance du Créateur : cela montre sa divinité aux apôtres plus que tous ses autres enseignements et les guérisons miraculeuses. Pourtant, ils ont devant les yeux un homme semblable à eux. Sa passion le prouvera encore, s’il en était besoin, mais Il l’acceptera dans un libre vouloir qui prouve également son origine divine. Il appartient à sa mission de dévoiler à certains moments sa divinité (nous venons de fêter la Transfiguration), mais le plus souvent de la voiler et de renoncer aux légions d’anges qui viendraient le secourir aux moments difficiles : ces exercices de foi qu’il nous invite à faire, il les fait en quelque sorte pour nous, car ce renoncement et sa passion assumée d’avance prouvent sa divinité plus profondément que de grands miracles.

Comme les disciples, entendons le simple « C’est Moi » qui nous met en contact avec la réalité de Jésus. Quand nous enfonçons, laissons-nous un peu blâmer pour notre manque de foi et acceptons la main qu’Il nous tend, comme Il nous la tend, sans trop penser à ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas. Le plus grand des prophètes, Elie, fait lui aussi l’expérience de la légèreté de Dieu, qui renonce comme Jésus à se manifester lourdement par la tempête et le feu : Il est tellement au-delà des allégories terrestres ! Elles peuvent monter sa puissance, mais ce n’est pas sa présence elle-même. On peut toujours essayer de ne pas confondre la source et le robinet. Dieu ne s’impose jamais dans la foi, comme dans l’amour, Il est toujours subtil et délicat. Quand Il se manifeste dans le murmure de la brise légère, Elie sait qu’il doit cacher son visage dans son manteau, et cette douceur inexprimable est comme le pressentiment de l’Incarnation du Fils. Dieu veut être aussi doux que son Fils le sera. St Paul déplore qu’Israël n’ait pas été jusque là dans sa compréhension de Dieu. Désirons reconnaître pleinement ce Dieu doux et léger, être sauvés par Lui, mais ne pas être sauvés sans nos frères qu’Il aime autant que nous.

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19ème dimanche TO. C, 7 août 2016
Le trésor inépuisable, la foi des anciens, la tenue de service, la volonté du Maître : plusieurs thèmes qui jalonnent notre vie nous sont proposés en ce dimanche. Jour après jour, nous sommes pris par nos activités, dont le tourbillon ne cesse jamais, et nous peinons souvent à garder devant les yeux les réalités éternelles qui leur donnent sens. Le noeud central me semble être que Dieu nous invite sans cesse à vivre avec Lui dans le présent. Or, nous avons tendance à nous réfugier la plupart du temps dans le passé ou dans le futur. Le temps de l’Exode était pour le peuple saint le temps idéal, auquel leur souvenir revenait à chaque moment difficile : « Ah, le désert, la manne, les cailles, la tente de la rencontre, et Moïse et Aaron !... » Comme dans nos souvenirs d’enfance ou de service militaire, on oublie vite que ce quotidien-là était aussi râpeux que celui que nous vivons en ce moment. Et par là, non moins riche, simplement parce que Dieu est toujours Dieu et qu’Il marche avec nous, aujourd’hui comme hier. Nous ne savons pas ce que sera demain notre Eglise, notre communauté, notre société. Nous croyons seulement dans la foi –et c’est souvent la foi nue, qui ne voit rien de précis- qu’il y aura un avenir et que Dieu nous aide chaque jour, non à bétonner des certitudes, mais à bâtir brique après brique ce qui est déjà entre ses mains. Le fondement de cette foi, c’est que nous savons ce que Dieu a été dans le passé. Même si nos plans ne fonctionnent pas toujours, si nos attentes sont régulièrement déçues, Il nous accompagne comme les disciples d’Emmaüs, sans que nous Le reconnaissions, nous laissant quelquefois un signe ténu qui nous fait dire après coup : « Oui, ça devait être Lui ! »
La lecture de la Sagesse et l’évangile font allusion à deux nuits : celle de l’Exode et celle de la fin des temps, qui est celle de la Résurrection. On dirait que le plus clair du travail des serviteurs consiste à attendre, et attendre dans la nuit. Il est difficile d’attendre sans rien faire –c’est peut-être l’essentiel de la prière, après tout, comme disent les Lamentations : « Il est bon d’attendre dans le silence le salut de Dieu. »- et la tentation est de meubler les heures qui s’étirent par toutes sortes de palliatifs, des plus futiles aux plus grossièrement égoïstes. Il est difficile de croire qu’il ne faille pas absolument faire quelque chose. Il est encore plus difficile de se maintenir dans cet équilibre instable de l’âme où l’on est ocupé à rien d’autre qu’à cette attention du coeur qui guette la venue de l’Aimé, qui vient quand Il veut, quand Il voit que nous sommes vraiment prêts à L’accueillir, en ayant laissé derrière toute autre préoccupation. Là, nous comprenons que la prière, ce n’est pas rien faire, mais bien plutôt le sommet de l’activité proprement humaine ! On dit que les heures de nuit comptent double, à la fois pour le sommeil et pour la veille. Que Dieu ait choisi de se manifester particulièrement durant la nuit veut certainement dire quelque chose de très profond : la nuit de l’Exode, celle de Bethléem ou celle du tombeau vide ne sont pas la fin d’un processus historique, au contraire. La résurrection ne fut la fin de rien, et le sépulcre vide n’est pas comme dit Hegel « le mémorial de la nostalgie ». C’est vraiment l’inverse : chaque fois que Dieu intervient pendant la nuit, c’est un avenir nouveau qui s’ouvre, selon le refrain qui scande le récit de la création dans la Genèse : « Il y eut (d’abord) un soir, il y eut un matin », comme si la perspective de la résurrection était inscrite dans la structure du monde créé. C’est pourquoi la vigilance est tout le contraire de la passivité: elle consiste à accompagner du plus près possible l’accomplissement de la promesse constante de Dieu. Chaque nuit, un avenir nouveau est en train de s’ouvrir pour nous. Avec notre pauvre participation, la Résurrection finale de toute l’humanité aura lieu : c’est dans cette foi que nous célébrons chaque dimanche et chaque jour les Saints Mystères, qui enracine en nous la conviction que Dieu est Dieu, aujourd’hui comme hier et pour l’éternité.

20ème dimanche C 14 août 2022
Ce feu allumé sur la terre, qui semble l’unique motif de la venue du Verbe Incarné sur notre terre, est-ce vraiment une bonne nouvelle, surtout si l’on entend ses propres commentaires : non pas la paix, mais la division, jusque dans le cercle familial le plus étroit ? La comparaison est ici bien éclairante : il n’y a pas de réalité plus équivoque que le feu. Dans le monde physique, le feu et l’eau sont antagonistes, et il est très significatif que ce soient les deux symboles les plus universels et les plus expressifs de la présence et de l’action de Dieu en ce monde. L’un et l’autre peuvent être source de vie ou de mort. Sans eau et sans feu, il n’y a pas de vie, mais quand ils ne sont pas maîtrisés, ils peuvent être très destructeurs. Ce qui se transpose aisément au plan spirituel : les idées, les nouvelles, les courants de pensée se répandent comme un feu dans les herbes sèches sans que rien ne puisse les arrêter. En ce sens, le feu de la Pentecôte n’a jamais pu être éteint. Dès le début, pourtant, il est apparu comme une contagion déraisonnable, menaçant l’édifice religieux des juifs et même l’empire romain. Tous les pompiers se sont mobilisés pour empêcher que se propage ce feu dangereux pour l’équilibre du monde et de la société. D’une certaine manière, nous vivons à notre époque charnière quelque chose de semblable à cet ébranlement du temps du Christ. On attendait alors un messie, sauveur, mais ce n’était pas évidemment pour qu’il apporte guerres et divisions : il y en avait déjà assez. On connaissait par cœur les prophéties qui faisaient rêver : si celui qui vient est vraiment le Messie, alors, il doit forger les épées en socs de charrue et apprendre au loup à être gentil avec l’agneau. Le Progrès nous avait promis à nous aussi un monde idéal : mais le mythe s’effrite de plus en plus. Nous avons une vie matérielle plus facile qu’avant, mais plus de sens à la vie. Le sentiment d’anxiété est en croissance exponentielle et les psy sont débordés. Nos vies nous échappent et des forces mondiales qui nous dépassent sont à l’œuvre. Même les gouvernements sont de plus en plus impuissants à contrôler les nouveaux détenteurs des rênes à l’échelon planétaire. Tout cela ressemble bien à un feu destructeur impossible à juguler. Que peut encore signifier dans un contexte aussi fébrile et obsédant le feu de l’amour ? Mais la paix ne se réalise jamais par un coup de baguette magique. Elle réclame une conversion du cœur de chacun, et personne ne peut le faire à la place de l’autre. Au fond, nous attendons toujours plus ou moins que l’autre commence. Jésus, en venant dans ce monde perdu pour lui dire l’amour et le salut de Dieu, ne va pas tarder à rencontrer la souffrance et la mort. Dans sa première étape, son message fera plus de contradicteurs que d’adhérents. Pourtant le feu qu’Il a allumé a laissé des traces indélébiles, qui rangent ceux qu’il touche en deux camps irréductibles : ceux qui se laissent embraser par l’amour de l’évangile, en acceptant qu’il les transperce, et ceux qui ne veulent pas en entendre parler, parce qu’il contrarie leur intérêt immédiat. Mais depuis lors, le monde est jalonné d’innombrables actes humbles et héroïques, connus ou cachés, qui n’ont cessé d’humaniser un monde toujours douloureux. On peut se demander ce que serait notre monde sans l’Eglise, oui, l’Eglise telle qu’elle est, composée de gens faillibles, mais aussi de saints, et le plus souvent les deux à la fois ? En vivant le plus possible en présence du Christ, nous pouvons à longueur de journée résister aux pulsions destructrices qui vivent aussi en nous, opposer à la banalité du mal des actes de bonté gratuite, refuser de rejoindre la populace quand elle demande du sang pour exorciser ses peurs.

Un jour, Mgr Desmond Tutu, ce grand résistant contre l’apartheid en Afrique du Sud, croise un homme blanc taillé en armoire à glace sur un trottoir étroit, qui lui lance de toute la hauteur de son mépris : « Je n’ai pas l’habitude de m’effacer devant un gorille. » Alors, Tutu fait un pas de côté en répondant : « Eh bien, moi, si ! » en lui faisant une courbette et un sourire au passage. La poussée de la vie, le feu de l’amour, c’est de faire toutes les bonnes petites actions possibles, même si ça semble voué à l’impasse, pour la seule et unique raison qu’elles sont bonnes, sans se soucier de ce qu’elles rapporteront, comme si ça devait être la dernière action de notre vie, histoire de finir en beauté. La plus belle réponse aux actes absurdes inspirés par la violence et le mépris, ce sont ces actes d’amour apparemment sans rime ni raison. Le Seigneur les fera fructifier comme bon Lui semble : l’incendie, il connaît et c’est son affaire.

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20ème dimanche A 16 août 2020
Jésus qui d’ordinaire s’empresse de guérir et de consoler, toujours attentif à ceux qui viennent à Lui, quels qu’ils soient, comment se fait-il qu’il ait si peu de commisération pour cette pauvre femme si émouvante dans sa démarche ? Car ce sont les disciples qui Le rendent attentif à sa demande, à laquelle Il ne répond rien, et Il précise que sa mission l’envoie d’abord à Israël. Son insistance ne lui attire qu’une considération surprenante : le pain qu’il offre appartient aux enfants, pas aux petits chiens ! Voulait-il, Lui qui sait tout, la pousser aux extrêmes ? Montrer, en quelque sorte, qu’elle était meilleure que toute la cohorte des solliciteurs ordinaires ? Peut-être, et en tous cas, elle ne s’est laissé aucunement décontenancer par ce qui pouvait passer pour de l’indifférence et de l’insensibilité. En somme, il savait, et elle aussi, par ces connivences souterraines qui font qu’entre grandes âmes, on se comprend et on se rejoint. Il est sûr, en tous cas, que c’est une sorte de tournant dans l’évangile, puisque la mission terrestre de Jésus concernait d’abord Israël, dans le droit fil de toute la révélation de l’Ancienne Alliance : il est d’abord le Messie du peuple élu, et ce n’est qu’après son rejet par la Croix qu’Il ouvrira la nouvelle à tous les peuples. Cette pauvre femme en est une annonce : Il trouve en elle une confiance parfaite, par-delà les frontières du peuple saint, la première d’une série qui s’enrichira de beaucoup d’autres, tout aussi inattendus et merveilleux de foi et d’audace confiante. Elle est vraiment comme tous les vrais pauvres, qui n’ont pas le choix et qui jouent leur va-tout : elle veut bien se contenter des miettes sous la table, ce sera toujours mieux que rien ! Tout est vraiment extraordinaire dans ce dialogue entre Jésus et la femme : d’abord elle a de la mordache et du cran, et en même temps un grand respect. Ce mélange ne va pas toujours de soi -c’est souvent l’un ou l’autre. Et Jésus, de silence en silence, sans lui répondre directement, la pousse toujours plus loin. Dans les monastères d’Egypte, aux premiers temps de la vie monastique, quand un jeune demandait à entrer en religion, on le laissait 8 jours à la porte, en le refoulant à chaque demande. Histoire d’éprouver la vocation, pour être sûr qu’elle venait de Dieu et non d’une tocade passagère.

Patiemment, elle revient à la charge, rebondit à chaque perche tendue, sans forcer, avec un à-propos qui approuve ce qui est dit en poussant plus loin ses arguments. Et pour finir, Jésus est vaincu par tant de finesse souriante et persévérante, et Il se range à tous ses désirs en la proposant comme modèle à ceux qui L’entourent. Si le dialogue de notre prière pouvait avoir toutes ces caractéristiques, nous serions presque infailliblement exaucés ! Alors, n’oublions pas le modèle. Il n’est pas à photocopier, mais à reproduire librement, en sautant d’une phrase à l’autre comme sur les pierres d’un gué. Alors aussi, notre prière sera un vrai dialogue, où nous nous laisserons façonner par l’Interlocuteur invisible. Dieu nous écoute et nous éduque, Il sait provoquer les sentiments qui toucheront son Cœur, et quand Il nous bouscule ou nous rebute, c’est toujours pour finir par être généreux plus qu’on l’attendait. St Paul peut donc se réjouir de ce que tous ont été enfermés dans la désobéissance : celle des juifs a permis aux autres d’être sauvés, ce qui vaut aux autres une sainte jalousie et une émulation en retour. Ne nous laissons pas trop vite égarer et décourager par ce qui nous déroute. C’est même souvent la marque secrète de son action. Dieu se sert toujours du mal pour le tourner en bien, pour peu que nous Lui offrions cette foi humble et obstinée à laquelle il ne peut résister.

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20ème dimanche C 18 août 2019
     Au moment où Jésus prononce ces paroles, les disciples ne pouvaient pas voir de quoi Il parlait exactement. Ce « clair-obscur » se retrouve dans les commentaires sur ce passage : quel est ce feu dont il parle ? Il doit être très bon, puisqu’Il le désire avec cette ardeur, mais il est comme subordonné à une condition pas encore réalisée : sa passion et sa mort à Jérusalem, cette fin déconcertante qu’à plusieurs reprises déjà Il avait annoncée aux disciples.     Car enfin, il s’agit bien de cela : pour quoi est-Il venu en ce bas monde ? N’est-ce pas pour lui apporter un message d’amour et de réconciliation ? N’est-ce pas pour nous apprendre à surmonter les divisions de toute sorte auxquelles ce pauvre monde est en proie, hier et aujourd’hui, plus que jamais ? Il en est même qui ne se gênent pas de nous dire, à nous chrétiens : quand on voit ce qu’est devenue l’Eglise, a-t-on vraiment progressé depuis 2000 ans ? A quoi on peut répondre, en passant : Demandez-vous plutôt ce que le monde serait devenu sans le message de l’évangile ? Car il est tout aussi vrai de dire que quand la présence chrétienne est enlevée à ce monde, les choses ne vont pas mieux, c’est le moins qu’on puisse dire ! Mais alors, le monde est-il irrémédiablement condamné à des divisions sans fin, à des luttes fratricides, sans que personne, pas même Dieu, pas même le Christ n’y puissent rien ? Sacré défi que celui de l’évangile, en effet !

     Les exemples que donne Jésus nous éclairent à ce propos. Dans la tradition de tout l’Ancien Testament (on pourrait même dire : de toute l’Antiquité), les liens la famille, la consistance de la tribu avaient une importance extrême, vitale, pour ainsi dire. C’était une condition de survie, à une époque où il était impossible de vivre seul. Nous sommes aux antipodes de cette fragilité-là, mais l’hyper-individualisme d’aujourd’hui nous fait découvrir d’autres fragilités, dont le suicide des jeunes, par exemple, est un indice alarmant. Quand les solidarités naturelles ne sont plus là, on ne sait plus à quelle branche se raccrocher et quel sens donner à sa vie. Tant il est vrai que nous sommes faits pour entretenir des relations avec nos semblables qui ont aussi besoin de nous, même si nous ne le croyons pas, ou pas tellement. Du temps de Jésus, il était donc indispensable, dans une civilisation presque continuellement en guerre, d’aimer les siens et de haïr les autres : toute la capacité de communion était réservée à la famille, sacralisée au point de faire fi de l’individu. C’est précisément cet excès que Jésus conteste. Oui, Il est venu faire disparaître les divisions, oui, II vient sauver le monde, tout le monde, Il ne fait pas de différence entre les hommes, oui, Il veut aimer tout le monde ! Et vous vous imaginez que tout le monde va trouver ça génial, que ça va être la grande embrassade universelle et le glamour mondial ? Ce serait trop beau pour être vrai, et pour une seule raison : c’est qu’il y a en chacun de nous un germe qui s’y oppose des 4 fers et qui s’appelle le péché. Ce ne sont pas seulement ceux qui ne sont pas de notre tribu qui s’opposeront à nos bonnes idées, mais le péché qui habite mon cœur aussi. Pour faire disparaître ce germe, il n’y a qu’un seul moyen : un amour incommensurable, qui compense tous les manques d’amour, mais ça ne s’impose pas : on ne peut que l’accueillir à genoux, et Lui seul est capable de nous offrir ça, et ce sera la croix. Oh oui, alors, que vienne ce moment béni, on Le comprend ! Et de fait, chaque fois que des chrétiens, à sa suite, ont traduit dans leurs actes une bribe de cet amour sauveur, ce fut et c’est encore la lumière dans les ténèbres. C’est un feu qui purifie, qui brûle les scories de nos intentions douteuses, de nos intérêts voilés, de nos petites puissances auxquelles nous renonçons si difficilement. Oui, si cet amour qui vient du Christ, si le message de l’évangile était mis en pratique, combien de problèmes ethniques, économiques, politiques seraient résolus ! La seule chose que nous puissions faire, c’est de commencer et recommencer tout de suite, chaque jour, à suivre Jésus qui a préféré l’amour du Père et des hommes à son propre avantage. C’est archi-simple, mais aussi archi-coûteux, ce qui nous fait souvent reculer pour des motifs qui ne sont pas les bons. Mais c’est aussi ce feu qui opère le discernement et le jugement. Laissons-nous purifier et envahir par ce feu bienheureux de l’Esprit et le monde en sera embrasé.

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20ème dimanche B 19 août 2018
     Les hommes comprennent rarement ce que Dieu leur dit. On dirait presque que plus Il est explicite, plus ils discutent entre eux et renforcent ce quiproquo éternel. Les pharisiens sont pourtant la crème du peuple élu, toujours avides de scruter la Loi et les prophètes, mais ils savent que quand ils interrogent Jésus, ils risquent de se faire remettre en place. Jésus, de fait, n’entre pas en polémique ; Il se contente de préciser et de développer ce qu’Il a déjà dit. Pas de raisonnement contraignant, aucune justification théologique, encore moins d’explication scientifique : priorité à la contemplation d’un mystère dans lequel Il nous invite à entrer peu à peu. Et de fait, nous savons qu’une vie n’est pas de trop pour commencer à entrevoir ce que veulent dire ses propos déroutants : oui, « Comment cet homme-là peut-Il nous donner sa chair à manger ? » Car depuis des siècles, on leur avait rabâché que les sacrifices humains, c’était fini depuis que l’ange avait retenu le bras d’Abraham : Il ne va pas insinuer qu’on va reprendre ces anciennes horreurs ? Et pourtant, il insiste ; Il n’essaie en rien d’atténuer ses propos choquants : « Ecoutez, on s’est mal compris, non, je parlais de manière figurée et symbolique, purement spirituelle… » Non, il en rajoute, avec la formule solennelle : « Amen, amen » et sous les deux formes, positive et négative. Il faut donc croire que c’était drôlement important, ce qu’Il disait : oui, la Sainte Eucharistie, c’est la Réalité de l’Eglise, elle fait l’Eglise, et il n’y a pas d’Eglise sans Eucharistie. Présence intime de Dieu en ce monde, au cœur de chacun qui veut bien Le manger et Le boire, pour ne pas mourir, puisque nous mangeons pour vivre. Encore faut-il bien comprendre ce qu’est la vie, la vraie Vie. Car Il est très clair aussi : la mort biologique n’est pas supprimée. Mais pour Lui, c’est un problème tout à fait secondaire : celui qui mange sa chair, Il promet de le ressusciter pour la vie éternelle, dont la mort biologique n’est qu’une étape. Il nous propose la participation à sa propre vie qui, dès à présent, va peu à peu absorber la vie temporelle. Nous venons de fêter l’Assomption de la Vierge : ce qui s’est passé chez Elle de manière parfaite, c’est ce qu’Il nous propose à nous aussi. De même que Celle qui vait porté l’Auteur de la vie ne pouvait pas mourir, comme le dit la liturgie dans la perfection de ses formules, ainsi chaque croyant devient à son tour une nouvelle présence du Verbe fait chair, en ne faisant qu’un avec Lui. Oui, ce qu’Il dit là est vraiment une révélation et devrait nous secouer un peu dans notre habitude quand nous allons communier en étant si peu conscients de ce que nous faisons. Sans la communion, la vie avec Dieu est difficile, pour ne pas dire impossible ; avec la communion, l’intimité créée entre Dieu et nous bouleverse notre vie. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut être irréprochable pour nous approcher de Saints Mystères : nous sommes tous à jamais indignes de Communion. Ce n’est pas une affaire de dignité, mais de foi : oui, croyons-nous à ce qu’Il dit, au-delà de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence peut en comprendre ? C’est vraiment le sacrement des pauvres, des pécheurs et des affamés. C’est ce que nous dit aussi St Paul : il nous invite à vivre non comme des fous, mais comme des sages, et à demeurer dans le Christ. C’est presque avec humour qu’il nous dit que nous traversons des jours mauvais : ah bon, déjà à l’époque ? ça devrait nous rassurer quelque peu : il n’y a donc pas d’âge d’or pour l’Eglise et le sort des croyants, c’est de se trouver toujours dans des situations difficiles. Voilà pourquoi le Seigneur a voulu trouver ce moyen de nous être si proches, de nous remplir de sa force et de sa paix. Quand il conseille aux Ephésiens : « Ne vous enivrez pas de vin. » cela signifie que celui qui a compris ce que Jésus dit fuira toute euphorie factice, toute exaltation facile, toute jouissance qui éparpille et distrait de la seule Réalité qui fait vivre. Alors, nous serons heureux de rendre grâces à tout moment et pour toutes choses, à Dieu le Père au nom du Seigneur Jésus. Qu’Il nous rende capable d’entrer dans ce qu’Il nous dit avec la ferveur et la joie qu’Il met en nous.

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20ème dimanche TO. C. 14 août 2016
Il y a quelque chose de surprenant dans le discours de Jésus aux disciples, aujourd’hui. Que de fois on ne retient du christianisme qu’une morale pacifiste et gentillette, qui laisserait les chrétiens à la merci de tous les prédateurs sans réagir même au nom de la justice et de la vérité ! Et d’autre part, si nous adoptons la même attitude violente en répondant du tac au tac sur le même registre, quel bien pourrions-nous prétendre apporter au monde ? Tout cela est bien de saison après les événements récents, en France et un peu partout dans le monde. Il en va donc de notre identité chrétienne.
Les propos du Sauveur jésus commencent par un souhait : Il voudrait que le feu qu’Il est venu apporter soit déjà allumé. On dirait qu’Il ne peut attendre ni souffrir de délai, Lui qui d’ordinaire pactise avec nos lenteurs. Le feu est à la fois réalité quotidienne et symbole religieux universel et puissant. Bénéfique ou dévastateur, selon qu’il est dominé ou non, il purifie, réchauffe, éclaire. Au temple, il consumait les holocaustes, devenant ainsi le signe de la spiritualisation de l’offrande et de son acceptation par Dieu. Il symbolise l’élan de l’homme vers Dieu, qui est Lui-même comme un feu dévorant, aux dires de l’Ecriture. Jésus emploie donc ce symbole pour dire qu’Il vient apporter ce feu de l’amour divin, puissance qui achève en nous la création et brûle ce qui nous empêche de devenir des hommes nouveaux. Il parle de cette angoisse qui prélude chez Lui à Gerthsemani, car il sait qu’Il sera la première créature à devoir traverser l’épreuve de la mort pour ressusciter dans la vie. D’un côté, il souhaite que l’on en finisse, et de l’autre, c’est son amour qui le presse d’accomplir cette mission essentielle, quel qu’en soit le prix à payer. L’épître aux Hébreux évoque cette épreuve qui nous concerne aussi, en nous invitant à faire ce que la piété chrétienne fera sans cesse : tenir les yeux fixés sur le Crucifié, non par dolorisme morbide, mais parce que c’est le moyen qu’Il a choisi pour atteindre cet amour infini et nous le donner. Nous avons à entendre encore cette évidence quelque peu inquiétante : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans la lutte contre le péché. » On nous fait croire de tous côtés que la vie sur la terre doit être une partie de plaisir et on s’étonne quand elle ne l’est pas, pour ne pas dire qu’on se retourne vers l’Organisateur des jeux en lui reprochant de nous tromper sur la prestation. Nous voici à la fois prévenus et encouragés. Oui, il nous arrive à tous d’être envahis par ces douleurs secrètes, ces déchirements intérieurs entre ce qui est et ce qu’on voudrait, l’idéal et le peu qu’on arrive à en réaliser ; oui, il y a des passages à vide où l’on dit comme ‘tit Gibus dans la Guerre des boutons : « Si j’aurais su, j’aurais pas venu ! » Oui, nous expérimentons jour après jour le frottement de l’autre qui nous dérange simplement parce qu’il est autre, c’est-à-dire pas moi. Nous sommes en lutte contre nous-mêmes, pas unifiés dans une cohérence qui serait la béatitude. C’est le combat de Jacob avec l’ange, dans la nuit, jusqu’à ce que l’homme soit nouveau, purifié et transformé pour de bon. Et cette division a des répercussions jusque dans les familles les plus soudées, dans les communautés les plus unifiées. Jérémie en sait quelque chose : il prêche la défaite, alors que tout le monde croit que le roi de Babylone assurera l’unification politique du Seigneur des nations. Au nom même de Dieu, la division est là, qui risque de lui coûter la vie : c’est ça, résister jusqu’au sang, ça devient très concret ! Ce feu purificateur agit en chacun de nous de manière particulière, si bien que tout groupe même croyant aura à assumer des conflits analogues à ceux qui sont vécus par les membres qui le composent. C’est même là, parfois, que les conflits seront les plus aigüs, mais on ne peut éviter de passer par là pour arriver à la paix que Dieu veut bâtir. Le tout est de ne pas consentir trop vite à une agressivité mal orientée : efforçons-nous de balayer d’abord devant notre porte… ça nous permet de ne pas confondre la Paix du Royaume avec les accommodements facile d’un égoïsme collectif fermé sur lui-même. A notre époque, plus qu’à beaucoup d’autres, brûle le feu du Christ : chacun est éprouvé, l’Eglise est sous le pressoir, le monde est en guerre. Si nous acceptons avec courage cette purification, alors, il achèvera en nous ce baptême qui pour Lui, aboutit à la Résurrection. C’est sûrement plus vrai et meilleur qu’en des temps apparemment paisibles, parce que nous sommes poussés avec Lui à ce choix radical.

21ème dimanche A 27 août 2023
Qui est Jésus ? Depuis que ce nom a été prononcé sur la terre, la question n’en finit pas de résonner aux oreilles des hommes. D’autres ont porté ce nom avant Lui, et même d’autres après l’ont emprunté pour des motifs divers. Mais on revient toujours à ce Jésus de Nazareth, fils de Joseph le charpentier, mort sous Ponce-Pilate il y aura bientôt exactement 2000 ans. N’y a-t-il pas une réponse définitive, qui rassure ceux qui croient encore un peu en Lui et cloue le bec une bonne fois pour toutes à tous ses opposants ? Et pourquoi reste-elle toujours ouverte pour chacun des humains, alors qu’on ne se pose pas le même genre de question pour Platon, Jules César ou Galilée ?

La différence - car il y en a une, et elle est de taille - c’est que Lui, Jésus, n’est pas qu’un humain au sens habituel du terme. Il se présente comme le Fils de l’Homme, ce qui fait qu’Il a partie liée avec tout homme et que très obscurément parfois, on ne peut que sentir qu’Il oriente notre destinée, Il nous révèle ce que nous sommes. A certaines heures, tout être humain est acculé à s’interroger sur le sens de sa vie. A ce moment, la question n’est pas une interrogation théorique et historique, elle devient liée à la foi en nous-mêmes, qui nous permet d’avancer et de faire quelque chose d’intéressant de notre vie. On pourrait dire que c’est difficile d’avoir foi en nous-mêmes sans avoir foi en Lui, le Rocher et Celui qui a les clefs de notre cœur. A travers les incertitudes et les aléas de notre histoire personnelle, nous cherchons un fondement sur lequel nous pouvons nous appuyer sans condition : c’est ce que les psaumes appellent le Rocher, Dieu seul mon rocher, mon salut ! Ce qu’Il dit, c’est absolument sûr, Il n’agit que pour notre bien, Il nous mène à notre achèvement plénier. Une sorte de frémissement agitait ce petit peuple humilié au tournant du premier millénaire, après un long processus de maturation humaine et religieuse, car finalement c’est à ça que sert la religion : donner un sens à la vie, en la faisant tenir à quelque chose de plus haut et de plus solide que tout ce qui bouge et croule ici-bas. Et voici qu’apparaît Quelqu’Un qui comble cette attente secrète. On ne sait encore trop pourquoi, mais Il n’est pas comme les autres. La semence de divin déposée par le Créateur en chaque être humain, doué de conscience et capable d’amour atteint en Lui une sorte d’incandescence qui donne envie de Le connaître mieux, de grandir avec Lui. Et Lui, Il assume toutes nos limites, mais sans aucun refus de Dieu, tellement qu’Il finit par mourir supplicié sur une croix. Mais là aussi, Il est unique : tout aurait dû se terminer là, comme pour n’importe quel autre homme. Et voilà qu’Il est à nouveau vivant, d’une vie qui nous révèle encore mieux toutes les possibilités ultimes de l’existence. Il est présent à chacun de ceux qui veulent bien Le reconnaître avec Pierre comme le Messie, le Fils du Dieu vivant, Dieu en Personne, à notre portée. C’est de cela, et uniquement cela, que l’Eglise, depuis lors, veut être le témoin émerveillé. Jésus, en révélant qui Il est, révèle du même coup ce que nous sommes, ce à quoi nous sommes appelés en vertu de note humanité dans le plan du Créateur.

Cette responsabilité, Il a voulu en donner une part à Simon Pierre. Il ne renonce pas Lui-même à être le Rocher, mais l’accès à ce rocher, Il le remet aux mains d’un serviteur dont Il assurera la fidélité. C’est un mystère de grâce qui n’est pas le fruit d’une bonne inspiration humaine, mais une grâce du Père dans le ciel. Ce qui est symbolisé par la remise des clefs. Celle que reçoit Eliakim est grande au point d’être portée sur son épaule, comme une croix : quelle image éloquente ! Quelle responsabilité en effet d’ouvrir et de fermer la porte du ciel ! Le pouvoir des clefs pénètre dans l’au-delà, car c’est là-haut qu’est notre destinée finale. Dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau, c’est une personne précise qui reçoit cette fonction, il n’y a pas de passe-partout ni de clef de rechange. Il peut bien y avoir des fonctions subalternes et un certain partage de responsabilités, mais tout remonte finalement à cette clef unique qui a été remise à Pierre. On ne peut qu’admirer la profondeur dans la sagesse et la richesse de Dieu, comme dit St Paul dans la seconde lecture : c’est la seule manière d’assurer l’unité de l’Eglise, malgré toutes les déficiences possibles et partielles des titulaires. Prions, comme nous le faisons à chaque Messe, pour que ce charisme se renouvelle sans cesse et nous ouvre un jour la porte de la cité céleste.

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21ème dimanche C 21 août 2022
Peu de sauvés, et ceux qui ont été les premiers témoins de la prédication de Jésus se voient fermés la porte au nez ! Et d’autre part un tas d’inconnus invités à leur place, c’est vraiment le comble ! Il est décidément difficile de comprendre où Il veut en venir, ce Seigneur qui appelle les publicains et fréquente les prostituées. Plus d’une fois, l’évangile, c’est le monde à l’envers, en effet. Depuis le temps, on ne devrait plus être surpris ! C’est peut-être même ça qui donne du piment à l’aventure chrétienne : là on est sûr de ne pas s’ennuyer !

Pour essayer de comprendre quelque chose à cette étrange logique de Dieu, il faut partir de l’amitié. Ce type de relation est vraiment particulier, et le plus particulier, c’est qu’Il est celui qu’Il choisit pour déclarer sa flamme à son peuple : « Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle mes amis. » Dieu a depuis toujours eu une fâcheuse tendance à se lier avec des gens douteux. On ne peut même pas dire que ça faisait scandale, mais plutôt désordre : c’était impensable, parce que chaque individu est défini par les liens qu’il noue. L’amitié est volontaire, au contraire des liens du sang, qui demeurent même s’il n’y a plus d’amour. Si en amitié l’amour cesse, il n’y a plus d’amitié, tout simplement. La volonté de Dieu d’aimer ceux qu’Il choisit, non pas à cause de ce qu’Il peut en recevoir, est au cœur de l’amitié. Quand Jésus dit à ses apôtres : « Je vous appelle mes amis. », c’est à quelques heures de la trahison et du reniement, de la débandade générale. La bonne nouvelle, c’est celle des impossibles amitiés de Dieu. En appelant ses disciples ses amis, il ne se contente pas d’être large d’esprit, indulgent et gentil : « Vous êtes une jolie bande de ploucs, mais je vous aime comme vous êtes ! » Il ne se borne pas à leur donner le nom d’amis, il les rend amis. Ils sont hissés au cœur de la vie de Dieu, cet amour éternel, parfaitement égalitaire qui est la vie de la Trinité. Une porte de notre monde fini s’ouvre sur l’infini de l’amour donné. Eh bien, c’est ce qu’on appelle la grâce ; parce que c’est totalement gratuit et inespéré. L’amour de Dieu nous rend dignes d’être aimés et libres d’aimer en retour. Pour Jésus, ce moment est le moment rêvé, quand la mort est si proche, pour déclarer amis ses adeptes vacillants. L’amitié avec Dieu est un défi lancé à la mort: il a le goût de la vie ressuscitée.

On tombe amoureux, mais on se fait des amis : le vocabulaire généralement utilisé est très éclairant. Un amour passionné est vécu comme une sorte de pression irrésistible : on est bouleversé, emporté, ça s’impose à nous. Les amitiés, elles, se bâtissent, se cultivent et se maintiennent. Il y a une touche de la puissance créatrice de Dieu qui réunit dans le Christ des gens si différents. Notre tâche divine, c’est de nouer des amitiés que le monde considère comme impossibles. Matteo Ricci, jésuite de la première génération qui était parti évangéliser la Chine, avait compris cela. Il avait d’emblée compris que ce peuple connaissait 5 relations qui structuraient la société (mari et femme, enfants-parents, enfant-frère ou sœur, souverain et sujet, ami-ami). La dernière les fascinait le plus, parce qu’elle était le seul lien social librement choisi : son potentiel rendait dangereuse la création d’une relation humaine non hiérarchique. C’est pourquoi sans doute aussi le christianisme, à cause de cette universalité non maîtrisable, fait peur à toutes les forces totalitaires. En Chine, les chrétiens n’ont pas tardé à être persécutés. Matteo Ricci ne perdait pas de vue la mission de l’Eglise. Mais cette amitié qu’il offrait n’avait-elle pas un but inavoué, était-elle vraiment désintéressée ? Il était connu comme celui qui ne mentait jamais : l’amitié doit la vérité à l’ami. Or, en Chine, les liens d’amitié étaient soumis aux liens de la société. Il remettait donc en question les postulats les mieux assurés, en s’ouvrant à une communauté universelle, au-delà de la famille et de l’empire.

On ne peut certes pas être ami avec tout le monde. Mais l’évangile nous appelle à la suite de Jésus à offrir de l’amitié à ceux dont nous croisons le chemin. Il y a aussi une sorte de discrétion liée à l’amitié, sinon cette invitation pourrait devenir une pression insupportable, envahissante et oppressante. Devenir ami, c’est laisser l’autre être ce qu’il est, sans jamais prendre le contrôle de sa vie. C’est ce que Dieu a fait dès le premier moment de la création: « Que la lumière soit ! » ne lui fait ni chaud ni froid, elle est voilà tout. En donnant de l’amour, en le recevant d’autrui, c’est l’espace dans lequel nous pouvons nous développer qui nous est donné. De l’espace et du silence bienveillant. Cela suffit pour vivre.

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21ème dimanche B 22 août 2021
La question de Josué au peuple d’Israël rejoint en ligne directe celle de Jésus aux disciples : « Choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir… Voulez-vous partir vous aussi ? » La réponse dans les deux cas est généreuse et enthousiaste : « Plutôt mourir que d’abandonner le Seigneur… Seigneur à qui irions-nous ? » Dans les deux cas, le peuple et les disciples ont déjà fait un choix. Alors, comment se fait-il qu’il faille à nouveau être mis en demeure de choisir ? Une parole ne suffit-elle pas ? L’histoire sainte et l’histoire de l’Eglise qui lui fait suite montrent abondamment que le peuple se montrera sans cesse inconstant et Dieu inlassablement fidèle. C’est Lui qui revient sans cesse à la charge pour demander : « Veux-tu encore ?... Moi je veux bien.. » Cette demande dévoile l’une des lois de la fidélité : il ne suffit pas une fois solennellement de faire une grande déclaration d’alliance : la fidélité demande des actes de renouvellement, qui reviennent à la source, pour ainsi dire, et la font jaillir à nouveau. C’est que l’homme a une fâcheuse tendance à oublier ses engagements, submergé par ses intérêts, ses fantaisies du moment, ses veaux d’or et son estomac qui crie. Il est donc indispensable de reprendre conscience des promesses de notre baptême, par exemple, ou de renouveler nos vœux de religion ou de mariage, demandant à Dieu de retisser l’alliance qui a tendance à s’effilocher. A nous aussi la question est posée : « Qui voulons-nous servir ? » Et aussi : ce choix est motivé en se rappelant de tout ce que Dieu a fait pour nous. Il serait bon d’en faire une liste quand nous nous trouvons à un carrefour et forcés de faire des choix. Car nous sommes à jamais les débiteurs de Dieu : c’est Lui qui nous a créés gratuitement, et la vie en elle-même est déjà un cadeau inespéré. Il ne cesse de nous soutenir, de nous garder dans son amitié indéfectible, de nous procurer les moyens de faire de notre vie quelque chose de beau et de bien. Efforçons-nous de ne jamais l’oublier et ne nous plaignons pas trop quand Il ne nous donne pas tout de suite ce que nous Lui demandons parfois comme des enfants gâtés!

La page d’évangile que nous venons d’entendre est un moment de crise majeure, donc un carrefour important pour les disciples. De là découlera inexorablement ce qui mènera à la Passion de Jésus. Ce que Jésus vient de dire oblige à un choix radical : la foi en sa Personne ou le refus de Le suivre. Et de fait, beaucoup choisissent, scandalisés : « C’est un fou, on ne peut pas continuer à Le suivre ! » Pourquoi Lui en veulent-ils, au fond ? N’a-t-Il pas été bon et généreux envers eux ? C’est qu’ils sont incapables de dépasser une compréhension matérielle, charnelle de ses paroles. Et tout ce qui est plus haut que nous, nous fait de l’ombre. Ils s’enferment dans le monde des choses qui leur paraissent possibles. Ce que Jésus leur dit est impossible, donc ils Le rejettent. Le malheur pour eux réside dans une seule question : qu’est-ce qui est possible à Dieu ? Ils sont bornés, au sens premier du terme, ils mettent une limite à ce que Dieu peut faire ou ne pas faire, ils se font juges du possible et de l’impossible. Leur cœur ferme les portes à l’inédit. C’est un exemple typique de ces esprits soi-disant forts, comme on les appelle, d’une intelligence qui ne peut supporter un au-delà de ses horizons. Heureusement, il y a quelques cœurs simples qui Le prennent au sérieux jusqu’au bout, comprennent que Dieu est infini et ne sont donc pas surpris que ce qu’Il fait le soit aussi. Ils veulent bien entrer dans cette échappée vers l’immensité d’un réel plus réel que ce que voient les yeux : c’est cela, la foi. Les apôtres ont donc le réflexe qui les sauve : une grâce intérieure de l’Esprit-Saint leur fait surmonter leur difficulté de comprendre, par fidélité à Jésus, pour la bonne raison qu’ils reconnaissent en Lui le Saint de Dieu.

La Sainte Eucharistie est depuis longtemps la pierre d’achoppement que refuse une mentalité réductrice. Oui, c’est quelque chose d’impensable au plan humain ! Il me semble qu’on peut prendre cela comme une invitation de plus à croire que ça vient de Dieu : nous, on aurait été incapables d’imaginer ça ! Car enfin, qu’est-ce qui est plus grand au plan de la foi : dire que ce bout de pain n’est que ce que je vois, ou croire que c’est vraiment ce que Jésus dit : « Ceci est mon Corps… mon Sang… » ? Au-delà des mots savants qui peuvent essayer d’en rendre compte, ce qui n’est pas inutile, certes, demeurons simples et paisibles dans la foi éternelle de l’Eglise qui contemple et qui adore, qui laisse remplir les âmes simples d’un amour fou sous de si humbles apparences. Ce sera toujours une joie d’être hissés plus haut que nos pauvres limites.

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21ème dimanche A 23 août 2020
Ça devait être une grosse clef, pour devoir être mise sur l’épaule de celui que Dieu avait choisi pour être le roi de Juda ! Il doit la porter comme un fusil ou une lance, capable de défendre les fils de Dieu. Car les portes du Royaume sont lourdes et grandes, et pas si faciles à ouvrir. L’oracle qui sera repris dans l’Apocalypse et trouve déjà une première annonce dans la Genèse, à propos du patriarche Jacob, est clairement messianique. Il donne son texte à l’une des antiennes O qui préparent Noël : le Christ vient libérer ceux qui gisent dans l’ombre de la mort. Pour accomplir ce dessein de salut, Il choisit des serviteurs, collaborateurs de son action, tout comme Pierre, premier appelé parmi les apôtres, relais de la pierre d’angle du royaume, et pierre lui-même malgré sa faiblesse. Ce n’est pas à Jacques ou à Jean qu’Il confie les clefs- peut-être faut-il aussi remarquer qu’il n’y en a pas qu’une, et que ce pluriel n’est pas un hasard dans l’intention du Sauveur. Car il y a de fait un élément purement spirituel dans le gouvernement de l’Eglise, mais il passe par des dispositions pratiques et bassement matérielles, dont on ne peut faire l’économie dans notre condition terrestre et incarnée. Il fallait donc que le premier pape ait fait ses preuves comme patron d’une entreprise de pêche, avec des ouvriers à diriger, à payer, à nourrir et à motiver ; et en même temps, Il lui dira qu’il s’agit d’un autre genre de pêche : on sait bien que ceux qui en restent au rôle de manager séculier ne font pas les meilleurs évêques dans l’Eglise. L’évangile nous le montre comme un personnage touchant de vérité, de spontanéité, de fidélité malgré ses faiblesses, surmontées avec foi et humilité. Jésus savait donc très bien à qui Il demandait de tenir un rôle si important et délicat. Ces clefs, il les confie à quelqu’un de précis, et pas aux autres : on sait bien dans les communautés que quand tout le monde a la clef, on ne contrôle plus rien ! Il faut donc qu’il sache écouter, tenir compte au mieux de toutes les données qu’on lui soumet, et ensuite qu’il prenne devant Dieu les décisions auxquelles on se fait un devoir de foi de se rallier généreusement. Ce n’est pas lui qui est bâti sur le rocher de la communauté, c’est la communauté qui s’appuie sur le Rocher qu’est le Christ, qui a changé son nom en celui de Pierre. Sortir de cette logique, c’est abandonner la foi catholique pour les incertitudes de toutes les pressions mondaines et sociales, ce qui est fréquent à notre époque : à cause de la crise de l’autorité, on adopte un profil bas, ce qui fait que ce sont les petits tyrans qui gouvernent sans se faire repérer. La vraie autorité nous libère de ce genre d’abus. Nous pouvons voir aussi que Pierre n’est que le premier d’une longue lignée qui affermira le magistère de l’Eglise tout au long des siècles, au point de devenir parfois pierre de scandale, rocher qui fait tomber ce qu’aucune époque ne manque d’essayer d’imposer comme vérité immuable. L’Eglise sera souvent la seule force qui s’oppose silencieusement à toutes les tyrannies de la pensée unique, et elle en paiera le prix, comme Pierre que Néron fera mourir crucifié dans les jeux du cirque. Le pape lui-même n’est pas un dictateur qui fait ce qu’il veut : il est lié par la vérité du Christ et l’Eglise éternelle qui transcende les modes, les idéologies et les civilisations, si brillantes soient-elles. Il est le Serviteur des serviteurs de Dieu, comme le maître du palais Eliakim, que Dieu appelle à remplacer un prédécesseur indigne. Si bien que la question essentielle, aujourd’hui comme hier, n’est pas de savoir si le pape me plaît ou ne me plaît pas, s’il correspond à ma sensibilité, comme on dit aujourd’hui. A travers les heurs et malheurs de l’histoire, comme les maillons d’une chaîne, les successeurs de Pierre ont permis à l’Eglise de subsister jusqu’à ce jour, et la puissance de la mort ne l’emportera pas sur elle. Nous avons toujours à revenir à cette promesse, surtout aux heures où le brouillard semble tout recouvrir. Car le choix de Pierre et de ses successeurs, c’est toujours la folie divine contre la sagesse humaine, et ce choix ne peut être que crucifiant, pour celui qui est élu, mais souvent aussi pour les autres. A nous de choisir à sa suite entre une sagesse humaine qui prétend suffire à son propre accomplissement ou la folie de l’amour divin qui passe par le dépouillement de la croix. Remercions-Le de nous avoir donné tant de Pierre qui nous y aident.

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21ème dimanche C 25 août 2019
     Quand on y pense, l’aventure de la foi à travers les siècles est quelque chose d’extraordinaire. Ce que le prophète Isaïe entrevoit en esprit s’est réalisé à la lettre à partir de la mort et de la résurrection de ce jeune juif, crucifié au début de l’ère que l’on a appelée chrétienne à partir de Lui. Les foules qui aujourd’hui comme hier convergent vers Rome, Jérusalem ou Compostelle ont à leur origine onze hommes simples d’une contrée insignifiante du Moyen-Orient qui sont pour la plupart morts très loin de chez eux, poussés par l’Esprit de Dieu pour parler de ce dont ils avaient été les témoins et qui avait donné un sens nouveau à leur vie. Tout cela finira un jour avec le monde, quand tous les hommes rassemblés des quatre vents seront mis en demeure de choisir entre Lui ou rien. Nous faisons partie de ce flot ininterrompu, trébuchant avec eux sur le chemin, ne voyant pas toujours où nous allons et perdant parfois pour un moment le nord de la boussole. Mais Il nous rattrape toujours, nous laissant profiter de la leçon de nos égarements, et les perspectives sont très larges et accueillantes : « Je viens rassembler les hommes de toute nation et de toute langue. » Cependant, nous ne sommes pas des moutons, même si Jésus parle souvent par métaphore de ses brebis : « Il les connaît chacune par son nom. » Il y a comme un passage obligé que personne ne peut franchir à notre place, comme les brebis entrent une à une dans l’enclos. L’entrée est proposée à tous, mais c’est à moi, individuellement, de la franchir. Le pire, c’est que cette porte étroite devient, au bout d’un moment, une porte fermée : on n’entre pas au ciel comme ça, sans s’en rendre compte. Jésus insiste pour nous mettre devant notre propre décision, qui est un combat. Il n’y a qu’une porte, et elle est étroite ! Il y a quelque chose d’urgent, et si on laisse passer l’occasion, après l’heure, c’est plus l’heure ! Et cela nous grandit beaucoup : comme si Dieu se rangeait à notre responsabilité prise jour après jour, acte après acte, ce qui suppose beaucoup de « efforcez-vous. » Il faut aussi bien voir que le partage qui s’opère dans le secret des cœurs ne se fait pas entre les amis de Jésus qui sont sur Facebook et ceux qui ne sont pas du club -il ne suffit pas d’avoir pris des verres avec Lui, ce qui n’engage à pas grand-chose, voire à rien du tout, mais entre ceux qui font le bien et qui L’écoutent vraiment : il n’y a qu’une seule vraie manière d’être ami de quelqu’un, c’est de faire le bien qu’il aime, quoiqu’il en coûte. C’est ça, la porte étroite où les gros plein d’être, comme les appelle Sartre, ne passent pas. Dieu veut rassembler tous les hommes au festin de son Royaume, mais ce n’est pas à nous d’en poser les conditions, même si l’invitation est large. On ne peut forcer personne à aimer. Le Père ne serait plus l’amour s’Il nous traitait comme des choses inertes, sans responsabilité. Nous sommes libres de nous battre pour entrer (ce que suggère le verbe qu’on traduit un peu faiblement par « efforcez-vous ») ou de ne rien faire pour passer la porte, en acceptant une petite cure d’amaigrissement pour ne pas rester coincé ! Ce qui suppose qu’on a vu la valeur de la proposition et qu’on est disposé à tout faire pour l’honorer et en profiter. Ce qui devrait nous motiver pour faire le bien, c’est d’avoir d’abord reconnu clairement que c’est bien ! Alors, nos pauvres efforts seront largement dédommagés, parce que ce que Dieu nous promet est plus précieux que tout l’or du monde. Alors, peu de sauvés, beaucoup de sauvés ? Nous avons l’art, comme les auditeurs de Jésus, de poser ce genre de question vague et générale, qui détournent l’attention de ce qui nous concerne vraiment, comme la Samaritaine qui demande à Celui qui voit clair en elle : « Faut-il adorer Dieu à Jérusalem ou au mont Garizim ? » Et Jésus la ramène gentiment au problème qui est le sien : « Pour adorer Dieu en esprit et en vérité, il faut peut-être mettre de l’ordre dans ta vie… » Qui sera sauvé ? Ben, toi, si tu veux vraiment, oui, oui, c’est de toi qu’il s’agit, ce n’est pas une question théorique mais théologique ! Car nous avons tous besoin d’être sauvés, on n’y arrive pas tout seuls, et c’est pour ça qu’Il est venu. Du côté de Dieu, Il a tout fait. Il a posé la porte, Il nous la montre, elle est ouverte. Prenons le ticket, comme à la poste, et ne dévions pas en attendant de passer, ne nous laissons pas distraire.

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21ème dimanche B 25 août 2018
     Nous pouvons voir dans l’évangile de ce dimanche que ce sont les paroles fortes qui dénouent les crises. Après les pharisiens qui discutaient entre eux, c’est au tour des disciples d’être scandalisés. Au fond, ils ont la même réaction que les premiers : mais qui ne l’aurait, en entendant ces paroles intolérables dont ils ne peuvent encore voir la portée exacte ? Ce que Jésus leur demande, c’est une confiance aveugle : plus tard, ils comprendront, et encore, pas tout, parce que les mystères ne se comprennent que dans la Jérusalem céleste. Ce qui est beau, c’est de voir que quelques-uns, ayant Pierre à leur tête, font généreusement ce pas. On pourrait dire : au moins, ceux-là, ce sont des purs ! On se console parfois de nos jours ainsi : on a pas le nombre, mais on a la qualité ; mieux vaut avoir quelques convaincus plus tôt qu’un tas de poids morts à traîner. Mais cela, c’est un esprit cathare, non un amour sans limites qui accueille toute âme de bonne volonté. C’est un peu décevant, évidemment : 5000 au départ, et 12 à l’arrivée. Mais c’est à partir de ces 12 que l’Eglise, ensuite, touchera d’innombrables cœurs qui devront, chacun pour leur part, faire le même choix. Il me semble que c’est quelque chose qu’on a de la peine à comprendre aujourd’hui. On voudrait, sans doute en ayant bon cœur, qu’on ne soit pas aussi difficile sur les conditions d’entrée au club. Or, être chrétien, et catholique de surcroît, ce n’est pas tout et son contraire. On ne force personne à l’être, car depuis que Dieu s’intéresse à l’homme, on sait qu’il ne peut y avoir de foi et d’amour forcés, mais si vous voulez être chrétien et catholique, ça suppose quelques réalités à accepter. On n’y arrive pas ? Oh, bien sûr ! C’est même pour ça que Dieu nous offre sa grâce à chaque pas, et que la seule chose qui peut L’empêcher d’agir, c’est de ne pas l’accepter en pensant qu’on doit y arriver autrement. Avoir la foi, c’est comprendre essentiellement que le monde de Dieu nous dépasse, et qu’Il nous invite pourtant à y entrer dès cette vie, pour déboucher un jour sur la plénitude de sa Vie. C’est ce que le Sauveur Jésus veut leur expliquer en disant : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien. » La chair, c’est l’homme limité à son existence terrestre. Tant que Jésus apporte une sagesse compatible avec ces possibilités humaines, répondant aux besoins et aux inquiétudes immédiates, on veut bien être ses disciples. Kant dira beaucoup plus tard : « La foi dans les limites de la simple raison. » Eh bien, ça, justement, ce n’est plus la foi ! Mais Jésus ne veut pas se contenter de satisfaire la chair, Il n’est pas un démagogue et un propagandiste, Il ne peut se contenter d’une vérité accommodante et Il leur dit qu’il y en a parmi vous qui ne croient pas. On peut en effet être disciple de Jésus et ne pas croire, ou croire seulement ce qui nous convient. C’est sans doute pourquoi beaucoup décrochent quand ça devient trop exigeant, hier comme aujourd’hui. Or, le Verbe s’est fait chair pour que l’homme devienne Dieu, dit St Irénée. Il est venu, non pour nous laisser à notre niveau, mais pour nous mener plus haut. La réponse de Pierre nous montre que la chair se tait et que l’esprit dit son adhésion totale, au-delà de ce qu’il voit et comprend. Ce n’est pas absurde, c’est supra-rationnel.

     Jésus aujourd’hui est prêt à tout risquer, même le dernier carré des fidèles ; il faut croire que ça Lui tient très à cœur, ce mystère de l’Eucharistie. On ne pourra jamais le réduire et le galvauder. D’une certaine manière, c’est l’épreuve déterminante pour la foi : supporterons-nous que Dieu nous dépasse, que Jésus soit plus qu’un homme, que les moyens de salut qu’Il nous offre soient déroutants ? J’avais une fois assisté au sermon d’un vieux prêtre français, qui connaissait par cœur tous les chants composés par St Louis-Marie Grignon de Monfort, et il terminait par l’un de ces chants dont toutes les strophes finissaient par les paroles : « Qui pourrait le croire ? » Et on voyait dans l’assemblée des braves gens qui disaient : « Moi…moi ! » Mis au pied du mur comme les apôtres, nous ne pouvons que faire ce pas, encouragés par tant de saints depuis ce moment crucial de l’évangile où Dieu a décidé d’être et de rester Emmanuel, Dieu avec nous.

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21ème dimanche TO. C 21 août 2016
Le malheur du peuple élu, qui guette aussi tous les coyants, c’est de croire que Dieu nous doit quelque chose. Si je suis gentil et si je fais ce qui Lui plaît, Il doit me sauver, en justice. C’était ce que le Sauveur Jésus reprochait essentiellement aux pharisiens, pour qui la pratique de la foi risquait de se réduire à un marchandage étroit entre partenaires égaux en droit, Dieu et nous. Or, même en tenant compte de notre bonne volonté, Dieu ne nous doit rien, et il n’y a pas de situation acquise au plan du salut. D’abord, parce que je peux aujourd’hui même être un grand pécheur et Le refuser. Si la grâce ne nous était pas donnée à chaque instant, de quoi serions-nous capables ? Le péché nous entrave si bien, dit l’épître aux Hébreux. Le don de soi ne nous est pas spontané, c’est le moins qu’on puisse dire. Ensuite, parce qu’il ne suffit pas de L’avoir vu prêcher sur les places pour estimer que ça suffit : j’ai mon nom sur un registre de baptême, c’est bon ! Or, le baptême n’est pas une garantie sans contrepartie, c’est une grâce qui appelle une réponse chaque jour. Chaque réponse différée est une occasion qui ne se représentera plus. Nous n’avons pas toujours –c’est un euphémisme- conscience des opportunités que nous gaspillons, et qui finissent par dessiner une courbe qui devient avec le temps toujours plus difficile à corriger. Alors, oui, nous pouvons comprendre l’inquiétude qui perce dans la question des disciples ; même en étant généreux, nous avons comme eux besoin de savoir : qu’adviendra-t-il de nous, au total ? Après tout le mal qu’on s’est donné est-il possible que le Seigneur si bon nous traite de malfaisants et nous laisse dehors ? Et pire que ça : il y aura des pleurs et des grincements de dents à la vue de tous les va-nu-pieds qui seront dedans ! ça vaut bien la peine de faire tous ces efforts ! Or, ce qui est visé ici, ce n’est pas la bonne volonté qui touche toujours le Coeur du Seigneur, c’est la sécurité des mérites qui en découlerait : « Je te bénis, Père, de n’être pas comme le reste des hommes », dit le pharisien du Temple. Ce qui touche le Seigneur plus encore que la bonne volonté, c’est de savoir que tout ce qu’on peut faire pour Dieu ou le prochain nous laisse au final minces de mérites : « Après avoir fait tout ce que vous faites, dites : nous sommes des serviteurs inutiles. » Le Seigneur tiendra compte de tout, oui, mais Il n’y est en rien obligé, et nous n’avons pas barre sur sa sagesse. Ce qu’Il aime par dessus-tout, ce sont ceux qui sont humiliés de leur petitesse, car il a été, Lui aussi, jusqu’au bout de l’humiliation et de l’obéissance, jusqu’à la mort, et pas n’importe laquelle. Il ne nous en demande pas tant ! Seuls ceux qui sont minces peuvent passer par la porte étroite. Les gros pleins d’être, comme les appelle Sartre, sont obligés de consentir à une cure d’amaigrissement.
Mais ce message ne favorise-t-il pas toutes les démissions ? Il faut relire ici le passage de l’épître aux Hébreux, qu’on pourrait appeler un petit traité de l’éducation paternelle de Dieu. Lui seul sait ce qui nous convient vraiment : la docilité à ce qu’il nous fait comprendre est donc meilleure que tous les beaux projets personnels, même héroïques, que nous pourrions échafauder pour notre gloriole : c’est cela, la correction, qui peut nous valoir un moment de tristesse en un premier temps, car Il nous éprouve en général exactement là où nous sommes le plus vulnérables. Il semble nous demander tout juste ce dont nous ne sommes pas capables. La première chose, c’est de ne pas prendre prétexte de notre incapacité pour ne rien faire : « Pff, de toutes façons… » Non, de toutes façons, ça vaut la peine de se bouger par amour de Dieu, Il en a assez fait pour nous ! Ce qu’Il veut, c’est de nous aider à tout donner de ce que nous pouvons, même si c’est objectivement bien peu, -il n’y a pas de quoi pavoiser- et en même temps vivre de la foi, ayant expérimenté par notre faiblesse même la valeur de l’humilité. En nous libérant du poids de notre bonne conscience, nous acceptons les corrections de Dieu et nous accédons à la pauvreté spirituelle qui est la porte étroite qui conduit à la vie.

22ème dimanche C 28 août 2022
Entre les maximes du Sage de l’Ancien Testament et les conseils du Sauveur Jésus dans l’évangile, ce sont pratiquement des évidences qui nous sont rappelées, une morale sociale et familiale qui semble aller de soi quand on les entend. On a, de fait, souvent confondu le message de l’Ecriture et de l’évangile avec une sorte de code de bienséance qui aide à vivre en bonne harmonie, à ne pas se compliquer inutilement la vie en société. Mais se pourrait-il que le Fils de Dieu se soit dérangé seulement pour ça ? Car on a entendu ces choses élémentaires depuis notre enfance : « Tiens-toi droit, ne mets pas les coudes sur la table, emploie la fourchette au lieu de tes doigts, arrête de dire des gros mots, dis pas toujours : moi, moi… » A-t-on vraiment besoin de tout ce fatras formaliste, ce carcan routinier qui encombre la vie, alors que nous sommes naturellement bons, puisque créés à l’image de Dieu ? Peut-être quand même qu’à l’usage, nous en sommes un peu revenus -comme pour beaucoup de choses, après avoir pensé réinventer la roue- à se dire que, après tout, un peu de civilité aide à la manœuvre, mais comme on rechigne à l’effort, on préfère que ça se fasse tout seul. On voudrait spontanément faire partie des milliers d’anges en fête et de l’assemblée des premiers-nés dont les noms sont inscrits dans les cieux, s’installer tout de suite à la première place, c’est plus sûr, autrement dit arriver au but avant d’avoir fait le chemin. Or, il y a tout un redressement à opérer, justement, ce qui n’est pas possible sans apprentissage, patience, persévérance. La méthode, ce n’est pas même s’abaisser systématiquement en espérant qu’on nous remarque et qu’on vienne nous chercher pour monter plus haut. Au fond de tout cela, il y a les 1001 ruses de la pauvre nature humaine qui traduisent une volonté de puissance illimitée : « Je veux être le premier, il est temps que le monde entier le reconnaisse ! »

Pour redresser ce qui doit l’être, les textes de ce dimanche nous proposent 3 antidotes.

1. Resserrer nos liens avec Dieu pour développer ce qui est bon et laisser tomber le reste. Le tri ne se fait pas à notre mesure, mais à l’aune de Dieu. Il a donné l’exemple en son Fils : « Lui qui était de condition divine… » Dans le silence, à l’écart des bruits et des émotions qui nous assaillent, on classe les données en proportion juste. St François de Sales dit joliment : « Nos amis exagèrent en général nos qualités et nos ennemis nos défauts, si bien que nous ne sommes devant Dieu que ce que nous sommes. » C’est sur ce réalisme que nous pouvons bâtir solide.

2. Nous ne méritons pas notre place, c’est Dieu qui nous la donne. Il serait bon de bannir de notre comportement tout calcul du style : « A force de me mettre à la dernière place, on finira bien par remarquer que je suis humble… » D’abord, ce n’est pas prouvé que ça marche : ceux qui sont à la première ne se soucient en général pas trop des autres, pour eux, ça va très bien comme ça. La vraie humilité, c’est le sourire et le naturel, le contentement dans le détachement. Si nous faisons dépendre notre bonheur de quelque chose qui manque, nous sommes empêchés de voir à quel point nous sommes comblés. Que me manque-t-il en ce moment pour être pleinement heureux ?

3. C’est donc dans l’amour donné que se trouve le vrai bonheur. L’amour vrai ne cherche en rien à récupérer l’investissement : « Cela vous sera rendu à la résurrection des justes. » Et si l’on reçoit, c’est dans l’action de grâces et avec simplicité, c-à-d sans qu’aucun lien de dépendance s’établisse.

Le sens de cette dernière place est à chercher au-delà de toute raison raisonnante -c’est pourquoi il s’agit ici de bien plus qu’une leçon de morale. Il ne s’agit de rien de moins que de l’être même de Dieu. En Lui, il n’y a rien d’autre que de l’amour pur, que le parfait don de soi, sans aucune réserve, sans le moindre repli sur soi. Chacune des Trois Personnes n’ont rien en propre, à part le fait d’être tout entière pour les autres. La Croix de Jésus n’est que l’épiphanie, la manifestation éclatante de la Réalité trinitaire. Ce que nous appelons amour fou est absolument naturel au Père, au Fils et à l’Esprit. Celui qui sait, ne serait-ce qu’un peu, ce que c’est que d’aimer comprend cela, et celui qui se refuse à aimer ne le comprendra jamais. Que le Fils Bien-aimé nous apprenne à devenir serviteurs, Lui qui nous appelle ses amis. Ce sera notre bonheur et celui de ceux qu’Il mettra sur notre route.

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22ème dimanche B 29 août 2021
Tout amour vrai est exigeant : qui en douterait ? Il n’y a que les novices de l’amour qui pensent qu’il n’est qu’un sentiment qui ne coûte rien. Les commandements sont comme l’expression vitale de l’amour, ce qui le garantissent et le protègent contre les mélanges des complications humaines : oui, ils sont à prendre au sérieux, tels quels, car la tendance humaine sera toujours soit d’en retrancher, soit d’en rajouter. L’expérience montre que la fidélité éclairée n’est pas toujours facile. Nous venons après un long temps où il y en avait sans doute un peu trop : ça fabriquait des scrupuleux, jamais sûrs d’avoir tout bien fait comme il faut ; aujourd’hui, ce sont plutôt les points de repère qui manquent, et ça fait des angoissés : on ne sait plus où est le nord de la boussole. Faire tout comme il faut, ça, ils savaient, les pharisiens, rien n’y manquait. Mais ce n’est pas ça que Jésus leur reproche : on peut tout faire pour la gloire et l’amour de Dieu, même les choses les plus insignifiantes, et ce n’est pas rien. Ne leur jetons pas trop vite la pierre, en prenant la même attitude que certains d’entre eux qui comparaient systématiquement en leur faveur. En des temps difficiles, ils avaient été les mainteneurs de la fidélité à Dieu. L’évangile mentionne des Nicodème et des Joseph d’Arimathie qui étaient des modèles de croyants, sans compter un St Paul qui deviendra l’apôtre des gentils. Jusque-là, tout va bien, rien à dire. Rien que du bon zèle, comme l’appelle notre Père St Benoît, qui traduit l’amour de Dieu dans les plus petits actes de la vie.

Mais alors, où est le problème ? C’est celui de toutes les observances, coutumes, habitudes religieuses ou sociales, qui comportent deux dangers dans leur mise en œuvre. Avec le temps, d’abord, il est inévitable et facile de les absolutiser, d’en faire des fins au lieu de moyens. Jésus met en garde les croyants contre l’habitude que certains avaient à l’époque de donner plus d’importance à l’opinion des docteurs commentateurs qu’à la Loi elle-même. La minutie des précisions au sujet de la loi finissait par faire oublier leur source. C’est un peu comme aujourd’hui où la multiplicité des règlements prétend remplacer le bon sens et la morale élémentaire. Mais ce même bon sens devrait interdire de jeter, par réaction, le bébé avec l’eau du bain : depuis une certaine histoire de pomme, de poire et de pépins, on peine un peu à savoir dans le détail ce qui est juste et bon. Et comme on ne voit pas très clair, on a tendance à s’excuser en pointant le doigt sur les autres, car on sent bien tout au fond, qu’on est pas aussi innocent qu’on voudrait l’être. Le problème n’est donc pas de savoir qui est plus pécheur que l’autre : nous le sommes tous. Il y a heureusement quelques critères simples qui nous sont en plus donnés par Dieu Lui-même : ce sont les commandements. C’est pas bien de tuer, voler, mentir, désirer la femme du voisin, non ! Mais au-delà de ce visible et repérable, Dieu seul est juge, et là, en effet, qui sommes-nous pour juger à sa place ? Et voilà le second travers pharisien : s’estimer juste parce qu’on a tout bien fait et que ça suffit. On ne règle pas ses comptes, on ne se met pas en valeur en accusant les autres. L’hypocrisie, ce n’est pas d’abord qu’il y puisse y avoir une distance entre nos bonnes intentions et nos actes. C’est de le tolérer pour paraître meilleurs. Pauvres de nous, qui avons toujours besoin de l’approbation sociale pour exister à nos yeux ! Etre ou paraître, voilà la question ! L’hypocrisie n’est pas seulement un mensonge, contraire à la simplicité du cœur et à l’humilité. Jésus les appelle aussi des aveugles, ces hypocrites : à force de tromper les autres, l’hypocrite en arrive à se tromper lui-même, il croit à ses propres mensonges.

Jésus parlait aux pharisiens, mais son message nous concerne tous : nous courons tous le risque de faire tout très bien pour redorer notre blason. Le remède n’est pas de renoncer à faire tout très bien, donc revoir l’idéal à la baisse, ce qui est nettement moins fatigant. C’est de commencer par accepter que ce ne soit jamais parfait, mais qu’avec la grâce de Dieu, on continue de tendre loyalement à la perfection, qui n’est pas ce que nous pensons, mais ce que Dieu veut pour nous. A part la Vierge immaculée, les saints n’étaient pas sans péché. Mais ils ont fait ce qu’un abbé bénédictin définissait comme l’essence de la sainteté : ils ont essayé. Avec un humour au second degré, je dirais que nous devons apprendre à vivre sans masques : tant que nous voulons préserver une image de nous-mêmes qui ne correspond pas à la réalité, nous demeurons craintifs et inquiets, nous sommes esclaves de cette image que nous avons dessinée. Seul compte l’image que Dieu a voulue en nous créant et le nom nouveau qu’Il veut écrire en guidant notre main.

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22ème dimanche TO 30 août A 2020
« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il prenne sa croix » : au moins, le programme est clair et il n’est pas facultatif ! On comprend que beaucoup hésitent à devenir disciples rien qu’à cause de cette condition. Pas plus qu’hier, ça n’apparaît vraiment séduisant à notre épiderme délicat. Les auditeurs de Jésus ne pouvaient pas ne pas se rappeler les atrocités qu’avait subi la Galilée révoltée, quelque 30 ans plus tôt, où le légat Varus avait fait crucifier 2000 insurgés, réduit en esclavage et détruit des villes entières. On comprend la réaction de St Pierre, à peine intronisé premier pape : « Ce n’est quand même pas ça que tu nous proposes ? » Non seulement, il le propose, mais Il en fait une condition sine qua non du statut de disciple : le salut par la croix ! Et pour faire bonne mesure, Il disposera des événements pour montrer l’exemple en acceptant pour Lui-même ce supplice infâmant -car Dieu ne se paie jamais de mots.

Oui, n’aurait-Il pas pu, quand même, faire les choses à moindres frais ? Nous sommes bien d’accord avec Pierre. En dehors du christianisme, toutes les religions et philosophies font ce qu’elles peuvent pour échapper à la souffrance : yoga et zen, méditation transcendantale, stoïcisme de l’ascèse, toutes les techniques pour être bien dans sa tête et dans son corps, toutes les assurances qui devraient nous garantir même contre la mort ! St Pierre venait de proclamer Jésus Fils du Dieu vivant : c’était le titre messianique par excellence dans l’Ancien Testament. Il se devait donc d’apporter une amélioration substantielle à la condition humaine, avec la paix, la stabilité et la prospérité. Et voici que Jésus le traite de Satan, de pierre de scandale, d’adversaire ! Alors, là, il ne comprend plus rien ! C’est seulement bien plus tard, dans la cour du grand-prêtre, qu’il commencera à entrevoir quelque chose, après L’avoir renié trois fois. Car c’est bien l’amour qui est en jeu, qui est si mystérieusement lié à la souffrance, puisqu’il est arrachement à soi pour l’autre. La nouveauté vraiment inattendue, c’est que le Messie n’est pas triomphant, mais souffrant, Il donne sa vie, réellement. Sa gloire, ce ne sont pas les armes, les richesses, la réussite : c’est l’amour jusque sur la croix ! Cela seul peut rendre la souffrance, sinon supportable, du moins pas totalement absurde : à travers elle, quelque chose d’un amour très pur se fait jour qui la transfigure. Si nous savons dans la foi que Jésus qui pouvait l’éviter l’a prise à bras le corps, elle perd son venin mortifère et devient chemin de salut et de rédemption. C’est la seule manière de manifester un amour qui autrement ne coûterait pas grand-chose et risquerait de rester théorique. Tant qu’on est pas disposé à souffrir pour l’autre et même par l’autre, on a pas encore compris ce que veut dire aimer en vérité. On a finalement le choix entre quelques bons sentiments épars et intermittents, quand on en a envie, ou l’offrande d’une vie librement consentie, même sous la pression des événements qui semblent ne pas nous laisser beaucoup le choix. Car souffrance il y aura, de toutes façons. Mais si on n’est pas décidé à faire ce pas, on prend le chemin des frustrations qui ne peuvent que s’accumuler et finissent par être facteurs de destruction et de mort. Nous rêvons tous, au fond, d’un amour éternel et infini, et c’est à cette folie que la croix nous convie, au-delà de tout dolorisme qui n’en est que la superficie. Si on prétend éliminer la souffrance et la mort, on évacue l’amour et le sens de la vie : pas étonnant que s’instaure une culture de mort, dès que quelque chose devient obstacle à mon épanouissement immédiat !

Alors, le Seigneur Jésus nous dit, comme à Pierre : « Oui, j’ai souffert pour toi, et je souffre avec toi, c’est la vérité. Mais toi aussi, fais comme moi, prends ta croix par amour pour moi, par amour de tous nos frères qui souffrent. Il n’y a pas d’autre voie de salut que celle-là, puisque je l’ai choisie. » Quand je souffre, je n’ai pas besoin de quelqu’un qui m’explique ; j’espère quelqu’un qui s’implique. Voilà pourquoi Jésus nous dit : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. »

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22ème dimanche C 1er septembre 2019
On constate souvent aujourd’hui que les convenances se perdent, que la simple bienséance n’est plus guère respectée, que les usages qui aident à vivre en société semblent ne plus avoir cours. Mais est-ce à une leçon de maintien seulement que le Sauveur Jésus nous convie dans l’évangile de ce dimanche ? Sans doute, la politesse est ce qui reste quand la charité n’est pas possible, ce qui est déjà quelque chose qui a de la valeur. Mais ce n’est que l’extérieur des choses, qui suppose et entraîne normalement une attitude plus profonde, faite de respect d’autrui, quel qu’il soit, de finesse et de désir de donner à chacun sa place, dans un ordre qui profite à tous. Car tout le monde peut être utile dans la construction d’un monde plus juste. Mais pourquoi donc cette invitation à se mettre systématiquement à la dernière place ? Ne pourrait-il pas y avoir là un calcul subtil : si je le fais, il y aura forcément quelqu’un qui me remarquera et me fera passer à la première ! Ce serait la recette habile pour s’assurer une place en vue, avec en prime le mérite de l’humilité.

Et ce n’est pas non plus une leçon de morale : ne soyez pas prétentieux, ce n’est pas évangélique ! Car on sait par ailleurs que le monde est divisé en deux catégories : ceux qui savent y faire et les autres. Le monde appartient donc à ceux qui savent jouer des coudes sans scrupules, laissant aux autres le soin de s’écraser, de céder et de capituler, ces pauvres types dont on pense un peu vite qu’ils ne peuvent faire autrement. Jésus, ici, ne fait pas de la psychologie ou de la sociologie, mais de la …théologie. Et c’est la raison pour laquelle nous sommes invités à dépasser le jugement défavorable du monde sur les petits, les humbles et les humiliés. La raison, c’est que Dieu Lui-même est ainsi, c’est que Jésus n’a pas fait autrement, et par choix. On peut se demander pourquoi il a tellement pris la dernière place que personne ne pourra jamais la Lui ravir. On ne peut donc prétendre qu’à l’avant-dernière, et ça nous coûte déjà pas mal ! Le sens de cette dernière place, jusqu’à la mort, et la mort de la croix, comme dit St Paul, elle est à rechercher dans l’être même de Dieu. Car Dieu est acte d’amour pur, parfait don de soi, sans aucune réserve, sans le moindre repli sur soi. Chaque Personne divine n’a absolument rien en propre, à part le fait d’être tout entier pour les autres. La Croix de Jésus, c’est l’épiphanie, la manifestation éclatante de cette réalité trinitaire. Dieu ne saurait faire autrement que de prendre la dernière place pour que l’autre prenne la première. De très loin, dès que nous aimons un peu, nous savons quelque chose de ça : il faut qu’Il grandisse et que je diminue, comme dit St Jean-Baptiste. Dieu ne peut pas faire autrement que de se donner totalement, sans calcul et sans réserve. Ce qui pour nous est un peu fou, est pour Lui parfaitement naturel. Nous, nous craignons toujours de nous faire avoir. Lui, Il s’est fait avoir depuis la création, et il ne s’est jamais avoué vaincu. Il n’a jamais dit : « Essayé, pas pu ! » Car, comme le disait joliment un enfant du catéchisme, « Lui, Il est pas comme ça ! »

     Alors, si nous ne voulons pas… être comme ça, il est logique de commencer par faire ce qu’Il dit quand nous sommes invités, par exemple, ou quand nous invitons. Quand on sait l’importance de l’hospitalité dans tout l’Orient, on se doute que c’était une large part de la vie sociale. On pourrait dire : c’est là qu’aboutit la Trinité. La veille de sa mort, nous voyons Jésus en tablier au cours du dernier repas pris avec ses apôtres, Lui, le Seigneur et le Maître. Il est là, à genoux, aux pieds des hommes pécheurs, lavant les pieds sales de l’humanité, résistant aux protestations de Pierre qui pense que, décidément, ce n’est pas convenable : oui, nous, nous sommes comme ça ! Le Royaume du Christ est à l’envers de tous les royaumes, et Dieu est la plupart du temps à rebours de celui que nous imaginons. C’est en Le contemplant que nous trouvons l’attitude juste en toute circonstance ordinaire de la vie. Je connais une communauté  de religieuses qui ont des patronages et qui distribuent aux enfants un petit bracelet qui porte les lettres QFIAMAP : « Que ferait-Il à ma place ? » La réponse est presque toujours évidente.

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22ème dimanche B 2 septembre 2018
     Le dedans et le dehors, la lettre et l’esprit : que n’a-t-on pas dit et glosé sur ce sujet qui marque la nature double de l’homme, tiraillé à longueur de vie entre l’ange et la bête ? Dieu ne nous l’a pas simplifiée, la vie, en nous suspendant entre les deux pour un perfectionnement jamais achevé qui nous décourage souvent, tant que nous n’avons pas capitulé, soit en en prenant notre parti et en nous contentant d’un minimum honorable, soit en nous remettant enfin à Celui qui nous demande tout, parce qu’Il veut nous donner tout. Ce qui entre dans l’homme, c’est tout ce qui nous garde dépendant de notre milieu de vie : ce que nous mangeons, bien sûr, et on commence à savoir qu’on ne peut pas manger impunément n’importe quoi ; mais on dirait qu’en proportion de cette prise de conscience biologique et écologique, on ignore délibérément beaucoup d’autres pollutions autrement plus dommageables à notre être profond. Dieu pourtant, nous a voulus en dialogue permanent avec notre milieu, par un réseau serré d’utilisations et de contacts très sophistiqués. Nous assimilons notre milieu, ce qui en soi n’est pas une souillure, et Dieu a voulu que l’homme soit fait pour assumer son milieu. Fort bien, mais encore faut-il qu’il assure pleinement cette tâche à lui confiée par son Créateur. Ce qui peut diminuer l’homme, c’est sa propre opération, c’est ce qu’il fait de ce qui l’entoure. C’est lui qui décide, en quelque sorte. Ce qui diminue l’homme, c’est ce qui le rabaisse à un niveau qui n’est pas celui de son être normal. Il peut sortir de sa trajectoire par des choix sans grandeur, se salir en acceptant ce qui est moins que sa dignité. Notre époque connaît une multiplication des contacts peut-être jamais égalée dans l’histoire, le monde entre dans l’homme par tous les pores. Notre âme est un château intérieur, comme l’appelle Ste Thérèse d’Avila, et il importe non de supprimer les contacts, mais de les filtrer et de régler les sorties. Sinon, on y perd non seulement sa liberté, mais son identité même. Ces sorties, ce sont nos actes, témoins de notre être profond -que l’Ecriture appelle le cœur- et l’ensemble des actes qualifie notre valeur personnelle. La sortie vers Dieu, voilà l’acte digne de l’homme. Quelle est la part de cet acte dans nos œuvres les meilleures ? Comment se fait-il qu’il y ait en nous ces pensées perverses qu’énumère Jésus dans l’évangile : inconduite, vol, meurtres, orgueil et démesure… bigre, il n’y va pas de main morte ! Mais nous savons de quoi nous serions capables si Dieu ne nous retenait pas dans sa miséricorde pour notre faiblesse ! Ne soyons pas scandalisés, et surtout pas envers les autres : nous avons toutes raisons d’être indulgents pour autrui quand nous regardons tant soit peu le fond de notre âme. Alors, oui, on peut essayer de commencer par éviter le pire, ce n’est pas si mal, c’est un bon début. Mais ce qu’on pourrait appeler les structures tangibles de la pratique chrétienne ne sont pas un but en soi. Il y a deux chemins pour parvenir à la vraie vie : l’un qui mène à la perfection extérieure, l’autre à la conversion intime de la volonté –ce qu’avait bien compris notre Père St Benoît en en faisant le vœu principal du moine, avec l’obéissance qui le concrétise. Car Lumen Gentium du concile Vatican II rappelle que l’appel à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité s’adresse à tous les baptisés (§ 40), donc à fortiori aux moines et moniales. Il s’agit de sortir non seulement du péché, du refus de Dieu, mais du moi, qui peut très bien coexister avec une certaine vertu. Dieu attend de nous un oui total que nous tardons à Lui donner. Il y a tant de manières de dire oui : le soldat à son officier, l’enfant à son surveillant, l’employé à son patron. Mais aussi l’enfant à son père, l’ami à son ami. Aucun de ces oui n’est tout-à-fait à la dimension du moi. Pourquoi ce progrès est-il si rare ? On manque souvent de souffle, tout simplement. Mais pire : il y a la suffisance de ceux qui se persuadent n’avoir rien de plus à donner qu’une pratique édifiante. Et ceux qui croient qu’il suffit de refuser toute pratique sous prétexte de liberté spirituelle pour y arriver comme par miracle. En toute action, il peut y avoir de la paresse spirituelle, qui introduit la chair avec ses finesses jusque dans les œuvres qu’on croit être de l’esprit. La vie chrétienne est un mystère, au sens où l’on parle de mystères chrétiens qui sont autant de centres vitaux à partir desquels Dieu agit en nous. Tout amour a quelque chose d’humble et de laborieux. Mais c’est aussi la joie immense de s’efforcer de plaire en tout à Celui qu’on veut aimer par-dessus tout. Dieu nous précède en tout, Il nous a aimés le premier. Il attend patiemment notre réponse.

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22ème dimanche TO A  3 septembre 2017
     Dans l’Ancien Testament, le prophète Jérémie est un « type », une annonce du Christ, parce qu’il est celui qu’on a appelé le « prophète malheureux ». Toute sa vie, il a été en butte à la contradiction et à la persécution, et il est sans doute mort martyr à cause du message que l’on a pas voulu recevoir. Mais c’est en lui-même qu’il ressent jusqu’au paroxysme la contradiction insupportable de cette parole que Dieu dépose en lui et qui est un feu dévorant qu’il s’épuise à contenir sans y parvenir. Ceci est vrai pour tout croyant : on a beau faire, on ne peut oublier Dieu et les exigences implacables de son amour, malgré nos faiblesses et nos péchés. On sait mieux aujourd’hui qu’à certaines époques les dangers que l’on court en affichant sa foi, et c’est tant mieux : non pas pour jouer les fiers-à-bras, mais parce que la vérité a un prix et que le disciple n’est pas au-dessus du Maître. Pour Jérémie, cela va jusqu’au doute profond quant à sa mission de prophète, puisque ce que Dieu lui demande d’annoncer ne se produit pas tout de suite. On comprend qu’il a envie de ne plus parler, le délivrant du même coup de la difficulté d’élocution qu’il avait présentée à Dieu lors de son premier appel. De tous temps, la tentation est grande de laisser le monde suivre son cours, puisqu’il ne veut rien entendre d’autre que son intérêt. De fait, la société moderne s’est efforcée par tous les moyens de réduite la foi à une opinion personnelle et secrète qui ne doit avoir aucune incidence sur la vie publique. Le monde va de toutes manières à sa perte : à quoi bon le lui dire encore ? « Vaut mieux rien dire : qu’est-ce qu’on va penser ? »

     Le Fils de l’Homme a pris sur Lui toutes ces contradictions. A la croix, Jésus a été raillé, blasphémé, ridiculisé comme jamais auparavant. Il est le prophète raté, le sage plein de bonnes intentions qui n’a pas su y faire, le rabbi intransigeant qui aurait mieux fait de se taire pour mieux être accepté. Mais c’est ainsi qu’Il a pris sur Lui le refus du monde et qu’Il l’a ainsi vaincu et surmonté. C’est ainsi – pas autrement- qu’Il a permis à la vérité de l’amour de triompher de tous les intérêts et de toutes les compromissions. Il ne faut pas se leurrer ni tergiverser : voilà le programme du chrétien. On ne devrait jamais s’étonner de certaines contradictions, même si le fait d’être mal vu n’est pas forcément et dans tous les cas une preuve de vérité. En dehors du christianisme, toutes les religions et philosophies se donnent pour mission fondamentale d’échapper à la souffrance, par la domination, par l’impassibilité, par l’endurance, par tout ce qu’on voudra, pourvu qu’on se ménage une existence agréable ou tout au moins supportable.

     Le Christ, de la crèche à la croix, a embrassé volontairement ce que l’existence présentait de moins attirant, de moins enviable. A celui qui veut malgré tout Le suivre, il ne propose rien d’autre que la croix, parce que ce qui nous arrache à nous-mêmes peut devenir preuve d’amour, et qu’il n’y a pas d’autre chemin pour y parvenir. C’est le meilleur et le seul, n’en doutons pas, puiqu’Il la choisi. Le salut ne consiste pas tant de se dépouiller de notre moi, mais à sacrifier notre moi pour les autres. L’amour est dans le don, pas seulement dans la mortification : et c’est ainsi que nous appartenons à Dieu, qui n’a pas épargné son propre Fils pour payer à notre place le prix de la dette encourue par Adam. C’est à cette offrande que St Paul convie les premiers chrétiens, et c’est le culte véritable qui nous fait dire avec Jésus : « Tu n’as voulu ni sacrifices ni oblation. Alors j’ai dit : voici, je viens pour faire ta volonté. » L’abandon de notre liberté entre les mains de Dieu fait de notre existence entière une unique célébration liturgique, ce qui étonne le monde et lui fait prendre conscience, dans le meilleur des cas, de son égoïsme foncier. C’est une lumière et un témoignage qui est un scandale et une folie, mais qui seul l’empêche de sombrer dans la barbarie, aujourd’hui comme hier. Que Jésus nous donne de Le suivre jusque là, jusqu’à la gloire de son Père.

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22ème dimanche TO C, 28 août 2016
Tous, nous sommes touchés par l’humilité vraie, et tous nous sommes orgueilleux, depuis un certain péché dit originel qui a brouillé les pistes entre Dieu et nous. Dans le contexte tout simple et courant, le Seigneur Jésus donne quelques judicieux conseils à ceux qui sont invités. C’est en effet dans la vie courante que se vérifie la profondeur de notre foi et de notre attitude intérieure, qui se traduit dans d’innombrables réflexes et attitudes plus ou moins conscients.
Si l’on s’en tient à une lecture un peu rapide de l’évangile que la liturgie nous propose aujourd’hui, on pourrait s’en tenir à une simple leçon de bienséance : la modestie aide aux rapports humains, et il est toujours heureux de s’entendre dire : « Monte plus haut ! » On peut même se faire exagérément tout petit pour appeler ce genre de remarque, ce qui serait le contraire de l’humilité. Tout cela est vrai au plan naturel, mais le Sauveur n’est pas venu seulement pour nous donner des leçons de bonnes manières. Le livre de Ben Sirach nous disait : « Plus tu es grand, plus il faut t’abaisser pour trouver grâce devant le Seigneur. » Autrement dit : on ne se met pas en valeur soi-même, car c’est Dieu qui connaît le fond de notre âme. Toute autre tentative pour se mettre en valeur est une usurpation, et le texte insiste en disant : « la condition de l’orgueilleux est sans remède, car la racine du mal est en lui. » Le choix est donc très clair entre deux attitudes fondamentales : ou bien vouloir soi-même jouer un rôle, être bien vu, désirer telle fonction, telle place honorable et s’acharner pour y arriver ; ou bien être vraiment libéré de toute ambition personnelle et se laisser guider par l’Esprit de Celui qui s’est abaissé jusqu’à la mort, et la mort de la croix. La distinction est plus subtile qu’il n’y paraît. Souvent, ceux qui jouent des coudes, comme on dit, le font de manière assez grossière, et on les repère vite : c’est assez facile à détecter et même à corriger, s’il y a un peu de bonne volonté. Parfois aussi, c’est un sentiment intérieur de valeur et de supériorité, qui ne s’exprime pas forcément par des attitudes ou des actes repérables. Il est d’autant plus dangereux qu’il a quelque chose de noble, de désintéressé qui pousse à vouloir améliorer des situations, accomplir une mission, être fidèle à des principes en cherchant la perfection. Mais il faudrait, en ce cas, pour être vraiment disciple du Christ doux et humble de Coeur, juste accepter de ne pas avoir tout vu et tout compris, d’être petit dans sa main, de vouloir vivre dans une dépendance constante de sa volonté. C’est Le regarder, Lui, plus que soi-même. C’est entrer dans une Cité plus large que notre coeur étroit, où le Christ est le Médiateur d’une Alliance nouvelle, où l’on se met joyeusement à la disposition du Créateur pour être recréé par Lui. Ce n’est donc en aucune manière déchoir et se mépriser, mais trouver sa vraie place, celle que Dieu nous donne à chacun et qui est inaliénable, qui ne se confond jamais avec une autre.
Après avoir parlé des invités, Jésus s’adresse encore au maître de maison. Là aussi, les conseils ne sont pas à prendre seulement au premier degré. Ici, c’est la générosité sans retour qui est proposée, la gratuité sans arrière-pensée, car l’amour vrai est déjà à lui-même sa récompense : « Dieu seul suffit ! » St François de Sales dit : « Ne rien refuser, ne rien demander. » Allons-nous donc nous laisser enfermer dans un échange de vanités qui nous laisseront toujours plus ou moins insatisfaits, ou briser ce circuit mondain pour accéder à la Cité du Dieu vivant, vers les milliers d’anges en fête et l’assemblée des premiers-nés dont les noms sont déjé inscrits dans les cieux ? Au début de la Messe, nous reconnaissons notre petitesse sous sa forme la moins recommandable qui s’appelle le péché, dont l’orgueil est la source : Dieu ne résiste pas à cette sincérité : demandons-Lui de ne pas nous contenter de paroles usées, mais d’imprégner notre coeur de ce qu’Il Lui plaît d’y trouver.

23ème dimanche A 10 septembre 2023
Ce n’est ni plus ni moins qu’une procédure pénale originale que le Sauveur Jésus nous trace aujourd’hui. Elle aura d’ailleurs une influence sur la conception du droit en Occident, adoucissant les rigueurs du droit romain, jusqu’à ce que la Renaissance lui redonne la première place en pensant qu’il ferait mieux que l’évangile. L’originalité de cette méthode, c’est que son but n’est pas de punir, mais de grandir et faire grandir : dans l’Eglise, toute peine est médicinale, pour le plus grand bien des pauvres pécheurs qu’il est nécessaire de reprendre.

« Se mettre d’accord » : chacun sait que ce premier pas de la charité n’est pas toujours évident, depuis que le premier péché nous a éloignés de Dieu et du prochain, devenus ainsi de moins en moins proches. Nous nous doutons bien que l’amour vrai est exigeant. Mais il ne s’agit pas seulement d’un perfectionnement personnel, individuel : il comporte aussi de exigences à l’égard de ceux qui sont nos frères. Leur sort ne peut nous être indifférent. Aider l’autre à grandir est au moins aussi urgent que de grandir nous-mêmes. Voici les disciples investis d’un pouvoir redoutable : celui de lier et de délier, de dire la vérité au nom du Christ. Dieu s’en remet à leur décision, en quelque sorte. Dans le brouillard où nous vivons sur la terre, il est souvent difficile de se repérer : qu’est-ce qui est juste, vrai, bon ? Pas seulement pour moi maintenant, mais pour tous ceux qui, avec moi, sont engagés dans cette aventure. Ils bénéficieront de mes lumières ou subiront mes lubies, je les aiderai à grandir ou je les ferai régresser en humanité. Car, en ce domaine, il n’y a pas de neutralité et ce pari nous veut très grands, ensemble, sous le regard de Dieu. Notre responsabilité de disciples sera toujours et d’abord de faire du bien aux âmes, de les aider à distinguer la lumière des ténèbres, le bon grain de l’ivraie, le blé de la bale. Cela sous-entend deux exigences : se laisser d’abord soi-même reprendre par Qui de droit, en ne croyant pas trop vite posséder la vérité tout entière, et de croire qu’il existe une vérité qui nous juge, parce qu’elle est plus grande et plus solide que nous. Cette vérité, c’est Jésus Lui-même : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Voilà une affirmation impressionnante, qui n’est supportable que parce que Celui qui l’a dit l’a prouvé dans le don de sa vie et sa résurrection. C’est donc une question de foi : le point de départ, c’est là où deux ou trois sont réunis en mon Nom, Je suis au milieu d’eux. Que ferons-nous, que dirons-nous si nous croyons vraiment que Jésus est là, présent avec nous ? Comme nous ne sommes pas parfaits - c’est un euphémisme ! - nous avons tous besoin de ce qu’on appelle la correction fraternelle. Son exercice est assez délicat, mais non moins nécessaire. Il ne consiste pas à dire avec arrogance : « Frère, laisse-moi enlever la paille de ton œil… » mais à vouloir le bien de l’autre en toute humilité. La démarche n’a rien à voir avec la délation ou la médisance : on commence par aller trouver d’abord la personne, en évitant de la critiquer dans son dos, ce qui au fond est un peu lâche et facile. Avoir le courage d’avoir l’autre en face et de trouver les mots qui lui donneront envie d’accepter ce qu’on lui dit en étant convaincu que c’est pour son bien, c’est un risque qui devrait forcer l’admiration. Il y a toute une gradation jusqu’à la mesure extrême qui est l’excommunication, la mise à l’écart de celui qui refuse de s’amender. Notre Père saint Benoît prévoit ce cas dans la Règle, mais il ordonne que dans ce cas, on cherche l’un ou l’autre sage capable de maintenir le lien et d’encourager le fauteur de trouble pour l’amener finalement à la conversion. Ce n’est pas le rejet ou la réprobation qui dictent cette conduite, mais l’amour fraternel à sauvegarder pour l’unité de la communauté. Dieu veut que tous les pécheurs que nous sommes puissent se repentir et se corriger pour vivre de sa vie. Et il y a tant de choses à corriger pour ne pas blesser la charité ! Mais le grand mystère, c’est qu’il manifeste son attention amoureuse et patiente par l’intermédiaire d’autres pécheurs. Si on ne réagit pas, on lie concrètement son frère dans son erreur. Seul le pardon demandé et reçu nous ouvre un avenir neuf et la possibilité du salut, du bonheur éternel. Merveilleux mystère de Dieu qui nous sauve en devenant homme en son Fils Jésus, et en relayant son action par des disciples qu’Il choisit. Demandons la grâce d’être fidèles à cette vocation pour le bien de tous et le nôtre.

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23ème dimanche C 4 septembre 2022
Les conditions posées par le Sauveur Jésus ne laissent place à aucune équivoque : être son disciple, c’est aller à rebours de la facilité. C’est comme le mariage : il permet d’avoir à deux des problèmes qu’on n’aurait jamais eu tout seul. Et que dire de la vie monastique : ça dépend de la taille de la communauté. Heureusement qu’à la Fille-Dieu, vous n’êtes pas trop nombreuses ! Le Seigneur se doit d’être vrai avec ceux qu’Il aime et qu’il a choisis. Mais tout cela est vrai déjà au simple niveau de l’existence. Nous sommes à longueur de vie tiraillés entre des désirs contradictoires, on pourrait dire entre ciel et terre. La foi ne simplifie pas toujours la manœuvre, elle rend simplement les douleurs comme les joies plus intenses. Nous voilà donc poussés dans nos retranchements. On pourrait presque dire qu’on n’a pas le choix, sinon de baisser les bras et de se contenter d’une vie rampante qui sombre dans la déprime. Ce grand combat se décline en crises successives : elles doivent se résoudre l’une après l’autre, et c’est ce qui nous fait grandir. Chacune débouche sur des choix qui finissent par tracer un chemin, ce qui est une conversion à petite doses, dont certaines sont parfois très coûteuses. C’est à travers elles que Dieu parle et agit, et quand Il parle, Il mérite d’être pris au sérieux. Car enfin, pourquoi ces foules qui font route avec Lui ? Pourquoi la folie de ce message unique dans l’histoire des religions, qui rompt toutes les digues, bouleverse toutes les identités, et change en fait le destin de l’univers ? Comment est-ce soutenable qu’un homme dise : «Si quelqu’un vient à moi sans Me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants et même à sa propre vie… » Si nous étions mis maintenant concrètement devant ce choix, ne serait-ce pas la crise, cette « spécialité de la maison », comme aime à le dire le P. Timothy Radcliffe, l’ancien Maître Général des dominicains ?

Alors, parce qu’Il est bon, patient, respectueux et délicat, Il nous permet de réfléchir à froid, avant d’être mis sur le gril par les événements. Et d’abord, d’être convaincus d’une chose : s’Il peut nous provoquer à ce genre de choix, cette jalousie sans échappatoire, c’est parce que nous avons à ses yeux une valeur unique. Il s’agit d’une folle aventure, mais elle ne s’engage pas sur un coup de tête en ayant mal calculé son élan. Une décision calmement réfléchie est nécessaire à la base. Et c’est un choix radical et un paradoxe : plus on baigne dans le matérialisme, plus on demande à la terre de nous rendre heureux, plus on est matraqué par un athéisme pratique, plus se fait jour une aspiration à autre chose. Le problème, c’est que cet autre chose est le plus souvent vague et indistinct : c’est plus commode et ça nous arrange, parce que ça permet de ne prendre que ce qui nous plaît. Jésus nous propose quelque chose qui nous dépasse infiniment, une mystique, une aventure de la foi, mais c’est en même temps incroyablement concret. Et c’est pourquoi c’est assez dérangeant. C’est aussi follement exigeant : il s’agit de préférer Dieu à tout le reste, et Dieu manifesté en Jésus-Christ. Oui, Dieu est meilleur que nos amours les plus sacrés, parce qu’Il est l’Amour qui est la source de tous les autres. Oui, il faut un brin de folie verticale, divine, surnaturelle, pour relever l’horizon très terre à terre dans lequel nous évoluons.

Mais Jésus nous respecte trop pour que notre engagement soit irréfléchi. Il est tout le contraire d’un manipulateur. Il est facile de tirer les foules par quelques miracles et quelques paroles bien senties. Ce qu’Il veut, ce n’est pas le nombre, mais des disciples conscients de ce qu’ils font. Il semble qu’Il tienne beaucoup à les mettre en garde contre les engouements superficiels, les émotions passagères, les sincérités successives. Il ne leur promet pas la facilité, en camouflant les exigences. Les deux petites paraboles illustrent ce calcul intelligent de la foi. Comme une construction ou une guerre, la foi reste une aventure -on ne sait jamais comment et quand ça finira ?- mais elle n’est jamais une absurdité irrationnelle. C’est, de fait, en réfléchissant sur la foi qu’on bâtit des convictions solides, et c’est le trésor de la théologie élaborée depuis des siècles dans l’Eglise. C’est la fierté de l’Eglise d’avoir toujours fait honneur à l’intelligence dans la recherche de Dieu, par rapport à d’autres quêtes spirituelles qui se contentent d’affirmations sommaires ou de sentiment pieux et approximatifs. La foi chrétienne prend le risque de la contradiction et de la recherche qui n’enferme aucune vérité mais la met en lumière. Après cela, on peut tout miser sur l’absolu de Dieu qui est le plus beau pari d’une vie humaine qui sait qu’il y a plus grand qu’elle.

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23ème dimanche B 5 septembre 2021
Des gens qui s’affolent : n’est-ce pas une bonne part de notre pauvre humanité en ces temps difficiles ? Car vraiment, on ne sait plus trop à quel saint se vouer, au milieu de ces pressions diverses, de ces informations contradictoires, du déclin des idéologies, christianisme compris. Isaïe parle 8 siècles avant Jésus-Christ. Il s’adresse à des déportés qui ont tout perdu et ne savent pas si un jour ils pourront rentrer chez eux. C’est dans cette situation de détresse qu’il leur annonce une intervention divine, si bien que cette situation historique précise est comme le chablon de tant d’autres moments de l’histoire où tout est sombre et où la seule issue est de lever les yeux vers Dieu en Lui demandant de faire quelque chose. Oui, la longue route des hommes finira dans une patrie où Dieu rétablira toute justice, où même la maladie du péché aura disparu, ce que désignent les mots très forts de vengeance, revanche, salut. Il n’est pas possible, au bout du compte, que le mal soit vainqueur, même si pour le moment, c’est ce qui semble bien se passer. On voit bien dans l’histoire que Dieu, régulièrement, intervient pour remettre les choses en ordre ; il se venge en détruisant le mal, en cherchant à sauver l’homme qui se fait l’instrument du mal. Ce qui est le sommet, c’est que l’inflexible justice de Dieu, qui n’est autre que sa vérité à laquelle Il ne peut renoncer, comporte en elle le pardon pour l’homme qui le veut bien. On le sait dans les relations les plus basiques : aucune ne peut tenir dans le temps sans pardon reçu et donné. Dieu qui sait que l’homme est dans le temps, donc qu’il peut évoluer, et pas toujours forcément dans le bons sens, lui donne sans cesse sa chance, et c’est là une grande espérance : car il y a en nous un désir de bonheur qui ne peut s’éteindre, et quand on se trompe de bonheur, tout n’est pas perdu, parce que Dieu sans cesse nous redonne une chance. Dieu se venge du mal en montrant aux hommes qu’Il est le Bien infiniment plus grand que les petitesses du mal. Et si l’on veut bien regarder, il sème de ces joies qui ne règlent pas tout le problème -Jésus ne guérit pas tous les sourds-muets- mais qui montrent que la pente ne descend pas inéluctablement. Et c’est le genre de chose qui devient un signe du Royaume.

Cette guérison du sourd-muet occupe une place à part dans la série des miracles du même ordre. Elle est de cette espèce que le cardinal Journet appelle les grâces de contact. A l’heure où on ose plus toucher quelqu’un depuis bientôt deux ans, par peur d’une contagion hypothétique, cet exemple vient à pic. L’Incarnation est le mystère le plus profond de la foi chrétienne : Dieu qui se mêle aux hommes pas seulement de loin, parmi les hommes, mais par cette communion intime de son humanité avec notre humanité. Il pourrait s’Il le voulait nous transmettre toutes les grâces de la Rédemption par sa seule volonté, en une fois, pour tout le monde. Or, comme pour montrer qu’Il s’intéresse à chacun, Il le fait chaque fois qu’Il a quelqu’un en face de Lui, comme pour lui seul. Ce sourd-muet n’est pas venu tout seul : on le Lui a amené ; peut-être n’osait-il pas, n’y croyait-il pas vraiment ? Mais le contact a eu lieu, et de manière chirurgicale, pourrait-on dire : c’est la langue et les oreilles du pauvre infirme qui sont guéris, avec cette parole araméenne qui signifie : « Sois ouvert », et qu’on a gardé telle quelle dans les autres langues, pour demeurer dans la même logique de cet agir très concret de Jésus qui ne paie jamais de mots. Le rituel du baptême fait refaire au prêtre exactement ce qu’il a fait ce jour-là pour la première fois. L’Eglise n’invente rien, elle s’efforce de refaire le mieux possible, le plus explicitement possible, ce que Jésus a fait, puisque l’Eglise, c’est l’évangile qui continue. Nous sommes spirituellement des sourds-muets de naissance : tant de choses nous entrent dans les oreilles qui ne viennent pas de Dieu, et nous sommes si embarrassés pour parler de Lui ! Ce qui fait le tri entre le vrai et le faux, ce qui nous rend aptes à témoigner de sa vérité, c’est une certaine faculté d’entendre et d’écouter, et ensuite de communiquer adéquatement : cette faculté s’appelle la foi. Par cette grâce que Dieu nous fait, une Parole divine nous atteint, nous en prenons conscience et nous la reconnaissons comme vraie ; elle a traversé nos oreilles, fait son chemin dans notre cerveau, pris racine dans notre psychologie, pour arriver jusqu’au sanctuaire de l’âme. Et petit à petit se solidifie un ensemble d’idées qui ne sont pas de nous, mais de Dieu Lui-même, par Jésus Christ et dans l’Esprit-Saint. La parole qui exprime le plus profond de notre être, c’est le mot « Père » que nous adressons à Dieu. Ce qui a pour conséquence que désormais, tout homme est notre frère, ce que rappelle St Jacques dans son épître. A notre tour, nous pouvons exprimer par notre comportement très habituel cette fraternité, et c’est Jésus Lui-même qui nous en rend capables. Voilà qui transforme le monde par petites touches, comme Il l’a fait sur les chemins de Palestine.

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23ème dimanche TO A 6 septembre 2020
Deux ou trois, à deux reprises : cette mention n’est sans doute pas sans raison ? Combien de fois, devant des situations bloquées, nous nous sentons impuissants, isolés, seuls avec des problèmes qui nous dépassent sur les bras ! Même si Dieu est toujours là, à nos côtés, il n’est pas bon que l’homme soit seul, comme dit la Genèse. Car il y a plus dans deux têtes que dans une, c’est donc une mesure d’humilité – il faut que j’accepte d’être aidé- et de charité -car c’est parfois difficile, même avec la meilleure bonne volonté du monde, de se concerter pour une action commune, surtout envers un pécheur endurci. La correction fraternelle est l’un des exercices les plus délicats, mais aussi des plus nécessaires pour le progrès spirituel. Et de fait, tout ce chapitre de St Matthieu concerne l’Eglise. Or on ne se sauve pas tout seul, nous sommes tous dans le même bateau, et quand on pèche, on affaiblit la résistance de toute l’Eglise, de même que toute âme qui s’élève élève aussi l’Eglise. On en peut être indifférent au progrès spirituel de ceux qui nous entourent, parce que le nôtre y est intimement lié, à l’inverse d’une certaine conception courante aujourd’hui, qui réduit la foi à une opinion strictement personnelle : « Ma vie privée ne regarde personne ! » Ce qui est vrai au sens du respect et de la discrétion qui doit entourer toute démarche : Jésus recommande d’abord une intervention entre 4 yeux, ce qui n’est pas si facile et demande, de fait, beaucoup de délicatesse. Pourquoi faire connaître le péché secret d’un frère, s’il le reconnaît et veut s’en corriger ? Dans ce cas, le problème est réglé, et l’on en reste là, prudemment. Notons avec St Jérôme la raison sublime : « Tu auras gagné… quoi ? L’estime de ton frère, un avantage quelconque, un diplôme de négociateur ?... », non, tu auras gagné ton frère, gagné cette âme à Dieu, remis un pécheur sur les rails et rendu cette créature de Dieu à sa dignité, à l’amitié avec Lui. Mais si ça ne marche pas ? En effet, l’autre peut avoir la liberté de ne pas écouter, de se draper dans ses bonnes raisons que ne sont que des raisons d’orgueil, mais il n’en est pas toujours conscient : Qui es-tu, toi, pour venir me faire la leçon ? Qu’as-tu à me dire, toi qui es pécheur, comme moi ? Oui, certes, mais pour moi comme pour toi, il y a un bien et un mal, et c’est la différence qui nous juge, toi et moi ! Alors, les deux ou trois témoins garantissent un minimum d’objectivité. Il ne s’agit pas d’un sentiment personnel qui peut être biaisé par la blessure de la première réponse. Que l’on pense aux deux témoins qui se présentent devant le Sanhédrin au procès de Jésus : c’était le minimum requis par les tribunaux. Il s’agit donc bien d’une action judiciaire, en quelque sorte, visant à redresser et rétablir la vérité. C’est aussi l’Eglise qui porte la sentence finale, en cas d’obstination dans le mal, et pour ne pas contaminer les autres. C’est son pouvoir de lier et de délier, ce qu’on appelle au plus haut degré l’excommunication, la mise à l’écart, temporaire en principe, pour faire réfléchir le coupable : toute peine dans l’Eglise est médicinale, jusqu’à l’amendement du pécheur. C’est donc une pédagogie divine, adaptée à l’homme fragile, mais capable de conversion, et c’est finalement cette espérance de conversion qui motive du début à la fin toute la démarche. Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. S’il faut employer pour cela les grands moyens, on ne peut les éviter, car l’enjeu est de taille. Il s’agit d’une affaire infiniment sérieuse. Et donc aussi d’appeler un chat un chat : oui, le péché, c’est grave, c’est une offense infinie qui blesse le Cœur de Dieu. Mais, comme dit St Jean, si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur, et c’est ça, la bonne nouvelle. On peut dire en même temps que c’est très grave -pour nous- et pas grave -pour Lui. L’Eglise ne lie que pour pouvoir délier. La seule chose qu’Il nous demande, c’est de le reconnaître, sans se voiler la face. Après, c’est Lui qui s’occupe de tout. Et l’on débouche dans la douceur de la prière commune, où Il est entièrement présent pour nous imbiber de son amour sauveur. C’est sa Présence qui nous unit et rend efficace notre pauvre prière. Cela aussi est une bonne nouvelle.

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23ème dimanche C 8 septembre 2019
Apparemment, ce que le Sauveur Jésus nous demande est pour le moins contradictoire : Il veut être préféré à tout, jusqu’à notre propre vie -c’est la jalousie de Dieu- et d’autre part, Il nous enjoint de bien réfléchir avant de s’engager dans cette aventure : être son disciple. Cette quadrature du cercle aurait de quoi décourager les meilleures bonnes volontés, à moins qu’on ne se contente d’emblée d’un minimum dont Il n’a qu’à être satisfait. Ce qui veut dire qu’être disciple du Christ, ça ne va pas de soi, et c’est même assez périlleux. Nous sortons d’un christianisme sociologique où être chrétien, c’était faire comme tout le monde sans se poser beaucoup de questions. Il y a du bon dans ce changement : on ne peut plus l’être inconsciemment aujourd’hui, ce qui veut dire que Dieu nous prend au sérieux.

Qui est donc Celui qui a la prétention d’exiger de nous un amour exclusif ? Comment concilier ce devoir –« Tu aimeras… » avec tant d’autres amours qui remplissent nos vies, de manières plus ou moins justes et honorables ? Car l’amour comporte la finesse de toute une hiérarchie de choses et de personnes aimées. Il y a en nous une inclination naturelle à désirer, à vouloir, à aimer. Et cette inclination qui nous porte à autre chose que nous, qu’on pourrait qualifier d’ontologique, nous vient de Dieu Lui-même, à l’image duquel nous sommes créés, celui dont St Jean nous dit : « Dieu est amour. » Cette aventure de l’amour, elle commence au sein de la Trinité, ces trois Personnes divines qui s’aiment infiniment et parfaitement et qui ont voulu nous faire partager leur aventure. Mais concrètement, pour nous, il y a souvent concurrence entre l’amour de Dieu, celui du prochain, et nous-mêmes. Cela se manifeste aujourd’hui par une mentalité de zapping : je suis toujours en train de guetter ce qui est mon plaisir, mon avantage du moment, et je passe de l’un à l’autre indéfiniment, toujours plus frustré, déçu de ne pas trouver ce qui me comble vraiment. Aimer quelqu’un ça peut vouloir dire le convoiter, le vouloir pour son propre bien ou plaisir, ou bien vouloir son bien, son épanouissement, sa dignité, son bonheur. Aimer Dieu par-dessus tout et plus que soi-même, ça peut signifier convoiter le Bien divin pour soi, avant tout autre chose, parce qu’on a compris que Dieu seul peut combler notre soif d’amour et de bonheur. Ainsi est écarté en principe le péché d’idolâtrie. Mais dans ce mouvement, nous demeurons le bénéficiaire : on n’aime pas Dieu pour Lui-même, purement et simplement. C’est ce que St Bernard appelle la natura curva, la nature repliée sur elle-même. Or, l’amour dont Dieu s’aime, c’est adopter spontanément la hiérarchie affective de l’amour divin. St Grégoire commente ce passage en disant : « Que notre charité s’étende à tous, proches ou étrangers ; mais au nom même de cet amour, que rien ne nous détourne de l’amour de Dieu. ». Et aussi, on ne peut concevoir aucun amour vrai dont serait entièrement absent tout désir de notre bien propre : quand Dieu nous aime, nous donne participation à son amour, c’est justement nous aimer et non pas seulement s’aimer Lui-même en toute solitude. Là, on retrouve l’amour de préférence au sens où St Thomas le définit en disant que les anges et les hommes peuvent aimer Dieu d’un amour qui préfère le bien de Dieu à leur bien propre -c’est le désintéressement de la charité, que tout le monde admet comme plus parfait que l’amour de convoitise.

Il y a donc une réflexion à faire sur le choix des moyens qui nous permettent de renoncer à nos intérêts égoïstes. Si l’on veut ressembler à Jésus-Christ, on ne peut éviter de vouloir vraiment tout ce que cet amour exige. On ne peut se donner à demi, et il faut aller jusqu’au bout. Il ne s’agit pas tant de faire l’inventaire de ses forces que d’exclure d’emblée toute tentation de recul, d’autant  plus que la grâce accompagne tout projet né de l’amour. Mais la prudence commande de calculer un peu la dépense, de ne pas risquer d’être vaincu par étourderie. Si on ne peut obtenir la paix par la victoire, il est meilleur de la vouloir par transaction. Oui, Dieu nous a donné à bâtir notre vie, comme une tour ; nous sommes des rois qui avons à guerroyer contre tant de choses qui s’opposent à notre bonheur : tout vrai vouloir se révèle réalisateur. Que son amour souverain soit la lampe de nos pas et le nord de notre boussole.

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23ème dimanche B 9 septembre 2018
     Bouché à l’éméri ! L’expression peu flatteuse que nous appliquons parfois à autrui peut nous être tout autant retournée, comme cette petite fille qui tentait d’expliquer à son papa ce qui était pour elle une évidence, et qui, découragée devant l’incompréhension de cet adulte réputé intelligent lui dit : « Bon, ben, c’est pas grave : tu comprendras quand tu seras plus petit ! » Oui, nous avons beau entendre, parfois, nous ne comprenons rien. Surtout quand il s’agit de Dieu et de son monde : « Comme le ciel est élevé au-dessus de la terre, ainsi mes pensées au-dessus de vos pensées. » Nos sens permettent à la fois la construction de l’intelligence et la communication avec autrui. Etre aveugle ou muet restreint les possibilités de l’être humain, même si parfois, les autres sens se développent en proportion de l’handicap. Les prophètes et l’évangile voient dans ces guérisons l’un des signes de l’avènement du Messie, qui vient pour restaurer l’homme tout entier, au-delà des mutilations et des désordres qui sont le fruit amer du péché. Mais l’épisode d’aujourd’hui soulève d’autres questions : que vaut la parole, si ce n’est pas pour bien parler ? A quoi servent les oreilles, si c’est pour entendre des horreurs ? Une langue est-elle humaine si c’est une langue de vipère ? Car on entend souvent ce qu’on veut bien entendre, et on voudrait parfois faire taire le bavard impénitent ou malveillant. Mieux vaut être sourd que…

     Ici, le Sauveur Jésus est en territoire païen, entouré de disciples dont l’incompréhesion grandit (seraient-ils sourds, aveugles, muets, eux aussi, à un autre niveau )? La guérison de ce païen a valeur d’exemple, mais ô surprise, le Seigneur le guérit pour lui interdire de parler : la parole et le silence ne sont donc pas ce qu’on pense : il y a des silences éloquents et des paroles vides, inutiles. N’aurait-il pas été plus simple de le laisser muet en lui donnant la patience et le sourire ? Ce n’est pas le moment ni l’endroit, pour Jésus, de se faire guérisseur plus ou moins charlatan, dont on ne retiendra que les bienfaits immédiats qu’on peut Lui soutirer. C’est sans doute la raison pour laquelle Il emmène l’infirme loin de la foule et opère dans l’intimité : on est ici en milieu grec, qui se voulait purement intellectuel et spirituel ; avoir recours à la matière était vulgaire et dégradant. Et les juifs présents craignent par-dessus tout la magie comme une idolâtrie et une injure faite à Dieu. Il fallait donc, selon les rabbins, éviter tout procédé qui rappelait ceux des « mèdzes » qui utilisent paroles secrètes et gestes cabalistiques pour impressionner le public. Nous avons donc en fait ici un enseignement lumineux sur l’ordre sacramentel. D’abord les gestes, en lien direct avec ce qui est demandé : là, il connaît bien la nature humaine : quand quelqu’un est muet, c’est en général parce qu’il n’entend pas, il ne peut donc reproduire les sons. Jésus commence donc par lui déboucher les oreilles, puis lui touche la langue avec la salive, qui a des propriétés thérapeutiques (cfr les chiens qui lèchent les plaies du pauvre Lazare). Ensuite, le soupir et le gémissement de la prière instante, qui marque la difficulté de l’entreprise et l’impossibilité humaine de la guérison implorée. Enfin, la parole : Effeta, soi ouvert : quel programme, être ouvert à Dieu ! Tout pouvoir de guérison procède de toute la personne de Jésus, ça se passe de Personne à personne ! Et ça continue dans l’Eglise, à travers tout l’ordre sacramentel, au sens large, car toute l’Eglise est sacrement, manifestation efficace de l’action de Dieu en ce monde. Bien sûr, les pauvres instruments humains ne sont pas toujours à la hauteur, mais pouvu qu’ils y croient au moins un peu et qu’ils ne veuillent pas s’attribuer une puissance qui n’est pas la leur, eh bien, ça marche ! Notre désir est la mesure du don de Dieu : « Oh, Seigneur, que je voie ! Que j’entende et que je dise ce que tu veux ! » Oui, tout ce qu’il fait est admirable, il ne nous reste qu’à y croire de toute notre âme et de tout notre cœur.

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23ème dimanche A, 10 septembre 2017
     Une fois de plus, le Christ s’adresse aujourd’hui aux disciples, c’est-à-dire au carré des intimes. Il est en train des les former en vue de leur mission, qui s’épanouira après la Pentecôte. Il y a une phrase qui, d’emblée, attire notre attention, justement parce qu’elle sera reprise solennellement au soir de Pâques, et déjà dite lors de la confession de Césarée, où Jésus avait institué Pierre dans son rôle de chef des apôtres et de l’Eglise : c’est à vous, les apôtres, qu’il appartient désormais de lier et de délier. L’Eglise étant une communauté d’amour, tout ce qui en elle s’oppose à l’amour que Dieu y a mis doit être corrigé. Nous sommes solidaires dans le péché comme dans la grâce, et personne ne peut se résigner à voir une frère, une sœur, se perdre loin de ce qui est le fondement, l’origine et le but de sa vie. Mais il y a toute une pédagogie, une patience attentive et délicate dans cet effort de redressement qui n’est pas une mince affaire pour tous les fils d’Adam. Il y a d’abord la prière : Jésus donne un poids particulier à la prière commune, ecclésiale. Car la prière, c’est la reconnaissance de la présence de Dieu au milieu de son peuple, de sa puissance agissante pour le bien de tous ceux qu’il aime. Comment pourrait-il refuser de faire ce que nous n’arrivons pas à redresser, en nous mêmes ou pour d’autres ?

     Le procédé de réconciliation que Jésus esquisse est très fin : d’abord, celui qui nous a lésé reste un frère. Personne ne peut être réduit à une faute qu’il a commise. On doit détester le péché en aimant le pécheur ! Quand il y a eu brouille, injustice, injure, on ne peut en général s’attendre que l’auteur de ce genre de violence vienne s’excuser ou s’expliquer. Alors, on ne peut qu’essayer d’avoir le courage d’aller vers lui, au moment le plus opportun, guettant l’occasion favorable. Il y a mille et une manières de rentrer en grâce, de dire à l’autre même sans paroles : « Tu sais, je t’aime bien quand même ! » Il vaut mieux le faire discrètement : une galerie de témoins risque de provoquer un plaidoyer. Peut-être s’agit-il d’un simple malentendu ? Il faut toujours compter sur la chance que la démarche soit accueillie, sans regarder à ce que cela coûte, mais à la récompense : « Tu auras gagné ton frère ! » Et si ça ne marche pas ? Eh bien, on revient à la charge dès qu’on peut, en comptant sur l’appui d’autres frères connus pour leur affection et leur entremise raisonnable. C’est ce que proposait déjà le Deutéronome. Mais cela peut encore ne pas marcher : alors, l’Eglise entière s’y met, car il n’est pas possible d’abandonner une âme à la perdition sans avoir tout tenté : c’est si précieux, une âme, pour Dieu ! Et au-delà, si l’obstination est totale, il ne reste plus que l’excommunication, mais cette peine n’est pas destinée à durer, elle est toujours médicinale. Elle est destinée à faire réfléchir le coupable, en espérant qu’il voie ce qu’il perd en étant en dehors de l’amour. Dans la Règle de notre Père St Benoît, nous savons que cette mesure est accompagnée de la prière instante de toute la communauté, et qu’on entoure le frère en difficulté de sympectes, mot qui signifie soutien, encouragement, pour qu’il ne soit pas effondré et tenté de désespoir.

    Il n’y a pas de relation humaine qui puisse subsister à long terme (et même souvent à court terme !) sans pardon. Ce pardon est au cœur du message de l’évangile. Tout simplement parce que nous sommes tous pécheurs, et que tous, nous sommes capables de manques d’amour à tous les niveaux. Une communauté chrétienne n’est pas un groupe de parfaits, mais de pauvres gens, conscients de leurs faiblesses, qu’ils portent ensemble, dans la prière et la bienveillance mutuelles. C’est une grande chance et une grâce inespérée de pouvoir ainsi avancer, retisser patiemment avec la grâce que Dieu donne à ceux qui la Lui demandent, les relations endommagées par l’orgueil et l’égoïsme. Avec Dieu, nous avons toujours une issue, car c’est l’amour de Dieu qui coule dans le veines de l’Eglise, et l’Eglise, c’est nous. La seule dette que nous avons, comme dit l’apôtre, c’est celle de l’amour mutuel. Que Dieu nous aide à revenir sans cesse à cette source qui est en Lui.

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23ème dimanche TO. C, 4 septembre 2016
Renoncer à tout et porter sa croix pour être disciple du Christ : tout de même, est-ce qu’il n’exagère pas un peu ? Oui, bien sûr, nous savons et nous croyons que Jésus est vraiment Dieu, mais nous ne sommes que de pauvres humains, faibles, pécheurs, fragiles infiniment : comment se passer de ces quelques petits points d’appui, parmi lesquels les liens sacrés du sang et de la famille ? Or, les paroles de l’évangile qui nous paraissent dures et abruptes sont des paroles pour temps de crise, c’est-à-dire qui nous poussent à des moments cruciaux de l’existence dans nos derniers retranchements. Il faut dire que notre être même d’animal raisonnable est à longueur de vie écartelé entre des nécessités et des désirs contradictoires, entre ciel et terre, et cela fait de nous des gens en crise permanente, en conflits successifs qui doivent être résolus l’un après l’autre pour nous permettre d’avancer. La crise est, comme aimait à le dire le P. Timothy Radcliffe, ancien Maître Général des dominicains, une spécialité de la maison. Quand Dieu parle et agit, ce n’est pas pour rien, Il mérite d’être pris au sérieux. Car enfin, pourquoi ces grandes foules qui se pressent sur les pas de ce rabbi pas comme les autres ? Pourquoi est-Il à ce point gênant qu’on s’acharnera sur Lui au point de le supprimer ? Pourquoi la folie de ce message unique dans l’histoire des religions qui rompt toutes les digues, bouleverse toutes les identités et change en fait le destin de l’univers ? Comment est-il soutenable qu’un homme dise : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, … et même à sa propre vie ?... » C’est qu’on ne vient pas à Lui en dilettante, pour s’informer poliment d’une éventualité. Mais si l’on nous mettait maintenant devant ce choix bien concret, ne serait-ce pas la crise ? Alors, puisqu’Il est bon et patient, Il nous permet de réfléchir à ce choix à froid, pour qu’on soit averti quand ça arrivera. Et d’abord être convaincu d’une chose : s’Il nous provoque à ce choix de sainte jalousie, c’est parce que chacun de nous possède à ses yeux une valeur unique et infinie et que c’est en Lui qu’elle s’achève et se trouve. « Dieu nous sauve, pour ainsi dire, un à un », disait Newman, ce grand converti du XIXème siècle anglais. Et il précisait : « Que dirons-nous de son âme ? Ah, son âme, il a oublié qu’il avait une âme, mais elle demeure du début à la fin dans la vue de son Créateur. Hélas, de son âme, le monde n’a nul souci… mais comprendre que nous avons une âme, c’est éprouver que nous sommes séparés des choses visibles, que nous ne dépendons pas d’elles, que nous avons en propre une existence distincte, la capacité de nous construire de telle ou telle façon, la responsabilité de nos actes. » Et cela pose une autre question : pourquoi ai-je été envoyé sur la terre ? Il nous faut alors ouvrir les yeux sur deux mondes (2 cités, dirait St Augustin) qui ont chacun leur consistance, celui d’ici-bas et celui de la foi, et nous ne pouvons éviter un choix radical. Avec une différence notable : si nous choisissons le bonheur du monde, nous n’y arriverons jamais, car ce bonheur est fait de pièces multiples à l’infini que nous n’arrivons presque jamais à réunir : richesse, santé, prospérité, bonne humeur et équilibre, amour sincère et estime, etc… Si nous visons un autre bonheur, qui ne dépende pas de ces multiples fragilités, qui est en définitive Dieu Lui-même, que nous cherchons à rencontrer en toutes choses, alors le monde peut être vu autrement, non méprisé mais relativisé et la vie éternelle est déjà commencée. Et nous ne pourrons que choisir intelligemment les moyens pour y parvenir, faire des choses petites ou grandes qui nous en rapprocheront le plus possible. Dieu nous prend et nous guide par l’anse que nous Lui tendons. Il compare ici la vie à une construction et à une guerre : oui, elle est une entreprise toujours à reprendre, car tout s’use ici-bas et n’est jamais acquis une fois pour toutes. Mieux vaut donc puiser la substance là où elle ne fera jamais défaut : en Dieu. C’est ici notre vrai intérêt. Là, nous pouvons être assurés que nous serons vainqueurs avec Lui. Il y a quelque chose de simple et d’austère dans ce choix fondamental, mais la vie éternelle est au bout du chemin. Quand nous osons Lui dire : « Oui, Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle ! », Il nous montre pas à pas que ce n’est pas en vain que nous avons mis en Lui notre confiance.

24ème dimanche A 17 septembre 2023
Quand on sait tout ce dont nous sommes redevables à Dieu, depuis la vie qu’Il nous a donnée jusqu’à l’air que nous respirons, il est plus qu’évident que nous sommes tous débiteurs, et plus proches du premier serviteur que du second. Rien que pour ça, comment se fait-il que nous nous transformions en rouspéteurs professionnels, en adolescents mécontents de tout, voire en accusateurs hargneux, sinon parce que nous mériterions d’être nous-mêmes pointés du doigt ? Le déballage médiatique de cette semaine nous en donne un exemple hélas trop clair de ce qui est à l’opposé de l’évangile, couvert par une hypocrisie qui semble de plus en plus devenir la règle de ce qu’on ose nommer l’information. Ce Dieu qui est notre Père à tous contemple cette pauvreté abyssale avec compassion : Il l’a montrée en son Fils, mort sur une croix d’infamie à notre place. Il s’est fait proche de tous ceux qui sont crucifiés aujourd’hui encore : les trois cent mille chrétiens persécutés dans le monde dont on ne parle quasi jamais, les victimes de toute sorte, et pas seulement de ce qu’on monte complaisamment en épingle dans une société de plus en plus obsédée par le de sexto, comme on disait autrefois, bien plus que l’Eglise qu’on accusait alors de ne parler que de ça. Cette Eglise que j’aime envers et contre tout est d’ailleurs la seule dont les membres les plus éminents demandent sans cesse pardon pour des crimes qu’ils n’ont pas personnellement commis, ce qui devrait au passage nous aider à essayer quand même de garder un peu de proportion et d’élévation dans ce monde peu ragoûtant où Il nous a mis.

Et là, notre parabole nous donne de l’air pur et de l’eau fraîche. Car il y a un lien entre ces deux situations de dette si dissemblables. Et ce lien, c’est un homme, entre son maître et son collègue. Cet homme, il est à la fois débiteur et bourreau. En tous cas pas innocent : avoir contracté une dette si énorme que dix vies ne suffiraient pas à l’éteindre ne se fait pas sans excès, que la parabole nous fait grâce de préciser. Et pas innocent non plus en manquant autant de compréhension à l’égard de son égal qui ne lui doit que quelques clopinettes. Comment se fait-il qu’il n’ait pas été bouleversé par une telle générosité ? Peut-on pardonner un tel cynisme ? La conclusion de la parabole semble opter pour la négative, mais c’est après avoir effacé l’ardoise de manière absolument invraisemblable : aucun homme ne voudrait, ne pourrait même, en termes de droit, faire ce que le maître fait en se laissant fléchir par les larmes de crocodile de ce débiteur insolvable. Car le Maître, c’est Dieu, justement, et Il n’est pas comme ça : seul Dieu est capable de ça, Lui qui est infini en amour et parce qu’Il aime aussi les crapules et les profiteurs en espérant qu’ils se convertissent. Voilà l’air pur qu’Il nous propose, et qu’Il espère ardemment nous voir engouffrer assez pour que nous l’expirions envers ceux qui nous doivent quelque chose. Le courant de la miséricorde issu de Dieu, il doit continuer sa course. Celui qui prend la (fausse) liberté de stopper cette miséricorde, de ne pas la transmettre à ses propres débiteurs en perdrait tous les bénéfices. Il veut la justice ? Il sera donc traité à l’aune qu’il a choisie. C’est la seule raison qui pourrait exclure quelqu’un de la miséricorde infinie de Dieu. Ce n’est pas Lui qui la refuse, c’est nous qui la refusons. Dieu n’en fait pas une condition à notre pardon, mais Il nous invite à la cohérence et à la logique du comportement : on ne serait pas honnête de recevoir ce qu’on n’a pas envie de donner. L’homme qui se montre intraitable alors qu’il a été de manière si éclatante bénéficiaire d’une bonté au-delà de toute mesure n’est pas condamné à cause de l’argent qu’il a gaspillé, mais à cause de sa dureté. Il a vite oublié la miséricorde qui l’avait sauvé. Condamner l’autre alors qu’on mériterait cent fois plus, est-ce normal, est-ce logique ? C’est cette hypocrisie que Dieu ne supporte pas. Mais même ça, Il le pardonnerait si un peu de repentir le Lui demandait, car Il n’est pas comme ça ! Savoir qu’on a tous besoin d’être pardonné, c’est le fond de la foi chrétienne, c’est ce qui s’appelle : le salut. C’est l’unique espérance, le seul bonheur à attendre, la seule lumière quand tout se fait sombre et triste : c’est l’amour invincible du Seigneur de l’univers. Il y a des pardons que personne n’a le droit de forcer, pas même d’insinuer et encore moins d’imposer. Seul le pécheur que nous sommes tous, qui a un jour fondu de douceur et de reconnaissance devant l’incompréhensible pardon de son Père, pourra à son tour laisser ruisseler ce pardon sur son frère qui lui doit peu ou beaucoup, peut-être même des choses impardonnables. Il y a mieux à faire que d’enfoncer à coup de bons sentiments des pauvres dans leur statut de victimes, pour tenter de se déculpabiliser à bon compte sur leur dos. C’est la merveille que Jésus nous a appris à demander tous les jours : « Pardonne-nous comme nous pardonnons. »

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24ème dimanche C 11 septembre 2022
Dans le tableau de Rembrandt bien connu, le galopin est comme lové contre son père, à l’endroit où sa mère l’a porté. Ce qui nous donne déjà une clef de lecture : c’est l’histoire de tout enfant qui lutte pour grandir. Il commence par demander à son père non seulement sa part d’héritage, au titre de la succession, mais il exige d’être pris au sérieux. Il arrive souvent que les jeunes se jettent la tête la première sur une maturité pour laquelle ils ne sont pas prêts. Ils prennent le volant de la voiture, sans voir que leurs pieds n’arrivent pas à la pédale du frein. Ils veulent vivre pleinement, mais ne savent pas comment s’y prendre et le désastre emportera tout. On pense toujours qu’on pourra repartir de zéro, mais on accumule parfois les zéros. Alors, on jette l’opprobre sur les parents, comme cet auteur qui disait : « Tes parents te farcissent de défauts, tous ceux qu’ils avaient, plus quelques autres en prime, juste inventés pour toi. » Dans ce qui sonne au départ comme une grande aventure, les jeunes ont été depuis un demi-siècle expulsés du jardin de l’enfance où ils étaient jusque-là préservés. Parallèlement, les adultes ont cessé de grandir, adoptant le langage, les habits, les comportements de leur progéniture : ils demandent à leurs enfants de les appeler par leur prénom, comme leurs copains.

Justement, ici, le père paraît faible : pas un mot de protestation, il n’exige rien en contrepartie, il le laisse partir, et la vie continue. Peut-être qu’une certaine forme de maturité, pour aider nos jeunes à grandir, consiste à garder son calme quoiqu’ils fassent : ils savent bien, quand même, ce que nous pensons, et un jour, peut-être… Au début, le Saint-Esprit planait sur les eaux, et la création advint. Alors, quand tout est cassé, « il rentre en lui-même ». Il est libre de rentrer à la maison, il choisit ce qu’il avait d’abord refusé. Il reconnaît son statut de fils, et en même temps, il renonce à tout droit que ça lui conférait : « Je ne mérite plus… » Mais qu’importe ce qu’il est, dès l’instant qu’il est de retour chez lui. L’aventure, c’est de savoir et de ne pas savoir qui on est, ou plutôt de ne pas s’en soucier. Venir à soi, c’est se décentrer de sa propre identité. Le propre-à-rien apprend qu’il n’est pas le pivot autour duquel tourne le monde : quand on est enfant, on est au centre de tout. Les autres sont des fantômes mis là pour les besoins de la conversation. St François de Sales disait : « Mourir au souci de soi ne serait-ce qu’une demi-heure avant sa mort, quelle belle mort ! » Oui, les saints sont oublieux d’eux-mêmes. Comme Robert Kennedy, gisant à terre après avoir été touché par les balles, qui prononce ces derniers mots avant son dernier soupir : « Tout le monde va bien ? »

Le père savait que le fils allait revenir, et donc il attend. Grandir est une affaire qui prend du temps. Dieu a des millénaires de patience pour nous aider à grandir. Quand on mûrit, on gagne en patience, ça pourrait même être un critère de maturité ? Au fond, il avait confiance en son fils. Il recouvre la honte de son fils, ce que suggère le texte grec qui parle de la « première robe », allusion à celle qu’Adam portait avant la honte de la chute. Il recouvre ses aveux d’un voile de silence, il ne répond même pas à son aveu de culpabilité. Et quand le fils aîné le lui reproche, il fait le sourd. Un père du désert disait : « Au moment où nous cachons la faute d’un frère, Dieu cache la nôtre. » Chacun a droit à un nom sans tache, c’est le bien le plus précieux, comme l’enseigne St Thomas, ce qui contredit la culture médiatique qui montre tout et accuse en réclamant la transparence. Or, les jeunes ont besoin, tout autant que de repères clairs, de patience et de confiance, pour ne pas être écrasés par des erreurs que nous faisons tous. Le fils aîné est accablé par ce qu’il imagine être les attentes de son père ; le cadet se rebelle contre elles. Ni l’un ni l’autre n’est encore assez grand. Seul le père est libre et spontané. Le père et le fils font le premier pas l’un vers l’autre : le fils regagne le foyer sans attendre l’assurance d’être bien reçu ; le père se précipite vers lui sans attendre d’excuses. Etre adulte, c’est s’exposer à la rebuffade, s’avancer à découvert, dépouiller l’armure, même en étant convaincu que l’autre aurait toutes les raisons de s’aplatir. L’un et l’autre ne se soucient pas trop de leur dignité. Le fils est prêt à revenir comme journalier, le père dépose sa dignité patriarcale en galopant comme un fou à travers champs pour embrasser son fils avant qu’il ait ouvert la bouche. La fête que le garçon cherchait en quittant la maison, il l’a trouvée en revenant. Le fils aîné refuse cette joie, sa réaction est assez puérile. Lui aussi est encore très jeune : caprice de gamin, bouderie narcissique… Le père veut partager sa vie avec eux, mais aucun des deux ne veut recevoir ce cadeau. L’aîné éprouve une indignation mêlée de colère, substitut peu coûteux de la vertu: on est du côté du bien sans lever le petit doigt pour le faire grandir. Pourtant la joie de l’Esprit reste présente, comme un courant souterrain qui au bon moment peut faire surface et apporte un nouvel espoir à la place du désespoir. Prenons modèle sur le Père, vraiment adulte et vraiment enfant, maître en joie spontanée et nous toucherons l’imagination de nos contemporains.

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24ème dimanche B 12 septembre 2021
Qui est vraiment cet Homme, qui est Jésus ? Depuis 20 siècles, la question n’a cessé de rebondir, et on y a donné tous les genres de réponse, de l’enthousiasme le plus inconditionnel jusqu’à la haine la plus farouche. Une chose est sûre, en tous cas : on ne peut l’éluder. On ne peut que constater qu’elle a marqué notre monde tel qu’il est après tant de temps et que tous ceux qui périodiquement ont prétendu classer le dossier se sont vus renvoyer leur copie : rien que cela est hautement singulier. Plusieurs fois, dans l’évangile, après des miracles surtout, on se demande : « Mais qui est-Il ? » On en venait à penser qu’Il pouvait bien être Celui que les prophètes avaient annoncé, mais c’était encore une vision un peu trouble : la preuve dernière était encore à venir, et encore, quand on dit preuve… ça ne se prouve pas, ces choses-là, c’est à prendre ou à laisser. C’est qu’en fait, la question n’est pas d’abord théorique : Il est le Fils de l’Homme, donc Il concerne tout homme. En premier les apôtres, comme les tout premiers intimes appelés à partager sa vie, mais nous aussi, au bout de la liste, qui voulons Le suivre aujourd’hui. Le passage d’un Messie annoncé au Serviteur souffrant qu’ils ont dû faire, c’est le même défi que nous vivons en ce moment même. Suivre un candidat populaire à la royauté, un thaumaturge réputé, un prédicateur qui draine les foules, c’est plutôt agréable et valorisant. Etre le disciple d’un condamné à mort, c’est un peu différent. On peut être reconnaissant à Jésus d’avoir anticipé le débat et d’avoir franchement posé la question, qui appelle une réponse personnelle que Pierre se fait une joie de donner dans l’admiration sincère qu’il a pour Lui. Mais il se situe encore sur le versant du personnage brillant qui les a fascinés au point de leur faire lâcher leurs filets pour Le suivre. Il ne savait pas et ne voulait pas savoir que Celui-là serait un Messie crucifié. Et là se situe le vrai nœud du problème. Car nous ferions n’importe quoi pour éliminer de notre vie la souffrance, et voici qu’il vient nous remettre ça devant les yeux, de manière inéluctable. C’est assez décevant : un messie qui ne nous allège pas tant soit peu l’existence déjà si dure, ça sert à quoi ? Il s’agit bien de l’identité du Messie. Et Jésus réagit comme Il a réagi au désert, quand le tentateur voulait le faire dévier de sa mission, en évitant que ça coûte aussi cher. C’est ce qu’Il vivra à Gethsémani : Il est le premier à vivre ce choix crucial, alors qu’Il aurait eu la possibilité de nous montrer son amour autrement. Il savait que les événements se précipitaient, qu’Il perdrait la bataille avec les chefs de son peuple. Il voyait déjà ses disciples dispersés et désemparés : sa mission serait-elle une faillite totale ? Comment pourraient-ils trouver la force de continuer après un tel traumatisme ? Quand quelqu’un est confronté à ce qu’on appelle une crise d’identité, il a besoin non pas des flatteries, mais de la confiance des autres. Mais cette confiance elle-même ne peut faire fond que sur la réalité, invisible, à ce moment-là. C’est ce qui dit le passage d’Isaïe qu’on lit aussi le dimanche des Rameaux. Tout être humain est tôt ou tard affronté à l’épreuve de la souffrance, et l’une des plus difficiles est celle du mépris, de la persécution ou de la solitude. Même si on ne peut éliminer simplement l’épreuve, il est essentiel d’avoir à ses côtés quelqu’un en qui on puisse avoir pleinement confiance. Le principal levier de l’injustice, dit le prophète, c’est le mensonge : à l’origine c’est ainsi que le démon trompe Adam et Eve. Il provoque l’homme de ne pas se fier à Dieu, mais seulement à lui-même. A partir du moment où, se retournant, l’homme redécouvre qu’il ne peut mettre de confiance vraie qu’en Dieu, il redécouvre du même coup sa vraie identité, sa proximité avec Dieu Créateur et Sauveur. Jésus vivra cela au moment de la Passion : Il se tourne vers le Père et tient de Lui sa sérénité, son acceptation de la dernière étape de sa vie d’authentique Messie. Lorsque l’angoisse nous accable, il est bon que nous levions les yeux vers Lui, encore et toujours. Il attend notre regard vers Lui. Il ne nous débarrasse pas forcément de notre croix, puisqu’avec la sienne, c’est ce qui sauve le monde par le renversement de l’amour, mais Il la porte avec nous. Le tout est de savoir jusqu’où nous sommes disposés à porter la croix telle qu’elle se présente : qui de nous n’a pas été tenté, un jour ou l’autre, de jeter l’éponge en disant : « C’est bon, j’en ai assez fait ! » ? En découvrant que le Christ est pour nous aussi le Christ crucifié nous ressentons l’épreuve de la foi, mais elle mène à la résurrection, ce que les disciples ne savaient pas et que nous savons. Epreuve, crise, c’est la vie tout entière. Mais c’est la porte de la Vie et un jour, nous verrons que nous avons eu raison de Lui faire confiance jusqu’au bout.

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24ème dimanche TO A 13 septembre 2020
Le pardon et la patience : deux réalités de la vie qui sont au cœur de la foi chrétienne, sans lesquels la vie ne peut pas tenir dans la durée, ce qui nous fait comprendre aussi la valeur du temps. Car le temps nous est donné comme préparation à l’éternité, il est cette donnée mystérieuse à laquelle nous ne pouvons échapper, qui nous voit naître et mourir, qui est notre allié et notre ennemi, suivant les circonstances. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne peut nous construire sans la patience, qui nous fait accepter pas après pas ce que Dieu nous donne ; et comme notre vie est faite de relations avec des personnes limitées et faillibles comme nous, elle ne peut se maintenir dans la durée sans le pardon, qui nous fait dépasser les offenses et les blessures pour retisser patiemment ce que l’égoïsme et l’orgueil ont endommagé. C’est aussi une formidable espérance, qui est notre supériorité sur les anges, aux dires de St Thomas : eux ont dû choisir Dieu au moment de leur création ; nous, quand nous Le refusons, nous pouvons nous convertir et Le rechoisir. Il y a un verset du psaume 3, que St Benoît nous fait chanter comme premier psaume de la journée, tout au début de l’office de nuit, que j’aime particulièrement : « Je me suis couché et j’ai dormi : je me suis relevé (je suis ressuscité), parce que le Seigneur m’a reçu (Il me reçoit chaque matin comme quelqu’un de neuf). » Mais là aussi : ne perdons pas de temps, car le temps perdu ne revient pas, et le risque de creuser des ornières nous éloigne de Lui, si bien que le redressement devient plus difficile.

Quand nous estimons avoir été lésés, nous espérons une compensation en justice. Mais nous ne voyons pas combien peu nous renonçons à notre justice terrestre, bien que Dieu, en permanence, renonce à notre égard à sa justice céleste. Le pardon est au-delà de la justice. Non pas qu’il l’ignore ou la méprise, mais en sachant que la justice ne reconstruit que bien partiellement ce qui a été détruit. Il y a peu de paraboles dans l’évangile qui mettent devant nos yeux d’une manière aussi claire notre coupable manque d’amour, envers Dieu d’abord, qui nous remet sans cesse nos dettes envers Lui, car nous Lui devons tout. Déjà pour le sage de l’Ancien Testament, c’est une contradiction de demander pour soi-même l’indulgence et la compréhension et d’être en même temps sans compassion pour les fautes d’autrui. L’Alliance de Dieu est une offre de grâce inespérée, et elle comprenait de remettre les compteurs à zéro. Alors, « souviens-toi de l’Alliance du Très-Haut et oublie l’erreur de ton prochain. »

Nous, chrétiens, avons une raison supplémentaire de ne pas l’oublier : non seulement nous devons toute notre existence à la bonté gratuite de Dieu, mais Il a voulu nous sauver en livrant son propre Fils en expiation pour nos péchés. C’est sa manière à Lui de rétablir la justice, car le mal et le péché doivent bien être compensés quelque part : le mal ne peut être égal au bien ! Mais ce n’est pas nous qui payons la facture : Jésus a payé la dette encourue par Adam, comme dit l’Exsultet du Samedi Saint. Nous sommes ses débiteurs non seulement pour le don de la vie en elle-même, mais plus encore par la vie redonnée après la faute, après les fautes. Le roi qui remet la dette au serviteur lui rend sa liberté, sans conditions. Si nous avons tant soi peu le sens des proportions, nous nous devons à l’amour divin (« Nous appartenons su Seigneur », comme dit St Paul), qui s’est donné à nous jusqu’au bout, ce qui signifie avoir le droit d’aimer, mais aussi la capacité d’aimer, ce qui est précisément pour l’homme la liberté suprême. Si nous ne le faisons pas, alors, nous ne nous étonnerons pas de la colère de Dieu, qui est l’effet que produit l’homme sans amour sur l’amour infini de Dieu. Celui qui prétend bénéficier seulement pour lui de la rémission de la dette se condamne lui-même à la même peine : « De la mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous en retour. » Si nous voulons échapper à cette justice implacable, le pardon est la seule porte, et il nous fait ressembler à Dieu aussi sur ce point. Et si nous n’y arrivons pas, disons au moins avec jésus sur la croix : « Père, pardonne-leur… »

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24ème dimanche C 15 septembre 2019
Entre le peuple qui s’est perverti et les publicains et pécheurs divers qui assaillent Jésus, c’est une bien misérable image de l’humanité qui nous est présentée en ce dimanche. Sommes-nous réellement mieux que ces pauvres gens que nous pourrions être tentés de regarder de haut, nous, les bons chrétiens qui avons compris ? Un peu comme ces pharisiens qui reprochent à Jésus d’accueillir les pécheurs et de manger avec eux, de se pervertir par contact impur. Leur image de Dieu, c’est l’image d’un Justicier qui écrase et condamne ceux qui ne filent pas droit ; aujourd’hui, on aurait le réflexe inverse : c’est quoi, le péché ?... Un peuple perverti : on ne penserait pas d’abord et spontanément d’abord au veau d’or aujourd’hui… Quant aux voleurs publics, c’est chose si courante de tous temps que la banalité empêche de se scandaliser outre mesure. Oui, la banalisation du mal, c’est bien le problème, plus que le mal lui-même peut-être. Car on s’habitue même au pire, et les horreurs déversées chaque jour par tous les canaux médiatiques font que le mal est comme dilué, comme s’il n’existait pas vraiment. Nous sommes imprégnés de cette mentalité diffuse : libérons-nous des tabous, des principes, j’ai ma morale et ma religion à moi… C’est pas tout à fait ni Dieu ni maître, mais faut pas exagérer… Mais quand même la question demeure : pourquoi y a-t-il le mal dans le monde, la violence, le racisme, l’injustice… ça doit bien venir de quelque part ? Où sont les coupables et les responsables : pas moi, en tout cas ? Et si la réponse, c’est : il n’y a pas de mal, ce n’est qu’une question de point de vue, c’est une fausse réponse, car elle supprime la question! On voit bien, par ailleurs, dans les sociétés soi-disant libérées, une prolifération de gens aliénés, déséquilibrés, esclaves de leurs instincts les moins ragoûtants, oui, nous retrouvons la perversion que Dieu signale à Moïse. Tout cela est banal à force de répétition, mais on ne peut pas balayer la question d’un revers de main. Elle se repose elle-même par les faits : pourquoi l’homme est-il a ce point capable de faire le mal ? Jésus, sans faire de théorie abstraite, parle du mal qui existe réellement, pour ce berger qui a perdu sa brebis, pour cette ménagère qui a perdu sa drachme, pour le papa qui a perdu son fils. Le mal, c’est d’abord un manque de bien, et c’est pour cela que quand Jésus parle du mal et de ce mal que nous commettons et qui s’appelle le péché, il parle en même temps de la miséricorde qui lui fait face, en quelque sorte. La brebis, la pièce, le fils ne sont perdus que pour être retrouvés, et donner de la joie à qui les retrouve. Les trois paraboles se terminent par le même refrain : « Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ce que j’avais perdu ! » Retrouver, ça veut dire qu’on l’avait avant et qu’on l’a perdu… par sa faute ? On ne l’avoue pas volontiers. Et quand il s’agit du fils, c’est même beaucoup plus fort : « Il est revenu à la vie, celui qui était mort ! » Le Père qui l’accueille sans rien lui dire, sans l’ombre d’un reproche, lui révèle par contraste la profondeur de son mal, qu’il ne nie pas, mais qu’il noie dans un amour que le galopin de fils n’attendait pas. Quelle humiliation de comprendre à quel point on a été ingrat, égoïste, prétentieux ! Mais quelle révélation de cet amour qui restaure dans une dignité qu’on croyait à jamais… perdue ! Sans l’expérience de cet amour qui ne connaît pas de conditions, difficile de prendre la mesure de notre perversité : c’est trop écrasant et Dieu le sait ! Il faudrait beaucoup de pères-relais comme celui-là, pour guérir les pécheurs perdus dans leur mal et leur malheur. Dans la parabole de l’enfant perdu, c’est seulement quand le père se jette à son cou et le couvre de baisers qu’il peut dire : « Père, j’ai péché… » et le père ne le laisse pas finir sa phrase… La vraie notion du péché, elle n’est pas d’abord du côté des tabous et des interdits, elle est du côté de l’amour. Le péché, c’est ce qui fait souffrir ce Dieu qui nous aime à ce point : le berger souffre de sa brebis perdue, le père de son enfant perdu. Et la vraie notion de conversion, ce n’est pas s’arcbouter dans un effort inouï pour devenir quelqu’un de bien : se convertir, c’est donner de la joie à Dieu, et au ciel tout entier, avec les anges, et tout et tout ! C’est Lui rendre ce qu’Il avait perdu ! Allons-nous donner à Dieu cette joie qu’il attend et qu’il mérite bien ? Redisons souvent pour cela : Sainte Marie, priez pour nous, pauvres pécheurs !

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24ème dimanche B 16 septembre 2018
     Si la foi n’est qu’une théorie et des paroles de l’air, on comprend qu’elle n’intéresse personne : nous sommes saturés de paroles inopérantes, de belles promesses, de philosophies fumeuses, et nous venons après le déclin des idéologies. Et il n’est pas facile de vivre dans un monde où la parole est ainsi dévalorisée, suspectée de n’être qu’un bruit sans consistance qui ne fait même plus rêver. Pourtant, comme par contraste, quelque chose d’invincible en nous continue de croire qu’il ne peut en être ainsi de toutes les paroles. C’est comme l’amour et la liberté : on a beau en avoir abusé pour de mauvais motifs, les galvauder tous les jours, on ne peut se résoudre à les effacer de notre horizon, sinon la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. La confession de Césarée, où Pierre proclame le pivot de la foi chrétienne qui culmine dans le mot et la fonction du Messie, est de ces paroles essentielles qui sont le fondement de l’Eglise, mais sitôt après, Jésus précise, au grand scandale de ce même Pierre qui venait de briller par son sens de la foi, ce que signifie en acte : être le Messie de Dieu, le Christ.

     Jésus avait-il vraiment besoin de savoir ce que les siens pensaient de Lui ? Sa question n’est pas à but informatif, elle veut seulement provoquer une réponse. D’abord prudentes chez les disciples, faisant seulement référence à leur expérience, elle fuse chez St Pierre, bien dans le style de son caractère entier et primesautier. Ce que Jésus attend des disciples, donc aussi de chacun de nous, c’est la reconnaissance de ce qu’Il est en Lui-même et en vérité, car tout être a soif d’être reconnu pour ce qu’il est, non dans ses apparences ou ses avantages. Et c’est là que se situe le conflit qui oppose Jésus à Pierre : lui, il a tout quitté pour le suivre, il a mis en Lui toutes ses espérances. Alors, on le comprend un peu quand il ne peut se résoudre à voir foirer son œuvre. Quand nous entreprenons quelque chose, nous espérons que ça réussisse. On accepte volontiers quelques privations et frustrations, mais au total, il faut que ça marche, sinon l’investissement n’en vaut pas la peine. Or, voilà que Jésus parle de souffrance, d’échec, de mort : c’est insupportable ! L’enjeu d’une vie humaine, dont celle du Christ est le modèle, ce n’est pas la réussite, mais de se perdre pour se trouver en Dieu. C’est passer de l’humain et de ses convenances au divin et à la perfection de l’amour. Nous avons tous besoin d’être sauvés de ce rétrécissement de l’être : le salut, c’est l’être qui atteint sa pure qualité et sa vraie mesure par l’adhésion parfaite à Celui qui est la mesure de toutes choses. Tous, nous rêvons de nous réaliser, mais beaucoup ne veulent pas des moyens que Dieu veut et risquent de mourir inachevés. « Se trouver », c’est se donner, même au plan naturel, et ça ne se fait pas sans un certain arrachement. Nous sommes souvent taraudés par un mouvement réflexe qui peut paralyser bien des vies et les stériliser : sans le savoir, on se garde à la surface du moi, on en reste à des réactions enfantines, à des aspects accessoires de la réalité. On a peur de voir les choses dans toute leur vérité et leurs exigences. Là-dessus se bâtissent les formules creuses et faciles, les sentiments inutiles, les engagements superficiels. Faire passer le Christ et sa parole avant tout, c’est souvent passer par l’incompréhension, des choix difficiles et même impossibles en apparence, en tous cas que nous n’aurions jamais choisis nous-mêmes. C’est accepter d’être pauvre en se laissant façonner par Lui, en prenant tous les risques de l’abandon de nos droits. Là, nous comprenons ce que peuvent être les œuvres de la foi dont parle St Jacques : non pas quelques pratiques extérieures qui rassurent à moindres frais notre conscience, mais la simplicité de notre unique vouloir de fond, qui est de plaire à Dieu en toutes choses. Il s’agit d’être comme des enfants qui ne savent pas vouloir deux choses à la fois, arriver à ne pas mêler au vouloir divin le souci de sa personne, dans la divine imprévoyance du Royaume. C’est une oeuvre patiente de destruction et de résurrection, et c’est pour chacun de nous le seul motif de la venue du Messie en ce monde. Ecoutons St Bernard qui nous dit : « Puisque c’est par les œuvres et non par les paroles que les enfants de Dieu se distinguent mettons-nous à l’œuvre. »

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24ème dimanche TO A  24 septembre 2017
La justice peut-elle se marier avec l’amour ? N’a-t-on pas souvent dans l’évangile l’impression qu’Il exagère un peu, quand même, le Seigneur ? Oui, notre œil est parfois mauvais, parce qu’Il est bon, trop bon, surtout quand nous ne sommes pas au premier rang des bénéficiaires. C’est non moins fréquent dans l’évangile : Jésus bouscule pas mal ce que nous croyons être la justice et la vérité. L’évangile est essentiellement une nouvelle manière de voir et de juger, où Dieu est le premier à payer la facure pour nous le faire comprendre. Et Il a du mal… Voyons d’abord la base de la justice : c’est, par exemple, que chacun puisse manger à sa faim. Sur la terre qu’Il a créée et mise à notre usage, il y a, de fait, bien assez pour cela : si les biens terrestres étaient équitablement répartis, on pourrait nourrir largement le double ou le triple de la population mondiale. Mais voilà : si tous les humains devaient avoir le niveau de vie suisse, il faudrait 4 fois les ressources de la planète. Le problème est donc un déséquilibre criant qui fait que certains ont beaucoup trop et d’autres à peine de quoi survivre. Comme chrétien, sans culpabilisation morbide, on ne peut rester indifférent au problème. Le partage, la modération, la générosité ne sont pas des matières à option pour un chrétien, et ça commence dans mon assiette et ce que j’ai sur le dos.

     Dieu veut donc assurer à tous une vie décente. Pour cela, il est toujours incroyablement généreux. La nature elle-même est le fruit d’une sorte de gaspillage continu. Cependant, elle ne saurait se réduire à une réserve sans fond que l’on peut piller à sa guise. On commence à en être heureusement plus conscient aujourd’hui. Mais ce qui est en cause dans notre parabole va bien au-delà des biens matériels : la prodigalité est une attitude de vie, car la mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure, comme dit notre père Saint Bernard. La justice est tout autant un attribut de Dieu que la miséricorde : on ne peut bafouer la justice sous prétexte de miséricorde. Mais s’imaginer que la justice suffit est tout aussi illusoire : c’est l’illusion communiste, qui pense qu’il suffit de donner à chacun la même chose, ce qui d’ailleurs a dès le début été démenti dans les faits. La dictature du prolétariat n’a fait que mener au pouvoir une minorité sans scrupules qui menait grand train de vie pendant que la plus grande partie de la population avait tout juste de quoi vivre. Non, le Royaume selon la pensée de Jésus, c’est bien plus que cela : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. » L’ordre interne du monde, qui comprend la justice distributive, n’est pas aboli, mais surpassé par le comportement de Dieu dans le Christ et ses disciples. Il n’est aucun système politique, si parfait soit-il, qui ne laisse de place à la charité envers les plus pauvres : il y a quand même une différence entre le meilleur des EMS et celui qui est tenu par les petites Sœurs des Pauvres ou les sœurs de la Charité de Mère Teresa… Il n’y a pas de paix sans justice, et pas de justice sans pardon, martelait St Jean Paul II dans nombre de ses discours. Ce surcroît, ce surplus, cela devient pour Dieu l’expression de sa justice à Lui. Ce qui réclame de nous une conversion : les pensées de Dieu sont décidément bien au-dessus des nôtres, autant que le ciel l’est au-dessus de la terre ! Cette conversion, St Paul en donne un bel exemple dans la 2ème lecture. En quoi réside pour lui la meilleure imitation de la bonté de Dieu? Il ne désire pas plus mourir que vivre, bien qu’il sache que le bonheur, c’est être avec le Christ pour l’éternité. Il est livré entièrement à l’action de Dieu et à sa volonté, signifiée par les événements qui font l’un après l’autre la trame d’une vie. Les pensées du Maître de la vigne dépassent celles des ouvriers qui travaillent plus ou moins longtemps. La peine qu’ils se sont donnée mérite bien à ses yeux de recevoir ce qui fera bouillir la marmite pour leur famille ce jour-là. Dieu n’a pas besoin de notre sueur, mais de la disponibilité foncière de notre cœur. Il préfère cette bonne volonté à tous les actes que nous pourrions faire, bien qu’Il en soit touché, évidemment, comme marque de bonne volonté, justement. Etre prêt à accomplir partout la volonté de Dieu, quel que soit le chemin sur lequel elle nous conduise, voilà ce qui caractérise la maturité de la créature en Jésus-Christ. Et c’est cela qui nous rend heureux, profondément, en attendant d’être avec Lui.

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24ème dimanche TO. C. 11 septembre 2016
La conscience de nos limites fait partie du sain réalisme de la condition humaine : se croire parfait et tout-puissant est non seulement un manque de bon sens, mais une insulte à Dieu, un péché, et parmi les plus graves. Le premier péché d’Adam n’est-il pas de prétendre décider à la place de Dieu ce qui est bien et ce qui est mal ? La miséricorde est la réponse du Créateur bafoué, réponse inouïe, qui attend en retour une réponse de notre part : reconnaître son tort et faire tout ce qu’on peut ensuite pour reprendre le droit chemin. Dieu avait créé le monde et l’homme pour sa joie et la nôtre : son pardon, dit-Il, est une joie plus grande encore. Dieu ne fait jamais les choses au rabais : Il veut toujours donner plus et mieux à ceux qu’Il aime. Les 3 paraboles de la miséricorde nous disent cette joie de Dieu et trouvent un écho profond en ceux qui savent à quel point ils sont pécheurs. Le berger, la ménagère et le père de famille ont un point commun : ils désirent ardemment retrouver ce qu’ils ont perdu. Nous nous attachons aux choses et aux êtres, et leur absence, même si c’est tout de même assez différent s’il s’agit d’une monnaie, d’un animal ou d’un fils, est source d’une préoccupation qui n’aura de cesse que quand ils seront retrouvés. Au sommet de l’amour, nous comprenons que Dieu Lui-même est ainsi : Il n’a jamais pu se résigner à voir ses fils Lui tourner le dos. Si bien que toute l’histoire des hommes, depuis la création et jusqu’à la fin des temps, est cette quête divine, sans trêve ni repos. Rien que cela devrait nous rappeler à quel point Dieu nous aime, et ébranler quelque peu notre ingratitude habituelle.
Saint Paul est un exemple lumineux qui nous décrit son expérience dans la 2ème lecture. Quand la foi le terrasse sur le chemin de Damas, il comprend en un éclair ce qu’il mettra ensuite toute une vie à redécouvrir : la grâce est plus forte que toutes nos misères. Dieu nous accueille comme lui, alors qu’il était accablé par ses erreurs et sa fougue mal dirigée. Il nous arrive à tous de ne pas être fiers, à certains moments, de nos errements et du mal qui nous habite comme malgré nous. L’ivraie qui cohabite avec le bon grain nous invite à une liberté vraie, c’est-à-dire sans cesse reconquise. Alors, la confiance peut être plus forte que la honte d’être pécheur : nous aurons besoin du pardon de Dieu jusqu’à la fin, et nous pouvons aussi faire tout ce que nous pouvons pour dire à Dieu que nous voulons L’aimer vraiment. Finalement, les 3 paraboles invitent à la joie, qui est d’abord celle de Dieu qui retrouve enfin ceux qui s’étaient égarés loin de Lui, et dans laquelle il les fait entrer. La paradis, c’est cela : trouver enfin Celui qui comble toutes nos soifs, et ne plus risquer d’en être séparés. L’invitation faite aux témoins de se réjouir du retour du prodigue est le point final de toute cette expérience. L’attitude peu sympathique du frère aîné est la réponse aux rouspéteurs habituels qui ne pouvaient accepter la connivence de Jésus avec les publicains et autres gens peu recommandables. Le contraste est patent entre ceux qui auraient toutes les raisons d’être dépités de leurs misères et de leurs frasques, d’avoir une piètre image d’eux-mêmes après ce qu’ils ont fait, et qui maintenant sont dans la joie du retour, et ceux qui sont de mauvaise humeur, repliés sur leurs vertus et leurs droits. Cette jalousie mesquine et rabat-joie est parfois le fait de gens qui ont tout pour être heureux et pourtant ne le sont pas, incapables de voir que ce qui fait vivre, c’est la gratuité et l’inattendu. Il faut en quelque sorte avoir fait l’expérience du manque pour y accéder. Dieu se manifeste souvent en dehors des normes, comme s’il nous disait : « Je ne suis pas Celui que vous croyez ! ». Il est spécialement généreux envers ceux qui semblent ne pas le mériter, car l’amour est toujours immérité. Et si ceux-là croient qu’il suffit d’être publicain ou prostituée pour y avoir droit plus que les autres, ils retombent dans la première catégorie des jaloux et des scron-gneu-gneus. Il est décidément difficile de s’habituer à la gratuité, de renoncer à se sentir supérieur en quelque domaine que ce soit! Quand on sait qu’on est soi-même pécheur perpétuellement en voie de pardon, et qu’on sait par expérience la joie de se voir rétabli dans sa dignité, on est capable de s’en réjouir pour autrui aussi, et de faire tout ce qu’on peut pour ne pas perdre trop vite cette dignité retrouvée. Apprenons donc à nous réjouir du bien, quels qu’en soient les auteurs et les bénéficiaires, c’est le plus sûr moyen d’aimer à la fois Dieu et le prochain.

25ème dimanche A 24 septembre 2023
Il nous est un peu difficile de chasser un certain sentiment d’injustice en entendant la parabole de ce dimanche : la réponse patiente du maître aux récriminations de ceux qui ont peiné sous le poids du jour et de la chaleur n’est pas vraiment convaincante, au moins au plan de notre expérience courante. Oui, bien sûr, il peut faire ce qu’il veut de son bien, non, ce n’est pas bien d’être jaloux de sa bonté…envers les autres paresseux. Et pourtant… Effectivement, selon les principes de la justice distributive et les relations du travail, la copie serait à revoir et les syndicats ne laisseraient pas passer ça. Donc, il s’agit ici d’autre chose et la parabole n’est pas à comprendre au premier degré, comme une norme de droit du travail et de justice sociale. Non pas que la justice soit méprisable ou secondaire : elle est tout autant un attribut de Dieu que la miséricorde. Et encore moins que la miséricorde et l’amour seraient contraires à la justice. Mais le Sauveur Jésus le dit comme conclusion du sermon sur la montagne : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » Ah, donc, il s’agit d’entrer dans le Royaume ? Au-delà de la terre et de ses principes, il y a le Royaume des cieux, régi par une autre logique. Ce Royaume, il avait commencé sous l’Ancienne Alliance : les juifs travaillent depuis longtemps, avec plus ou moins d’efficacité. La Loi les avait lentement formés, avec un certain succès, qui les avait surtout convaincus de leur propre justice. Et donc, en justice, Dieu leur devait le Royaume, non ? C’est justement là que le bât blesse. Non, en justice, Dieu ne doit rien à personne. Le don de la vie et celui de la vie éternelle est totalement immérité : aurions-nous le droit de Le regarder de travers parce qu’Il est bon, envers nous et envers d’autres ? Dans sa bonté, Il peut bien dépasser la justice qui mesure au centimètre, et Il le fait continuellement. La première Alliance était déjà la preuve de son comportement débordant de bonté et de pardon, puisqu’à intervalles réguliers, il fallait la retisser parce que ce peuple à la nuque raide était incapable de la respecter. Aucune relation ne peut tenir dans la durée sans le pardon, reçu et donné : c’est une donnée fondamentale de la vie en société, à tous les niveaux. C’est pourquoi une société façonnée par la foi chrétienne est plus vivable que toute autre qui se contente de la justice strictement appliquée, on le voit bien aujourd’hui, où tout devient de plus en plus procédurier et intéressé.

Peut-être que la deuxième lecture nous aidera à comprendre les pensées de Dieu qui sont élevées autant que le ciel au-dessus de la terre. Car l’action de Dieu est toujours au-delà de toute mesure, son comportement est libre et débordant de bonté envers tous. L’apôtre nous montre comment on peut essayer d’imiter cette bonté sans limites dont nous sommes tous bénéficiaires. La communauté de Philippes, c’est l’enfant chéri de St Paul : ce fut la première ville d’Europe à recevoir le message chrétien, et il a toujours eu un faible pour ce premier enfant de son apostolat. Sa lettre a pu être appelée l’épître de la joie, tant son cœur rayonne de lumière alors qu’il est un prisonnier qui ne sait pas s’il sera gracié ou condamné. Au fil des années, il a acquis une bonne dose de connaissance de lui-même, non sans épreuve et souffrance, il sait les désirs contradictoires de son cœur, mais il déborde de la joie d’être aimé de Dieu qui l’a converti et suivi depuis toujours. Alors que les hommes souhaitent une vie longue et heureuse, Il désire mourir pour être avec le Christ. Mais si Dieu préfère qu’il reste en vie pour continuer à servir, il laisse Dieu choisir ce qui Lui paraît être le meilleur, dans un parfait détachement. Ce meilleur, ce n’est même pas d’avoir la satisfaction de remplir sa vie de bonnes actions qu’on pourrait citer en exemple, c’est simplement de faire la volonté de Dieu telle que les événements la lui présentent, jusqu’à ce qu’Il le reprenne. S’il faut travailler quelques heures de plus, on le fera avec le sourire, car le Royaume est au bout. C’est ce que disait St Vincent de Paul à Mme de Gondi, dont la famille avait fait le précepteur des enfants ; à la fin de sa vie, perclus de rhumatismes, il se traînait dans les corridors, et la princesse voulait l’inciter au repos : « Après tout ce que vous avez fait dans votre vie, que pouvez-vous encore imaginer faire ? » et lui de répondre : « Madame, davantage. » Voilà le surplus du Royaume face auquel tout le reste n’est que paille et cendre, l’au-delà de la justice qui donne la joie, à l’image de ce Dieu généreux au-delà de l’imaginable.

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25ème dimanche C 18 septembre 2022
Indubitablement, il y en a qui savent y faire! Je dirais même que le monde est divisé en deux catégories : ceux-là… et les autres. La parabole du Seigneur en ce dimanche voudrait-elle seulement signifier que le maître a raison de louer ce gérant trompeur, malhonnête, qui s’en est bien tiré sur son dos ? Car on sait bien que le problème, ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’argent ; c’est de savoir où aller le chercher. Si on imaginait que la foi nous sépare du monde, nous fait vivre au-dessus des contingences ordinaires, nous voici rassurés : on est bien ici dans la panade habituelle où se débat le commun des mortels avec plus ou moins de panache et de chance.

Est-ce qu’on peut imaginer un sens à l’argent et aux bien terrestres mis à notre disposition un peu moins sommaire que « Bienheureux, vous les pauvres… et malheur à vous les riches » ? Ce que nous suggérerait par exemple la première lecture, qui stigmatise la rapacité de ce peuple commerçant. Comme souvent, la pensée de Jésus est tout en finesse et en humour. Il s’agit, au fond, de choisir sur quoi on bâtit sa vie. Ce n’est pas si facile, parce qu’on ne peut se passer de ce qui nous permet de vivre sur la terre. Même avec peu, il en faut un peu. Jésus donc, ne défend pas d’administrer judicieusement les biens qu’Il nous donne. Mais Il y a trois corollaires que nous ne pouvons oublier : d’abord, le vrai Bien  le Bien souverain, c’est Lui, et la grande affaire de notre vie, c’est la vie éternelle. Là, tout ce qui a retenu notre attention ici-bas n’aura plus cours. Ensuite, il ne s’agit pas seulement d’éviter le gâchis et le gaspillage, ce qui peut se faire de manière très égoïste. Et enfin, la richesse matérielle n’a jamais fait de quelqu’un un être de valeur : bon, intelligent, heureux et rendant heureux. On le sait, mais… C’est pour ça que le Sauveur Jésus parle d’argent trompeur : au sens littéral, tout ce qui brille n’est pas or. Non seulement, il ne fait pas forcément le bonheur, mais il est souvent le fruit de l’injustice et de l’exploitation, parfois au loin et de manière souterraine. Jésus rejoint le bon sens, qui dit « Bien mal acquis ne profite jamais » : ne nous laissons pas piéger par l’argent et sa fascination.

Donc : à quoi, finalement, le faisons-nous servir ? L’exemple du gérant est presque cocasse : il a fallu qu’il soit mis à la porte pour qu’il pense subitement à d’autres qu’à lui-même ! Et encore : pas pour des motifs très désintéressés, puisqu’il espère de ceux qu’il aura favorisés un retour d’ascenseur. Mais tout de même, il y a là un acte de bonté, peut-être pas totalement pure, mais qui relativise le gain âpre qui le guidait jusque-là. Eh bien, ça c’est une bonne nouvelle : ce qui peut être une idole peut être converti en moyen de faire des heureux ! Je connais une religieuse (qui a donc fait vœu de pauvreté) qui en a toujours plein les mains ; elle n’en a pas honte, ni le sentiment de trahir ses vœux. Elle dit simplement : « C’est fait pour rouler, ça va, ça vient, je n’ai jamais fait de comptes et il ne m’a jamais rien manqué tant que je pouvais en faire quelque chose de bien, sans me préoccuper d’autre chose ». Un peu comme Ste Thérèse d’Avila qui ne s’est jamais fait de scrupule quand son frère, conquistador de son état, lui ramenait des cargaisons d’or du Pérou. C’est avec cet or qu’elle a pu faire la plupart de ses fondations. D’une pierre, deux coups : elle empêchait son frère d’être attaché à ses richesses, et donc de se préoccuper un peu plus du Souverain Bien, et elle est à l’origine d’innombrables communautés de Navarre, de France et d’ailleurs qui ont fait pendant des siècles un bien immense, par leur prière et leur simple présence. On aurait aujourd’hui sans doute un peu plus de scrupules, mais ce temps des siècles de foi voyait d’abord les biens spirituels : il était normal pour tout le monde que le reste soit à leur service. Il n’y a que notre époque à nouveau païenne pour se scandaliser des richesses des églises, qui d’ailleurs ne rapportent rien à leurs propriétaires, alors qu’on a soi-même toutes les commodités possibles, bien au-delà du superflu…

Le Christ Jésus, seul Médiateur entre Dieu et les hommes, a payé le prix fort pour nous montrer son amour et payer le prix de la dette encourue par Adam : le vocabulaire qui nous dit le cœur de notre foi est dans le droit fil de notre parabole. La seule vraie question à nous poser très concrètement à la lumière de la foi est celle-ci : comment transformer l’argent si souvent destructeur et asservissant, en réalité qui libère et construit un monde meilleur ? Il ne manque pas heureusement, de bons exemples encourageants.

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25ème dimanche B 19 septembre 2021
Nous avons sans doute un peu de peine à comprendre à quel point le christianisme tranche sur la morale habituelle de l’humanité blessée. Depuis notre enfance, en effet, on nous a parlé de l’amour et de la miséricorde, du pardon des offenses, du service et de la charité. Bien sûr, on sait tous que tout cela n’est pas spontané, même après 2000 ans de foi chrétienne, mais on sait que c’est bien la bonne direction et que le monde serait sans doute plus vivable si plus de gens en étaient convaincus. Or, ceux qui ne le sont pas sont assez volontiers provocateurs avec Dieu, comme le dit l’auteur du livre de la sagesse : attendons pour voir, mettons-Le à l’épreuve, poussons-Le à bout et on verra bien ! S’Il est ce qu’Il prétend être, qu’Il fasse ses preuves et nous croirons en Lui. Dieu nous prend tellement au sérieux que c’est ce qu’Il a fait : son propre Fils s’est payé l’aventure humaine dans toute son extension, et on a vu ce qu’on a vu comme disent les vaudois. Et Il en fait les frais le premier, induisant par là une autre courbe qui depuis lors a fait son chemin dans les âmes qui comprennent un peu à son école ce que peut vouloir dire le mot amour.

Car dans le monde, la première logique est celle de la force. Peu avant sa chute finale, Napoléon confiait à un de ses généraux : « Savez-vous ce qui me surprend le plus dans le monde ? C’est l’incapacité qu’a la force de créer quoi que ce soit. En fin de compte, l’épée est toujours vaincue par l’esprit. » Un peu dommage qu’il ne l’ait pas compris plus tôt : il aurait épargné à l’Europe d’avoir été à feu et à sang pendant 20 ans par ses soins… La seule cité grecque de l’Antiquité qui n’ait pas laissé la moindre trace de culture, c’est Sparte : pas le plus petit monument, la moindre œuvre d’art, le plus mince cahier de poésie. Pourquoi ? Parce que leur seul idéal était de procréer des soldats pour faire la guerre. L’empire romain s’est écroulé parce que plus il avançait dans le temps, plus la force de l’armée était ce qui commandait et que tout le travail reposait sur les esclaves. Tôt ou tard, tous les empires bâtis sur la violence finissent dans le chaos. Ce qui fait mal, c’est que ce sont toujours les petites gens qui paient la facture. Mais ce sont eux aussi qui comprennent avant les autres, et ce sont donc eux qui maintiennent le monde en équilibre. La civilisation chrétienne est la seule qui, à terme, a atténué quelque peu la dureté de notre condition humaine, principalement par la sainteté de quelques-uns de ses membres, et ça suffit souvent pour assainir un peu le règne des crevures.

Les apôtres eux-mêmes ont dû faire cette conversion, et elle n’a pas été effective avant la Pentecôte. Après chaque annonce de la Passion, ils discutent entre eux de savoir comment ils exerceront le pouvoir dans le Royaume projeté par leur Maître. Rien compris, les pauvres, mais vraiment rien ! Et donc Jésus profite de l’occasion, avec une patience infinie, pour parfaire leur formation, en leur donnant un exemple concret : un enfant. Au moins avant que les blessures de la vie ne l’aient rendu dur ou soupçonneux, justement, il se contente de tout recevoir comme un don, sans avoir de droits à faire valoir. Il sait qu’il est aimé, et ça lui suffit. S’il voit le dévouement autour de lui, il apprendra naturellement à faire comme les grands. S’il ne voit que de la rapacité et des exigences, des droits sans devoirs ni responsabilité, il fera aussi comme les autres. Oui, la vie commune, en famille comme en communauté, est basée sur le service mutuel. C’est l’amour gratuit qui bâtit les collectivités, et ça ne s’impose pas à coup de règlement. C’est dans le cœur de chacun que se situe la lutte première, comme le rappelle St Jacques : s’il y a des conflits extérieurs, c’est qu’il y a déjà en nous une soif presque innée de pouvoir et d’intérêt personnel que l’on met avant le bien de l’autre. S’il contrarie mes intérêts, il faut qu’il soit éliminé : le texte de la Sagesse est d’une incroyable dureté, comme pour nous mettre devant les yeux à quelles extrémités peut nous mener cette logique mortifère. Nous le voyons hélas très bien aujourd’hui : quand la foi chrétienne est éliminée de l’horizon, c’est la loi de la jungle qui prévaut, d’autant plus insidieuse qu’elle est déguisée sous couvert de santé, de vertu, de progrès. Mais il existe un seul moyen pour que l’esprit ne soit pas vaincu par l’épée, pour que la fascination du pouvoir ne prévale pas partout et dans tous les cas : c’est la logique qui vient du Christ qui prend sur Lui toute violence et l’anéantit dans la douceur de l’abandon. C’est la croix ou l’épée, en effet : n’hésitons pas à choisir avec Lui. Le don de soi avec Lui et le service à sa suite est l’unique moyen fiable d’améliorer le monde.

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25ème dimanche A 20 septembre 2020
« A chacun un denier ! » C’était convenu, chacun était content d’avoir été embauché, sinon, il aurait dû jeûner ce jour-là. C’était pure libéralité du maître d’être ressorti 4 fois et de ne pas laisser en carafe ces pauvres sur la place, alors qu’il avait déjà engagé les ouvriers nécessaires au travail de ce jour-là. Oui, comment pourrait-on Le regarder avec un œil mauvais parce qu’il est bon ? Et pourtant, c’est bien ce qui arrive : ça grogne dur dans le camp des premiers qui comparent leur peine et leur sueur avec celles des derniers embauchés. Quelle image de la vie, qui semble si bien avantager les uns et prétériter les autres ! La parabole, comme tout l’évangile, veut nous donner un certain éclairage sur la trame très ordinaire de nos journées : pourquoi ça coince toujours ? Pourquoi tant d’injustices, d’impossibilités, d’efforts inutiles ? Non sans humour, mais un humour un peu grinçant, un romancier pouvait bien dire : « Le christianisme est insolite. Et c’est justement ça qui est son principal inconvénient. » : selon nos critères en général assez exigeants, ça devrait se passer comme ça : les premiers méritent quand même un supplément, même si c’était pas prévu ; eh bien non, c’est un sou chacun, et soyez heureux ! C’est ça, la justice de Dieu ? Assez insolite, en effet. Dans les vagues des banalités quotidiennes, Il sème des brins de sens qui éclairent l’histoire et n’en finissent pas de nous poser des questions. Parfois, on imagine avoir compris, que c’est réglé, et de nouveau, sans crier gare, ces fragiles certitudes sont mises à l’épreuve. Beaucoup en viennent à douter de tout, finissent pas se défendre contre ces perpétuelles remises en question, parce que c’est fatigant de remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier. Oui, à quand une certitude apaisante et définitive ? Vient le temps où on est plus capable de travailler et de produire, et donc de n’avoir plus l’espérance d’être embauché pour rien qui vaille. Alors, là, que penser, que devient-on ? Cela aussi est plutôt de saison : les êtres non-productifs sont priés de disparaître, et s’ils ne sont pas pressés, on peut les aider…

Hier déjà, et plus encore aujourd’hui, la valeur de l’homme se mesure presque exclusivement à ce qu’il peut faire. C’est l’unité de mesure de l’homme englué dans la matière. Or, Dieu ne se sert pas de cette unité de mesure. Et c’est là l’insolite qui vient mettre son grain de sable dans nos rouages si bien huilés. A notre prétention de calculer ce que nous méritons, Dieu vient avec ses instruments de mesure à Lui. Finalement, c’est peut-être ça, l’horizon religieux qui s’insère dans la trame humaine en la transformant radicalement. Et c’est pour ça que ça dérange et qu’on fait tout pour éliminer ce parasite du fonctionnement habituel de notre monde terrestre ; on appelle ça la sécularisation ou la laïcité : on ne veut pas de l’intrusion de Dieu dans le jeu du pouvoir et du profit. Ce que Dieu introduit là, ce n’est rien d’autre que l’amour qui se soucie de chacun, qui donne chaque jour à ses enfants non seulement de quoi ne pas mourir de faim, mais de trouver un sens à sa vie en aimant à son tour sans calculer. Il s’agit là d’un mystérieux critère constructif, mais ce qui est très gênant, c’est qu’il ne nous permet pas de disposer du tout, il ne dépend pas de nous, il ne nous aide pas à calculer, et pourtant il appartient au meilleur de l’humanité. Il nous montre seulement le chemin d’une grande ouverture sur le bien véritable sans lequel la vie ne vaut rien. Quelque chose qui nous déstabilise souvent et qui est en même temps la suprême sécurité, parce qu’elle dépend de Dieu et non pas de nous.

     Depuis toujours, Dieu a franchi le plan de la simple justice distributive. Quel avantage pouvait-Il bien trouver dans ce peuple de va-nu-pieds qu’Il tire d’Egypte pour conclure avec Lui une Alliance qui ne Lui vaudra que des avatars ? L’amour et la miséricorde ne sont pas injustes : ils sont au-delà de la justice. C’est l’insolite et le supplément qui nous dilatent le cœur et nous font vivre, en nous engageant à faire de même : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » Désirons y entrer dès aujourd’hui en nous mettant résolument à son école.
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25ème dimanche C 22 septembre 2019
Mgr Mamie, notre ancien évêque, avait l’habitude de dire qu’il y a trois choses dont les fribourgeois ne parlent jamais : l’amour, la foi et l’argent. Sujets quelque peu explosifs, donc, bien enfouis au fond de la poche ou de la conscience, qui sont souvent à l’origine des guerres familiales ou mondiales. La pensée de Jésus, qui penche souvent vers la pauvreté depuis la première béatitude, comporte bien des finesses de nuances. La parabole de ce dimanche nous donne donc quelques indications positives sur cet élément sulfureux et incontournable de la vie sur terre : oui, l’argent ! Voilà cet homme qui après avoir réussi, comme on dit en pareil cas, cherche à s’assurer un avenir compromis par ses malversations et sa rapacité insouciante du lendemain. Il est vrai que c’est parfois incroyable à quel point ceux qui agissent ainsi de manière peu honnête s’imaginent que ça ne se saura jamais… Face à l’argent qui semble bien mener le monde, Jésus met en balance la vie éternelle, les demeures éternelles : quelques années et l’éternité ; ça vaut tout de même la peine de voir un peu au-delà du bout de son nez. L’argent trompeur : l’adjectif revient avec insistance dans la bouche de Jésus. Car il peut devenir un piège, une idole. En soi, il est neutre, un  moyen seulement, mais « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » , comme il est dit ailleurs sous forme de proverbe. Si un moyen devient une fin, c’est de l’idolâtrie. Il y a donc trésor et trésor, richesse et richesse, comme il y a la chair et l’esprit. Si nous étions citoyens des cieux, ce serait facile. Mais voilà : nous vivons en ce monde plein d’équivoques et de tentations, le choix est à faire à chaque seconde, sur tous les plans, et nous ne sommes pas toujours, tant s’en faut, de ces enfants de Dieu qui se laissent guider docilement par son Esprit. Au fond, Dieu ne nous demande qu’une chose : assurer notre avenir avec Lui, nous assurer pour l’éternité dont Il veut nous faire cadeau, par certains choix qui montrent que nous avons compris un peu de quel côté se situe la vérité. Et cela avec autant de zèle au moins qu’on y met d’habitude pour les biens qui nous assurent une vie confortable, même si l’on sait qu’un jour, tôt ou tard, elle finira. Car tout est précaire ici-bas, et nous l’oublions trop. Et Il nous indique le moyen pour y parvenir qui a un parfum de première béatitude : parce que les pauvres sont les privilégiés du Royaume, nous voilà invités à nous en faire des amis, et ce sont eux qui nous y introduiront. C’est en recevant de nous les biens périssables, pour eux indispensables tant qu’ils sont en ce monde, qu’ils nous donnent déjà l’éternité. Nous ne pouvons faire autrement que de choisir entre un monde qui de toutes façons, nous fera un jour défaut et Dieu qui de toute éternité ne nous décevra pas. Il est piquant de constater que les richesses sont le pivot de ce choix, et c’est pourquoi il y a des riches qui ont un cœur de pauvre et des pauvres qui courent tellement après les richesses de ce monde qu’ils ont un cœur de rapace. A travers cette histoire un peu cocasse, c’est à notre bon sens que Jésus fait appel : l’argent n’est pas mauvais, il peut servir ! Il en fait un éloge paradoxal, plus que de la malhonnêteté momentanée de ce gérant. L’argent peut devenir bon, quand il fabrique de la joie et de l’amitié, et donc aussi pour celui qui le donne. A la limite, Jésus semble dire : tant mieux si votre compte en banque se remplit, pourvu qu’il se vide au fur et à mesure qu’il se remplit ! Cela intègre même l’idée que, bien sûr, un père de famille ou un directeur d’entreprise doivent d’abord être attentifs à ceux qui dépendent de leur gestion : ce sont là les premiers amis qu’ils se font. Sous la pression des événements et les revers de… fortune, le gérant de l’évangile comprend enfin que les biens de ce monde peuvent avoir un sens qu’il ne connaissait pas avant. Et c’est comme le fils prodigue : il lui a fallu cette déconvenue pour qu’enfin il voie les choses autrement. Demandons à Dieu qu’Il nous rende généreux comme Lui, préoccupés surtout de l’éternité bienheureuse, et en attendant, des vrais amis de la terre qui sont plus précieux que les sacs de blé et les jarres d’huile. Et ensuite, il y aura encore à passer de l’amitié d’intérêt à la véritable communion spirituelle, parce qu’au ciel, nous n’aurons que de vrais amis.

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25ème dimanche B 23 septembre 2018
     Ce n’était pas la première fois que Jésus évoquait les sombres perspectives de la fin de sa vie. C’était d’autant plus incompéhensible pour les disciples qu’ils n’avaient vu jusque là qu’un popularité époustouflante qui ne rencontrait que sur la frange un autre son de cloche. Et ils ne voulaient rien d’autre que ce succès qui correspondait parfaitement à leurs attentes, à la figure du Messie qu’ils avaient reconnu en Lui. On peut donc tout à fait comprendre que ses paroles tragiques ne rencontrent chez eux aucun écho. A la limite, nous connaissons mieux qu’eux ce qui s’est passé depuis : Jésus mort et ressucité, oui, on sait ça, et on sait que l’issue de ce drame est heureuse. Mais sommes-nous beaucoup plus sérieux que ces chers apôtres ? La plupart des conversations entre les hommes portent sur ce qu’ils sont, ce qu’ils veulent être et apparaître aux yeux des autres : besoin irrépressible d’être soi-même, reconnu comme une pièce unique, et en même temps accepté par les autres, si possible un peu mieux que la moyenne, suscitant l’admiration, voire l’envie, en présence de quelqu’un qui a réussi. Jésus essayait de leur dire le secret de son existence, Il leur parlait du salut du monde entier, et eux étaient préoccupés de la place qui serait la leur dans le Royaume en train de se fonder ! Ne sourions pas trop vite et jugeons moins encore : nous sommes tous pareils, à quelques détails près. La réaction de Jésus est vraiment de Lui : Il aurait pu les remettre en place vertement, leur faire sentir qu’ils étaient nuls, prétentieux, empêtrés dans leurs petits intérêts mesquins et sordides. Mais non : il les groupe autour de Lui, et Il leur parle, patiemment : oui, Il sait, chacun a besoin d’être reconnu, valorisé, estimé, et il va leur montrer ce qu’il convient d’ambitionner pour que ce soit vrai. C’est en ne cherchant ni reconnaissance, ni influence, en ne désirant en rien se faire valoir que l’on tient sa vraie place, celle que Dieu a voulu pour nous, et là, nous sommes vraiment irremplaçables, non interchangeables. Ce n’est en rien une démission, et être serviteur de tous, c’est le contraire de l’inaction : être enfin libéré de soi-même pour être à disposition de tous, ne pas choisir où et qui on veut servir, en n’excluant personne. Voilà pour l’enseignement de base. Mais peut-être qu’Il sait qu’il peut être mal compris : il ne s’agit pas d’en rajouter par une humilité feinte, ostentatoire, ce qui serait pire que son contraire. Alors Il a ce geste touchant d’appeler un enfant, de l’embrasser (Il avait de la chance, en ce temps-là : si on osait faire ça aujourd’hui, on serait soupçonné de pédophilie…) et en fait l’exemple de l’accueil de ce qui est petit, méprisable aux yeux des hommes. Oui, cet enfant a dû se sentir valorisé, tiré de l’anonymat pour devenir la vedette au milieu de ce cercle de grandes personnes. Mais il ne l’a en rien cherché, et c’est cette gratuité inattendue qui a fait sa joie, ce jour-là. L’accueillir, oui, tout simplement, non par intérêt, condescendance, par pitié, pour se faire une bonne réputation : à cause de son Nom, pour lui-même, parce que Lu. Jésus, nous le demande. Comme chrétiens, nous n'avons pas à nous occuper d’abord de ceux qui sont grands et forts, intéressants, sympathiques : ceux-là peuvent rendre à leur tour, ce ne serait plus du service, mais échange de bons procédés. Non, il s’agit de celui ou celle qui est là, devant moi, que je ne choisis pas et que Jésus m’envoie, qui est à portée de main ou de voix, parce qu’il est fils de Dieu et son frère, sa sœur. Aucun désir de suprématie quelconque, ni même d’efficacité, pas de jalousie et de rivalité : rien qu’un amour gratuit, tout simple, inconditionnel, jusqu’à la mort. Exigeant, n’est-ce pas ? C’est pour cela qu’il leur annonce jusqu’où Il ira. On a beaucoup parlé d’Eglise servante et pauvre, d’Eglise des pauvres ; peut-être fait-on un peu comme les apôtres : en parler nous dispense secrètement de mettre la main à la pâte d’un peu plus près. Notre malheur, c’est que l’homme est ainsi fait qu’il croit être devenu quelqu’un de bien alors qu’il n’a fait que l’imaginer. Dieu est le réel suprême, et Jésus nous enseigne à atterrir, si l’on peut dire, en nous montrant le chemin du ciel. En nous détachant de nous-mêmes, en désirant être le dernier de tous, nous aurons la paix du cœur, et c’est dans la paix qu’est semée la justice.

26ème dimanche A 1er octobre 2023
Oui, que faut-il penser de ces deux attitudes campées en contraste ? Que de fois, par les temps qui courent, on se demande si les plus malins ne sont pas ceux qui profitent du système sans se fouler, tout en réussissant à faire bonne figure ? Pourquoi se donner chaque jour de la peine, alors que tant d’autres se la coulent douce sans état d’âme ? Il y va du sens de la vie, et ce sens ne se trouve pas en opposant deux philosophies de vie, qui seront réduites à des opinions individuelles : chacun pense ce qu’il veut, c’est son affaire, une opinion en vaut une autre. Jusque-là, c’est vrai, mais la question que Jésus pose élève le débat : il ne s’agit pas seulement de ces deux garçons, il s’agit de Lui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir un peu avant dans l’évangile. Jésus est engagé dans la lutte qui L’oppose aux pharisiens. Ils l’avaient sommé de se déclarer : « Par quelle autorité parles-tu, fais-tu ces gestes comme chasser les vendeurs du Temple ? » Il se doutaient bien de la réponse, pour obtenir une déclaration dont ils feront un blasphème -ce sera de fait ainsi qu’Il sera condamné : « Il n’est qu’un homme et Il s’est fait Fils de Dieu ! » Mis en demeure par Jésus de dire si le baptême de Jean venait des hommes ou de Dieu, ils n’avaient le choix qu’entre se condamner eux-mêmes parce qu’ils avaient refusé de faire pénitence en acceptant ce geste de pénitence, ou d’être lapidés par la foule qui tenait Jean pour un prophète, ils se défilent, ce qui les met dans une position plus instable encore : ils avouent leur incompétence en matière religieuse : « Nous ne savons pas ! » Les gens ont compris : cette réponse hypocrite leur fait perdre leur droit d’enquête, un à zéro ! Jésus rebondit, et c’est notre évangile de ce matin : « Que pensez-vous de ceci ? » Il enfonce le clou, en les renvoyant à leur conscience, ce qui est malgré tout un appel à leur vraie dignité, un honneur qu’Il leur fait. Il y en aura qui réfléchiront, les Nicodème et Joseph d’Arimathie. En répondant à Jésus, ils ne se rendent pas compte qu’ils sont pris au piège : oui, c’est clair, c’est le premier qui fait la volonté du Père. Alors, tirez vous-même la conclusion ! Il ne suffit pas de se promener pour être vus, d’être ponctuel à la prière, de jeûner aux jours prescrits, toutes choses bonnes en soi, d’ailleurs. Mais si cette honorabilité permet de pressurer le pauvre peuple, de le mépriser, de se la couler douce sur leur dos, alors, les publicains et les prostituées qui font pénitence sont meilleurs ; non pas à cause de leur péché qui reste objectif, mais à cause de leur réalisme humble. Ils ont commencé, comme le premier fils, par s’éloigner de Dieu et de la vertu, puis ils ont compris qu’ils ne s’en tireraient pas seuls, qu’ils ont besoin d’être sauvés, et que seul le Messie attendu leur tend la main que les autres refusent de leur donner. Sa parole remue les pécheurs et les endurcis, mais elle fait persévérer les cœurs durs dans leurs privilèges de caste : ils ne Le lâcheront pas. Le combat ne fera que s’intensifier, c’est une lutte à mort. Et c’est cette mort donnée par amour qui sauvera tous ceux qui voudront un jour comprendre qu’ils ne sont rien et qu’Il est tout.

Nous voici donc mis en demeure nous aussi : de quel côté voulons-nous nous positionner ? Non pas que nous soyons toujours capables d’être des ouvriers sans reproche, justement. Les deux frères ont chacun leur défaut : le premier est un sale caractère. C’est un ado en révolte contre son vieux, qui en a marre de travailler pour ses beaux yeux, insensible à la douceur de sa parole : « Mon enfant… » Mais au fond, il est honnête : il bénéficie des avantages de la maison, il est normal qu’il collabore à la bonne marche du domaine. Il ne va pas dire à son père qu’il l’aime -il ne faut pas trop demander en paroles aux ados ! Mais il le lui montre par sa bonne volonté sans tambour ni trompette. L’autre est fort en compliments, mais c’est un paresseux qui se couvre de bonnes paroles et qui croit que ça suffit. Il est de ceux qui disent et ne font pas, suivez mon regard… Nous avons tous à faire pénitence pour avoir été dans cette catégorie, au moins de temps en temps. Rien de pire que de s’imaginer qu’on n’a rien à changer et qu’on est très bien comme ça. L’exemple le plus éclatant nous est donné par Jésus : St Paul nous le décrit au moment de son anéantissement sur la croix. : là, Il ne parle plus, Il est tout entier dans l’acte du don de sa vie par amour, dans son obéissance à la volonté du Père. Ce n’est plus le moment de prêcher, même si toutes les paroles de sa vie ont été prononcées dans cette même obéissance. Il ne veut rien apparaître aux yeux des hommes, Il est l’amour parfait. Qu’Il nous apprenne à tendre à cette cohérence en Le regardant et en L’aimant du mieux que nous pouvons, en demandant pardon chaque fois que nous n’y arrivons pas.

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26ème dimanche B 26 septembre 2021
« Il n’est pas du club ! » De quel droit ce « quelqu’un » dont on ne connaît même pas le nom se permet-il de faire la même chose que les disciples ? C’est aussi un jeune homme, comme Jean, relayé par Josué, qui rapporte à Moyse ces prophéties intempestives d’Eldad et Medad pour les faire taire. Quand on est jeune, on est facilement tenté par une pureté qui tranche, on a peu le sens des nuances et des couleurs, en préférant un monde en noir et blanc. Or, Dieu ne veut pas à tout prix un monde de purs : Il préfère ce monde de pécheurs en quête de rédemption, ce qui parfois, est en effet plus difficile à accepter qu’un état idéal et immaculé. Il est tout aussi difficile à comprendre qu’il n’y a pas de concurrence dans le bien ; mais notre vanité supporte mal que le bien ne nous soit pas exclusivement attribué. Nous touchons du doigt ici l’ambigüité de certaines attitudes : s’il est légitime de préserver l’authenticité et la pureté du message de Jésus, on glisse facilement à la défense d’une sorte de monopole de la charité : « Y en point comme nous ! », ce qui est un comportement de riche, qui risque de mépriser les autres, ceux qui ne sont pas du club. Si l’argent et les facilités qu’il procure est à l’origine de tant de calamités, combien plus la possession d’une pouvoir spirituel présente un danger autrement plus grave, parce qu’il est plus subtil : tentation de se réfugier dans une espèce d’aristocratie spirituelle qui devient incapable de voir le bien qui se fait aussi ailleurs. Jésus le dit explicitement : «Même si quelqu’un ne m’a pas demandé la permission pour faire du bien, même s’il confisque un peu mon nom au passage, il ne peut pas ensuite parler mal de moi. » Donc, la vérité, à terme, y trouve aussi son compte, et Il ne demande pas autre chose.

Jésus et le bien qui émane de Lui est donc plus grand que la communauté des croyants. Nous avons toujours à élargir nos perspectives. Il agit réellement par elle, puisque l’Eglise, c’est Jésus répandu et communiqué, comme dit Bossuet; mais pas seulement par elle, il n’y a pas de monopole du bien. Faisons tout le bien qu’Il nous inspire, mais sans l’ombre d’une jalousie envers qui que ce soit. Nous avons mieux à faire que de gaspiller nos énergies à comparer, à soupeser, à distinguer, pourvu que le bien se fasse. C’est ce bien en effet qui hâte le retour du Christ, et rien d’autre.

La deuxième partie de l’évangile nous met en garde contre une autre tentation. Elle est un peu semblable à la première : le mépris des petits. On parle aujourd’hui des mal-croyants et des recommençants : les frontières de l’Eglise ne sont plus aussi nettes qu’en d’autres temps, et beaucoup se retrouvent dans ces périphéries qu’affectionne le pape François, sans même l’avoir voulu ou s’en rendre compte. Leur pratique religieuse, quand ils en ont encore une, est épisodique, intéressée, vaguement superstitieuse ; leur vie pas toujours cohérente avec ce qu’ils disent croire ; leurs réserves face à l’institution et son personnel de terre souvent critiques et acides. Ils ne sont pas forcément hostiles, mais dans l’expectative : faut-il, par une sévérité mal calculée, des impatiences mal dominées, un comportement de caste, les envoyer balader et chercher d’autres alternatives encore plus éloignées du Christ ? Il faudrait, là plus que partout ailleurs, la bonté paye, celle que nous voyons le Sauveur Lui-même avoir envers toute personne qui s’adresse à Lui. Ensuite, on peut parler clair et dire la vérité, si nécessaire. Car bien sûr, la vérité doit être dite, mais pas n’importe comment et sans crier gare. C’est ce qui rend difficiles les débats de société qui nous obsèdent : comment concilier le respect toujours dû aux personnes et le droit de la vérité selon les plans du Créateur et le droit fil de l’évangile ? C’est d’autant plus difficile que la plupart de nos contemporains n’éprouvent pas le besoin de faire référence à une quelconque transcendance pour mener leur vie. S’il n’y a plus au-dessus de nous ni Dieu ni même la raison, il n’y a plus que la volonté personnelle qui se substitue au nord de la boussole : ce que moi, je veux maintenant. C’est ce qu’on appelle la dictature du relativisme sous couvert de tolérance sans limites, une mentalité d’adolescent boutonneux étendue à une société, son fonctionnement et son droit. J’ai droit à tout, simplement parce que je le veux. On peut tout acheter, même un enfant, parce que ça me fait plaisir comme un canari ou une glace au chocolat. Comme l’a dit courageusement un de nos évêques – plût au ciel que tous aient cette même audace ! - il est parfois bon d’être à contre-courant. Surtout pour protéger les plus vulnérables, auxquels certains adultes ne semblent guère prêter attention. Remercions le Créateur de nous avoir donné un mode d’emploi avec sa création. Que la charité triomphe dans le respect de sa vérité qui seule nous rendra authentiquement libres.

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26ème dimanche A 27 septembre 2020
Le premier verbe de la Bible que l’on traduit par créér –« Au commencement, Dieu créa… » signifie en hébreu à la fois faire et parler : en Lui, pas d’écart entre le dire et le faire, Il dit et cela est, comme dit aussi un psaume. En nous, c’est souvent plus complexe et la cohérence n’est pas d’emblée assurée entre le dire et le faire. C’est l’un des reproches que le Sauveur Jésus adresse en particulier aux pharisiens, qui étaient forts en paroles et pas toujours autant en actes. Ici, le Père envoie ensemble ses deux fils travailler à sa vigne : les pharisiens et les publicains, pourrait-on dire. Il les estime tous deux dignes et capables. La différence se fera, non de son côté, mais du côté des fils. L’un est cohérent, l’autre moins. On ne précise pas la suite : et si le premier aussi se convertissait ? Le premier est obséquieux, l’autre plutôt rustre. Concrètement, c’est celui qui apparaît le moins fin qui est le meilleur : de tout être on peut, et même il faut, espérer des retours inattendus, l’évangile est constant en ces retournements de situation. Si la manière s’y rajoute, le repentir peut égaler en beauté l’innocence. Et parfois des générosités délicates et insoupçonnées rachètent le premier manque de manières, comme le flacon d’albâtre de la pécheresse ou le festin des pécheurs de Matthieu. Et là, les pharisiens sont pris au piège de la question de Jésus, ils répondent innocemment. Jésus ne dit pas qu’ils sont exclus du Royaume, mais qu’ils n’y sont pas encore, alors que ceux qu’ils méprisent les précèdent. Il est très habile, le Seigneur : il pique leur jalousie en étalant sous leurs yeux ceux qu’ils enveloppent de leur dédain, ces déchets de la société et de la religion.

Chez les deux fils, comme chez ceux qu’ils désignent, le rôle de la parole est central. C’est important, la parole ; mais ce n’est pas tout et ça peut même être un paravent commode. Tous deux ont en commun de revenir sur leur parole, le premier en ne la suivant pas, le second en la corrigeant. Ce qui est illustré par les réactions opposées à la prédication de Jean Baptiste : certains ont cru à sa parole, d’autres pas, et croire signifie ici faire ce qu’il disait. Les pharisiens, dès ce moment, avant Jésus, disaient non et les pécheurs disaient oui. Mais le croisement montre que ceux qui disent oui ou non ne sont pas toujours ceux qu’on pense… ça aussi est très évangélique.

Pour nous, donc, il reste à savoir si nous sommes disposés non pas seulement à dire oui ou non, mais à aller travailler. C’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon, pour dire de manière populaire ce que la parabole voudrait nous faire comprendre. Car l’essentiel n’est pas la docilité à la parole seulement, mais à la volonté qu’elle exprime. Et la volonté n’est pas qu’une adhésion purement intellectuelle, mais une force de mise en œuvre de ce qu’on a compris. Et cela se fait surtout par une conversion de tous les instants, car nous sommes toujours en danger de nous préférer à l’amour de Dieu, parfois très coûteux à nos petites aises. Le plus important, ce n’est pas d’arriver à se convertir une bonne fois pour toutes : c’est justement l’illusion pharisienne par définition. Puisqu’ils sont les zélés défenseurs de la Loi, ça leur suffit. Comme ce professeur de théologie dont on disait : « Il croyait rendre un hommage suffisant à la morale en l’enseignant. » Le problème n’est même pas de faire des fautes contre cette morale, mais de s’en accommoder. Un pharisien qui se convertit, c’est peut-être encore plus beau qu’un publicain, dans ce cas. Il faut bien avouer que là, nous sommes tous sur le même palier, pécheurs en espérance de salut, et c’est bien le cœur de l’évangile qui est bien au-delà de la justice de la Loi. Mais une conversion tardive est meilleure qu’un contentement de soi qui s’imagine n’avoir rien à améliorer. Les pieuses protestations ne suffisent pas, parce qu’elles ne coûtent pas grand-chose. Si nous gardons ce petit coin de malaise face aux exigences divines qui nous veulent très grands, qui nous gâchent jusqu’au plaisir momentané du péché, Dieu peut toujours nous rattraper. Et là, une série complète de fautes peut être effacée en un clin d’œil, comme pour le Bon Larron à la croix. Mais il faut bien sûr que ce soit sans calcul. Il n’y a pas d’enfants modèles, rien que des enfants aimés tels qu’ils sont, et qui font ce qu’ils peuvent pour correspondre à cet amour.

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26ème dimanche C 29 septembre 2019
Voici donc à nouveau richesse et pauvreté mis en scène par la parabole de ce dimanche, avec une dimension de plus : ce que deviennent ces deux catégories dans la vie éternelle. Mais paradoxalement, nous voyons qu’en fait, ils restent fondamentalement ce qu’ils sont, au-delà des apparences, cependant. Le contraste est plutôt violent, la situation dramatique : de ces contrastes scandaleux dont le monde est plein et que nous finissons par ne plus voir. La bombance et le luxe, le gaspillage éhonté qui avoisinent la misère infra-humaine. Et entre les deux, un portail, infranchissable, qui annonce déjà un autre abîme, plus infranchissable encore, qui sera celui que ce riche s’est construit, mais éternisé, absolutisé. Le riche, il vit dans son monde, on dirait qu’il ne passe jamais le seuil de sa maison. Ou s’il le fait, ce pauvre, là, dehors, est transparent : il ne le voit simplement pas. Peut-être même ne le méprise-t-il pas : on ne dit pas que le pauvre était vertueux et le riche méchant. Non, l’un est simplement riche et l’autre pauvre : ça a toujours existé, en effet. Même les sociétés qui ont prétendu supprimer les classes sociales sont arrivées dans les faits à accentuer encore le fossé. Le riche n’est pas accusé d’avoir volé Lazare, de l’avoir ruiné dans des opérations immobilières ou boursières ; Il ne l’a pas exploité, maltraité, il n’est pas prouvé qu’il lui a toujours refusé l’aumône. Mais il a laissé sans le moindre état d’âme les choses en l’état. Il a construit entre eux ce terrible portail de l’indifférence. Exactement le contraire de ce qu’on rapporte de Jésus en plus d’une circonstance, exprimé aussi dans la parabole du Bon Samaritain : « Il fut ému dans ses entrailles. » On disait de St Vincent de Paul que nous fêtions hier que jusqu’à son dernier jour, on ne pouvait lui parler de la moindre misère sans que les larmes lui montent aux yeux. Lui, non, il est parfaitement insensible. On ne peut quand même pas être le St Bernard de la terre entière, n’est-ce pas ?

Ce que Jésus nous rappelle essentiellement, c’est que nous sommes en train de nous fabriquer notre ciel ou notre enfer. Car l’enfer, oui, ça existe. Il y a assez de pâles copies sur terre pour nous persuader que ça, en plus éternel, ça ne doit pas être drôle ! Et si on s’empresse de dire que ça n’existe pas, on ne se rend pas compte que personne ne peut prouver cette négation bien légère. Jésus, Lui, n’hésite pas : la vie éternelle est comme le prolongement de la vie terrestre, sur un autre registre, évidemment. Mais si on est loin de Dieu, si on vit comme s’Il n’existe pas, si on est indifférent aux autres, en un mot si l’amour n’a pas de place dans notre vie, on se retrouve sans amour pour l’éternité. Et c’est ça l’enfer : une éternité sans amour. Car la richesse, si on en fait le tout de sa vie comporte deux dangers mortels : elle peut fermer le cœur à Dieu ; on se contente des biens et des plaisirs terrestres en oubliant l’essentiel. Et la richesse peut aussi fermer le cœur aux autres : on ne voit plus le pauvre couché devant le portail. Dieu n’envoie personne en enfer : ce sont seulement ceux qui ne tiennent aucun compte de Lui qui y vont, et la sanction, c’est que cette distance mise entre soi et Dieu, entre soi et son frère devient définitive. Il y a quand même une issue possible : c’est la miséricorde. Mais attention : on ne peut compter sur elle que… gratuitement, ce qui est le contraire exact de l’esprit de richesse. Il y a donc peu de probabilité que tout d’un coup, on se mette à fonctionner à rebours de l’attitude qu’on s’est forgée. L’arbre tombe en général du côté où il penche, et s’il y a un bon larron, il y a l’autre qui ne veut rien entendre et ne se laisse pas toucher. On peut se bétonner dans une anesthésie spirituelle : beaucoup, hélas, vivent sans que l’éternité ne les préoccupe d’aucune manière. Or, c’est elle qui oriente foncièrement notre vie présente. Croyons donc que ce Jésus ressuscité des morts vient nous réveiller, laissons-nous convaincre tant qu’il en est temps. Et nous retrouverons dans la joie du Royaume tous les pauvres que nous aurons considérés comme nos frères. Car le ciel, c’est la communion dans l’amour infini de Dieu.

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26ème dimanche B 30 septembre 2018
     C’est bien une réaction de jeunesse que celle de St Jean, lui qui avait compris mieux que les autres et avant eux qui était Jésus. Mais avait-il tout compris ? C’est ce que Jésus veut lui faire voir, justement. Jésus voit certainement en premier l’attachement sincère et entier qu’il a pour son Maître : il ne veut pas de concurrence déloyale ou falsifiée, et là, il a raison. Mais pourquoi son indignation est-elle un peu déplacée ? Toutes les communautés de foi connaissent ce genre de petite vanité d’appartenir au club des meilleurs, bien défini par des critères sûrs et décisifs : nous avons la recette pour sauver le monde, venez chez nous ! Mais c’est là une attitude secrètement ambiguë, faite de pouvoir et de prétention. Or, on ne possède pas la vérité, c’est elle qui nous possède et on la sert, on ne s’en sert pas. Ce n’est même pas le bien qu’on peut faire qui est le critère absolu. Parce qu’est-ce que le bien, le vrai bien ? C’est l’ambiguïté de ce qu’on nomme chez nous les secrets : oui, ça procure infailliblement un bienfait, physique en général. Mais dites-moi : pourquoi est-il besoin que ce soit secret ? C’est un pouvoir que j’ai et que tu n’as pas. Je me moque de savoir d’où il vient, puisque ça marche. Mais si ça ne vient pas de Dieu, il se pourrait que ça vienne d’ailleurs, ce qui pourrait, en même temps qu’un soulagement physique, enfiler autre chose qui touche l’âme, ferait un dégât invisible autrement plus grave pour l’être tout entier, même si on le fait au nom de la foi, comme si on pouvait la confisquer à son propre avantage. La foi chrétienne nous enseigne que la souffrance offerte avec le Christ, supportée avec amour, peut être autrement bénéfique, non seulement pour la personne en question, mais pour beaucoup d’autres. Et bien sûr, ça n’exclut pas qu’on s’efforce de lutter de toutes ses forces contre la souffrance pour la soulager, mais pas à n’importe quel prix. C’est comme l’argent qu’on peut amasser : il n’est pas mauvais en soi, mais pour le moins ambigü, et il peut être à l’origine de tant d’injustices, de désordres et de calamités. A plus forte raison, la possession spirituelle représente un danger autrement plus grave, d’autant plus grave qu’il est plus subtil et ne se voit pas au premier degré. Or, il s’agit bien ici de chasser les démons : ce qui requiert une pureté d’intention qui exclut toute connivence secrète avec lui. Et là, nous n’avons sans doute pas le monopole. Il y a, c’est vrai, en dehors de la foi chrétienne, des gens incroyablement désintéressés et généreux, qui ne se soucient en rien d’un quelconque pouvoir à exercer, d’un savoir à asséner, de se croire une aristocratie spirituelle qui en remontre à tout le monde.

     Jésus répond à St Jean en 3 points, et c’est une merveille de pédagogie. D’abord : « Ne les empêchez pas ! » Pas de jalousie, pour rien, jamais ! Jésus est plus grand que la communauté repérable des disciples explicites. L’Eglise est réellement sa présence continuée, mais Jésus peut bien agir en dehors d’elle. Il arrive que des braves gens qui ont beaucoup moins de moyens spirituels que nous, nous jugent dans nos prétentions. Tous collaborent au retour du Christ, même sans le savoir, ce qui relativise beaucoup de nos entreprises et de nos efforts, qui ne resteront pourtant pas sans récompense. Bien sûr, il faudra bien quelques critères clairs d’appartenance, mais ils ne sont pas tout et Dieu nous réserve toujours quelques surprises. Ensuite, Jésus défend ceux qu’il appelle les petits : ces gens obscurs, mal définis, peu éclairés, donc fragiles, que l’on peut vite un peu mépriser quand on a les idées claires. Jésus voit d’abord le bien en chacun, dans les autres et en nous aussi. Lui seul a les idées claires ! Et enfin, ces paroles qui paraissent dures, de pied coupé, d’œil arraché, de meule au cou. On peut pas cultiver l’ambiguïté et la connivence avec le mal : une fois repéré, il ne peut y avoir de compromis. Cette 3ème partie de la réponse éclaire les 2 premières : en sachant que Jésus peut se manifester en dehors des cadres établis, on se doit d’être modeste. Il faut s’efforcer de ne pas décourager ceux dont la foi n’est pas pure dans ses manifestattions repérables. Mais on sera tous prompts à retomber dans ces mêmes travers que nous reprochons aux autres. L’attitude fondamentale du vrai croyant, c’est d’être capable de se réjouir de tout bien qui se fait au nom véritable de Jésus. Ne perdons pas notre temps et nos énergies à autre chose, puisque nous sommes dans les derniers temps.

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26ème dimanche A 1er octobre 2017
     C’est aux chefs des prêtres et aux anciens que Jésus s’adresse : il leur demande leur avis sur une petite parabole qui fait suite à celle de dimanche passé. Nous sommes toujours dans la vigne, il y a un patron –aujourd’hui, le père- et des gens qui y travaillent, en l’occurrence ses fils. Nous pouvons dire nous aussi, comme notre Pape émérite Benoît XVI lors de son élection : « Je ne suis qu’un humble travailleur dans la vigne du Seigneur… » Ce sont les pharisiens qui, les premiers, ont entendu l’appel divin : ils ont reçu la Loi et se flattent de l’observer, ce qui leur vaut d’être considérés par le peuple, ce sont des saints et des justes. De l’autre côté, il y a les pécheurs publics, ils font profession d’infidélité à la Loi et de désobéissance flagrante. On retrouve les 2 mêmes catégories dans toutes les paraboles : le fils aîné et le fils prodigue, les premiers invités à la noce et les convives ramassés aux carrefours, les travailleurs embauchés le matin et les ouvriers de la dernière heure. Ici, la vigne est l’affaire de toute la famille, père et fils, et tout le monde a intérêt à ce qu’elle produise le meilleur de ce qu’on en attend. La première réponse est décevante : on a affaire à un rustre, un peu orgueilleux et paresseux qui se croit tout permis parce qu’il est l’aîné, justement. Mais le retournement est inattendu : c’est qu’il y a parfois dans de telles âmes d’admirables sentiments cachés et des retours inespérés. C’est le remords d’un homme mal élevé qui se repent, mais ne sait pas comment le dire : alors, il se contente de corriger le tir en silence sans oser faire une déclaration officielle. Et de fait, des actes valent parfois de belles paroles faciles ! L’autre est plus policé, il a de bonnes manières, mais se défile en silence, le silence de l’inaction. Apparemment, il n’a manqué à rien… sauf à l’essentiel. Le premier est incohérent, mais c’est supportable et même défendable, parce qu’il va vers un mieux, son attitude finale est un progrès. Celle du second l’est beaucoup moins : c’est une démission et un mensonge, il promet et ne s’exécute pas. L’apparence est belle, mais il n’y a pas de contenu.

     La conclusion est donnée par les docteurs de la Loi eux-mêmes : «Lequel des deux a fait la volonté du Père ? » Impossible de se tromper. Dans d’autres cas, flairant le piège, ils ont refusé de répondre, mais ici, ils ne soupçonnent pas que leur réponse va se retourner contre eux. C’est le seul cas dans l’évangile où Jésus les associe aux publicains et aux courtisanes : « Ils vous précèdent… » Pourtant, si on comprend jusqu’au bout cette parole, ce n’est pas une condamnation : s’ils vous précèdent, ça veut dire qu’ils sont en route eux aussi, sur le même chemin du Royaume de Dieu, et qu’ils peuvent eux aussi repenser à l’invitation et s’y rendre sans rien dire. Car Dieu veut que tous soient sauvés, il n’exclut personne de son dessein qui est vraiment universel. Et c’est bien de conversion qu’il s’agit, et là, tout le monde est au même plan, pourrait-on dire. L’allusion à la prédication de Jean-Baptiste ajoute une précision importante : dès ce moment-là, en effet, s’est manifesté le clivage entre les pharisiens qui n’ont pas cru au Précurseur, tout comme maintenant, ils refusent d’écouter Jésus, et les pécheurs qui sont venus en masse recevoir le baptême de pénitence et continuent à se réjouir de l’invitation du Messie. Le plus important, c’est donc le changement d’attitude, que Jésus espère toujours possible pour tous. Il suffit de continuer à se convertir pour être le premier de la liste ! C’est ça, la bonne nouvelle, et les premiers à le comprendre sont ceux qui sont au départ les moins brillants, ceux qui n’ont vraiment rien à faire valoir. Le pire, pour un croyant, c’est de croire qu’il est arrivé et n’a plus rien à faire pour aimer Dieu davantage : ça, c’est effectivement être grossier : « Qu’est-ce qu’Il a encore à me demander, Celui-là ?... » La vraie cohérence, on la trouve et on la bâtit patiemment en ayant les sentiments qui sont dans le Christ Jésus, en se demandant sans cesse : « Que ferait-Il à ma place ? » La réponse est la plupart du temps assez simple. Il suffit de ne pas oublier de se poser la question.

Vingt-septième Dimanche du T.O., A 8 octobre 2023          Homélie de Dom Bernard-Marie van Caloen
Abbaye de la Fille-Dieu

Is 5,1-7 ; Ph 4,6-9 ; Mt 21,33-43.

La vigne du Seigneur.

En ce temps-là, la vie était rude sur les bords du Lac de Galilée.  L’occupant romain imposait ses lois et prélevait ses impôts.  Les rois de Galilée et de Transjordanie construisaient leurs capitales, Tibériade ici, Césarée là-bas, en reconnaissance et pour signifier leur sujétion à l’autorité romaine.  Les grands perdants dans cette histoire, dans les constructions et reconstruction, furent les agriculteurs et les pêcheurs du pays. 

À chaque frontière entre les provinces, à l’entrée et à la sortie des villes, sur les bords du Lac, les collecteurs d’impôts étaient là pour ramasser les impôts sur le travail, sur la pêche, sur les transports, sur les produits importés ou exportés.  Le nombre de collecteurs d’impôts explique en bonne partie que ces hommes étaient méprisés voire haïs par le peuple, et assimilés aux pécheurs, aux prostituées et autres exclus de la vie religieuse. 

Pour survivre à cause de la pression fiscale, la plupart des ouvriers avaient dû hypothéquer leur terre, leur bateau, parfois leur maison, et travaillaient ensuite comme simples journaliers sur leur bien.  Que les journaliers en viennent un jour à tuer l’héritier pour récupérer leur bien… cela ne fut en réalité qu’un simple fait divers à l’époque. 

Mais voilà que Jésus transforme cet épisode, en reprenant mot à mot le chant du maître sur sa vigne, tel que nous l’a rapporté le prophète Isaïe dans la première lecture.  Du temps du prophète, la vigne ne donne pas de bons fruits, et Isaïe de commenter :

La vigne du Seigneur de l'univers, c'est la maison d'Israël.

Le plant qu'il chérissait, ce sont les hommes de Juda.

Il en attendait le droit, et voici le crime ;

il en attendait la justice, et voici les cris.

Les chefs religieux à qui Jésus s’adresse ont bien compris l’allusion.  Les envoyés du propriétaire, ce sont bien évidemment les prophètes.  Les sévices qu’ils supportent sont de plus en plus importants, graves, et deviennent mortels.  La violence est croissante, l’opposition se durcit.  Les ouvriers d’une part, le propriétaire d’autre part, s’entêtent dans leurs positions.  La crise s’envenime, et l’on peut se demander pourquoi le maître envoie son fils.  Il devait bien se douter que les vignerons n’auraient pas de pitié pour l’héritier…

Ayant ainsi mélangé le fait divers et l’image de la Vigne du Seigneur, Jésus interroge ses auditeurs sur la suite à donner.  Que doit faire le propriétaire ?  Ils répondent :

Ces misérables, il les fera périr misérablement.

Il louera la vigne à d'autres vignerons…

L’art de la parabole, tout au long de l’Histoire Sainte, consiste à mettre les gens devant leurs actes en leur proposant une histoire qui, à première vue, n’a rien à voir avec l’actualité.  Mais lorsque les interlocuteurs répondent à la question finale, ils sont mis devant leurs responsabilités et comprennent qu’ils ont été pris à leur propre piège. 

Jésus a exprimé dans cette parabole le fond de sa pensée.  Il est le Fils unique, le maître du domaine c’est Dieu son Père, et les ouvriers ce sont les chefs du peuple.  Ces derniers comprennent eux aussi l’allusion tellement limpide.  Mais, malheureusement, ils ne se convertissent pas, bien au contraire.  Le verset suivant de l’Évangile, que le texte ne nous rapporte pas, dit expressément :  

En entendant les paraboles de Jésus,

les grands prêtres et les pharisiens avaient bien compris qu’il parlait d’eux.

Tout en cherchant à l’arrêter, ils eurent peur des foules,

parce qu’elles le tenaient pour un prophète. (Mt 21,45-46)

On en conclut que tout le monde sait que les jours de Jésus sont comptés…  

À notre tour, ayons confiance en Jésus qui marche à nos côtés et nous donne la force de vivre les moments de joie et de peine.  Croyons que tout concourt à notre bien, même si par moment nous ne savons pas où Dieu veut nous conduire.  Redisons-nous alors la parole de Paul entendue en deuxième lecture :

Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, priez et suppliez…

Et la paix de Dieu, qui dépasse tout ce qu'on peut concevoir,

gardera vos cœurs et vos pensées.

Que la participation à cette eucharistie renforce notre foi et notre confiance que Dieu est toujours avec nous.  Il ne nous laissera pas tomber.  Notre chemin, à sa petite mesure, suit le chemin que Jésus a inauguré.  C’est un chemin de victoire.

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27ème dimanche C  2 octobre 2022
Serviteurs quelconques : on s’insurge volontiers contre ce qualificatif peu élogieux qui fait petite mesure du travail consciencieusement fourni, de la fidélité du service, de l’engagement quotidien sans gloire. Le Seigneur ne dit-il pas à ses apôtres : « Je ne vous appelle pas serviteurs, je vous appelle mes amis ? » Mais au même moment, Il montre en acte ce que ça signifie, provoquant les protestations de Pierre. C’est un monde de contrastes, qui nous désoriente un peu, suggérant des attitudes difficiles à concilier : soumission inconditionnelle ou faire-valoir obligatoire, collaboration valorisante ou service désintéressé ? Il faut peut-être d’abord remettre la phrase dans son contexte.

Et d’abord, constater que la traduction liturgique fait la part belle à l’air du temps : l’adjectif grec est en réalité plus fort ; il faudrait dire : « serviteurs inutiles » : encore moins valorisant ! Le Seigneur nous tiendrait-Il pour si peu de chose ? Tout cela fait allusion aux usages palestiniens de ce temps, que tout le monde avait sous les yeux. Maître et serviteur ont chacun leur place. Il n’est pas possible d’intervertir les rôles. Mais si les choses se passent au mieux, ça fonctionne assez bien : le Maître sait qu’il n’a pas intérêt à tirer trop sur la corde, et le domestique fait lui aussi le maximum pour le maître soit content. Echange de bons procédés : chacun a besoin de l’autre. Bien sûr, des injustices se glissaient souvent dans cet idéal : il y en a quand même un qui le pouvoir par le manche, et il est facile d’en abuser. Mais il n’y a pas de société sans dépendance. Il faut savoir que le serviteur qui doit à son retour des champs préparer encore le repas n’est pas un ouvrier agricole qu’on paie à la journée. Il est un esclave qui est censé n’avoir aucun droit. Dans l’opinion courante, même si le maître est invité à se montrer humain (et c’est déjà beaucoup plus à cause de toute la législation de l’Ancien Testament, par rapport aux autres peuples de l’Antiquité), il n’est pas obligé de se montrer reconnaissant. Jésus constate cette situation sans la juger : en ce sens, il n’est pas un révolutionnaire. On sait qu’en France, par exemple, avant la Révolution, même les pauvres gens se satisfaisaient de leur sort. Ce sont les bourgeois révolutionnaires, jaloux des nobles, qui leur ont appris à râler. Le Sauveur Jésus veut élever le débat afin d’en tirer une leçon pour les disciples. Ce qu’on fait de bien ne crée pas que des droits, et l’humilité sera toujours nécessaire pour aider au bon fonctionnement des relations humaines. Non, il n’est pas extraordinaire de faire son devoir, le mieux possible et avec détachement, ce qui ne veut pas dire, en même temps, qu’on a aucun mérite. Simplement, ce n’est pas à nous de l’évaluer : ce détachement est l’une des caractéristiques les plus profondes de l’agir chrétien, il a quelque chose à voir avec la gratuité qui est le fond de l’amour. D’ailleurs, inutile ne veut pas dire bon à rien ou incompétent, mais simplement capable de ne pas s’enorgueillir à tout propos comme si tout ce qu’on fait est une prouesse qui exige l’admiration des foules. Dieu seul est vraiment bon en tout ce qu’Il fait, et il y aura toujours une distance infinie entre la perfection du Créateur et nous, ses pauvres serviteurs. Transcendance absolue de Dieu et petitesse de l’homme : c’est en ce sens que nous sommes inutiles, car Il pourrait bien se passer de nous dans sa toute-puissance et c’est nous qui sommes grandis quand Il veut bien avoir besoin de nous comme collaborateurs de son œuvre. Ce que nous faisons pour Lui n’ajoute rien à sa gloire: c’est nous qui sommes honorés infiniment de la confiance qu’Il nous fait. Quand nous revendiquons sa reconnaissance, c’est que nous n’avons pas assez vu la disproportion entre Lui et nous, et que nous avons le nez collé à ce que nous faisons, en pensant que c’est la seule œuvre qui vaille quelque chose au monde. C’est quand nous avons commencé à comprendre tout cela qu’Il peut, Lui, déployer sa puissance. D’où la petite parabole de la graine de moutarde, dans la même page d’évangile. Il ne nous conseille pas de demander des miracles sensationnels : Lui-même les a toujours refusés, Il n’est pas amateur de merveilleux pour épater la galerie. Mais cette image forte nous fait comprendre qu’Il est le maître de l’impossible et le petit brin de foi est ce qui Lui ouvre la porte. Il s’agit seulement d’être un bon récepteur de Dieu, alors réellement, il se produit de merveilles. L’homme devient alors son vrai partenaire : non plus serviteur, mais ami. Mais c’est au terme, non pas au début que cette transformation peut avoir lieu. Qu’Il nous y conduise par la voie royale de l’humilité.

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27ème dimanche TO B 3 octobre 2021
Fabuleux commencement, signalé à la fois dans la Genèse et sur les lèvres de Jésus qui répond à ses pharisiens qui veulent Le mettre en difficulté. Comment ne pas revenir à ces textes fondateurs, qui nous remettent paisiblement en lumière la conception éternelle, inusable, du couple, de l’homme et de la femme, de la création telle que Dieu les a voulus au commencement ?

Et d’abord, cette irruption de l’humain dans le plan de Dieu. On dirait qu’Il reste sur sa faim tant que l’homme n’est pas advenu, et quand on dit homme, ça veut dire aussi femme. Seule notre époque semble avoir du mal à comprendre que le masculin du langage est d’emblée inclusif. L’humain n’est pas concevable sans une coupure qui est aussi un lien : l’unité de l’humain se forme par un double déplacement : l’homme quitte sa mère et se lie à une femme ; la femme, à son tour, s’entend dire : « ton désir te portera vers ton homme » : elle ne se suffit pas et doit se déplacer, elle aussi. Nous sommes faits pour autre chose que nous-mêmes. Ils peuvent croire se combler l’un par l’autre, mais c’est surtout en sentant que le manque dont chacun souffre est plus vivable grâce à l’autre, qui a aussi le sien. A longueur de vie, nous sommes ainsi sollicités entre manque et plénitude, frustration et contentement. On peut qualifier cette tension de féconde, car elle nous empêche de nous reposer sur nos lauriers et nous oblige à voir au-delà de nos intérêts immédiats.

Mais le plus beau, c’est que cette tension est foncièrement une ouverture à Dieu, qui est le terme de nos recherches. C’est inscrit dans le génie de la langue hébraïque, dans le texte original de la Genèse. Accrochez vos ceintures, je vous paie un petit cours d’hébreu ! En hébreu, il y a une parenté immédiate entre homme et femme, comme entre Adam et la terre dont il est tiré : la terre se dit adama : il est donc « tiré », avec un lettre en moins, de la terre. Dieu lui « enlève » quelque chose pour lui donner mieux par ce manque, comme il enlève une côte à Adam pour en faire l’os de mes os et la chair de ma chair. Nous collons à la terre en vertu de notre nature, et il est toujours difficile de décoller. Mais ça nous donne un sens du réel incomparable. C’est quand nous fuyons ce réel que les choses se gâtent… Homme se dit ish en hébreu, et femme, isha. Trois lettres pour chacun, car on écrit pas les voyelles en hébreu. Les deux lettres qui ne leur sont pas communes (iod et hé) forment le mot Iah, qui est l’abrégé du tétragramme (4 lettres) du Nom divin : Yehovah. La différence entre l’homme et la femme, c’est divin ! Ni l’un ni l’autre ne peuvent avoir la prétention de se prendre pour Dieu, mais la coupure entre les deux, c’est du divin ! Adam, quand il est seul au milieu de ces animaux pourtant charmants, ignore l’entre-deux. Il ne sait pas encore qu’il est homme et femme (ce qui ne veut pas dire androgyne !). Cette incomplétude le mine, mais il ne sait pas ce qu’elle est : ce n’est pas bon, dit Dieu ! C’est la différence entre l’humain et l’animal qui lui fait prendre conscience d’une différence fondamentale, constitutive de son être, pourrait-on dire. Il a d’abord tâté de l’animal, avant de penser que l’humain est un couple. Les pauvres bêtes n’y pouvaient rien quand elles n’ont pas répondu à son appel : elles ne sont pas de la même chair, alors que homme-femme, c’est le même dans le différent et le différent dans le même. Tant qu’il n’a pas accédé à cette conscience, il n’est pas développé à plein, il est narcissique, il ne se désire que lui-même, sans pouvoir en sortir. Inutile de dire qu’il y a de multiples formes de ce narcissisme, que nous constatons dans nombre de relations humaines, et que c’est la plupart du temps sans qu’il y ait au départ aucune faute morale. Mais ce n’est pas ce que Dieu a voulu en créant cette merveille qu’est l’humain, sommet de la création, à l’image de la Trinité Sainte, en laquelle il y a aussi similitude et différence. La charité n’est-elle pas, foncièrement, sortir à la rencontre de l’autre, se faire proche pour ce prochain qui n’est pas forcément intéressant, mais qui a besoin de moi, parce qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul ?

Mais alors, le mariage est-il obligatoire, un mariage pour tous ? Certes non, mais ce qui l’est. c’est l’acceptation constitutive d’une différence qui, elle n’est pas facultative. Non seulement entre individus de même sexe, mais dans cette manière de vivre jamais réductible à la mienne propre : une femme ne conduit pas comme un homme et un homme peut porter une robe… pas comme une femme ! Admirons la sagesse du Créateur qui inscrit au plus profond de notre être de chair une disposition à aimer, comme Lui, sans limites.

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27ème dimanche A 4 octobre 2020
Si vigne il y a, il y a aussi des vignerons : le prophète, dans la 1ère lecture, parle de la vigne et l’évangile plutôt des vignerons. La première peut décevoir, les seconds plus encore, puisqu’ils sont responsables, alors que la nature ne l’est pas par elle-même. Mais dans le plan du Créateur, nous sommes appelés à accompagner, développer et perfectionner la nature : c’est la vision chrétienne qui se garde bien de déifier la créature et la regarde toujours en lien avec son origine. Dieu nous donne le cadre de notre vie avec tout le matériel souhaitable ; encore faut-il savoir s’en servir. Pour ma part, j’ai toujours été fasciné par le savoir-faire des artisans : c’est bien autre chose que la technique, c’est proprement humain et intelligent ! En se donnant un peu de peine, chacun est capable de faire quelque chose de bien avec ses mains et d’en tirer satisfaction pour lui-même et de servir ses frères. Alors que dans l’antiquité, la plupart des civilisations réservaient le travail matériel aux esclaves -on l’appelait d’ailleurs travail servile-, le christianisme donne ses lettres de noblesse à toute activité nécessaire à la vie sur la terre. Jésus Lui-même  a travaillé 30 ans dans l’atelier paternel à Nazareth, soit les 9/10èmes de sa vie sur terre. Mais le propos du Sauveur Jésus dépasse ici Laudato sì.

Pourquoi donc cette violence chez les vignerons qui avaient toute la confiance du maître ? Car il n’est en rien injuste envers eux : des conventions liaient les fermages de ce type, et c’est de tout temps que tout le monde peut y trouver son compte. Ce qui trouble cette harmonie, c’est la cupidité. Souvent en effet, on ne se contente pas de ce qu’on a et qui permet de vivre décemment. Et plus on a, plus on veut. Un bonne part des mobiles de meurtre ont là leur origine. Mais la parabole n’explique pas tout : pourquoi le maître, qui a planté lui-même sa vigne, part-il en voyage ? Les serviteurs sont-ils envoyés dans la même saison ou d’une année à l’autre ? Qui est ce fils dont on ignorait l’existence au départ, est-il lui aussi parti en voyage avec son père ? Le récit se contente de traits sobres et bien choisis pour que l’on comprenne qu’il s’agit d’autre chose que d’économie domaniale. Il s’agit du peuple saint et de l’Eglise au cours des siècles. Les serviteurs maltraités désignent les prophètes et précipitent l’action vers le dénouement. C’est de Jésus qu’il s’agit, de sa mort injuste, jusqu’à son rejet hors de la Ville. La parabole pourrait s’arrêter là : les homicides sont châtiés, la vigne est confiée à d’autres, plus respectueux et consciencieux. Or l’appendice final est le plus important : le sort du fils rejeté. Si ce Fils est bien Celui qu’on connaît, qu’on reconnaît comme Dieu, sa mort ne peut être le dernier mot de l’histoire. Il doit ressusciter et sera même le Rédempteur des barbares qui ont osé le mettre à mort. C’est dans un contexte de sang et de violence qu’il ose parler de résurrection. On sort de l’allégorie de la vigne pour en adopter une autre : celle de la pierre d’angle, citation du psaume 117. Ce ne sont plus les meurtriers directs qui sont visés, mais ceux qui se heurteront à cette pierre qui les fera tomber. On peut donc dire que l’histoire de la vigne n’est pas finie, elle se répète avec d’autres vignerons, et à chaque étape, Dieu attend des fruits, c’est-à-dire sa gloire. Si on recherche sa propre gloire au lieu de la sienne, Il est la pierre-qui-fait-tomber. Oui, Dieu est parfois déçu de ses ouvriers. Mais Il ne peut s’empêcher de donner à nouveau sa confiance en tous ceux qui veulent bien servir son Royaume. On peut être déçu de Lui, qui ne répond pas à nos prières comme nous le souhaitons, de son Eglise qui ne correspond pas à nos attentes, de ses serviteurs qui sont parfois mauvais et malhabiles. Saurons-nous Lui faire à nouveau confiance, Lui, la pierre d’angle ? Car même parmi les meurtriers, il y a des convertis, il y a toujours un reste fidèle qui est dans la paix qui surpasse toute intelligence. Qu’il nous y garde et nous y remette et la vigne donnera à nouveau son fruit.

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27ème dimanche C 6 octobre 2019
Des serviteurs inutiles, quelconques, selon les traductions possibles, et pourtant indispensables, puisque Dieu les a voulus, alors qu’Il aurait très bien pu se passer de nous, et qui sont en outre invités à devenir des amis ; un temps pour manger et boire, mais pas pour tout le monde en même temps ; combien de temps pour voir la réalisation de ce qu’on espère, et un temps qui nous fuit sans cesse entre les mains : ça fait pas mal de contrastes, voire de contradictions dans les textes de ce dimanche, qui sont un reflet fidèle de notre vie de tous les jours. Les choses ne sont jamais simples et aussi fluides que nous l’espérons, et c’est finalement la foi qui nous permet de voir un peu plus clair, car elle nous fait voir ces choses d’un peu plus haut, dans la lumière de Dieu. Le premier bienfait de la foi, c’est de nous faire prendre un peu de distance et de hauteur dans nos luttes de chaque jour. Relativiser : oui, c’est ça, car nous donnons souvent de l’importance à ce qui n’en a guère par rapport à Dieu, à sa vérité, à son monde éternel. C’est sous le mot et la fonction de serviteur que nous sommes invités à mettre en œuvre le meilleur de notre vie, ce cadeau précieux que Dieu nous a fait pour sa gloire et notre bonheur. Devant Lui, nous sommes vraiment peu de chose, et pourtant, nous avons à ses yeux un prix infini : Il n’a pas hésité à livrer son Fils pour redresser notre condition humaine défigurée par le péché. Avec Lui, nous pouvons participer à sa puissance créatrice, au point de pouvoir jeter un arbre dans la mer d’une seule parole. Encore faut-il pour cela avoir la foi, la vraie, pas seulement pour le plaisir et le caprice d’un tour de prestidigitateur. Car on ne peut pas manipuler Dieu, par la magie de fétichismes et de superstitions : Dieu n’est pas notre domestique, même si un autre passage de l’évangile nous Le présente en tenue de service pour récompenser les serviteurs qui L’ont attendu à son retour. Jésus Lui-même l’a montré dans le lavement des pieds, le Jeudi-Saint, et Il a résisté à St Pierre qui ne voulait pas se laisser faire : c’est donc que pour Lui, l’attitude est incontournable pour celui qui veut être son disciple. Il suffit donc d’e vouloir être dépendant de Lui, en tout et pour tout. Il est vraiment Celui qui renverse les situations, c’est l’esprit des béatitudes. Sa toute-puissance est la toute-faiblesse de l’amour vulnérable, et ça se vérifie à tous les niveaux. La graine de moutarde est la plus petite graine du potager. Elle peut devenir un grand arbre qui abrite les oiseaux. Jésus a souvent refusé, pourtant, les signes merveilleux qu’on Lui demandait, et Il a chaque fois fait appel à la foi, précisément. Car la foi est cette petite graine presque invisible à l’œil nu, qui est plus forte que les entreprises humaines. Elle nous fait entrer dans le monde de Dieu, si nous voulons bien être les serviteurs de sa puissance à Lui. En nous soumettant à sa sagesse, nous devenons à notre insu des partenaires et des collaborateurs, et plus nous serons humblement conscients de sa grâce, plus ce mystère produira des fruits étonnants, sans proportion avec nos pauvres forces. L’histoire de la sainteté le montre abondamment depuis 2000 ans. C’est donc en acceptant cette faiblesse et en la remettant entre les mains du Créateur qu’Il peut faire par nous ce qu’Il veut.

On peut encore mieux comprendre tout cela devant la limite la plus infranchissable de la vie humaine : la mort. Nous croyons en effet, contre les apparences et dans la foi, que nous sommes appelés à cette espérance qui s’appelle la résurrection. Tout ce que nous nous vivons, c’est dans cette perspective et elle seule donne sens à nos joies et nos souffrances. Le monde est en espérance de rédemption et Dieu est le maître de l’impossible. Déjà maintenant, nous pouvons choisir entre le néant et la Vie éternelle. Les vrais miracles s’opèrent quand on fait confiance au Maître de l’impossible, et même s’il juge dans sa sagesse, qu’il vaut mieux ne pas nous donner ce que nous demandons, Il nous fait aboutir à cette vie avec Lui où nous serons parfaitement heureux dans son amour. Certaines situations matériellement demeurent inchangées, et pourtant quelque chose d’essentiel change, parce que nous le voyons dans une autre lumière : la sienne. Demandons ce brin de foi, cette toute petite graine, et nous ferons mieux que de planter des arbres dans la mer.

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27ème dimanche B 7 octobre 2018
     Il faut donc remonter au commencement pour comprendre quelque chose de la vocation au mariage. Car la question posée par les pharisiens n’est qu’assez secondaire, comme beaucoup de celles qu’on pose aussi aujourd’hui à propos de cette forme de vie fondamentale pour l’homme et pour la femme, depuis les origines et la création voulue par Dieu. On a même plus à poser la question de savoir si le divorce existe, est permis ou est même une bonne chose : massivement, la société a répondu, et ne s’inquiète de ce que pense l’Eglise que dans un coin assez obscur de mauvaise conscience invincible qui veut à tout prix être cautionné dans ses choix. A ce genre de demande, une fois de plus, Jésus ne répond pas par oui ou par non. Ce sujet d’importance mérite tout de même mieux qu’un réponse en 3 lettres. A ces spécialistes de la Loi, Il commence par les y renvoyer : ce que dit Moyse n’est pas négligeable, certes, mais c’est à la fois légitime et temporaire. C’est comme la maîtresse en classe : « Pourrait faire mieux à l’avenir ! » Cette disposition déjà lointaine était faite pour un peuple assez grossier, qui requérait une pédagogie adaptée. On pouvait espérer qu’avec le temps, il y aurait des progrès dans l’affinement des exigences spirituelles concernant l’amour, par exemple, puisqu’il s’agit de ça. Un jour, le mariage serait vu dans toute sa normale extension, comme le don d’une sanctification mutuelle : aimer, c’est admirer et aider à grandir. C’est donc aussi pour les pharisiens un appel et une invitation. Alors, au commencement, c’était comment ? Au commencement, c-à-d avant que le péché, qui est le contraire de l’amour, ne vienne tout brouiller. En quelques mots, tout le processus de formation de l’humanité est exprimé, sobrement, mais de manière complète et définitive. D’abord, la complémentarité : un homme et une femme qui ont la même nature en commun, mais qui est modulée de manière différenciée. Comme dans la Trinité, il y a l’opposition de relation entre les Personnes, ce qui veut dire que l’amour est constitutif en Dieu, ainsi, ce même amour reçu et donné est inscrit dans l’être même de cet bipède qui est le sommet de la création. Ensuite, 3 verbes : quitter, s’attacher, devenir. Ce qui veut dire, pas seulement quitter le  domicile de ses parents, mais laisser derrière soi le soutien confortable (ou éprouvant, c’est selon), s’arracher au besoin de sécurité pour faire quelque chose qui est vraiment de soi, c’est Abraham et c’est Elie. Et on ne va pas faire ça tout seul, en étant libre sans limites et jamais contredit dans ses caprices : on va se mettre en situation d’être sûr d’être contredit à longueur de vie –ce qui n’est pas différent dans la vie religieuse, par l’obéissance, notamment. Il ne s’agit pas d’une simple association, mais d’une nouvelle création. Si on se contente d’une association d’intérêts, de la recherche d’un confort matériel et affectif, on comprend que l’indissolubilité est aberrante et insupportable : quand le contrat ne produit plus les effets escomptés, on le dénonce. Le mariage n’est pas une rencontre de célibataires qui escomptent que l’autre leur rendra la vie plus agréable : on en sort forcément déçu, à plus ou moins long terme. Ce que Dieu propose, comme à Adam et Eve avant la chute, c’est une aventure incroyable avec Lui, ce qui est d’ailleurs souvent pressenti au plan humain au stade de l’amour amoureux : on est dans une sorte d’enthousiasme qui tend à balayer le passé pour reconstruire un présent tel que nul l’autre ne l’a encore bâti, prometteur de toutes les projets échafaudés. Ce qui ne se fait qu’en dépassant et purifiant à longueur de vie le besoin de satisfactions égocentriques dont on ne se rend que très peu compte à ce stade. C’est aussi ce que veut dire la seconde partie de notre évangile, qui semble ne rien avoir à voir avec la première. Un enfant, c’est un petit d’homme qui n’est pas encore achevé. Il est encore dans un état de dépendance et va bientôt s’en affranchir pour devenir un adulte. Ressembler à un enfant, c’est donc accepter de commencer à construite quelque chose de neuf : « Quand je serai grand… » C’est commencer une oeuvre qui sera sans doute longue, mais en tous cas, originale. C’est le contraire du cœur dur, de pierre, symbole même de l’immutabilité figée. C’est accepter la vulnérabilité de l’amour, chaque jour comme il advient, en faisant au mieux, les yeux fixés sur Dieu, source de l’amour vrai. C’est quand l’homme refuse de changer et d’être créateur qu’il se ferme et rend l’amour impossible. Que Dieu nous donne chaque jour de quitter, nous attacher pour devenir.

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27ème dimanche A 8 octobre 2017
Quand on sait le soin que demande la culture de la vigne, on ne lit pas sans émotion le chant d’amour du Seigneur pour sa vigne, image combien évocatrice de ce peuple pour lequel Il a tant fait. C’est tout le drame d’Israël et de l’humanité qui est évoqué en quelques mots puissants. Il avait voulu que ce peuple soit l’ambassadeur de sa joie et de sa tendresse, mais au lieu des fruits de paix et de fidélité, ils n’a produit que de la cupidité, de la jalousie, de la violence. Et comme l’Eglise est le nouvel Israël de Dieu, nous sommes nous aussi désignés au milieu des nations pour prolonger ce curieux et lourd privilège de souffrir jusque dans notre chair de notre infidélité, et en même temps d’avoir une conscience toujours en éveil, alors que tant d’autres ne se rendent même pas compte de la situation où ils se sont mis.

Mais le prophète et Jésus à sa suite voudraient-ils seulement nous culpabiliser et nous rendre responsables du malheur du monde ? Si Jésus reprend presque mot à mot le chant du prophète, c’est que ses auditeurs le connaissaient comme un classique indépassable. Mais très vite, il s’en détache : le Maître envoie ses serviteurs, puis son propre fils. Nous retrouvons le même glissement que dans les évangiles de ces deux derniers dimanches. Et les serviteurs seront maltraités, puis le Fils, Lui aussi, non seulement jeté dehors, mais tué. Face à cette horreur finale, la persévérance du Maître a quelque chose d’inconcevable, d’inexplicable. Il a vraiment tout essayé, il ne renonce jamais au bien. Il a sans cesse envoyé à ce peuple insoumis les messagers dont il avait besoin. Les vignerons, de leur côté, ont une attitude de plus en plus agressive : voilà comment ils répondent à la sollicitude de leur Maître ! C’est que parfois, la bonté dérange, parce qu’elle met en lumière le contraire en face. La parabole de Jésus désigne Israël comme ces vignerons qui ont la vigne en gérance, et leur faute se situe dans ce domaine, précisément : s’ils veulent tuer le Fils, c’est pour s’approprier la vigne. Dieu nous a tout donné, mais nous ne sommes que les gérants de ce monde. Nous pouvons en disposer, le faire fructifier, mais pas complètement à notre guise. Et nous savons tous qu’il est difficile de ne pas devenir assez vite propiétaires de nos efforts. C’est comme on disait de nos braves gouvernantes de cure –une espèce disparue aujourd’hui : la première année, ce sont : les poules de M. le Curé ; la deuxième, nos poules ; et la troisième : mes poules… Oui, pourquoi faut-il que tout notre travail ne nous profite pas un peu, plutôt qu’à ce Maître lointain qui ne se manifeste qu’à la vendange ? Le travail, c’est de l’argent, et l’argent, c’est le pouvoir.

     De fait, ce sont les chefs du peuple juif qui ont voulu la mort du Fils bien-aimé. Mais ce serait un peu court de croire qu’ils sont les seuls à réagir ainsi : tout groupe dépositaire d’énergie créatrice aura toujours la tentation d’utiliser à son propre profit ce que lui a confié le Créateur. On peut faire du Royaume, de l’Eglise, son affaire personnelle, selon des vues biens précises –les miennes- et gare à celui qui les met en cause. On répond subrepticement au besoin d’être important, d’exercer une influence, de récupérer quelque chose du dévouement et de la vertu. Nous voilà donc prévenus, et nous sommes tous concernés. Les coupables du meurtre du Fils seront dépossédés de leur mission dont ils se sont rendus indignes. Mais puisque nous sommes avertis, il serait encore plus grave de continuer à s’approprier le Royaume. Comment éviter cela ? Simplement en nous souvenant que nous sommes tous des serviteurs inutiles. Dieu pourrait très bien se passer de nos services. S’il nous fait la grâce de nous les demander, c’est qu’Il veut faire de nous autre chose que des serviteurs : Il fait de nous ses amis, dans la gratuité absolue d’une relation où chaque partie a la joie de tout donner pour le bonheur de l’autre, sans qu’il y ait aucun dû et aucun droit : c’est ça, la liberté du Royaume de Dieu, et la pureté de la vie qu’Il nous offre. En étant préoccupés de l’unique Nécessaire, nous pouvons mettre en œuvre toutes nos capacités dans une désappropriation radicale qui est la première béatitude. Que le Seigneur nous libère de toute ambiguïté à son service, qu’Il fasse de nous des créatures nouvelles.

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27ème dimanche TO. C. 2016
Comment ne pas être touché de la demande des apôtres : en leur temps déjà, la foi manquait ! Le prophète Habacuc, lui aussi, se désolait de l’abomination, du pillage et de la violence qui jetaient le doute sur la présence de Dieu dans notre pauvre monde. Il rejoint la constatation douloureuse du Sauveur Jésus à un autre moment : « Le Fils de l’homme, quand Il reviendra, trouvera-t-Il encore la foi sur la terre ? » Nous sommes loin des temps où la foi allait de soi, où elle faisait naturellement partie du paysage, et nous nous en attristons non sans raison : cela veut dire au moins que nous sommes convaincus que la foi, c’est un trésor, et que nous voulons faire ce que nous pouvons pour la conserver. Constatant leur impuissance, les apôtres ont donc raison de demander que le Seigneur veuille bien l’augmenter en eux : la foi est un don de Dieu, une vertu théologale et non simplement morale, qui se développerait par entraînement ascétique. Elle se demande à Dieu chaque jour. Dieu seul, en effet, peut nous donner ses lunettes pour que nous soyions capables de Le voir, Lui, avec les choses, les gens, les événements, dans sa lumière. Ces lunettes sont fumées : elles donnent à tout ce qui est vu une certaine chaleur, couleur qui est celle de sa bienveillance et de son amour.
En ne répondant pas directement aux apôtres –Il ne consent ni ne refuse ce qu’ils Lui demandent- Il nous met sur une autre voie. D’abord, l’exemple insolite, presque invraisemblable et inutile de l’arbre que l’on pourrait déraciner et planter dans la mer induit l’idée du pouvoir et de la domination sur les choses que donne la foi, semble-t-il : à quels effets spectaculaires on pourrait s’attendre s’Il accordait la grâce demandée ! Mais ce genre d’opération est-il nécessaire et souhaitable ? Ce serait si facile de tout régler par une panacée universelle qui nous dispenserait de tout effort. Mais justement, la foi ne doit pas être cela. Elle nous donne la vision de Dieu, pas son pouvoir pour faire les choses à notre guise, évidemment. La foi change quelque chose à la vision que l’on a de la vie, elle ne nous la simplifie pas forcément. Parfois les convertis le disent avec un peu de regret, au bout d’un certain temps de vie chrétienne : « C’était plus simple avant… » Oui, en ce sens qu’on avait à tenir compte que de soi-même. La petite parabole du serviteur appelé quelconque nous dit que même si on a la foi, si on fait tout ce qu’elle nous suggère, il n’y a pas de quoi s’enorgueillir ou en tirer un avantage immédiat. Certes, les gens qui ont la foi ont parfois la possibilité d’accomplir des choses étonnantes : la vie des saints est pleine de prodiges et de miracles. Mais précisément, on ne peut être saint sans être humble : plus que les autres, ils se savent pauvres, pécheurs, quelconques. S’ils sont ce qu’ils sont, comme dit l’apôtre, ce n’est que par la grâce de Dieu. La réponse de Jésus est au total très cohérente: après avoir montré les effets possibles de la foi, Il nous met en garde en nous enjoignant de ne pas faire les malins à cause des ambiguïtés de tout pouvoir et de toute réalisation sur la terre. Si la foi nous était donnée pour être plus résistants face au scandale du monde, moins vulnérables à l’épreuve et à la souffrance, plus à l’aise dans la conduite des affaires, il y aurait sans doute plus de croyants ! Or, la foi nous fait simplement vivre tout ce que nous vivons avec plus d’intensité et de profondeur, les douleurs comme les joies. Quand on est proche du Coeur de Dieu, on participe à son réalisme. La foi ne nous permet pas d’échapper à la condition ordinaire de la vie, pour déboucher tout de suite dans la paix du Royaume, sans avoir consenti aux arrachements qu’elle suppose. Même une ambition spirituelle doit être purifiée, et on reste pauvre jusqu’au bout. Mais la lumière de la foi qui nous met en rapport constant avec Dieu nous donne une certaine joie que rien d’autre ne peut nous donner. Entendons comme Timothée les conseils du vieil apôtre, son père dans la foi : « Réveille le don qui est en toi, n’aie pas honte de remdre témoignage, prends ta part de souffrance. Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu t’a donné, mais un esprit de force, d’amour et de raison. » Nous verrons un jour dans la clarté que nous avons eu raison de faire confiance à Celui qui nous fait chaque jour le don de la foi.

28ème dimanche A 15 octobre 2023
Les noces du fils du roi : il ne s’agit de rien de moins que de la continuité dynastique de ce mystérieux Royaume qui est le fil rouge de l’évangile. Ce qui soulève plusieurs questions : si l’on comprend sans peine que ce roi, c’est Dieu, qui envoie son Fils à la rencontre de cette humanité qu’Il a créée et dotée de tous ses biens, mais qui n’en a fait qu’à sa tête, quelles sont donc ces noces qu’Il Lui prépare, qui sont ces serviteurs si peu respectueux de son invitation, comment se fait-il qu’ils soient si peu empressés d’y répondre, alors que c’est l’aubaine de leur vie ? C’est vraiment l’inverse de ce qu’on est tenté de croire : Dieu propose, et l’homme dispose, et il dispose souvent mal, il faut bien l’avouer ! Pourtant tout commence bien. Les perspectives messianiques du prophète font lever sur ce peuple humilié un souffle d’enthousiasme : quelle fierté pour ce père de préparer une fête grandiose pour ce fils de prédilection, les invités sont triés sur le volet, hautement honorés de cette preuve éclatante d’amitié, le menu plantureux et raffiné, tout est minutieusement prévu de longue date. Tout motif de tristesse a disparu, même la mort n’est plus au programme. Touchante impatience de Dieu à partager sa vie de famille… Il est vraiment incompréhensible qu’on puisse mépriser l’offrande d’un pareil bonheur ! Il y a en fait deux manières de mépriser l’invitation : l’indifférence, qui fait préférer les petites préoccupations du moment, à ras de terre, comme si ce que nous faisons est plus important et plus urgent que l’amour brûlant et infini de Dieu. Nous sommes si souvent occupés à nos broutilles ! Et l’autre forme de mépris, c’est la désinvolture : le goujat n’a même pas pris la peine de se changer, il est entré suant et soufflant de son footing, tout droit sorti de son écurie, sans penser le moins du monde à faire honneur à celui qui s’est coupé en quatre pour lui faire plaisir. On connaît ça aujourd’hui où nous baignons dans cette sous-culture prolétaire qui ne se donne de la peine que pour son propre confort. Il est loin, le temps où l’on ne se permettait pas de venir à l’église sans l’habit du dimanche ! Et n’allons pas trop vite dire que ce qui compte, ce sont les dispositions du cœur. C’est vrai, bien sûr, mais si on ne se donne pas la moindre peine pour les manifester, c’est qu’elles sont un peu minces. L’absence de délicatesse, c’est aussi de l’indifférence à la générosité de l’hôte.

A vrai dire, ces préparatifs de mariage sont appelés par l’Apocalypse le festin des noces de l’Agneau. L’Ancien Testament savait déjà combien les sacrifices du Temple étaient le sommet de son culte, le don le plus précieux qu’on pouvait faire à Dieu. Ce qu’il ne savait pas encore, c’est que le don de Dieu est bien supérieur à tout ce que nous pouvons Lui offrir. Cette invitation, elle a coûté au Père le Sang de son propre Fils. C’est son Fils qui est cet Agneau innocent, immolé à notre place à la Croix et à la Cène, lors de chaque Messe qui Le rend à nouveau présent pour chaque génération et jusqu’à la fin des temps. Mais l’Apocalypse, c’est la fin des temps, quand les comptes seront bouclés. Entretemps, nous sommes dans le temps du choix, entre le mépris et la générosité joyeuse de la réponse. L’impatience de Dieu appelle l’urgence de notre oui. Ce n’est sans doute qu’après son expulsion que le goujat aura compris qu’il a manqué l’occasion qui lui était offerte de participer à la fête suprême du Roi du monde.

Devant le refus répété des invités, Dieu aurait dû, après juste colère et punition, s’en tenir là : puisque personne ne veut venir, nous resterons entre nous ! Mais c’est mal Le connaître. Non seulement Il a de la suite dans les idées et Il en se décourage pas si facilement, mais Il n’est pas à court de moyens pour arriver à ses fins. Ce sont ceux qui ont compris qu’ils sont rendus dignes qui entrent dans la salle des noces, non ceux qui s’en croient dignes, quelles que soient leurs dispositions extérieures. Oui, Dieu pourvoit à tout selon la richesse de ses dons. Nous sommes tous invités, oui, mais pas sans que nous nous rendions compte au moins un peu de la valeur du carton d’invitation. A la célébration des noces de son Fils, Dieu ne veut voir chez tous que l’image de ce Fils bien-aimé. En nous voyant revêtus de son vêtement, son cœur battra plus fort pour Lui comme pour nous, de joie et de fierté. Heureux les invités au festin de noces de l’Agneau !

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28ème dimanche C 9 octobre 2022
Nous avons tous sous les yeux des images de ces pauvres malades qu’on ne voit plus chez nous, mais qui étaient l’expression même du malheur dans la société médiévale. Quand quelqu’un était déclaré lépreux, on chantait sur lui la Messe des morts et il était conduit dans une maladière -le terme vient de là- et il était désormais un mort en sursis, dont le corps se dégradait lentement jusqu’à l’issue finale. Si aujourd’hui la lèpre est une maladie qui se soigne facilement, bien des pays la connaissent encore, par manque d’hygiène et un niveau de vie insuffisant, qui justifie l’action d’organismes d’aide et de soins appropriés.

Mais la grande différence entre les siècles antérieurs et nous, c’est la vision de la maladie. Nous sommes accoutumés à ne la voir que sous l’angle strictement médical, ce qui est très réducteur. Car l’homme n’est pas une machine qui peut se détraquer ou un animal perfectionné : il est tenu par le haut, et le haut, c’est l’âme. L’état d’innocence ne connaissait pas la maladie, et donc la maladie a pour origine un désordre qui s’appelle le péché. Pas seulement le péché personnel -Jésus répond à cette erreur de ceux qui disent à propos de l’aveugle-né: « Est-ce lui qui a péché ou ses parents ? », comme si Dieu punissait directement les coupables et rendait chacun personnellement responsable de toutes ses fautes- mais le désordre global, fruit de l’accumulation des péchés de chacun, qui ont une incidence sur l’ensemble. On le sait de manière plus aigüe par l’écologie, par exemple, en oubliant souvent qu’il y a une écologie des âmes : une société d’égoïsme, de violence et d’injustice fait que chacun a du mal à vivre. Nous subissons collectivement les conséquences du mal qui nous habite personnellement.

Peut-être n’est-ce pas pour rien que le premier lépreux de ce dimanche est un général d’armée : on peut gager qu’il n’était pas habitué à la douceur et au respect. Ce qui rend d’autant plus touchante sa conversion, après son mouvement de mauvaise humeur qui lui avait fait tourner bride en pensant que le prophète ne l’avait pas pris au sérieux. Ce sont ses serviteurs qui l’ont ramené à de meilleurs sentiments : on a souvent besoin d’un plus petit que soi ! Et c’est en acceptant un procédé humble -se plonger 7 fois dans l’eau du Jourdain- qu’il est guéri. Le rôle lumineux de la confiance et de la foi est ici mis en valeur ; c’est ce qui, en vérité, permet de prendre même la maladie du bon côté : on sait aussi, si on veut bien ne pas se cantonner au biologique seul, que le spirituel peut aider à la guérison. Et même si la foi ne guérit pas nécessairement tous les malades, elle peut rendre les malades heureux, dans le sens des béatitudes.

La foi nous permet de voir le fond des choses, ce pour quoi nous avons été créés,  le sens de ce que nous vivons, en bien comme en mal. Dieu, en créant l’homme, avait rêvé d’un être beau, bon, à son image et ressemblance. Le vrai visage de l’homme, c’est de ressembler à Dieu qui est amour. Hélas, ces yeux faits pour s’ouvrir sur les autres, les voici tournés vers soi-même, obscurcis par le refus de Dieu. Ces mains faites pour donner et travailler, les voici paralysées par l’avidité et la paresse. Ce cœur fait pour aimer, le voici défiguré par la lèpre de l’égoïsme et de l’orgueil. Ces malheureux qui tentent chez Jésus leur dernière chance, au lieu de les guérir en une phrase comme Il le fait souvent, Il les renvoie chez les prêtres, comme ils sont, impurs dans leur affreux état. Naaman, lui aussi, a dû écouter une petite servante, faire du chemin chez un peuple ennemi, entendre le bon sens de ses serviteurs qu’il n’avait pas. Leur foi est ainsi mise à l’épreuve : pouvez-vous faire confiance sur parole ou avez-vous besoin de toutes les garanties pour faire le pas que Dieu vous suggère? La seule chose qui compte pour Jésus, c’est ça. Une fois qu’on s’est remis à Lui sans conditions, Il peut faire ce qu’Il veut, et seulement alors. Pourtant les dix lépreux avaient la foi, sans doute : ils croyaient au Dieu d’Israël. Peut-être ne voyaient-ils en Jésus, le Maître, qu’un guérisseur parmi d’autres ? Un seul va jusqu’au bout de la foi en Jésus, par le geste d’adoration qui reconnaît qu’Il est Dieu. Un grand mystère se cache derrière l’humanité attachante de Jésus : nous sommes donc conviés à aller jusque-là. C’est pour Lui que St Paul accepte de souffrir et d’être enchaîné comme un malfaiteur. Lui seul peut nous délivrer de la lèpre du péché, bien plus grave que celle du corps. En venant à la Messe, et plus encore en communiant à son Corps et son Sang très saints, ayons ces gestes de foi qui sauvent et purifient. Poursuivons notre chemin en adoration et action de grâce.

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28ème dimanche TO B 10 octobre 2021
C’est une vraie détresse que celle des disciples déconcertés par les paroles abruptes de leur Maître : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » Pour eux, donc, c’est la grande affaire de la vie, et leur vision est sans doute assez éloignée ce qui est l’horizon habituel d’aujourd’hui : c’est quoi, être sauvé, pourquoi, par qui ?... Même chez les chrétiens, on ne peut pas dire que c’est en général ce qui motive le plus notre action et notre attitude. La réponse de Jésus nous oriente déjà un peu plus que le désarroi des disciples : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu, car pour Lui, tout est possible. » Il est loin, le temps où la vie chrétienne consistait, comme on disait, à faire son salut, ce qui de fait était un peu ambigu. Notre évêque avait répondu un jour à un prêtre qui lui disait : « Bon, eh bien, maintenant, je me sauve… » Et Mgr avait répondu, avec cet humour qui le caractérise : « Ah bon, parce que vous vous sauvez vous-même ? » Là est en effet la question, qui est en beaucoup moins innocente qu’il n’y paraît, parce que l’amour de Dieu, c’est du sérieux, qui en douterait ?

Tout part de l’amour de Dieu, qui est la source de tout. Oui, Dieu nous aime, Il ne nous a créés que pour cela : pour nous dire son amour et nous combler de cet amour. Mais le propre de l’amour, c’est de ne pas s’imposer : cette proposition, inespérée, parce qu’infinie, implique d’emblée la possibilité d’un refus. Pour comprendre quelque chose à l’abîme de la Miséricorde, il faut d’abord définir cet amour de Dieu qui nous est offert. Or, on le voit souvent au rabais, comme un amour de bienveillance, une affection de grand-père un peu débonnaire qui est indulgent pour les bêtises de ses petits-enfants. Alors, on se contente de répondre comme on peut, c-à-d que la plupart du temps, on ne répond pas, on laisse couler, sûrs qu’on ne risque rien : Il reviendra et n’en demandera pas plus. Mais ce n’est pas du tout ça, c’est bien plus que ça. Dans toute l’Ecriture, son amour est celui d’un amant, d’un époux jaloux et blessé, d’un père offensé. Plus l’amour offert est beau, absolu, infini, plus il appelle une réponse absolue, totale, quasiment infinie. Or la créature intelligente, même appuyée par la grâce, est incapable d’offrir à l’amour une réponse digne de Lui. Et quand cette impossibilité devient consciente, ça nous plonge dans une sorte de détresse : comment pourrait-on répondre ? C’est là que se révèle la Miséricorde, en face de notre misère radicale et impuissante. Dieu ne peut pas nous le reprocher, évidemment, mais il ne peut pas non plus renoncer à cette réponse qu’il convoite : s’Il y renonçait, ce serait trahir son amour, donner seulement un petit bonheur et attendre en retour un petit amour. Il ne peut donc dispenser sa créature, même innocente, de connaître cette détresse -il s’en alla tout triste- puisque c’est à cette détresse qu’il offre le remède merveilleux et insoupçonnable qui s’appelle le Salut. Il nous faut accepter d’offrir en Lui et par Lui cette réponse infiniment pauvre, mais infiniment juste que nous ne pouvons pas offrir par nous-mêmes. C’est sans doute pour cela que les riches ont tant de peine à entrer dans le Royaume, mais il s’agit d’une autre pauvreté qu’économique. Il y a comme une escalade de la détresse, à laquelle correspond exactement une escalade de la prédilection divine : chaque fois que nous nous enfonçons dans notre misère, que nous la comprenons plus à fond, nous découvrons un nouveau titre à être aimés d’un amour plus pur et plus profond. C’est pourquoi l’obstacle principal est l’orgueil de croire que malgré tout on peut s’en tirer comme des grands. Dieu voit dans une lucidité infinie l’impuissance foncière de la créature à supporter sa lumière et à répondre à son amour. Mais la Miséricorde communie à toutes les détresses du cœur humain. Entre les pécheurs qui s’endorment dans leur indifférence, qui ne s’inquiètent de rien parce que Dieu leur est indifférent et les saints qui ne s’inquiètent eux non plus de rien, parce qu’ils se savent en sécurité, il y a le grand nombre de ceux qui essaient d’aimer Dieu, qui veulent la vie éternelle, mais ne comprennent pas pourquoi c’est si dur, pourquoi le Christ a tant souffert et pourquoi nous devons souffrir avec Lui. C’est pourquoi il nous invite à Le suivre, sinon, on reste attaché à toutes les autres richesses et on s’en va tout triste. Dieu a mal à notre cœur chaque fois que par notre faute nous perdons le bonheur trinitaire, et Il exulte de joie quand nous le retrouvons.il frémit de compassion au spectacle de notre malheur. Le Père se complaît en son Fils Jésus, Il aime plus que tout au monde ce Visage qui assume dans une solidarité charnelle la détresse de l’Innocent plongé dans le péché qu’Il n’a pas commis. Il répond en notre nom parfaitement à l’amour offert, et communique à tous ses frères le pouvoir de répondre parfaitement avec Lui. Suivons-Le donc, jusqu’au bout, en offrant avec Lui notre faiblesse sans désirer autre chose.

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28ème dimanche A 11 octobre 2020
En ces jours-là, le Seigneur préparera un festin… A une époque où la majorité de la population ne mangeait pas toujours à sa faim, le temps rêvé du Messie était forcément marqué par une abondance de biens jusque-là inimaginables. Ma grand-mère disait : « Chez nous, on a eu de la chance : on a jamais eu faim… » Ce qui voulait dire qu’autour d’eux, il y avait des gens qui avaient faim. L’idéal, pour ces pauvres gens, c’était donc une sorte de bénichon sans fin, non seulement pour la nourriture, mais aussi pour les rencontres et les réjouissances qui l’accompagnent. Le prophète va même beaucoup plus loin : « Il détruira la mort pour toujours», ce qui sera aussi la promesse de l’Apocalypse : « Il n’y a aura plus de mort. » La Résurrection est donc au bout de toutes les promesses de Dieu, et c’est même ce que nous fêtons chaque dimanche et à chaque Messe : « Qui mange de ce pain vivra éternellement. » La perspective finale n’est pas d’avoir à manger et à boire jusqu’à plus soif -parce que ça aussi, on pourrait s’en fatiguer- c’est un ciel nouveau et une terre nouvelle où plus rien ne pourra entamer notre bonheur. Dans les textes de l’Ancien Testament, ce dimanche, il n’y a aucune ombre : « Il essuiera les larmes sur tous les visages, c’est Lui qui l’a promis ! » Par contre l’évangile laisse entrevoir quelques perspectives moins idylliques. D’abord, il s’agit des noces du Fils du Roi. Le Roi, c’est Dieu, le Père. Fort bien, mais de quelles noces s’agit-il ? L’Apocalypse parle des noces de l’Agneau, ce qui veut dire qu’il est promis au sacrifice : c’est la croix qui se profile, c’est la mort de l’innocent pour racheter les coupables. Cette noce est donc une mort, et quelle mort ! C’est par le Corps brisé et le Sang versé que l’Eglise devient épouse, Il ne pouvait pas nous donner plus ! Et là, nous voyons bien que nous sommes tellement en-deçà de ce don, nous, ces « âmes habituées », qui ont à peine conscience de ce qu’elles reçoivent sous les apparences de ce petit bout de Pain. On ne peut imaginer un don plus grand, même le mariage le plus fou amoureux, l’amitié la plus exceptionnelle, tous les liens de la chair et du sang, martyre compris ne sont que très peu de chose quand on regarde la croix. Saint Matthieu nous dit qu’il y a deux manières de nous rendre indignes de ce don suprême. La première, c’est l’indifférence : tout paraît plus important que l’invitation royale, les tâches terrestres sont plus urgentes. Celui qui a une fois reçu du mépris en retour d’un amour sincère comprendra ça. Rien de pire que le cynisme et la désinvolture. Combien de fois Dieu doit supporter ça de notre part ? Car justement, l’autre manière c’est justement ça : Dieu n’a qu’à être content que je sois là, je ne fais aucun effort réel pour Lui plaire même un peu. Il me doit quelque chose, puisque j’ai fait le déplacement. Et si je trouve mieux en sortant, je ne vais pas me gêner. L’esprit consommateur existe même en matière de foi et de religion. Il nous fait oublier que Dieu n’est pas une marchandise commercialisable, mais une personne aimante, à qui je manque quand je suis aux abonnés absents, et toujours disponible. C’est pourquoi Il me dit doucement : « Je me réjouis si tu as ne serait-ce que le pressentiment obscur de cette chance inouïe d’être invité à la fête suprême du Roi du monde, à l’amour le plus fou qu’il t’est donné de vivre. » Le mépris d’une telle offre est d’autant plus intolérable : l’invité indélicat est si mufle et sûr de lui qu’il ne prend pas même la peine de répondre. C’est peut-être seulement après son expulsion qu’il comprendra ce qu’il a négligé par sa grossièreté. Ainsi nous est signifié aussi le sérieux avec lequel Dieu nous traite en nous invitant. C’est finalement par son agir qu’Il nous apprend à donner nous-mêmes sans calcul ni mesure. Là, nous serons heureux comme Lui.
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28ème dimanche C 13 octobre 2019 Canonisation de Marguerite Bays

Depuis quelques dimanches, les lectures nous rendent attentifs à ce qui est le fond de notre vie chrétienne, à savoir la foi. C’est elle, en effet, tout ensemble don de Dieu et réponse confiante du cœur, qui nous met en contact invisible et réel avec le monde de Dieu et l’oeuvre de la grâce au plus intime de l’âme. C’est vraiment au plus intime de chacun que la différence se marque : entre le lépreux et les autres, entre Marguerite et tant d’autres, et ça nous fait réfléchir sur ce qu’est la foi véritable. Car malgré nous, nous véhiculons des images de Dieu qui remontent de toute la force du fonds de paganisme qui nous habite tous : quand nous disons « Dieu éternel et tout-puissant », ce qui est vrai, nous y associons plus ou moins consciemment des idées ou images comme : Dieu-gendarme, Dieu lointain, voire hautain, Dieu imprévisible et écrasant, Dieu magique qui peut tout faire et ne fait pas ce que je veux, Dieu décevant à force d’être parfait… Dans le meilleur des cas, nous passons un bon bout de notre vie à débroussailler cet envahissement de mauvaises herbes toujours renaissantes. Ce que les saints nous enseignent en premier, c’est qu’une seule chose peut nous rapprocher de la ressemblance originelle : une intimité voulue, désirée, recherchée plus que tout, avec le Dieu qui se révèle en son Fils Jésus-Christ. Ce ne sont pas les stigmates qui ont fait la sainteté de Marguerite, c’est Marguerite qui avait accepté que Dieu soit en elle assez pour que Jésus puisse manifester cette proximité exceptionnelle par ce phénomène rare et passablement déroutant pour notre raison. Dans ce processus de purification, il y a un élément inéluctable, que nous ferions tout pour éliminer, et qui traverse toutes nos vies avec plus ou moins d’intensité : la souffrance. Quand les lépreux approchent Jésus en demandant leur guérison, ils ont déjà un peu la foi. Ce sont des juifs probablement pieux, ils ont la foi, comme on dit d’habitude. Oui, ils croient en Dieu : mais est-ce cela, la foi, ou seulement cela ? On voit pointer une certaine déception chez Jésus, ne voyant revenir qu’un seul sur les 10. Encore faut-il comprendre le pourquoi de cette déception : non pas à cause du manque de reconnaissance, comme un enfant qui n’a pas dit merci pour ce qu’on lui a donné ; déception parce qu’il est le seul à revenir pour adorer Dieu en Jésus. Lui, il a compris que le sommet de la révélation, tout ce que Dieu a voulu dire et communiquer de Lui-même aux hommes, c’est en cet homme qui circule sur les chemins de Palestine que ça aboutit. Jésus est Dieu, et c’est pour cela qu’ils sont guéris. Mais alors, pourquoi ne les a-t-Il pas guéris tout de suite ? Car il commence par demander à ces malheureux de partir, comme ils sont, avec leur affreuse maladie. Il les renvoie encore lépreux trouver les prêtres du Temple, ceux-là même qui veulent déjà sa mort. Ce n’est pas le seul cas où il met à l’épreuve la foi de ceux qui Lui demandent une guérison : non, Dieu n’est pas un magicien qui arrange nos petits ou grands problèmes. D’ailleurs, il ne guérit pas tout le monde. Quand Marguerite, mourante, Lui demande non pas la guérison, mais d’en finir avec ce cancer qui la ronge depuis des mois, en particulier parce qu’elle était obligée de se laisser sans cesse examiner par les médecins, ce qui était pénible à sa pudeur très délicate, la Vierge Sainte, durant la Messe du 8 décembre 1854, permet que désormais, elle revive la Passion tous les vendredis. On remarquera seulement, au début, qu’elle est malade et alitée du jeudi soir au vendredi soir. Le cancer a été remplacé par la Passion, la souffrance rédemptrice lui est partagée pour l’associer mystiquement au salut du monde. Le reste est son secret, qui est la preuve précisément de la foi profonde qui l’animait.

Dieu, en créant l’homme, avait rêvé d’un être beau et lumineux, à son image et ressemblance. Le vrai visage de l’homme, c’est de ressembler à Dieu qui n’est qu’amour. La souffrance, dont la lèpre est une forme particulièrement expressive, comme le péché qui défigure l’homme, quand elle est offerte avec celle du Christ, nous arrache à nous-mêmes pour restaurer en nous ce visage qui est celui de Jésus, l’Homme des douleurs maintenant dans la gloire. Le geste final du seul lépreux reconnaissant est celui de l’adoration : il reconnaît, au sens premier, la gloire et la puissance de Dieu en Jésus qui bientôt sera crucifié par amour de tous les hommes. Il n’est pas seulement guéri, il est sauvé : c’est ça la différence de la foi ! Tout geste de foi vraie nous sauvera et nous purifiera de toute lèpre.

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28ème dimanche B 14 octobre 2018
     La vie éternelle : si on en parle encore aujourd’hui, c’est comme quelque chose de vague et de lointain, dont la plupart ne tiennent aucun compte dans la vie de tous les jours, au moins tant que ça va à peu près bien. Pourtant, la question reste éternelle, même si on peut la formuler différemment : en fait, chacun souhaite, non seulement vivre encore un peu, vivre bien, mais vivre toujours, et mieux si possible. Il y a aussi cette idée de récompense attachée à ceux qui se donnent un peu de peine : si je vis bien, est-ce que je ne mérite pas quand même une petite compensation ? Comment être certain de faire ce qui est juste, ce qui évite des épreuves inutiles ou même des sanctions pour les contrevenants ? Notre société hyper-réglementée, bardée d’assurances de toute sorte, qui prétend donner un bonheur sans limites, nous renvoie sans le vouloir à ces questions fondamentales pour tout homme et de tous temps.

     Quand Jésus énumère les prescriptions traditionnelles d’Israël, comme des limites à ne pas franchir si l’on veut vivre bien, il semble à ce jeune homme que ça ne suffit pas à faire son bonheur. Si la vie se résume à une série de brimades, d’exigences, d’empêchements de toute sorte, peut-on réellement être heureux, déjà ici-bas ? C’est ce que disait un jeune au pape Jean-Paul II lors de sa première visite à Lyon : « Ne nous donnez pas des interdits, donnez-nous des raisons de vivre. » Trente ans plus tard, ce cri est d’une brûlante actualité, chez les jeunes spécialement, qui ressentent cruellement le manque de sens que leur envoie à la figure la société de consommation et la course au profit. Ce n’est pourtant pas rien que cette honnêteté de base qui fait quand même que la vie est vivable en société. Mais c’est un minimum : Jésus lui fait une autre proposition, qui est de l’ordre des raisons de vivre qu’appelait ce jeune. Oui, malgré tout ce qui est en place, malgré sa réussite, il manque quelque chose à cet homme. Nous sommes toujours en manque de quelque chose, mais nous nous trompons souvent de manque. Nous pensons combler le manque par une possession. Or, dit Jésus, c’est le contraire : débarrasse-toi de tout ce qui faisait ta sécurité jusqu’ici, et trouve en Moi la seule sécurité qui ne décevra jamais. Car ou bien, on s’attache à garder et accroître ses richesses, et il manquera toujours l’essentiel, ou bien on consent à cet arrachement libérateur et on trouve ce qui manquait. Cet homme voulait agir pour obtenir une vie sans limites et sans fin; et il pensait que cette action généreuse lui donnerait des droits sur le Royaume : une assurance-vie éternelle, en somme. Ses richesses étaient à la fois le signe de sa capacité et le soutien de sa sécurité. Jésus l’invite à passer de cette sécurité à la confiance en Lui, confiance d’autant plus coûteuse qu’elle coupe toute possibilité de retour en arrière. Ce passage, c’est commencer déjà à mourir un peu à tout ce qui n’est pas Dieu. Ce qui est difficile, c’est qu’on ne peut comprendre cette nouvelle sécurité qu’après avoir lâché l’autre, c’est une confiance à fonds perdu. On comprend la stupéfaction des disciples, d’autant plus que tout l’Ancien Testament considérait que les richesses sont une signe de bénédiction divine. Or, la richesse est exactement l’inverse de l’acceptation de la mort, comme prolongement d’un état terrestre et humain fermé sur lui-même. En fait, la mort est un perfectionnement de notre état actuel, un passage étroit comme le trou d’une aiguille, et nous sommes tous des chameaux assez lourds ! C’est pourquoi Lui, Jésus, a voulu nous montrer le chemin, et là, ce n’est plus une parabole. C’est le risque qu’ont pris Pierre et les apôtres et tant d’autres à leur suite, et ils ont besoin comme nous d’être quelques fois rassurés. Tant que nous serons sur la terre, il faut bien vivre avec un minimum – et nous sommes, même au monastère, et souvent bien au-delà. Du moins pouvons nous nous exercer à ce détachement par de multiples petites générosités concrètes : d’argent, certes, mais aussi de temps donné et de services rendus, gratuitement, sans nécessité affichée. Comme le dit le livre de la Sagesse, le Royaume de Dieu, la sagesse est une préférence : « Je l’ai préférée… pas mise en comparaison… » C’est un choix intérieur, qui a toujours besoin d’être renouvelé et confirmé, jamais satisfait de lui-même, mais sûr de Dieu qui appelle chacun à Le suivre. Que sa Parole vivante, énergique et coupante, pénètre au plus profond de notre âme, car tout est dominé par son regard.

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28ème dimanche TO A 15 octobre 2017
De la prophétie d’Isaïe jusqu’à la parabole de l’évangile, nous sommes conviés au festin des noces éternelles. Toutes nos espérances sont comme résumées dans cette perspective et cette invitation que Dieu ne cesse de nous adresser et que souvent nous déclinons, pris que nous sommes par tant d’autres urgences en cette vie terrestre qui pompe le plus clair de nos énergies. Dieu pourrait-Il nous en vouloir, puisque c’est Lui qui nous a mis pour commencer ici-bas, comme on dit, en attendant cette vie plus plénière et plus définitive qui ne nous décevra plus en rien ? Ce qui est dit là est une mise en perspective de la vie présente, mais surtout de la vie future qui lui donne son sens le plus profond. Car le danger, c’est justement d’oublier un peu et même beaucoup ce qui sera notre éternité, après ces quelques années de notre existence présente.

     Au départ, tout va bien : l’invitation est alléchante, le menu somptueux, l’honneur qui est fait aux invités, quels qu’ils soient, incomparable. Comment ça se fait que le roi se heurte à un refus grossier, sans explications ? Il y a là quelque chose d’absurde, d’incompréhensible. Et même s’il y a de la concurrence, si on a pas trop envie de venir, si on se gêne un peu, il serait quand même de bon ton de répondre, non ? Si c’est l’histoire du salut qui est évoquée ici, ce serait plutôt l’histoire des tentatives avortées, des échecs répétés, des appels pressés et désespérés de Dieu qui est ainsi mise en scène. Ce qui ressort au total, c’est surtout cette stupéfiante noblesse de Dieu, qui continue d’inviter jusuq’à ce qu’il remplisse la salle des noces. Notons qu’il y a 3 séries d’invités. Les premiers ne cherchent même pas d’excuse plausible : ils disent non, tout simplement, ça ne les intéresse pas. C’est comme l’indifférence de beaucoup de gens aujourd’hui : ils ne sont pas contre Dieu, non, mais il ne fait pas partie de leur paysage. Pour les suivants, Dieu parle un langage qui devrait les convaincre, il se fait attirant, séduisant. Mais eux ils ont leur programme et ne se laissent pas déranger comme ça : ils sont du style psycho-rigide. Il y en a même qui réagissent violemment devant cette insistance insoutenable : elle justifie à leurs yeux même le meurtre. Et là, le roi réagit : ça ne peut tout de même pas rester impuni ! Même la miséricorde inclut la justice, ils le découvriront à leurs dépens. Et puis, Dieu recommence : on ramassera ce qui reste, ce qu’on trouvera, et c’est pas du premier choix, mais pour Dieu, l’essentiel, c’est que son repas ne refroidisse pas. Et même là, le succès ne sera pas complet : il y aura un qui affiche la même désinvolture, le même mépris hautain que les premiers. Là également, on ne peut pas passer sur cette attitude. Dieu nous prend au sérieux, même s’Il comprend toutes les faiblesses, pour autant qu’elles soient confessées. Et ceux qui refusent, ce ne sont pas toujours les autres : les juifs, qui ont décliné l’invitation et donc ont été remplacés par les païens. Nous en sommes, nous, des païens d’origine, et donc on a déjà les pieds sous la table. Oui, mais si on est trop sûr de son bon droit, ou de ce que l’on croit tel, on risque fort d’être du style de celui qui n’a pas pris la peine de s’habiller correctement, parce qu’ « Il n’a qu’à me prendre comme je suis. » Avec tendresse, fidélité, prévenance, le Seigneur nous trace la route de notre vie, et nous en voulons souvent une autre, on négocie le menu, on veut une place plus valorisante, des voisins intéressants, et un un doggy-bag à la sortie avec le nez-rouge pour nous ramener dans notre lit. Il nous envoie des serviteurs que nous ne reconnaissons pas : une personne rencontrée par hasard, un événement qui nous secoue, une épreuve à traverser, une joie toute simple qui nous réjouit en passant. Tout cela nous invite à reconnaître le Roi, nous provoque à réagir et nous oblige à des choix. Nous sommes sans cesse mis en demeure d’accepter ou de refuser. Et là, malheureusement, il y a souvent peu d’élus, c-à-d qui disent oui, parce qu’ils ont reconnu que c’est le Seigneur qui invite et qu’on ne va tout de même pas le décevoir. Il y a en nous une étrange tendance rétrécissante à combattre, qui nous pousse à nous occuper d’abord de nous-mêmes, de nos désirs et de nos ambitions. Dieu nous dilate le cœur en nous appelant. En Lui, nous pouvons tout, car Il nous rend forts, comme dit l’apôtre. Il subvient magnifiquement à tous nos besoins les plus profonds, à Lui la gloire pour les siècles des siècles. Amen.

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28ème dimanche TO. C. 9 octobre 2016
Un sur dix : c’est mince, et ça vient encore du seul dont ne serait pas attendu beaucoup de reconnaissance. L’expérience montre que c’est, de tous temps, environ la proportion de ceux qui savent remercier. Rien que cela devrait nous rappeler que ce n’est jamais de trop et qu’un merci avec le sourire, même si ce n’est pas pour être guéri de la lèpre, ça peut ensoleiller une journée. Pourtant, le Christ n’est pas venu seulement pour nous donner une leçon de bonnes manières, encore que par les temps qui courent, ce ne serait souvent pas de trop. On oublie peut-être que le véritable amour ne consiste pas tant en grands élans d’héroïsme que de toutes petites choses qui dessinent une attitude fondamentale, faite d’attention à l’autre et de bienveillance paisible.
Les miracles de l’évangile ont chacun leur couleur : ils sont des signes comme St Jean les appelle. On aurait peut-être la tendance spontanée de les mettre tous sur le même plan, comme des manifestations de puissance divine destinées à impresionner les foules pour obtenir leur adhésion. Bien sûr, le Christ est venu pour relever l’humanité, et cela passe à travers quelques guérisons physiques. Mais le salut n’est pas que la santé : c’est tout l’être qu’il faut guérir, corps, coeur, intelligence et esprit, car tout est impliqué.
Aujourd’hui, il y a d’abord la quantité : 10 lépreux d’un coup, comme s’il voulait signifier par là que presque toute la population est en train de se décomposer. Le péché nous atteint tous, nous sommes tous en état de décomposition intérieure. Cette maladie horrible et douloureuse a en plus comme conséquence d’exclure de la communauté, pour des raisons de prophylaxie, mais pas seulement : aussi pour des raisons spirituelles, comme signe d’un jugement de Dieu, avec toute la culpabilité larvée que ça peut supposer : « Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu… ? » Il y a dans le 2ème livre des chroniques cet exemple terrible du roi Ozias qui s’emporte contre les prêtres dans le temple du Très-Haut. Et voilà que les prêtres se tournent vers lui et voient bourgeonner les pustules de la lèpre sur son front. Alors, ils l’expulsent du temple et il en fut affligé jusqu’à sa mort. Cette maladie n’est donc pas une maladie ordinaire, même si aujourd’hui nous voyons les choses autrement. Mais on comprend alors l’ordre de Jésus : « Allez vous montrer aux prêtres ! (encore eux, ce sont des gens redoutables !) » Le sens de cette démarche signifie que la punition est levée, qu’ils sont réconciliés avec Dieu et peuvent être réintégrés dans la communauté. Combien de fois nous pouvons constater que le péché nous complique les relations entre nous, et que lorsqu’au contraire on est en paix avec Dieu, les choses se passent plus simplement. Voilà donc ce que vient nous offrir le Christ : quelle que soit notre conscience de pécheur, l’état affligeant de l’Eglise et de la société, le degré de déchéance morale et d’avilissement des hommes, le Seigneur ne peut pas être autrement que fidèle en son amour, comme le dit St Paul à son disciple Timothée. Il suffit d’aller se montrer au prêtre, sans se laisser arrêter par un quelconque sentiment de honte ou d’indignité : oui, nous sommes tous indignes de son amour, et après ? Lui, Il ne veut rien d’autre que nous rétablir dans la dignité qu’Il nous a donnée, Il nous sauve de nous mêmes, inlassablement. Ce que ce samaritain avait compris –lui seul, peut-être, les autres se contentant du bénéfice premier de l’opération sans se poser de questions- c’est qu’il n’y a pas d’autre Sauveur que Lui et qu’on peut bien avoir la grâce minimale de le reconnaître et de le Lui dire. Est-il si difficile de remercier ? Ce pourrait être la réponse la plus élémentaire à cette gratuité inépuisable qui est celle de Dieu à l’égard de chacun des milliards des êtres humains créés à son image et ressemblance. C’est le début de la foi qui sauve, en effet, selon la réponse du Seigneur à celui qui a fait l’effort de rebrousser chemin. L’oeuvre du Sauveur en nous ne sera vraiment complète et efficace que s’il y a en nous une ouverture telle qu’elle nous pousse à retourner vers Lui et à Le suivre. Rendons-Lui grâce pour tous ses dons, en particulier celui de son pardon et de son Eucharistie, qui est la réalisation parfaite de sa Présence en nous.

29ème dimanche A 22 octobre 2023
La réaction de Jésus est vive et combien compréhensible : si les foules sont avides de son enseignement, il y a toujours cette frange d’auditeurs malveillants qui ne désarment jamais. Ils sont jaloux de sa liberté intérieure et de son influence. Ils Le flattent tout en Le détestant foncièrement et veulent le discréditer auprès des petites gens qu’ils méprisent. C’est toute une attitude de jalousie, de prétention, de pouvoir qui est comme résumée dans la question fielleuse qui n’a qu’un but : Le mettre dans l’embarras en Le sommant de prendre parti pour eux, les faux zélateurs de la Loi et des droits de Dieu, face aux occupants païens avec lesquels ils sont pourtant de mèche par intérêt. Les droits des états et ce qu’on appelle les droits de l’homme ont rarement fait bon ménage avec les droits de Dieu, qui ne viennent qu’en dernière position dans les préoccupations ordinaires des hommes, quand ils ne sont pas simplement oubliés.

Le péché fondamental est un péché d’orgueil. Mais il se décline souvent en celui d’idolâtrie, qui met une autre réalité, très concrètement, à la place de Dieu dans une vie. Et tant de réalités très concrètes peuvent se substituer, plus ou moins grossièrement, à ce Dieu invisible qui nous donne tout et attend de nous une réponse généreuse. Le critère, c’est l’efficacité : en ce sens, Dieu est moins efficace que l’argent, les canons et les avantages concrets. Quand on est orgueilleux, on ne voit les relations qu’en termes de concurrence : c’est Moi ou l’autre ! Il s’agit donc, en définitive, de la place que nous voulons laisser à Dieu dans une vie de tous les jours. Il ne nous demande pas d’opposer notre vie et ses contraintes à son amour, mais de tendre à vivre même les circonstances les plus inévitables dans son amour et pour son amour. Ainsi donc, la première consigne serait d’éviter de mettre tout en opposition. C’est évidemment plus commode, un monde en noir et blanc : on s’arrange pour être toujours du bon côté ! Or, Dieu a créé le monde en couleurs, et la réalité est infiniment plus nuancée que les classements sommaires qui nous arrangent. Non pas que tout soit relatif -on tombe alors dans la dictature du relativisme, qui est pire que le bien et le mal tranchés, ce qui voudrait dire que rien n’a d’importance et que le pire finit par être possible.

Jésus, comme souvent dans l’évangile, élève résolument le débat. Au plan politique, où se situent les pharisiens accusateurs, il n’y a pas de solution. Toute l’équivoque du messianisme est dans la question posée à Jésus. Les juifs voyaient le Messie surtout -pour ne pas dire exclusivement- comme un libérateur politique qui rendrait à Israël son éclat et son indépendance au milieu des nations. Engoncés dans cette façon de voir, ils se privaient d’une vision spirituelle qui sera celle des chrétiens, à la suite du vrai Messie. Car la politique n’est pas tout l’horizon de la vie humaine, et les pragmatiques auront toujours de la peine à l’admettre : ils accusent les mystiques d’être des rêveurs. Quand Dieu n’est pas au sommet de la vision de vie, ce sont d’autres réalités qui sont sacralisées, parmi lesquelles le pouvoir vient en premier. L’empereur de Rome était adoré comme un dieu, et sa puissance s’étendait aussi loin que l’argent frappé à son effigie. Cela, bien sûr, était l’horreur absolue pour les juifs pieux, mais ils ne pouvaient faire autrement que d’utiliser cet argent imposé par l’occupant ; la seule réponse qu’ils attendent à leur question ne dépasse pas le permis et le défendu, appliqué à la politique. En fait, pour tant de choses, on a pas vraiment le choix, sauf dans l’intention et l’importance qu’on y met, ce qui change tout de même pas mal de choses. Là, ce qui paraît ordinairement si important devient relatif et même méprisable. C’est en s’élevant résolument au-dessus des réalités contingentes que les chrétiens s’intéressent à la politique tout en ne voulant pas lui être asservis. Le Saint Siège n’a aucun moyen de pression directe sur les états dans lesquels il y a des catholiques ; mais son opinion même sur des sujets qui fâchent n’est paradoxalement indifférente à personne, ne serait-ce que pour la combattre. L’inspiration suggérée par l’Eglise est ensuite digérée et mise en oeuvre par des consciences qu’elle veut éclairer et non contraindre, ce qui renvoie chacun à sa propre responsabilité. C’est pourquoi l’horizon théologal est le seul qui nous aide à vivre en ce monde tout en étant pas du monde. C’est une situation inconfortable, certes, mais c’est la seule qui nous garde notre liberté intérieure et à cause de cette liberté, de servir les vrais intérêts de la collectivité. On ne peut servir qu’en étant libre de ses propres avantages. Rendons à Dieu toute gloire, et son amour débordera de notre pauvre cœur pour élever le monde qui L’oublie.

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29ème dimanche TO 16 octobre 2022
Dans la lutte du peuple saint contre les Amalécites -il s’agit en fait toujours d’un combat théologique pour garder la pureté de la foi au Dieu unique- trois éléments sont déterminants pour assurer une victoire qui était cause perdue à vues humaines. Il en va toujours ainsi dans la lutte pour la vérité et la justice, s’opposant au rouleau compresseur des puissances de ce monde. La faiblesse confiée à Dieu triomphe de la force brute qui croit toujours avoir le dernier mot. C’est de loin et de haut que Moyse suit les manœuvres, une fois choisis les hommes qui s’engagent dans la guerre inévitable. Il tient à la main le bâton qui a ouvert la Mer Rouge, qui devient ainsi le bâton de maréchal, symbolisant la force même de Dieu qui agit comme à distance. Mais il n’est pas seul : Aaron et Hur l’accompagnent. Seul contre tous on ne peut rien, et on n’a pas craint de distraire deux hommes de valeur de la mêlée pour qu’ils assument avec le guide suprême la charge de la prière, qui n’est donc pas seulement individuelle. Chacun prie à sa manière : il y en a qui ne sont que le soutien matériel des autres ! C’est le troisième élément décisif : les deux acolytes soutiennent la vieillesse et la fatigue du grand intercesseur pour qu’il puisse assurer le rempart de la prière jusqu’à la victoire finale qui advient à la tombée du jour. La nuit sera donc paisible et le jour suivant une vraie renaissance. L’issue positive de ce qui semblait d’abord une impasse a été possible seulement par l’intervention divine, à travers ces humbles médiations qui manifestent que la victoire ne dépend pas d’abord des efforts humains. La prière persévérante est la condition de toutes nos réussites : elles ne sont rien si elles ne sont pas selon Dieu. Mais la prière n’est pas et ne peut pas être un oreiller de paresse : le premier ordre de Moyse à Josué, c’est de choisir des hommes décidés à combattre. Ensuite, lui s’occupe de la prière. Ce qui ne veut pas dire que Dieu ne l’écoute que conditionnellement -ce qu’Il fait est toujours dans la gratuité absolue de l’amour.  La vraie prière n’est pas le rattrapage de nos inactions. Un fils avait demandé à sa mère d’aller mettre un cierge à l’église pour la réussite de ses examens, alors qu’il n’avait pas travaillé durant l’année scolaire : peut-on imaginer que Dieu soit le bouche-trou d’une telle paresse ? Ce ne serait pas honnête de faire de Lui le refuge de nos fuites, l’encouragement de nos lâchetés. Quand nous nous heurtons à la prière inexaucée, ce qui est toujours douloureux, ne pensons pas que Dieu ne nous écoute pas : comme dans l’évangile, Jésus ne répond pas directement aux questions qu’on Lui pose, Il nous donne parfois autre chose que nous souhaitons quand nous prions. De toutes façons, la prière est hautement précieuse, puisqu’elle nous met en contact avec Dieu, le Souverain Bien, bien au-delà de ce qu’Il peut nous donner.

Il y a un point commun entre Moyse et la veuve de l’évangile : c’est la ténacité. Non pas l’entêtement à faire plier Dieu à nos caprices, mais un vrai engagement de tout l’être, et pas pour n’importe quel motif : elle se bat pour obtenir justice (l’expression est répétée 5 fois !), ce qui ne veut pas dire devenir riche forcément, mais arriver à tourner, comme on dit, dans une société qui méprise les gens sans moyens de se faire entendre. Elle n’a rien d’une oisive inactive, elle est ce qu’on appelle une battante. Tout le contraire de ceux qui prétendent que la prière doit tout régler sans qu’ils lèvent le petit doigt.

La parabole montre en contraste, en grossissant volontiers les traits, cette femme face à ce juge qui se moque de Dieu et des hommes. Ce qu’il ne veut pas faire par droiture, il le fera pour cesser d’être dérangé : Dieu n’est-Il donc pas meilleur que lui ? D’où, au détour, cette interrogation finale qui paraît au premier abord surprenante : « Quand Il reviendra, le Fils de l’homme trouvera-t-Il la foi sur la terre ? » Oui, le risque de n’être pas exaucé quand nous prions ne vient pas du côté de Dieu, mais de notre manque de foi. Dieu respecte l’homme qu’Il a créé libre et cela va, de la part de Dieu, jusqu’à envisager l’échec apparent par manque de prière et de foi. Même quand, apparemment, nos prières semblent inexaucées, il y a, dit Jésus, un exaucement intérieur de sa part à Lui, au-delà de nos attentes immédiates : croyons-nous cela ? Car la prière change notre cœur, de manière à ce qu’il ne dise pas : « Que ma volonté soit faite. », mais que « Que Ta volonté soit faite. » Ce qui est éminemment meilleur : nous sommes là au-delà de la justice, dans le Royaume de la vérité et de l’amour.

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29ème dimanche A 18 octobre 2020
Dieu ou César ? Impossible d’éluder le dilemme, il est celui de tous les chrétiens en ce monde. Il est intéressant qu’il soit posé par des opposants au Christ et à ses disciples, qui sans le vouloir, se trouvent pris dans les mêmes contradictions. Il est décidément difficile d’avoir les pieds sur terre et la tête dans le ciel : c’est l’écartèlement garanti à longueur de vie ! Mais c’est aussi le lieu du témoignage qui est un martyre : que Dieu et son monde, sa logique et sa sagesse soient un peu plus présents dans notre monde qui en crève de l’oublier. La réponse de Jésus n’est pas seulement une manière élégante de botter en touche des adversaires malveillants. Il est évident que s’il avait répondu de manière directe, Il se serait fait piéger ou par les Romains qui l’auraient arrêté comme un agitateur politique -ce sera d’ailleurs l’accusation habile du Sanhédrin face à Pilate- ou par l’élite religieuse comme collaborateur et impie -ce qu’ils croient pour leur part. Comme dans l’épisode de la femme adultère, il renvoie les accusateurs à leur conscience et à leur réflexion devant Dieu. Le procédé qu’il emploie est très simple et très concret : un visage, une effigie de l’empereur qui trône sur la puissance majeure du monde : l’argent. Ce qui fait dire à un St Césaire d’Arles qui commente ainsi l’épisode : « En payant l’impôt, vous rendez à César ce qui est à son image ; eh bien, en retour, rendez aussi à Dieu, en vous-même, l’image de Dieu. » Ce qui est en jeu, ce n’est donc pas le porte-monnaie, mais notre dignité première. Nous voici là remis en plein cœur du mystère de notre existence. Oui, on ne peut éviter ce moyen équivoque de l’argent en ce monde. Un Etat, même injuste et totalitaire, assure quand même un minimum de services à la population pour lesquels il faut bien lever des impôts. Pour l’usage qu’il fait de cet argent récolté, ses responsables auront des comptes à rendre à Dieu, parce que eux aussi sont ses enfants. Mais de l’autre côté, nous avons, nous, une responsabilité autrement plus importante : celle d’être des images de Dieu en ce monde tel qu’il est. Tout en s’efforçant d’améliorer ce qui peut l’être en fait de structures économiques et politiques, un chrétien sait que le salut ne vient pas d’abord de là. Notre terre sera toujours en ce domaine le royaume de l’à peu près, car le plus important n’est pas là. Au final, la seule question qui subsiste est celle-ci : « Qui suis-je, quel est le sens profond de ma vie ? » Et là, on est un peu plus haut que : « Faut-il payer ou pas ? » Ce qui remet un peu à leur place, au passage, tous les instruments élaborés par le génie humain pour nous faciliter la vie : oui, ça peut être une aide pour nous dégager des servitudes trop lourdes de l’existence. Ça peut être aussi, quand ils sont absolutisés, une chape de plomb qui nous empêche de respirer, « une gigantesque conspiration contre toute forme de vie spirituelle » comme disait St Exupéry en 1948 peu avant de mourir. Nous ne pouvons oublier que tous ces efforts pour bâtir la Cité restent des moyens, et des moyens limités dont la seule raison d’être est de collaborer le plus consciemment possible au dessein  d’amour du Créateur, qui est de Lui rendre son image dans une ressemblance la plus parfaite possible. Je dois avouer que j’ai toujours eu, à cause de cela, une méfiance instinctive pour ce triomphe de la technique, de l’informatique et de l’électronique ; non pas qu’elles ne puissent rendre effectivement de grands service en restant à leur place, mais parce qu’elles peuvent être lourdement déshumanisantes quand elles sont érigées en divinités souveraines et obligatoires. En quelques années, les moyens informatiques ont créé dans une large part de l’humanité une véritable addiction qui prétend tout contrôler : allons-nous nous laisser faire jusqu’au bout ? Chaque fois que nous prenons nos distances avec ces moyens, nous retrouvons notre identité véritable sous le regard aimant de Dieu. Sinon, nous tombons dans le piège de Narcisse, fascinés par notre propre image, qui peut être brillante, mais en fait trompeuse parce que déconnectée de son modèle. Le Christ nous invite aujourd’hui à retrouver et cultiver notre liberté d’enfants de Dieu au sein de nos engagements temporels, libres de toute aliénation, vivant notre quotidien avec ses contraintes inévitables dans le dessein éternel de Dieu. « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu. » Qu’il nous donne de ne jamais le perdre de vue, pour sa gloire et notre salut.

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29ème dimanche C 20 octobre 2019
     Les neuvaines infaillibles, vous connaissez ? Mais oui, vous savez : on en trouve même sur internet, de ces prières que vous devez dire 9 jours d’affilée, et qu’on vous assure obtenir dans tous les cas ce qu’on demande. En fait, parce que je n’ai jamais eu vraiment de retour, je me demande comment ça se passe quand ça ne marche pas, quand même ? On voudrait bien, évidemment, ce serait tellement plus simple si Dieu était toujours d’accord de nous donner ce qu’on Lui demande gentiment! Alors, pourquoi, quelques fois et même souvent, Il se fait tirer l’oreille ? Oui, c’est fou ce qu’une simple prière pose comme questions ! L’évangile de ce dimanche nous plonge dans ce qui fait la trame très ordinaire et quotidienne de notre vie de chrétiens qui se manifeste entre autres par la prière.

     Il y a quand même cette difficulté de base pour nous, plus que pour Lui, Jésus, qui est le silence de Dieu. Cruelle expérience que d’avoir l’impression que nous ne sommes pas écoutés. On a beau parler, crier, supplier : pas de réponse, trop souvent ! Dur, dur ! Alors, allons-nous écouter la réponse de Dieu : ce qu’il nous dit à ce propos ?

    D’abord, la prière véritable ne peut pas être le rattrapage de nos indolences. N’attendons pas que Dieu fasse à notre place ce que nous avons eu la flemme de ne pas faire. Mettre un cierge à Notre-Dame de Compassion ou à Marguerite Bays, c’est bien : si on n’a pas travaillé pour un examen, il ne serait simplement pas juste qu’il nous permette de le réussir, ce ne serait pas honnête. Le sommet, c’était ce fils qui a envoyé sa maman à l’église pour le faire : lui, il était fatigué d’avance… Non, Dieu n’est pas le bouche-trou de nos paresses, le refuge de nos fuites, et Il n’encourage pas la lâcheté. Regardons cette pauvre veuve : elle se bat pour obtenir justice. Elle ne dit pas : « J’y arriverai jamais… je suis insignifiante, il ne va pas m’écouter. » Elle veut obtenir justice : le mot est répété 5 fois. Jésus la caractérise par deux qualités : sans cesse, et elle ne se décourage pas. Tout le contraire de l’inactivité, de la passivité. Elle est une battante, dirait-on aujourd’hui. Sa prière est un combat, tout son être y est engagé. St Nicolas de Flüe ne dit-il pas qu’il y a des jours où l’on va à la prière comme à la guerre ? Nous voyons aussi cela dans la première lecture : face à la menace qui pèse sur Israël dans le désert, le peuple réagit de deux manières : il délègue Moïse près de Dieu, sur la colline, et deux acolytes lui soutiennent les mains ; lui, dans la plaine, combat les armes à la main. Il faut les deux, la prière et l’action, comme le dit St Ignace : « Il faut agir comme si la prière ne servait à rien, et prier comme si l’action ne servait à rien. » La prière sans l’action peut être une fuite, l’action sans la prière une présomption. Pour ce juge qui se moque de Dieu et des hommes, cette pauvre veuve n’est absolument rien. Pourtant, il finit, de guerre  lasse, par lui rendre justice, pour s’en débarrasser. Pourtant, la finale de la parabole est surprenante : « Le Fils de l’homme, quand Il viendra, trouvera-t-Il la foi sur la terre ? » Autrement dit, le risque de ne pas être exaucé, il ne vient pas de Dieu, mais de l’homme qui n’a pas assez la foi. Car la foi nous dit, dans la conduite des affaires, qu’il y a le rôle de Dieu et aussi le rôle de l’homme, qu’Il a créé libre. Tellement libre qu’Il va jusqu’à envisager l’échec de son plan par manque de foi. Trouve-t-Il la foi dans un cœur confiant : Il vient combler sans tarder ses élus qui crient vers Lui. Alors, quand, apparemment, nos prières ne semblent pas exaucées, il y a certainement, du côté de Dieu, un exaucement intérieur. La prière, qui est contact avec le Dieu vivant, n’est en ce sens jamais inutile. Y croyons-nous, au-delà de nos petits intérêts immédiats ? Si on avait demandé au P. Maximilien Kolbe, le 14ème jour de son agonie dans le bunker de la faim à Auschwitz, si sa prière était exaucée, il aurait sûrement répondu oui… car au-delà de sa mort, lui qui avait la foi, la vraie, il voyait le formidable exaucement de Dieu sur la Pologne, quelques dizaines d’années après -une paille au regard de l’éternité de Dieu ! De même, la prière de Jésus à Gethsémani « Que ce calice s’éloigne de moi » ne lui a pas évité la mort qui s’approchait. Mais comme elle fut exaucée, au total, dans l’extraordinaire fécondité de son sacrifice ! Des milliards d’hommes sauvés par ce calice ! Le véritable exaucement, c’est la Résurrection. Demandons à Dieu de nous guérir de la myopie spirituelle. Nous qui sommes si souvent tentés de dire : « Que ma volonté soit faite », Il nous fait dire : « Que ta volonté soit faite. » Et c’est bien mieux, évidemment.

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29ème dimanche B 21 octobre 2018
     Ils étaient très jeunes, vraiment, ces deux apôtres Jacques et Jean. Nous prendrions volontiers place dans le groupe des dix qui s’indignent de leur culot. En général, les commentateurs de l’épisode disent qu’ils n’ont pas compris qui était Jésus et que leur réaction est bien peu chrétienne. Sans doute nous est-il facile de juger après 2000 ans de christianisme. Moi, je prendrais bien leur défense, comme Jésus, d’ailleurs, qui ne les blâme pas et se contente de souligner les conditions d’admission à leur candidature spontanée. Dans la version de St Matthieu, la mère des fils de Zébédée, les fils du tonnerre (tout un programme : quel enthousiasme les habitait ?) appuie leur demande. Or, on sait que cette femme, Salomé selon les auteurs, était parente de la Très Ste Vierge : ils avaient donc un motif de plus pour intervenir. On doit aussi se rappeler que les deux apôtres font partie du groupe restreint de la Transfiguration et plus tard de Gethsemani. Le petit St Jean est le disciple préféré. Bref : bien des raisons qui montrent qu’ils avaient déjà un peu compris qu’ils avaient été choisis comme collaborateurs du Royaume et ils ne demandaient qu’à s’y engager généreusement, en étant proches de leur Maître, ce qu’exprime la droite et la gauche. D’ailleurs, ils ne revendiquent aucun droit : ils sollicitent une grâce qui s’appuie sur une intimité déjà existante. Si on estime qu’ils sont un peu naïfs dans leur démarche, leur jeunesse souriante les excuse largement. Et en plus, ils acceptent tout le programme, ils sont prêts à passer par toutes les épreuves pour y arriver : oui, la jeunesse est généreuse, plus encore que tête en l’air, et c’est toujours touchant de le constater. Les dix autres seraient-ils seulement jaloux de ce qu’ils voient comme un passe-droit qui les relègue au second rang? Ah, comme il est difficile de renoncer à jouer un rôle ! Finalement, il semble bien que les dix ont vraiment l’attitude qu’ils reprochent aux deux frères, ce qui est fréquent parmi les fils d’Adam…

    Alors Jésus les rassemble tous et prend occasion, comme souvent, de la réaction pour leur expliquer plus avant ce qu’est le Royaume. Ils sont dans une logique de suprématie et de concurrence, Il veut leur faire découvrir un autre fonctionnement. Dans toutes les sociétés, supériorité et responsabilité se couplent avec pouvoir et suprématie. Dans le Royaume, c’est exactement l’inverse. Comme dit notre P. Jérôme, les engouements du monde sont pour nous chrétiens une précieuse indication : c’est presque toujours le contraire qu’il nous faut mettre en œuvre. C’est la disparition du prestige et de l’importance au profit du service et de l’effacement. Ce n’est pas une sorte de masochisme spirituel : c’est le programme que Jésus s’est fixé pour Lui-même. C’est dans la mesure où les disciples suivront ce chemin-là qu’ils seront réellement proches du Maître. Dimanche passé, il nous engageait au dépouillement des richesses, source de sécurité ; aujourd’hui, c’est une autre mort dont il s’agit : celle du renoncement au désir d’importance, l’abolition de toute volonté de puissance. Si encore Il nous donnait quelques références, quelques signes pour compenser ce vide : eh bien, non, rien du tout, il ne nous propose qu’une sorte d’abîme où sont englouties toutes les ambitions, toutes les petites vanités qui nous aident à vivre, à nous persuader que, quand même, nous valons quelque chose par ce que nous faisons, jusqu’au plus secret du cœur, l’estime qu’on a de soi-même et la sécurité que ça donne. Bienheureux apôtres qui nous ont permis de toucher du doigt nos propres désordres ! Désirons comme eux être proches de Jésus, oh oui, mais par les chemins qui sont les siens et qu’Il a suivi fidèlement jusqu’à incarner le Serviteur souffrant annoncé par le prophète. D’ordinaire, d’ailleurs, il ne pous en demande pas tant : pas de martyre spectaculaire et d’héroïsme éclatant : rien que l’accueil incessant des multiples occasions que nous offre la vie quotidienne, cette vie simple aux travaux ennuyeux et faciles qui est une œuvre de prix et vaut beaucoup d’amour.

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29ème dimanche A 22 octobre 2017
César ou Dieu, le monde ou le Royaume : quel dilemme pour le chrétien ! Il en est ainsi depuis les origines ; c’est ainsi qu’on le présentait aux martyrs : choisissez, car César ne tolère pas de n’être pas adoré comme Dieu, et de votre choix dépendra la vie ou la mort. Ainsi donc, l’amour est toujours un choix, parfois dramatique, entre vie et mort : il est un choix jaloux, préférentiel, un choix qui est arrachement, blessure pour les êtres divisés que nous sommes. Il est toujours pour une part crucifié, mais c’est à ce prix que se refait notre unité intérieure et définitive. Mais le paradoxe de la foi, c’est de nous mener par des sentiers secrets toujours plus hauts, à ces sommets de bonheur pur et de vraie liberté où toutes les contradictions se résolvent dans la paix que Dieu seul peut donner. Cela est-il possible ici-bas ? L’évangile répond oui, sans hésiter, sans partage, car l’évangile, c’est déjà le Royaume, mais un Royaume ébauché, « pérégrinal », comme disent les Pères, en voie d’achèvement. Ce Royaume et son unité commencent à se réaliser dans la conviction – mieux : la foi théologale, qui vient de Dieu – que ce n’est pas un dilemme absolu, dont l’une des alternatives exclut entièrement l’autre : Dieu ou le monde, le Christ ou César. Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas seulement de se partager un pouvoir sur le même plan : si c’était le cas, il n’y aurait pas d’accommodement possible entre Dieu et César, précisément parce que celui-ci a des prétentions…divines !

La réflexion et la pratique de ce monde dévoilent deux erreurs courantes et opposées : le Royaume de Dieu ne peut exister d’aucune manière dans l’histoire ou bien, il se confond avec cette histoire. Ou bien séparation étanche ou bien mélange indistinct.

…D’aucune manière : quand je vois le mal, la violence et le péché qui défigurent ce monde que Dieu, pourtant, a voulu beau, je me dis que sa grâce ne peut se commettre avec lui et s’y trouver présente. Alors, le Royaume est nécessairement glorieux et se trouve renvoyé à la fin des temps, lorsqu’il n’y aura plus de mélange : là, tout sera pur et limpide, mais pas avant. En général, l’optimisme prétendument surnaturel de ceux qui pensent ainsi, quand ils imaginent ce que le monde devrait être, n’a d’égal que leur pessimisme, dégoût et agacement, en constatant ce qu’il est. Situer Dieu dans l’histoire leur apparaît comme une sorte de blasphème : impossible que ce soit maintenant, à cause des apparences si contraires. C’est finalement réduire l’action et la présence de Dieu à ce que je vois, ce que je connais . Comme pour l’Eucharistie : je ne vois rien qu’un peu de pain, donc il n’y a rien : je me fie à mon jugement, ma perception. Comme par hasard, l’Eglise et l’Eucharistie sont intimement liées, elles font partie du mystère de l’Incarnation…

Le Royaume et l’histoire coïncident. Mais oui, ne vous en faites pas, vous êtes tous dedans ! L’enfer, c’était une blague pour essayer de vous faire marcher droit. Et comme vous n’arrivez pas, eh bien, venez tous, maintenant !.. Oui, Dieu est bon, mais sa bonté n’est pas coercitive, Il nous respecte trop pour nous imposer même son bonheur sans que nous l’acceptions librement. Et aussi : Il a mis en nous la grâce comme un anticorps qui lutte avec nous contre le péché, qui nous fait gagner du terrain, patiemment, sur le mal qui nous menace toujours. Et donc, le Royaume, à la fois, n’est pas encore parfaitement déployé, mais en voie d’achèvement, et donc déjà là, pour une part. Il y a là une patiente loi de transfiguration où Dieu se sert du mal pour un bien plus grand. On rencontre de ces caricatures millénaristes dans certains mouvements qui frappent à notre porte, et nous promettent le ciel sur la terre : une humanité épanouie, impitoyablement souriante, annonciatrice des derniers temps : il s’agit donc d’être du bon côté… On enferme l’homme dans les limites du temps et de l’histoire, le privant du coup du désir de la béatitude infinie. C’est le « grand soir » qui immerge le Royaume dans le temps.

 Or l’Eglise est faite, au bout du compte, mais seulement alors, pour résorber l’univers. En attendant, elle est au côté de tous les pouvoirs un voisinage encombrant, surtout s’ils la prennent au même degré qu’eux-mêmes, ce qui est le plus souvent le cas, puisqu’ils se situent en dehors de la foi. De là, les affrontements récurrents des « deux cités » de Saint Augustin, jusqu’au cœur de chacun. Il n’y aura affrontement, persécution, que lorsque le pouvoir temporel prétendra faire prévaloir une vision de l’homme et de l’univers soumise à son bon vouloir. Il ne suffirait même pas qu’un état soit composé uniquement de catholiques fervents et pratiquants pour que l’on puisse dire qu’il s’identifie au Royaume : il est de son essence d’être séculier, et la ligne de partage se fait au cœur de chaque citoyen chrétien ou non.

 Aucun totalitarisme ne sera donc jamais possible, et il faut rendre grâce à Dieu de nous avoir donné l’Eglise, signe levé pour éviter toutes les dérives, malgré toute faiblesse de son « personnel de terre », tenté lui aussi parfois d’empiéter sur les pouvoirs concurrents et de leur emprunter leurs manières. Tout ça se décline dans une formule instable, difficile, perfectible à l’infini, délicate et crucifiée : c’est par la Croix que le Christ nous entraîne à la gloire. Bienheureux sommes-nous qui sentons là, en permanence, le poids de la Croix glorieuse : c’est la seule promesse du bonheur parfait auquel Dieu Lui-même nous fait prétendre.

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29ème dimanche TO C 16 octobre 2016
En général, on casse plutôt les pieds aux gens que la tête : mais il faut bien faire la différence entre la prière instante et les autres insistances plus ou moins indues dont nous sommes tous capables quand nos intérêts sont en jeu. Dieu doit avoir l’habitude d’être assailli de demandes plus ou moins justes. La première chose à constater, c’est qu’Il se laisse faire de bonne grâce ; Il compte même sur cette persévérance pour avoir le bonheur de nous exaucer, encore qu’on ne peut pas dire qu’Il se fasse prier, selon l’expression usuelle : Il est assez bon pour ne pas avoir besoin qu’on Lui fasse des courbettes de courtisan afin d’obtenir des faveurs. Il est touché par notre confiance plus que par notre insistance capricieuse et intéressée. Il n’est pas comme ce juge inaccessible à la pitié, qui ne désire qu’être tranquille. Il dira de même que « Vous qui êtes mauvais savez donner de bonnes choses à vos enfants. » Si donc on rencontre de l’humanité parmi les hommes, même parfois pour des raisons discutables, Dieu qui est bon par essence fera nécessairement mieux. Ici est posé le principe de l’analogie, qui est une proportion, ou plutôt une disproportion, entre ce que nous connaissons par l’expérience terrestre et ce qui est la réalité du ciel. La prière est un monde, vaste comme Dieu Lui-même, et elle est à la fois très simple et pas si facile que ça d’en faire une attitude de vie qui soit vraiment digne de Celui auquel on s’adresse. Elle tient compte de tous les sentiments humains, de l’adoration à la déréliction, de l’exultation à la déprime la plus noire. Il n’est rien en nous qui n’intéresse pas Dieu qui nous a créés par amour et ne se dédit jamais, quoi qu’il puisse nous arriver. Nous sommes en lutte permanente, comme les israélites, et la prière est le canal par lequel nous parvient l’aide de Dieu. Une moniale d’un monastère du Kosovo, qui était gardé par l’armée, disait avec le sourire: « Ce ne sont pas les soldats qui nous protègent, c’est la prière qui protège nos soldats ! » Si nous laissons retomber nos bras, comme Moyse, l’ennemi reprend l’avantage. Jésus ne donne pas de raisons qui expliquent pourquoi Dieu ne nous exauce pas toujours, Il ne se justifie pas : Dieu ne sait-Il pas ce qu’Il fait et pourquoi ? Nous pouvons au moins Lui faire ce crédit ! Il nous encourage seulement à prier sans nous décourager, en étant sûrs qu’un plus grand bien en résultera : c’est la confiance de base qui nous fait accepter les délais qu’Il juge bon. La dernière phrase est de sa part un appel pressant qu’il nous faut prendre au sérieux, à l’heure où l’on constate que la foi baisse dramatiquement en notre monde confortable. Car la foi ne doit pas dépendre des avantages que nous pouvons recevoir de Dieu. On voit cela quand des gens impatients se détournent du vrai Dieu pour aller chercher ailleurs ce qu’ils ne reçoivent pas comme et quand ils le veulent. Là, cette veuve est exemplaire : elle sait que ce juge n’est pas droit, mais elle n’a pas d’autre solution que de revenir à la charge jusqu’à ce qu’il cède à ses instances. Elle est donc prête à endurer tous les mépris pour que la justice soit respectée et que ce juge soit rappelé à ce qui n’est au fond que son devoir. Ce juge est décourageant, mais elle n’a pas été chercher ailleurs la solution de son problème : elle s’obstine à avoir confiance dans la justice, sinon dans ce juge-là. Nous pouvons comprendre que le plus important pour nous, c’est d’avoir confiance dans la bonté de Dieu, même si elle ne se manifeste pas toujours sous la forme que nous exigeons. En ne nous exauçant pas tout de suite et toujours, Dieu nous habitue en quelque sorte à la foi plus pure et plus profonde qui Lui plaît, qui nous attache à Lui plus qu’à tout autre bien même légitime, car Il est le Souverain Bien. Tout ce que nous demandons devrait toujours mis en perspective face à Lui : nous verrions alors combien de nos demandes sont sinon superflues, tout au moins pas si nécessaires que ça. Ce premier tri sera déjà un grand pas dans la foi, et Il se réjouira de la trouver dans notre coeur quand Il reviendra.

 

30ème dimanche TO A 29 octobre 2023
Le docteur de la Loi avait entendu parler de ce jeune rabbi pas comme les autres. Il s’attendait à un commentaire alambiqué et original, à quelque chose de sulfureux et révolutionnaire. Comme dimanche passé, il en fut pour ses frais : rien de plus classique, pour ne pas dire banal, que la réponse de Jésus. Tout le monde connaissait ce premier commandement, que chaque juif pieux récite dès le lever : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est le seul Seigneur… » N’y a-t-il donc rien d’autre à dire à ce propos ? Pourtant, la question du légiste est peut-être plus profonde qu’il n’y paraît. Laissons-lui la droiture d’intention, après tout, et l’occasion pour Jésus de faire réfléchir ses auditeurs, ne serait-ce que par son silence apparent. Le seul commentaire qui est de Lui est la phrase finale : «Tout ce qu’il y a dans l’Ecriture, la Loi et les prophètes, dépend de ces deux commandements. » Oui, l’amour est tout, il est le seul but de la vie, la seule quête, la seule raison d’agir. Rien que ce primat absolu recentre nos activités éparpillées et nous invite à mettre au second plan tant de futilités.

Mais il faut partir du début. Et le début, c’est Dieu Lui-même qui est Amour : au début, il y a cette expérience du peuple saint, le souvenir que Dieu les a tirés de l’esclavage d’Egypte, eux, ce ramassis d’étrangers qu’Il a traités comme les siens, et c’est pour cela qu’ils doivent comprendre qu’il leur faut à leur tour traiter avec égards tous les étrangers qu’ils rencontreront. C’est aussi parce que ces premiers croyants de Thessalonique se sont détournés des idoles pour adhérer à ce Dieu étranger, révélé dans l’amour du Christ qui les a appelés, qu’ils deviennent un modèle pour les autres. C’est parce qu’ils sont remplis de cet amour gratuit qu’ils peuvent le répandre autour d’eux, au milieu des épreuves et de la joie de l’Esprit-Saint. Au début, il y a toujours une fascination, la découverte d’un visage unique entre tous, l’expérience d’un amour immérité qui déborde du cœur. Et tout cela, parce que la Trinité est inscrite dans la structure même du premier commandement : il y a Dieu, en premier, le prochain, aimé de Lui quel qu’il soit, et moi, comme je suis et pas autrement. Je ne peux partir que de mon expérience (mais partir ne veut pas dire rester…): si je ne m’aime pas moi-même comme Dieu m’a fait, il est probable que j’aurai beaucoup de peine à aimer l’autre tel qu’il est et Dieu tel qu’il se révèle et non tel que je Le rêve. C’est hélas trop fréquent aujourd’hui : en étant de plus en plus centré sur soi, on risque bien de se prendre pour la mesure de tout et de ne pas accepter l’attention et l’amour très simple qui nous vient de tous côtés, tout autant que celui que nous pouvons donner même quand nous pensons ne pas en recevoir beaucoup. Je ne dois pas m’aimer parce que je suis le meilleur, le plus beau, le plus fort et le plus intelligent, mais parce que Dieu m’aime comme je suis. Et c’est pourquoi j’aimerai l’autre comme autre (ah, ça, c’est le plus difficile en effet !), parce que Dieu l’aime ainsi, différent de moi (heureusement !) et que je peux lui vouloir tout le bien que Dieu lui veut en me dépassant. Il faut le dire tout net : l’amour n’est pas une vertu naturelle, mais théologale et surnaturelle, c’est-à-dire qu’il faut aller la puiser en Dieu à chaque instant, c’est Lui qu’il faut viser à l’horizon pour aimer en vérité et selon sa mesure : « Aimez-vous… comme je vous ai aimés » : on sait où ça l’a mené ! L’amour véritable est chrétien en ce double sens : il nous est révélé dans le Christ qui donne sa vie pour ses frères, Il nous révèle ainsi l’amour du Père ; et Il nous engage à régler tout notre comportement sur le sien : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous le faites. » aucune éthique n’est plus simple et plus convaincante. Avec au passage un retour à la Source : « Comment peux-tu prétendre aimer que tu ne vois pas, si tu n’aimes pas le prochain que tu vois ? » Cet amour très concret est la pierre de touche de notre sincérité.

Le docteur de la Loi permet donc à Jésus de rétablir un ordre de manière la plus claire. Oui, tout dépend de l’amour gratuit de Dieu, tout vient de lui et découle de lui. « Aime et fais ce que tu veux », dira St Augustin, en précisant bien qu’il s’agit d’un peu plus que des battements de notre cœur intermittent. Concrètement aussi, tout amour vrai se marque par du temps donné : à la fois le don le plus simple et le plus coûteux que nous pouvons offrir à Dieu et aux autres. Que ce temps donné soit la mesure de notre espérance d’éternité.

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30ème dimanche C 23 octobre 2022
Tout dans l’Evangile commence par une séduction, une fascination : celle du visage du Christ Sauveur, la « sainte Face » : le visage de cet homme, fils d’un charpentier de village, voici qu’il se dévoile comme le Visage même de Dieu !  « Qui m’a vu a vu le Père. » Nous mesurons ici à la fois l’abîme de l’Incarnation, l’immersion et l’anéantissement du divin dans l’humain, et l’abîme qui sépare le naturel du surnaturel. Et là, il faut bien l’avouer : le surnaturel, quand il se propose au coeur humain, il part avec un handicap terrible : normalement, il ne se voit pas. Dieu voyage toujours plus ou moins incognito, tandis que les valeurs naturelles, elles, elles se voient, se touchent et se soupèsent. Le naturel est la pente ordinaire de notre vie, de la vie sociale surtout. Nous marchons au repérable, à l’utile et à l’efficace, même en matière spirituelle ! Nous restons toujours désécurisés par l’entrée dans la nuée, où Dieu se révèle, certes, mais très partiellement, et où nous ne voyons pas où Il nous mène. Et même quand on veut attirer les hommes à Dieu, il est bien tentant de faire appel à toutes sortes de moyens –le jeûne, la dîme et la prière de l’évangile – bref, autre chose que la vie trinitaire toute nue. Dieu ne nous empêche pas d’utiliser de tels moyens, Jésus Lui-même l’a fait. Ce que le pharisien fait, c’est bien en soi. Mais même pour lui, c’était dangereux, parce que les hommes étaient toujours tentés d’en rester là et de s’en glorifier, de surcroît.

Entre le pharisien et le publicain, c’est l’Ancien et le Nouveau Testament qui se jouent... Dans l’Ancien, le culte extérieur et la justice sociale ont beaucoup d’importance, et c’est la pente du coeur humain de s’y attarder, de s’y complaire, et de s’y noyer parfois. Mais ce culte extérieur – les prophètes ne cesseront de le crier, de le rappeler – n’a de sens que par le culte intérieur, c-à-d l’adoration, qui s’efforce de reconnaître Dieu tel qu’Il est. Dès l’appel d’Abraham, Dieu a cherché des adorateurs en esprit et en vérité, et Il a trouvé des coeurs de pierre : c’est le drame d’Israël. Mais Il a aussi, par son Esprit, suscité de vrais adorateurs, humbles et cachés, parmi son peuple. Pour qu’il y ait l’adoration, il faut d’abord une lumière profonde que Dieu seul peut donner – un abîme ! – sur notre néant face à l’Amour infini. Alors, il ne s’agit pas seulement d’être bons, généreux naturellement. Le train de la nature est beau, séduisant, attirant, et il part tout de suite, comme une flèche, avant celui de la grâce... mais il n’arrive pas. Ceux qui veulent être généreux sans connaître l’humiliation d’être mendiants de la grâce croient pratiquer la générosité, mais ils n’arrivent pas, et c’est ce mensonge et cette prétention qui les condamnent.

Dans tous les groupes humains, il y a des gens dont on attend plus rien : « … Rien à en tirer. » Dans les sondages, les pharisiens étaient les plus respectables et les publicains et prostituées -en général cités ensemble- au bas de l’échelle. Il était entendu que Dieu aimait les purs et les pieux, et qu’Il détestait les profiteurs et les impies. Jésus s’emploie à casser ce jugement sommaire : connaît-on le cœur profond de chacun ? Certes, tout homme est pécheur, et tous ont à se convertir, les publicains et les prostituées aussi : Il n’approuve pas ce qu’on ne peut approuver. Mais une personne est plus grande que les actes qu’elle pose. Le seul mal auquel Dieu ne puisse rien, c’est celui qu’on refuse de reconnaître. Au fond le dilemme ici posé est celui-ci : le premier n’a pas besoin de Dieu, il se construit lui-même par ses brillants efforts ; l’autre n’y arrive pas et il demande le secours de Dieu. Tout l’évangile est là, et cette conviction fera lentement son chemin pour humaniser le droit, notamment. Dès qu’on s’en éloigne, on retrouve vite la loi de la jungle.

Vous avez prévu cette journée, comme votre vie, d’après un plan, un programme, un règlement, conforme à vos principes et convictions : ça, c’est la Loi. Et voilà que Quelqu’Un fait irruption dans votre vie et bouleverse tout, au nom de son autorité – ou pire : au nom de l’Amour. Il vous demande simplement de faire autre chose. C’est pas forcément plus pénible, c’est seulement autre chose, que sans doute, nous n’aurions pas nous-mêmes choisi et imaginé. Une Personne, c’est toujours un mystère, ça vit et c’est imprévisible : vous ne pouvez prévoir ce qu’Il vous demandera demain. Au fond, Dieu ne demande de nous que de la souplesse, de l’abandon : c’est l’amitié, une vie à deux. Il ne suffit pas d’aimer Dieu et les hommes. D’ailleurs, c’est impossible ! Le Christ est venu précisément pour rendre possible cet amour en nous offrant la grâce de son amitié : voilà l’abîme auquel il nous demande de répondre. Tant que les hommes ne se tourneront pas éperdument vers Lui, en comprenant qu’ils ont besoin d’être sauvés, rien de sérieux ne se fera dans le monde. Celui qui ne sait pas à quel point il a besoin d’être sauvé ne peut savoir à quel point il est déjà sauvé !

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30ème dimanche TO B 24 octobre 2021
Jésus se présente Lui-même comme la lumière qui vient en ce monde. Il guérit souvent des aveugles dans l’évangile, et ce genre de guérison est en lui-même un signe, comme les appelle St Jean. Celle de Bar-Timée en est l’un des exemples les plus…lumineux, éclatants. Il faut d’abord remarquer que ce pauvre aveugle reconnaît sans l’avoir déjà vu ou rencontré Jésus comme le Fils de David, un titre qui n’était donné qu’au Messie attendu par Israël. Dans sa cécité, il avait donc une perception plus profonde que la plupart de ceux qui étaient là en foule. Il semble d’ailleurs que ce handicap développe par compensation d’autres perceptions plus précises que la vue qu’ils n’ont pas. On pourrait alors se demander pourquoi son seul souhait était de voir ? Car ce qui est sûr, c’est qu’un changement aussi important dans les perceptions premières de l’existence n’est pas si facile que ça. Nous, nous pensons à l’inverse qu’il serait très handicapant de ne pas voir, mais des expériences ont montré qu’un aveugle guérit a du mal à utiliser ses yeux pour connaître les choses : il y en a même qui doivent fermer les yeux pour monter ou descendre un escalier, ou qui préfèrent toucher une forme pour savoir si c’est une balle ou un cube. Certes, c’est un grand don que la vue. Mais comme tous les dons, elle peut être pervertie et servir à regarder des choses qu’il vaudrait mieux ne pas voir. Mais quand Dieu permet ce genre de changement en nous, c’est qu’Il veut nous voir approfondir la réalité, et c’est parfois douloureux, on se dit que c’était mieux avant. Il arrive aussi que les choses, les situations et les personnes soient plus agréables dans notre imagination que dans la réalité. Le regard est donc à orienter, domestiquer, purifier. Et de fait, on devient peu à peu ce que l’on regarde, ce qui est assez redoutable.

Ce qui suit la guérison de Bar-Timée a sans doute quelque chose à nous dire également. St Marc nous précise simplement qu’il suit Jésus sur la route. Or cette route est celle de Jérusalem, et Jésus est en marche vers sa Passion. L’ancien aveugle ne voit plus que Lui, et il ne sait pas encore où ça le mènera, mais il n’hésite pas une seconde. Jésus le laisse faire, alors qu’Il avait renvoyé à leurs foyers des candidats un peu trop enthousiastes. Sans doute a-t-Il vu plus profond en lui, Lui qui scrute les cœurs et les reins. Nous ne savons rien de lui par la suite : seule nous reste son acclamation qui est presque celle de la prière de Jésus des chrétiens d’Orient.

Ce qui est sûr, en tous cas, c’est que cette rencontre a changé sa vie, comme tant d’autres. Au départ, il est assis, résigné à son sort dont il ne cherche pas à sortir. Il ne fait rien ni pour guérir, ni pour gagner sa vie -il pense que c’est impossible. Il s’est installé dans cette condition de dépendance : les autres n’ont qu’à subvenir à ses besoins. Il est l’image de la résignation douloureuse dont personne, pense-t-il, ne peut le faire sortir. Personne ? Pas tout-à-fait, puisque quand il entend seulement prononcer le nom de ce Jésus qu’il ne connaît que par ouï-dire, quelque chose se réveille en lui. Il ne s’occupe pas de l’hostilité de la foule et de ce qu’elle pense de ce parasite qui se permet de déranger pour rien le Messie. Son opiniâtreté a quelque chose d’héroïque : pas facile d’aller à contrecourant en se faisant rabrouer ! C’est pourtant la première étape d’une foi personnelle qui ne doit pas dépendre d’un éventuel rejet de l’entourage : ça se passe entre la personne et Dieu. Et de fait, c’est au moment que le contact se produit entre Jésus et l’aveugle que la foule elle-même change d’attitude et se met à l’encourager. Sa foi elle-même s’est développée d’un bond : au début il savait assez pour crier. Mais ce n’était pas suffisant pour le décider à se lever et agir. C’est un appel précis de Jésus qui lui fait lâcher son manteau -on pourrait dire symboliquement toute sa vie antérieure dans laquelle il était frileusement blotti- et qui le fait en une phrase venir à la lumière. Et enfin il ne se préoccupe pas de l’adaptation nécessaire à sa nouvelle vie, il suit, c’est tout et ça suffit. Quelle trajectoire qui au fond concerne chacune de nos vies : nous sommes tous un peu ou beaucoup aveugles ; nous savons que Jésus est la lumière, mais nous sommes trop paresseux pour lui demander de bouleverser notre petit train-train, même difficile et douloureux. Le monde qui nous entoure nous empêche de crier notre confiance. Il y a pourtant des occasions où il faut bondir sans hésiter. Lorsque la lumière nous est donnée, ce n’est pas pour la savourer tranquilles dans notre coin : il s’agit de repartir avec Jésus vers un inconnu fertile, avec d’autres étapes, jusqu’à ce que nous soyons purifiés et transformés pour de bon. Ayons confiance, il nous appelle : demandons-Lui encore te toujours sa lumière.

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30ème dimanche A 25 octobre 2020
La question posée par le docteur de la Loi n’était certes pas à but informatif. L’évangile précise d’ailleurs qu’il s’agissait, non pas forcément d’un traquenard, mais de sonder Celui qui avait déjà confondu d’autres interlocuteurs moins bienveillants. Il semble que ce soit le seul exemple d’un pharisien qui peut être de bonne volonté malgré les apparences et le contexte, dans l’évangile de St Mathieu. St Marc en fait un portrait carrément sympathique, et ça vaut la peine d’être souligné. Habituellement, la bonne foi n’est pas assurée, et le Sauveur Jésus s’en sort par la tangente, en refusant de répondre par oui ou non, comme dimanche passé. St Matthieu pense-t-il peut-être, malgré tout, que la question est trop naïve pour ne pas cacher une intention pas claire ? Mais Jésus, qui connaît le fond des âmes, se montre simplement bon élève, puisque celui qui pose la question est un spécialiste de la Loi ; le contexte est paisible : Il lui récite consciencieusement la réponse du catéchisme. Rien à retrancher, rien à rajouter. N’a-t-il rien de plus à nous dire aujourd’hui ? Tout est clair, en effet, mais il s’agit de l’essence de la Loi, et en définitive de Dieu Lui-même, puisque St Jean le dira plus tard dans une formule non moins lapidaire et concentrée : « Dieu est amour. »

Celui qui pose la question sait déjà que la Loi connaît 613 commandements : c’est la valeur numérique des lettres qui composent le mot « torah ». On distinguait 248 préceptes positifs (fais…), et 365 négatifs (ne fais pas…), partagés en préceptes graves, dont la transgression est généralement punie de mort (l’idolâtrie, le meurtre, l’adultère…) et préceptes légers, qui s’expient par la pénitence. Ou encore les grands et les petits commandements, suivis des plus petits. La question posée concerne le plus grand, que Jésus qualifie en outre de premier, auquel s’ajoute le second. Demander quel est le plus grand n’est pas seulement un comparatif, mais un superlatif : au-delà de celui-là, y a-t-il quelque chose de plus parfait, ce qui rejoint la question du jeune homme riche ? On peut donc se trouver, suivant l’interlocuteur, au point de départ d’un réel désir de perfection, ou au contraire, de chicanes à l’infini.

Il y a quand même une particularité de Jésus, qui ajoute au tout premier, sans avoir été prié et comme spontanément -on pourrait dire : parce qu’il sait, justement, qu’il a quelqu’un de droit en face de Lui :  « le second qui lui est semblable. » Cette seule mention suffit à qualifier le christianisme, qui élève si haut l’amour des frères qu’il le place tout à côté de l’amour de Dieu. Ce sera la même audace et la même perfection signifiée dans le nouveau commandement : « … comme Je vous aimés. » Autre mention que les rabbins les mieux intentionnés connaissaient aussi, et que Jésus prend à son compte : « Toute la Loi est suspendue à ces deux principes fondamentaux. » L’image est pittoresque : si vous ne mettez pas ce commandement en deux parties comme pilier central de la Loi, tout s’écroule. Ou encore s’il n’en est pas la pierre angulaire, pour reprendre une autre image, rien ne tiendra, ce sera la maison bâtie sur le sable.

Oui, contrairement à l’expression qu’on entend souvent de nos jours, et qui nous vient tout droit d’Amérique, comme tant de bonnes choses : « C’est compliqué… » Eh bien, il y a au moins une chose qui ne l’est pas : c’est la vie chrétienne, c’est la foi ! Et c’est la clef d’un bonheur qui n’est peut-être pas sans effort, mais qui est sans mélange et sans nuages. En toutes choses, toute situation, tout travail, Dieu n’attend qu’une chose : que ce soit un amour vrai qui en soit la raison et le but, parce que Lui-même nous a donné l’exemple en nous aimant le premier. En général, ça ne demande pas d’avoir fait le Poly. Choisir Dieu ou le prochain plutôt que soi-même, oui, chacun peut le faire, sans se nier soi-même pour autant. « Aime et fais ce que tu veux », dira plus tard St Augustin. Tout se ramène à ça, il n’y a qu’à remettre l’ouvrage sur le métier chaque fois qu’on a envie de faire autre chose. Car une seule chose est nécessaire : si nous la recherchons avec persévérance, elle ne nous sera pas enlevée.
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30ème dimanche TO C 27 octobre 2019
C’est comme une spécialité du Sauveur Jésus de brouiller les cartes de nos classifications simplistes et confortables. Nous pensons souvent que la vie, ça doit marcher comme un bon western : à la fin, les méchants sont punis et les bons récompensés, et on se situe forcément du côté des bons ! Si on se donne de la peine pour Lui, Il doit forcément être gentil avec nous et nous récompenser. Et si on réussit, c’est qu’on le mérite et qu’Il nous bénit. Mais peut-être que les choses ne sont pas aussi simples, et qu’Il nous réserve quelques surprises de son cru que nous n’arrivons pas toujours à goûter à leur juste valeur. Les paraboles de l’évangile sont toujours comme Lui : passablement surprenantes.

Le pharisien et le publicain, c’est comme le fils aîné et le fils prodigue : le bon n’est pas du côté où on serait tenté de le voir. Et le bon n’est pas si bon que ça, car un seul est bon : Dieu Lui-même. Le problème n’est donc pas d’être bon ou mauvais, mais de le savoir ou pas. Dieu est plus réel que ce que nous voyons et appelons le réel, et Il nous convie à Le rejoindre dans son Réel à Lui. Pécheurs, nous le sommes tous. A notre petit niveau, nous voyons des différences, que nous exagérons à plaisir : il y a les gros pécheurs et les petits pécheurs, les péchés insupportables et les péchés mignons : ceux qu’on a de la peine à avouer, et ceux dont on serait presque fiers. Là aussi : les gros péchés ne sont pas en général ceux qu’on croit. On les mesure d’habitude à leur résonnance psychologique, ce qu’on appelle communément la culpabilité. Or, le péché est une offense faite à Dieu, offense infinie parce que son amour est infini. Si vous engueulez le percepteur d’impôts, vous en serez moins culpabilisé que si vous vous en êtes pris injustement à votre fiancée. Plutôt que de penser d’abord à notre image de marque, ne faudrait-il pas d’abord penser à la peine qui est la sienne ? Ce que Dieu voit au fond du cœur de chacun, ça pourrait se résumer en deux extrêmes : l’orgueil et l’humilité.  Avec toute la palette de nuances entre deux. Ce n’est pas le péché qui nous sépare vraiment de Dieu, c’est le péché accepté froidement ou non reconnu. Dieu préfère un pécheur conscient de sa situation à quelqu’un qui se croit juste. Dans toute société, il y a les gens bien et les irrécupérables : « Celui-là, il n’y a rien à en tirer… » Au temps de Jésus, il y avait en haut de la cote de popularité les pharisiens, et les publicains et prostituées étaient cités ensemble comme méprisables. Et donc, on était incliné à penser que Dieu approuvait les purs, les saints, les actifs de son Royaume et regardait de travers les impies, les gens de mauvaise vie et les profiteurs. Jésus, Lui, prenait un malin plaisir à regarder ces êtres déchus avec un amour tel qu’il était capable de faire jaillir de leur cœur des trésors d’amour insoupçonnés : tout l’évangile est rempli de cette espérance pour ceux qui n’en ont plus. Oui, Dieu est vraiment le Bon Dieu, Il aime même ceux qui ne L’aiment pas ! Jusque sur la croix, au lieu de condamner, il pardonne, au lieu de punir, Il libère. Oui, mais, on ne peut tout de même pas approuver le mal ? Non, sans doute, mais personne n’est irrémédiablement enfermé dans le mal qu’il a pu commettre à un moment donné. C’est ça, la bonne nouvelle de l’évangile, et elle nous concerne tous, puisque nous sommes tous capables du pire. Et c’est en comprenant de quel amour Il les aime que les pécheurs se convertissent. Si nous ne sommes pas encore convertis, c’est peut-être faute d’avoir compris et expérimenté cet amour fou. Toute la parabole d’aujourd’hui est encadrée par deux mots qui ont la même racine, au début et à la fin du récit : le pharisien se considère comme juste ; le publicain retourne chez lui justifié, rendu juste. Le changement de l’actif au passif est au cœur de l’évangile : l’homme devant Dieu ne peut avoir d’aucune manière la prétention d’être juste, il ne peut être que pécheur justifié ! Je crains que notre monde soit parfois plein de pharisiens : « Le péché ? Connais pas ! Mais écoutez, je ne fais rien de mal ? » Ah bon ? Eh ben, moi, j’oserais pas dire ça, et vous ? Le vrai chrétien n’est pas meilleur que les autres (oh, ça, on l’entend souvent, mais n’est-ce pas une excuse commode pour se justifier par ce genre de formule ?), pas plus gracieux que les autres, mais qui se sait gracié, pécheur, mais sauvé. Ou bien on pense qu’on va s’en tirer seul comme un grand, et alors on est perdu d’avance, car on voit bien qu’on y arrive pas. Ou bien on accepte de déprendre du pardon de Dieu, et on est sauvé à tout coup. Le Saint Tribunal de la Pénitence, comme on disait autrefois, est le seul dont on est sûr de sortir acquitté si on plaide coupable.

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30ème dimanche B 28 octobre 2018
     Ça commence comme une histoire tout-à-fait banale : des mendiants, nous en voyons tous les jours –pas trop encore chez nous, et nous passons à côté entre indifférence et léger pincement de conscience. Cet aveugle est assis, là, sans doute comme tous les jours, demandant de l’aide pour subvenir à ses besoins ; il ne fait rien ni pour guérir, ni pour gagner sa vie. Il s’est installé dans sa condition douloureuse, en espérant un peu de pitié et de générosité. Mais voici de l’inédit qui fait irruption aujourd’hui dans sa vie. Cette foule signale quelque chose d’insolite. Comme il ne voit pas, il se renseigne et on lui dit que c’est Jésus de Nazareth qui passe. Il avait dû entendre déjà parler de Lui, car Il lui donne ce titre messianique qui n’était pas celui de l’annuaire. Mais ses cris dérangent : n’a-t-Il pas autre chose à faire, ce prophète, que de s’occuper de ce parasite, qui en plus est aveugle, donc sans doute coupable de quelque péché secret ? Non, vraiment, faites-le taire, quelqu’un ! Les marginaux ont toujours quelque chose de dérangeant et de méprisable, surtout s’ils se rappelent bruyamment à notre attention. Et la foule, quelle qu’elle soit, anonyme et aveugle, n’aime pas ce qui la dépasse ; elle préfère sa propre médiocrité, son opportunisme qui va dans le sens du vent, et qui est prêt à tourner au lynchage quand on le lui suggère. Une foule est toujours difficile à contrôler, même dans l’enthousiasme, il y a un élément inquiétant qui n’est pas seulement la somme d’individus plus ou moins bien disposés, qui vient de ce qu’elle ne tolère aucun autre maître qu’elle-même. Cet aveugle perturbateur entend passer par-dessus d’elle pour s’adresser directement à Jésus. Lui-même, après avoir cotoyé les foules pendant les trois ans de son ministère public, les avoir séduites par ses paroles et ses miracles, sera une dernière fois présenté à elle par Pilate, et cette foule l’enverra à la mort. Pour un peu, l’aveugle aurait subi le même sort s’Il n’était pas intervenu en sa faveur. C’est qu’il a du cran, cet homme qui ne se décourage pas et n’écoute pas l’entourage qui le rejette. C’est peut-être la première qualité de tout croyant digne de ce nom que de tenir quand le milieu ambiant devient obstacle : on connaît ça aujourd’hui, quand même ce qui devrait nous porter dans la foi ne joue plus son rôle. Alors, la rencontre se produit. Quand Jésus l’appelle, la foule intervient de nouveau, mais dans l’autre sens, en intermédiaire positif : on est pas à un revirement près pour se faire bien voir de la vedette ! L’aveugle retrouve une énergie qu’on ne lui connaissait pas. Etonnante question de Jésus : ne voyait-Il pas ce qu’il voulait, Lui qui sait tout ? C’est qu’Il nous laisse toujours exprimer nous-mêmes le fond de notre désir, et la réponse est encore plus surprenante : « Ta foi t’a sauvé ! » ça, Lui seul pouvait le voir, et le dire. Mais il est sûr que cette foi s’est fortifiée en un clin d’œil : que la foule soit hostile ou encourageante, on ne peut trouver qu’en soi-même, dans ce sanctuaire de  l’âme où l’on est seul avec Dieu, les motifs profonds de l’attachement au Christ. En ce sens, nous sommes aujourd’hui en un temps de purification où l’on est obligé de s’appuyer sur Dieu seul, où l’on voit bien que tout le reste est de l’ordre des appuis, certes bienvenus quand ils sont là, mais pas indispensables pour le fond. Si nous relisons cet épisode, c’est bien parce qu’il nous arrive aussi d’être des aveugles : qui peut, par les temps qui courent, savoir avec clarté ce que veut dire être vraiment chrétien ? Si souvent, nous nous découvrons incapables de suivre Jésus sans partage, nous sommes dans un brouillard qui tarde à se lever. Pourtant nous savons que Jésus est la lumière ! Cet aveugle, qui est en réalité un clairvoyant, dit St Jean Chrysostome, a quelque chose à nous dire pour surmonter nos échecs, nos incertitudes, nos obscurités. Nous sommes timides à crier notre confiance, nous nous laissons impressionner par le monde qui nous entoure et nous nous laissons envahir par le doute, même quand Dieu nous fait signe. Et quand la lumière nous est donnée, ce n’est pas pour la savourer en cachette, c’est pour repartir vers un inconnu fertile et des trajets que Lui seul connaît. Qu’Il nous le montre, Lui qui est la lampe de nos pas.

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30ème dimanche TO A 29 octobre 2017
Il nous manque sans doute un peu de recul pour apprécier avec toute la force de sa nouveauté originelle ce commandement de l’amour. En effet, cela fait 2000 ans qu’il nous est martelé, à juste titre, comme le fondement de la foi chrétienne. On pourrait résumer toutes les prédications en disant : « L’essentiel, c’est de nous aimer et d’aimer Dieu, parce qu’Il nous a aimés le premier! » Jusqu’à la promulgation du décalogue et à côté de lui, où qu’on se tourne et jusqu’à ce jour, il n’est généralement pas question d’amour dans les relations avec Dieu et entre les hommes : tout se règle en rapport de force, et les vainqueurs sont ceux qui s’imposent. La Loi juive et la foi chrétienne qui en est l’achèvement se situe donc plutôt en contrepied de ce qui est la norme depuis un certain péché des origines, où l’homme s’était imposé face à l’amour gratuit du Créateur.

     Le docteur de la Loi qui pose cette question à Jésus n’ignorait certes pas la réponse. L’évangile précise que son intervention n’était que le moyen de mettre ce jeune rabbi à l’épreuve, c’est-à-dire si possible en difficulté. Jésus ne fait qu’un tout petit commentaire à l’énoncé de la Torah : « Tout ce qu’il y a dans l’Ecriture, la Loi et les prophètes, dépend de ces deux commandements. » Autrement dit : la seule raison de l’agir humain et religieux, c’est l’amour. En dehors de lui, rien ne se fait qui vaille quelque chose. St Paul en fera un hymne à la charité, en étant convaincu de n’être qu’une cymbale qui retentit et un cuivre qui résonne, même en faisant des miracles, si ce n’est pas la charité qui les inspire. Or, les pharisiens divisaient la Loi en grands et petits commandements. Le risque existait, même pour les gens de bonne volonté, de se perdre dans le labyrinthe des innombrables prescriptions et de donner une importance exagérée à certaines au détriment d’autres, plus fondamentales. Jésus rétablit donc un ordre clair de préséance : Dieu s’est donné tout entier ; la réponse convenable, c’est de nous donner nous aussi sans réserve. Aucune norme quelle qu’elle soit n’a de valeur sans l’amour du prochain, et l’amour du prochain ne peut passer avant l’amour de Dieu, qui seul le rend possible et vrai. Pourtant l’amour n’est pas toujours ce que l’on croit spontanément. D’abord, il n’est pas réductible au sentiment : je peux très bien n’éprouver aucune sympathie pour quelqu’un et vouloir son bien. C’est valable même dans le cas extrême des ennemis : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » Je peux n’avoir aucune envie de prendre du temps pour Dieu et me bouger quand même en allant à la prière comme à la guerre, comme dit St Nicolas de Flüe. Ensuite, aimer, ce n’est pas forcément et dans tous les cas « être gentil ». L’un de mes prédécesseurs m’avait dit une fois : « La charité, c’est parfois mettre les bâtons dans les roues, pour empêcher un mal de se faire. » C’est par exemple la légitime défense, ou la défense du pauvre dont le puissant prétend disposer. Au passage, c’est prendre le risque de se faire mal voir, parce qu’on n’a pas correspondu aux attentes de l’autre. Le désintéressement est l’une des marques d’un amour vrai.

     L’une des grandes nouveautés de l’Ancien Testament, c’est de coupler le service de Dieu, dans le culte notamment, et la législation sociale. Tous les cultes anciens ne faisaient aucun lien entre ce que l’on devait à la divinité et le respect du prochain. L’événement fondateur d’Israël comme peuple, c’est l’exode : à ce ramassis d’esclaves, Dieu a manifesté un amour qui les a fait siens, et dans ce souvenir, Israël a le devoir de traiter les étrangers, les pauvres, les veuves et les orphelins avec les mêmes égards. C’est le Christ qui nous révèle l’amour du Père, et tout notre comportement moral doit se calquer sur le sien. Aucune éthique n’est plus simple et plus transparente que l’éthique chrétienne. Le premier amour que Dieu m’a donné, c’est de m’avoir créé comme son enfant. Cela m’oblige non seulement à dire au plus petit de mes frères cette marque d’amour divin, mais autant que je peux, à la lui montrer.

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30ème dimanche TO C 23 octobre 2016
Si certains sont particulièrement visés par la parabole célèbre que nous venons d’entendre, qui d’entre nous peut prétendre ne pas être concerné ? Nous avons tous besoin d’êtres rassurés sur notre propre valeur, et il est presque inévitable que nous le fassions en comparant, voire en dénigrant : « Je suis quand même meilleur que celui-là, que celle là ! » Il est significatif que l’épisode se situe au temple, dans cet acte hautement symbolique entre tous qui est celui du rapport avec Dieu, qui connaît notre tréfonds et avec qui on ne peut pas tricher. D’emblée, nous pouvons dire que nous avons besoin de cette vérité qui seule nous libère et nous voit dans un regard de bienveillance, quels que soient nos péchés. Les deux personnages ont en commun leur désir de rencontrer Dieu dans la prière. Et c’est évidemment toujours bien de prendre du temps pour prier ! Mais nous voyons ici que la prière peut se réduire à un pieux prétexte de survalorisation personnelle, tout comme on peut prier « pour se sentir bien ». Il y donc deux manières de considérer nos relations avec Dieu. Le pharisien fait partie de la crème du peuple élu. On voit bien qu’il se donne de la peine pour être à la hauteur. Et il est heureux que sa sueur soit parvenue à un résultat appréciable. Ses relations avec Dieu sont exprimées en terme de droit : il a quelque chose à apporter à son crédit devant le tribunal de Dieu. Il se rassure en se comparant à ceux dont le bilan est moins favorable et les performances plus minces. Le publicain, lui, est un collabo honni, qui en plus se remplit les poches sur le dos des contribuables. Il mesure la distance entre ce qu’il est et ce qu’il pourrait ou devrait être : il vit lucidement son état de pécheur, il est rempli de confusion, mais ne s’y appesantit pas. Il ne peut se justifier par un bon bilan, puisqu’il est dans le négatif sur toute la ligne, du moins le croit-il. Spontanément, notre sympathie va plutôt à ce mauvais larron, mais dans les faits, c’est souvent le pharisien que nous imitons. Et c’est vrai que c’est tout de même un peu paradoxal : le pharisien est réellement vertueux, il mène une vie exemplaire, et il déplaît à Dieu, tandis que l’autre mène une vie de bâton de chaise, est méprisé de tous, et il plaît à Celui qui fréquente aussi les prostituées pour faire bon poids ! On serait tenté de se donner moins de mal ! Que faire et que penser ? Y a-t-il un chemin possible entre la prétention et la culpabilisation, le scrupule et la désinvolture ? Quelle place donner aux commandements et à la fidélité ? Entre le pharisien et le publicain, c’est l’Ancien et le Nouveau Testament qui se jouent. Dans l’Ancien, le culte extérieur et la justice sociale ont beaucoup d’importance, et c’est la pente naturelle du coeur humain de s’y attarder, de s’y complaire, de s’y noyer parfois, en pensant que ça suffit. Mais ce culte extérieur n’a de sens que par le culte intérieur, c’est-à-dire l’adoration. Dès le début, l’Esprit de Dieu suscite de vrais adorateurs, humbles et cachés, parfois même à leurs propres yeux. Pour qu’il y ait adoration, il faut d’abord une lumière profonde que Dieu seul peut donner –un abîme !- sur notre néant face à l’amour infini. Alors, il ne s’agit pas seulement d’être bons et généreux naturellement. Ceux qui veulent être généreux sans connaître l’humiliation d’être mendiants de la grâce croient pratiquer la générosité, mais ils n’y arrivent pas, et c’est ce mensonge et cette prétention qui les condamnent. Il faudrait arriver à conjuguer la fidélité du pharisien et l’humilité du publicain, ce que fait saint Paul en consacrant toutes ses forces au service de l’évangile et en disant : « Le Seigneur m’a assisté et rempli de sa force. » Nous avons prévu notre journée et notre vie selon un programme conforme à nos convictions : ça, c’est la loi. Et voilà que Quelqu’Un fait irription dans notre vie et nous demande simplement de faire autre chose. Pas forcément plus pénible ou plus difficile : seulement autre chose ! Une Personne, c’est toujours un mystère, ça vit et c’est imprévisible. Au fond, Dieu ne nous demande que de la souplesse et de l’abandon. Le Christ est venu précisément pour rendre possible cet amour en nous offrant la grâce de son amitié : voilà l’abîme auquel il nous demande de répondre. Tant que les hommes ne se tourneront pas éperdûment vers Lui en comprenant qu’ils ont besoin d’être sauvés, rien de sérieux ne se fera dans le monde. Celui qui ne sait pas à quel point il a besoin d’être sauvé ne peut savoir à quel point il est déjà sauvé !

31ème dimanche A 5 novembre 2023
Les reproches sévères du prophète Malachie aux prêtres de son temps trouvent comme leur réponse dans les propos de St Paul aux Thessaloniciens : il va jusqu’à se comparer à une mère qui entoure de soins ses nourrissons ! Ils sont comme une part de lui-même, et cette intimité ne lui épargne aucune peine. De fait, on est parent 24 heures sur 24, et la vocation apostolique ne connaît pas le timbrage et la semaine de 35 heures. C’est un travail à plein temps, qui ne se conclut pas par la retraite, mais par le martyre. Au lendemain de la Toussaint, sans doute n’est-il pas inutile de nous souvenir de ce dévouement sans limite au long des siècles de tous ceux qui ont pris à cœur que Dieu soit glorifié et que l’évangile du Christ soit annoncé. Dieu merci : il n’a jamais manqué de prêtres admirables qui se sont usés à la gloire de Dieu, sans bruit et tant qu’ils ont pu. Par les temps qui courent, n’oublions jamais ce que nous devons à ces bons prêtres-là, qui payent souvent injustement les péchés de leurs confères qui ont failli. Il y en a, hélas, qui disent et ne font pas ; il y en a aussi qui disent et font, obscurément et généreusement. Dans une société de type sacral, comme l’était celle du temps de Jésus, où la position du clergé est centrale, primordiale et donc respectée, la tentation est grande pour les gens investis d’une telle mission de détourner à leur profit leur position privilégiée. C’est un peu l’inverse aujourd’hui : non seulement la fonction est décriée et dévalorisée dans un contexte sécularisé, mais elle est rabaissée au niveau de sa dimension sociale et psychologique, délibérément privée de sa dimension surnaturelle, au mieux tolérée pour sa capacité d’écoute et de bienveillance gratuite, à l’heure où plus personne n’a le temps de le faire. Si le risque est moins grand qu’en d’autres temps de détourner une fonction sacrée qui n’a plus cours, il y a cet autre risque qui n’est pas moindre pour l’Eglise : susciter par ricochet un cléricalisme laïc (qui a tous les défauts de la caste sans la vocation !) et réduire à néant la place irremplaçable du ministère ordonné, voulu par le Christ comme structure indispensable à l’Eglise. « Ordonné » veut dire : ordonné à quelque chose d’autre que lui-même. Et donc, tourné vers Dieu d’abord (c’est le premier reproche du prophète : n’avoir pas à cœur de glorifier le Nom de Dieu), non pour prêcher une vague éthique sociologique qui plaît au monde et reste enfermée dans ses préoccupations du moment.

Il y a de quoi prier pour que cet équilibre subtil soit préservé et assuré dans une conscience renouvelée de ce don ineffable, tant pour ceux qui l’exercent que pour ceux qui en sont les bénéficiaires quotidiens. Cet équilibre ne peut survivre que par sa source, qui est le don et le dévouement, l’esprit de service et le désir du salut des âmes. Car évidemment, on n’est jamais prêtre pour soi (un prêtre, fut-il le pape, ne peut se donner l’absolution à soi-même), mais comme pur instrument de la grâce, un canal de la bonté de Dieu pour la répandre dans la mesure infinie qu’Il a voulu en donnant son Fils au monde. Merci à tous ceux qui demandent au prêtre d’être simplement prêtre, ce qui ne veut pas dire non plus l’user de demandes plus ou moins magiques et superstitieuses. Ce que Jésus loue chez les braves gens qui s’adressent à Lui, c’est la foi simple qui passe par ses paroles et ses actes visibles, ce qui est l’essence des sacrements. Souvent, Il rectifie la demande en renvoyant les gens à leurs responsabilités et ne les rendant en rien seulement dépendants, en pensant qu’ils n’ont rien à faire eux-mêmes, parce que le « sorcier du village » les dispensera de tout effort. Comme St Paul, son disciple, Jésus n’est pas un fonctionnaire de la grâce, mais Celui qui les aide à la laisser grandir en eux. Il les fait entrer dans son intimité, mais pour les rendre plus eux-mêmes et les laisser fleurir là où ils ont été semés. Si c’est Dieu qui est à la première place chez un serviteur de l’évangile, les brebis le sentiront et ne seront pas tentées de prendre leurs distances, comme dit le prophète, ce qui les met en danger d’oublier leur Créateur. La difficulté, c’est de rester un intermédiaire indispensable sans devenir subtilement un obstacle : être là, seulement là et pas trop là…

Nous sommes tous frères et nous n’avons qu’un seul Père : l’un ne va pas sans l’autre, et cette délicate alchimie se vit non dans un contexte parfait, mais dans un univers de Rédemption. Croyons de toute notre âme qu’un plus grand bien, celui que Dieu veut en tout ce qui nous arrive, peut en sortir avec la bonne volonté de chacun sous le regard aimant ce Celui qui est Père avec une majuscule, avec le Fils bien-aimé comme modèle et médiateur.

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31ème dimanche C 30 octobre 2022
Le Temple de Jérusalem se trouve sur le mont Sion, surplombant la Terre Sainte en un panorama splendide qui domine toute l’Histoire Sainte. Or la page de ce matin nous montre le Seigneur qui descend à Jéricho. Il n’a pas craint de prendre la route où l’on risque de tomber aux mains des brigands. Jéricho, c’est en effet l’inverse de Jérusalem ; le lieu évoque les bas-fonds qui échappent à l’Histoire Sainte. Et en ce lieu sinistre règne Zachée, le chef des publicains, nous dit l’évangile, régentant les gens mal famés. 

Jésus passe sous ses fenêtres ; intrigué par le cortège qui entoure le Seigneur, Zachée veut le voir. L’iniquité qui régnait en lui ne l’empêche pas de jeter un coup d’œil sur l’innocence. Et en cette démarche insolite, il y a déjà quelque chose qui le rapproche du publicain qui monte prier au Temple, blotti au fond et se frappant la poitrine. Zachée, lui, voit le sycomore pour aider sa démarche, négligeant le qu’en-dira-t-on à l’égard d’un notable de son espèce. En tout cas, son geste inattendu montre que le mal ne le laissait pas en paix. En  voulant voir Jésus, le voilà compromis dans la contagion du bien. Avec concision, Saint Ambroise dit cela à merveille : En effet personne ne peut voir facilement Jésus ; nul ne peut voir Jésus, rivé à terre (Com. in h.l.), à l’inverse donc, s’élever de terre ouvre l’accès à Jésus ; se reconnaître trop petit pour le voir, c’est déjà un premier pas ; et il dut lui coûter. En revanche le second paraît plus aisé, car il se hâte de monter sur l’arbre sous lequel le Sauveur est sur le point d’arriver. Foulant aux pieds la vanité des juifs, dit S. Ambroise, le voilà donc, paradoxalement, au-dessus de Jésus qui a daigné vouloir ici inverser les rôles : s’humiliant dans notre condition humaine pécheresse, Il montre qu’Il ne défend pas âprement sa condition de Créateur, et cela justement pour abaisser et réduire nos vanités redoutables et si néfastes.

D’un seul coup tout change : le Seigneur s’invite chez lui, l’obligeant à quitter les bas-fonds de Jéricho, pour atteindre d’emblée ce pour quoi fut établi le Temple de Jérusalem ; le Seigneur est bien en effet le Mystère du Temple. Certes, c’est Jésus qui s’invite chez lui : Aujourd’hui, il me faut demeurer chez toi. Mais plus réellement, c’est Dieu qui invite le pécheur chez Lui ; et dans l’élan de sa joie, Zachée accourt alors avec une rapidité que l’évangile souligne. La parabole du publicain au fond du Temple se reproduit, mais de façon grandiose, ici la contrition explose en une joie puissante, car l’amour est déjà là à l’œuvre, par la grâce foudroyante de Dieu sur le prince des publicains : Si quelqu'un commence à m'aimer ainsi, dit Jésus (Jean XIV,23), mon Père l'aime, et nous venons à lui, et nous faisons chez lui notre demeure. Le coupe-gorge de Jéricho a été rejoint par le mystère du Temple de Jérusalem qui préside à toute l’Histoire Sainte.

En un mot, Zachée ressemble également à Saint Mathieu, appelé à son bureau des douanes si redouté. Mieux encore, voilà Zachée comparable à l’Épouse du Cantique dont Saint Bernard décrit de façon si sublime la visite de son Époux et Seigneur. De façon secrète et furtive, le Seigneur vient comme un amant plein de pudeur et de retenue. L'âme reconnaît le désir ardent de l'Époux, qui s’approche, l'apercevant et cherchant son regard, croisant même avec bonheur le regard divin qui l’a précédé, tel un rayon de soleil fouillant le feuillage du sycomore  (sur Cantic LVII, 4). Descends vite, et il descendit en hâte : c’est la conclusion de cette rencontre. Maintenant Zachée ressemble à la Vierge Très Sainte sortant de la scène unique de l’annonciation, se hâtant, Elle, vers les hauteurs des montagne de Judée. Elle est pleine du mystère ineffable qu’Elle porte et qui nous vaudra avec le Sauveur le Magnificat de la louange parfaite. Sur sa route qui montera jusqu’à la Passion et Pâques, Elle est rejointe enfin par Marie-Madeleine : l’Immaculée et la Repentie ardente. Avec ces grands devanciers, la sainte Église fait sien désormais avec ardeur son Magnificat pour tant de merveilles.

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31ème dimanche B 31 octobre 2021
« Tu aimeras ! » La chose la plus simple, la plus nécessaire, la plus évidente, et la plus difficile. Difficile ? Au fond, pas tant que ça. On peut ne pas être doué en informatique, incapable d’apprendre le japonais, nul en orthographe. Personne ne peut dire, s’il est un être humain, qu’il est incapable d’aimer. Donc, pas tant difficile que coûteux, ah, ça oui : quand on se mêle d’aimer, on ne sait en effet pas où ça peut nous mener : « Qu’il ne se mêle pas d’aimer, disait un auteur spirituel, celui qui craint d’y passer tout entier. » Et le pire, c’est que même après avoir vécu des échecs répétés, des trahisons, des craintes diverses, il est pratiquement impossible de ne plus y croire et de recommencer : et si, cette fois, c’était la bonne ? Car nous avons été créés par amour, un amour fou et totalement immérité, et nous sommes envers et contre tout faits pour ça. Et cet amour vient du Dieu unique, qui ne peut être qu’unique puisque parfait, et c’est Lui qui est la source de l’amour. Il mérite en retour, Il nous demande ce même amour exclusif de notre part. Mais comme l’idée de Dieu a toujours été un peu multiple dans l’intelligence humaine -il y a en effet bien des manières de concevoir ce Dieu unique en Lui-même-, Il trouve en nos vies pas mal de concurrences, tous ces petits dieux qui se partagent notre amour. C’est pourquoi Jésus félicite le scribe de son commentaire, qui recentre l’amour unique que nous Lui devons, à Lui seul. Le Royaume de Dieu, dont il n’est pas loin, c’est Jésus qui nous le révèle pleinement : celui qui désire le plus et le mieux possible recevoir cet amour et en vivre se trouve par le fait même accordé au Christ et prêt à L’accueillir.

L’amour ainsi mis en œuvre est décliné en quatre qualités, qui ont chacune un sens bien particulier. Nous sommes invités à aimer de tout notre cœur : ce pur amour ne consiste pas à un agréable état sentimental. Il désigne l’élan du fond de l’être qui n’est habité que par la préférence absolue pour Dieu. Ce qui suppose que le cœur humain accepte le vide de toute autre volonté. Il est désapproprié de tout et n’attend tout que de Lui, jusqu’à faire de la volonté du Père sa nourriture, comme dit Jésus. Notre tendresse ne peut être divisée entre Dieu et les autres : en aimant les autres pour eux-mêmes, c’est Dieu que nous voulons aimer en eux. Avec tout notre esprit : Dieu nous a faits intelligents et Il nous traite comme tels, même quand nous ne le sommes pas ! Ce qui suppose des choix lucides, en refusant les à peu près, les compromissions, les poires pour la soif, tout ce qui fait nos cœurs partagés. C’est ce que Pilate n’a pas compris. Nous sommes lents à percevoir la vérité, surtout quand elle se présente comme un innocent condamné à cause de nous. Nous aimerions mieux une vérité un peu plus commode. Mais on ne peut pas toujours faire semblant de ne pas voir ! L’Esprit de vérité nous détourne de nos voies illusoires, comme les prophètes qui luttaient contre les idoles qui menaçaient pendant des siècles la foi d’Israël. Ces choix demandent un vrai courage : c’est aussi avec toute sa force, ou plutôt celle de Dieu, car il y a un don de force parmi les dons du St Esprit, et c’est celui qui fait les martyrs.

Ainsi le Verbe du Père ne nous offre pas seulement l’idée que Dieu est notre unique amour : Il accomplit cette idée dans notre vie, en nous écartant de tout chemin qui ne va pas vers Dieu et que nous serions tentés de prendre trop vite pour un chemin de bonheur immédiat. Nous avons toujours quelque peine à nous soumettre aux imprévus de la route qu’Il nous trace jour après jour. Et puisque nous sommes le dernier jour du mois du rosaire, nous pouvons y mettre un point d’orgue lumineux en contemplant la Vierge très Sainte. Toute sa vie est établie dans ce pur amour dès l’Immaculée Conception, jalonnée par des dépouillements continuels qui la mènent toujours davantage au « point zéro » qui fait d’Elle la petite servante sur laquelle se penche le regard émerveillé du Père. Elle participe à l’obéissance parfaite de Jésus et devient ainsi la Mère du Bel Amour, ce beau titre qui lui est donné par l’Ecriture et la piété de l’Eglise. Qu’Elle nous apprenne toujours mieux à consentir à la volonté divine -car l’amour est l’union des volontés- en renonçant généreusement à tout vouloir propre. Demeurons en silence, ouverts de tout notre cœur au Dieu d’amour qui se révèle à nous. Le vrai silence ne se réalise que dans l’acceptation continuelle des desseins de Dieu sur nous. C’est là notre vraie liberté, celle qui donne à Dieu tout notre être et notre volonté, en quête exclusive de Dieu et pas seulement de ses dons. Ce qui ne manquera pas de rejaillir sur toutes nos autres relations, à commencer par le prochain et nous-mêmes.

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31ème dimanche TO C 3 novembre 2019
Jéricho : l’un des points le plus bas de la terre – dans la plaine de la Mer Morte, quelque 300 m au-dessous du niveau de la mer : aurait-on pu trouver un lieu plus expressif pour la parole qui conclut notre évangile : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » Il est bien en effet, Celui qui est descendu au plus bas de notre condition humaine pour que jamais personne ne puisse dire qu’Il ne l’a pas atteint dans les bas-fonds de son désespoir. La ville elle-même est riche de sa situation et de son histoire : sorte d’oasis au milieu d’un désert brûlant, on l’appelle aussi ville des Palmiers, où abondent les fruits de toute sorte, à cause d’une source qu’avait assainie le prophète Elisée. Elle est de fait marquée par la présence des rois et des prophètes, forteresse prise et reprise de nombreuses fois au cours de l’histoire. Elle est aussi poste frontière et ville résidentielle où de riches fonctionnaires se plaisent et étalent leur suffisance, loin des pressions du pouvoir. Voilà donc Zachée campé dans son décor familier, lui que Jésus vient tout exprès visiter. Il est aussi, pourrait-on dire, un symbole très parlant de ce mal qui ronge l’humanité, surtout en période trouble où la corruption prolifère, non seulement sous la forme du pouvoir de l’argent, la course aux armements, l’exploitation des instincts les plus bas, le mépris de la vie humaine, mais plus encore sous la forme de la désintégration morale que font fleurir les guerres et les occupations. Car il ne suffit pas que quelques diplomates signent des traités de paix, que l’on rééquilibre les marchés financiers, que l’un ou l’autre milliardaire mécène à ses heures se convainque de lâcher quelques miettes de sa fortune pour des plans de développement : la course au profit qui est la seule règle du fonctionnement du monde demande une urgente conversion des mentalités, ce qui est infiniment plus difficile à promouvoir et à obtenir.

Ce requin de la finance est donc piqué de curiosité, lui, l’exploiteur public universellement détesté. Un homme pourri par l’injustice cynique et l’absence de tout scrupule. Il faut croire que, tout au fond, il souffrait d’une frustration, d’une insatisfaction incoercible, comme c’est souvent le cas de ces grands magnats dont certains vont jusqu’au suicide. Un monde sans amour est décidément insupportable, même en étant étourdi de plaisirs. Et voilà qu’il voit cet Homme dans la foule, et cet Homme le voit, le repère entre mille. Car Jésus nous connaît chacun par notre nom. Il sait notre vide intérieur, nos appels muets, nos larmes secrètes, nos désirs d’autre chose en même temps que nos impossibilités de changer. Il n’a donc pas besoin de demander d’explications, non, Il sait tout de nous. Il lève les yeux vers Zachée, Il se fait plus bas que lui, le grand pécheur de Jéricho ! Il s’invite chez lui, Il n’attend même pas que l’autre en ait l’initiative -peut-être n’aurait-il pas osé ? Jésus n’a déjà plus rien à perdre : Il se moque de se mettre à dos tout ce que Jéricho compte de bien-pensants. Car la conversion d’un seul pécheur vaut plus que sa réputation. En tous cas, tout va beaucoup plus vite et beaucoup plus loin qu’il n’aurait pu l’imaginer.

Ce qu’il ne sait pas, c’est que Jésus en est à la dernière étape avant sa dernière montée à Jérusalem. Ces 20 kms de route raide (on passe de 300m en dessous du niveau de la mer à près de 700 au-dessus !), c’est la dernière fois qu’Il les fera. Là-haut se dresse la petite colline du Golgotha. Jésus vient de réussir là, tout en bas, l’un de ses plus beaux coups de filet de Sauveur. Sa Passion douloureuse ne sera pas inutile : Il cueille ici, comme à l’avance, le premier fruit de l’arbre de la Croix.  Le prochain et le dernier, ce sera le Bon Larron. Aujourd’hui, le même Jésus nous cherche un à un, pécheurs nous aussi. Il n’abandonne pas l’humanité à sa déchéance. Cherchons à Le voir et laissons-nous regarder et inviter. Et ne lésinons pas sur les moyens de marquer notre conversion quand nous aurons compris, car pour nous aussi, l’amour ne doit pas se payer de mots.

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31ème dimanche B 4 novembre 2018
     Il y a quelques dimanches, un autre homme avait posé à Jésus une question semblable à celle du scribe d’aujourd’hui. Pourtant, il connaissait sans doute la réponse, mais il voulait l’entendre de la bouche d’un autre spécialiste réputé, connu en tous cas pour ses commentaires surprenants. Jésus répond par un texte archi-classique, qui résume à peu près la Loi ancienne. Son insistance l’est un peu moins : elle porte sur le second, à savoir l’amour du prochain. Le premier aurait dû suffire : Il en rajoute un peu, juste de quoi laisser un peu perplexe. C’est dans ses manières : ses réponses semblent n’avoir pour but que de nous faire réfléchir. Elles ne sont jamais péremptoires, sans réplique, mais ouvertes et accueillantes à la réaction de l’interlocuteur. C’est que Dieu nous prend toujours au sérieux et capables d’intelligence. Le scribe, d’ailleurs, rebondit sans tarder et il est félicité par le Maître, ce qui clôt le bec aux autres qui auraient été tentés par l’expérience. Il y a donc matière suffisante à notre réflexion, à nous aussi.

     D’abord, le texte du décalogue rappelé par Jésus n’est pas sans nous laisser à la fois perplexes et satisfaits : oui, bien sûr, Dieu mérite d’être aimé, sinon respecté, adoré, mis en premier dans l’échelle des valeurs et des réalités. Mais ça semble aller tellement de soi qu’on aurait tendance à oublier que Dieu est différent de toutes les autres réalités aimables ; Il part, de notre point de vue, avec un handicap sérieux : Il ne se voit pas, ne se touche pas, et même, souvent, ne se comprend pas. Ennuyeux, vraiment, et difficile à surmonter pour notre pauvre nature limitée, même quand on croit avoir la foi. Alors, ouf, quand on parle d’amour du prochain, ça au moins, c’est du concret ! Oui, mais là non plus, ce n’est guère plus facile : d’abord, ça veut dire quoi : aimer, au juste ? Car on sait qu’il y a dans ce domaine plus de caricatures et d’ersatz que de bonne marchandise. L’amour, c’est comme Dieu : on ne le voit pas se promener, on ne voit que des actes d’amour, des comportements qui le manifestent. Et puis, et surtout, ce prochain, eh bien, il faut avouer qu’il n’est pas toujours aimable, c’est le moins qu’on puisse dire ! Alors, Dieu qui sait tout cela, il nous met au pied du mur et ne nous laisse pas le choix : tu me demandes ce qu’il faut faire, eh bien, tu aimeras, c’est un ordre ! Et les ordres de Dieu, ça ne se discute pas ! Il peut le faire, parce que nous avons été créés par amour et pour l’amour, c’est constitutif de notre être, et jamais personne ne pourra dire : je ne peux pas aimer. On peut dire : je ne veux pas aimer, je n’arrive pas à aimer aussi bien que je voudrais, je me sens inférieur à la tâche, oui tant qu’on voudra. Mais refuser de me sortir de moi, au moins un peu, pour me porter à la rencontre de l’autre et vouloir son bien, c’est contraire à notre nature, car nous sommes des êtres de relation, comme Dieu Lui-même est Trinité, Relation subsistante. Et le Royaume de Dieu, c’est le triomphe de l’amour, qui est à la fois le but et le moyen. Jamais autant, peut-être, la solidarité entre les hommes n’a été aussi forte : on se connaît d’un bout à l’autre de la planète, on s’émeut des catastrophes qui ont lieu sur d’autres continents, les échanges se multiplient entre les peuples et les cultures, on a des amis sur face-book par milliers. Serait-ce ça, le Royaume de Dieu ? Hélas, non pas encore, même s’il y a quelques petits pas qui vont dans le bon sens. Car collectivité n’est pas la même chose que communauté, solidarité ne recouvre pas la même réalité que charité surnaturelle, prospérité ne va pas toujours de pair avec respect du plus faible, etc… Sans parler du réveil des nationalismes face au mondialisme, des durcissements de type intégriste un peu partout, de l’individualisme érigée en norme suprême de droit. Non, ce n’est pas encore le Royaume de Dieu sur terre, et il y a encore un petit rien à entreprendre avant de s’y croire arrivé. C’est dans la mesure où nous oserons remettre à Dieu toutes nos capacités de vie temporelle et éternelle, la racine de soi-même la plus profonde et la plus secrète, qu’Il répandra quelque chose de son amour pour le monde : Dieu a besoin de nous pour aimer. Qu’Il nous rappelle son commandement le plus cher, Qu’Il mette en nous ce que nous sommes incapables de produire et de donner, et ce sera le Royaume commencé.

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31ème dimanche A, 5 novembre 2017
     Les textes de ce dimanche sont tous centrés sur le sacerdoce : il faut donc que les prêtres se prêchent à eux-mêmes, ou écoutent ce que Dieu s’efforce de leur dire et à qui il leur arrive, comme à tout le monde, de faire la sourde oreille… Ce qui me permet de préciser une fois que, naturellement, quand nous préparons l’homélie du dimanche, nous savons bien que c’est d’abord à nous que le Seigneur s’adresse. Et que nous sommes rarement à la hauteur des bons conseils que nous donnons aux autres. Eh oui, pauvres prêtres, à qui il est demandé jour après jour de bonnes choses, des choses divines, tout en sachant qu’ils ont du mal à ne pas mériter les reproches du Sauveur Jésus : « Ils disent et ne font pas. » Alors, merci de prier pour vos prêtres. Il en va d’eux comme de beaucoup de réalités de la vie : ça irait mieux si on passait en prière le temps que l’on donne facilement à la critique ou au bureau des plaintes.

     Reste que l’ironie du Seigneur Jésus est assez cinglante envers les vaniteux, les paresseux, avides de considération et d’avantages, démagogues ou autoritaires, ceux qui sont incohérents et théoriciens qui ont du mal à atterrir. Oui, tout cela peut hélas se renconter chez les professionnels de la foi. Il faudrait pouvoir dire chaque fois, comme St Pierre qui venait de faire un miracle : « Ne nous prenez pas pour des dieux : je ne suis qu’un homme, moi aussi. » Mais au fond, ces travers ne sont-ils pas répandus aussi chez les baptisés en général ? Tout cela est tellement universel, tellement humain ! S’ils choquent davantage dans le clergé, c’est qu’on s’attend quand même à une certaine qualité de vie et d’engagement chez ceux que Dieu a appelés à son service ; mais il arrive qu’on leur demande d’autant plus qu’on se croit dispensé de tendre à un idéal de sainteté chrétienne. Ou à l’inverse, la médiocrité de ceux qui sont censé donner l’exemple peut devenir un prétexte commode à ne pas se fouler. Mais quand on se permet de juger sans nuances, on tombe justement dans la catégorie des pharisiens : « Moi, quand même, je suis meilleur ! » Dès cet instant, ce n’est plus vrai. Le Seigneur nous met en garde les uns vis-à-vis des autres.

     Oui, parce que l’Eglise n’est pas une société de gens parfaits, qui regarderaient tous les autres de haut, mais une famille de cabossés qui veulent s’aider les uns les autres à grandir en sainteté. Souvent, d’ailleurs, on permet aux autres de devenir saints par des moyens qu’on n’aurait pas choisis soi-même. Et dans cette famille, le Christ qui est plus haut que toute créature a voulu être le dernier des serviteurs, Celui qui lave les pieds des disciples. Dans son Royaume, aucun n’est maître, père, docteur, au sens plénier et premier : Lui seul peut y prétendre, et il est plutôt rare qu’Il le dise. Quand Il nous donne la consigne : « Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi, car le plus grand se fera votre serviteur. », le verbe au futur indique que c’est une conquête. Depuis le péché des origines, l’humilité est dure à conquérir. Et pourtant, ce n’est pas une démission : si St Paul dit qu’il s’est fait tout petit au milieu des premiers chrétiens de Thessalonique, son service n’a pas été une mutilation de ses capacités, ni refus d’activité et de fécondité. Le Sauveur Jésus nous propose un critère pour savoir si nous tendons à cette humilité et cette maturité : « Faites donc et observez ce qu’ils peuvent vous dire. » Si c’est bien, ne vous préoccupez pas de savoir si celui qui le dit est totalement derrière ses paroles. Le Seigneur peut se servir d’êtres limités pour nous dire ce qu’il veut dire, Lui, ce qu’ils transmettent parfois à leur insu. La foi des premiers chrétiens leur faisait prendre cette parole pour ce qu’elle était en vérité : la Parole de Dieu. C’est la grande joie de l’apôtre : « Il faut qu’Il grandisse et que je diminue. » C’est ainsi que l’Eglise du Christ avance à travers les siècles, Elle qui est sainte malgré le péché de ses membres.

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31ème dimanche TO C, 30 octobre 2016
Après le publicain du temple de dimanche passé, en voici un autre exemplaire tout aussi attachant qui nous est proposé comme modèle de croyant. C’est l’histoire d’une rencontre, non avec le Très-Haut dans sa demeure de Jérusalem, mais avec cet homme qu’on appelle Jésus, que certains commencent à voir comme le Fils de Dieu en personne. Zachée est très connu, lui aussi. Dans cette corporation méprisée, il tient le haut du pavé ; on doit reconnaître qu’il a réussi, il est très riche, il a su y faire, ce qui est toujours un signe de bénédiction divine, et c’est d’autant plus insupportable qu’il n’est pas un juif pieux au sens où l’entendent les bien-pensants du peuple élu. Il avait atteint le but de ses ambitions, et pourtant, il lui manquait quelque chose qu’on pourrait après coup qualifier d’essentiel. Car on peut être immensément seul au milieu du confort et des richesses de toute espèce. Seul, car envié et détesté. On ne parle même pas de sa famille, on ne sait pas s’il était marié, s’il avait des enfants. Jusque là, sans doute avait-il d’autres priorités qui l’avaient laissé de plus en plus sur sa faim. Alors, il provoque cette rencontre insolite, qui sera de fait décisive pour le restant de ses jours. On ne sait pas vraiment qui en a eu l’initiative : il a fait ce qu’il fallait pour être vu aussi bien que pour voir Jésus, et Jésus semblait n’attendre que ça pour s’inviter chez lui. Il n’y a pas vraiment d’autre explication que sans se connaître, tous deux se cherchaient et se sont trouvés. Ce petit homme perché sur son sycomore, que l’on montre encore aujourd’hui à la sortie de Jéricho, a quelque chose de comique, d’inapproprié dans sa position sociale. Lui qui a tout pour en imposer par sa fortune, il ne craint pas le ridicule. Et Jésus précise qu’il est un fils d’Abraham, donc un vrai juif qu’il peut approcher sans sortir de son rôle de Messie. Quand le contact a lieu, tout se passe avec chaleur et enthousiasme : c’est un changement d’âme chez le voleur public et la joie de Jésus de pouvoir sauver ce qui était perdu, heureux de cette hospitalité généreuse.
Mais il y a un autre personnage, pour ainsi dire, auquel en général, on ne prête aucune attention et qui est pourtant déterminant dans cette aventure : ce personnage collectif qu’est la foule. Il est pourtant omniprésent dans l’évangile. Cette foule aurait pu empêcher la rencontre, tout simplement. Zachée est petit, il y a trop de monde, il ne voit rien. Il doit donc d’abord se détacher de tout ce monde et se singulariser en grimpant dans son arbre. La foule enferme et rejette à la fois, elle limite les horizons et réduit les êtres à elle-même, elle impose des comportements. Malheur à celui qui ne fait pas comme les autres : il risque parfois le lynchage. Ainsi le monde nous enveloppe et nous enferme dans sa mentalité : nous sommes toujours limités, d’une certaine manière, par le groupe dans lequel nous vivons. Il y a un équilibre toujours à trouver entre l’esprit grégaire et la conscience de notre unicité, parce que Dieu ne nous a pas créés en série. Tout croyant, par la vertu de l’Esprit de Dieu, doit échapper à la tyrannie de son milieu pour lui apporter ce qu’il est. Mais il ne pourra le faire que dans la délicatesse et le respect de chacun. Cette foule voulait aussi imposer à Jésus ses critères et ses exclusives : s’Il est ce qu’il prétend, il n’a pas à fréquenter ces gens-là ! Nous aussi, nous avons à la fois à nous méfier de la foule et à être modestement le levain dans la pâte ; nous en sommes en même temps les victimes et les responsables. Elle peut nous empêcher de voir le Seigneur, voire nous imposer un certain visage du Christ : Christ copain, Christ justicier, Jésus super-star, Jésus guimauve ou Gott mit uns… Or, il est plus que tout cela. Zachée ne l’a vu que de haut, alors que Lui était en bas, parce qu’Il est descendu plus bas que nous dans l’Incarnation. Zachée nous montre encore qu’en chaque homme vit le pécheur et le Seigneur, jusqu’à ce que le Seigneur mène à bonne fin, par sa puissance, toutes nos intentions de faire le bien, comme a dit l’apôtre dans l’épître. Cela permet toutes les audaces et toutes les originalités. Et le résultat final, c’est la joie de l’évangile, parce que Jésus travaille toujours dans l’inattendu qui vient sauver ce qui était perdu.

32ème dimanche A 12 novembre 2023
Dieu invisible, qui a choisi de se révéler et de se manifester à l’homme depuis l’aube des temps, Il est quand même étonnant et déroutant. Voici qu’en ce dimanche Il nous invite à un enterrement et une noce : St Paul nous parle des défunts que nous pleurons et du retour du Christ qui nous emportera avec Lui pour entrer dans la patrie du ciel ; l’évangile nous compare à ces vierges qui entourent l’Epoux et sont les compagnes de sa joie. Les perspectives de bonheur dominent largement celles du jugement qui couronne nécessairement la vie terrestre : ce que Dieu veut pour nous, c’est vraiment le bonheur éternel et Il fait tout pour que nous le comprenions et en vivions déjà sur cette terre. Cette perspective oriente notre foi. Qu’elle disparaisse de l’horizon et tout devient insipide, absurde, insupportable. On dit bien que la foi, c’est l’illumination de l’intelligence : elle peut donc être vue dans l’huile si précieuse et irremplaçable qu’ont pris soin d’emporter les vierges prudentes. Ce que disait joliment une vieille servante d’autrefois, qui faisait partie depuis tant d’années d’une famille de chez nous, et que tous connaissaient comme une personne très bonne et très pieuse. Un jour de fin d’été, les hommes étaient rassemblés à la cuisine, empêchés de battre le grain à cause de la pluie. L’un d’eux lui dit, maussade : « Eh, Léonie, vous qui êtes bien avec le Patron, vous ne pourriez pas faire une prière pour qu’Il nous donne un peu de soleil ? » Et elle de répondre avec un gentil sourire : « La prière, c’est comme l’argent : il vaut mieux en avoir toujours un peu d’avance ! » Sacrée sagesse qui met en œuvre la grande leçon des textes de ce dimanche, depuis cette sagesse personnifiée de l’Ancien Testament : comme cette brave personne, elle est toujours disponible, prête à tout ce qu’on voudra, en état de veille jusqu’à ce que la mort l’appelle à la récompense éternelle. C’est tout un idéal de vie, entre les affaires terrestres dont il faut bien s’occuper, le souvenir constant de la présence de Dieu, les appels multiples à l’aide qui peuplent nos journées, et la certitude qu’Il ne peut s’empêcher de nous aimer jusque dans nos bêtises.

Car la première certitude de la foi, c’est le retour du Seigneur. Il s’est mis en route, Il vient à notre rencontre, Il nous attend plus encore que nous pouvons Le désirer. C’est peut-être le grand secret de l’amour véritable : celui qui aime est mystérieusement habité par l’autre. Il dort parfois, mais son cœur veille. L’attente, loin d’être un temps perdu et stérile, c’est déjà per elle-même commencer à vivre avec celui qui doit venir. Notre baptême nous a engagés dans cette histoire d’amour et tôt ou tard, le cri déchirera la nuit : « Voici qu’Il est là, levez-vous, l’attente est finie ! » Enfants de l’Eglise, nous avons largement à disposition l’huile de réserve qui nous garde d’être pris au dépourvu. Ce sont les sacrements, le trésor de la prière, tous ces menus points d’appui qui nous rappellent qu’Il est toujours plus proche que nous croyons et surtout sentons.

Ne nous plaignons pas trop qu’Il soit invisible : Il veut que nous Le cherchions vraiment, Lui, au-delà de tout et plus grand que tout, car tout ce qui est grand et intéressant se laisse désirer. Celui qui Le trouve cherchera encore, car Il est infini, et il est nécessaire de consentir à ce lent apprivoisement et cette purification du regard. Ainsi se développent les antennes de notre âme qui seules peuvent saisir quelque chose de Lui. Au milieu des contraintes de plus en plus implacables que notre monde développe, cette liberté intérieure certes pas facile à conquérir et à maintenir est un témoignage et une urgence, une bouffée d’air frais dans l’atmosphère souvent confinée et nauséabonde dans laquelle nous sommes plongés.

La parabole nous suggère cette pure attente par le fait qu’il n’est dit qu’aucune de ces dix vierges est choisie pour seule épouse, ou plutôt qu’elles sont toutes candidates à part égale, appelées à entrer dans la salle des noces. Autrement dit : l’attente les a comblées et ce qui suit est le secret du Roi. Là aussi, leur confiance est totale et celles qui ne sont pas à l’heure par leur faute ont raté l’occasion de leur vie : c’est alors seulement qu’elles se disent qu’il aurait fallu se donner un peu de peine. N’attendons pas de trouver porte close pour comprendre que nous sommes toujours attendus et désirés, et que notre désir ne s’émousse pas, submergé par des soucis de moindre importance. L’exhortation finale nous rappelle le sérieux de l’appel premier que Dieu nous adresse en désirant ardemment notre réponse.

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32ème dimanche C 6 novembre 2022
Au lendemain de la Toussaint et de la prière pour nos défunts, l’évangile de ce dimanche nous remet devant les yeux ce qu’on appelle les fins dernières : ce que le Christ est venu nous dire ne concerne en effet pas seulement la vie présente, mais aussi ce qui la suit. On l’oublie parfois un peu, comme ces Sadducéens qui viennent L’embarrasser de leurs questions inutiles et tordues. Les Sadducéens, c’est la caste supérieure du clergé et des notables juifs, les décideurs de la nation. En général, ce ne sont pas des gens qui sont outre mesure encombrés de préoccupations mystiques, sinon pour paraître pieux et intelligents aux yeux des autres. Ce n’est donc pas d’hier qu’on rencontre ces pragmatiques qui se contentent de ce monde en en profitant largement sans scrupules. Aujourd’hui aussi, de plus en plus de gens ne se font plus enterrer, puisqu’à leurs yeux, il n’y a rien après la mort. Alors, nous, croyants, quelle est notre foi ? Car, bien sûr, nous ne pouvons pas plus que les autres avoir la prétention d’avoir tout compris. Jésus répond à nos questions en 4 points, sans s’énerver de l’inanité de la théorie qui Lui est présentée.

C’est d’ailleurs la première charité qu’Il veut avoir envers nous : ne pas nous laisser dans un flou total, même s’Il ne peut pas pour le moment nous introduire dans la pleine lumière de l’éternité. D’abord, le monde à venir ne fait pas de doute : il y a en l’homme un désir d’infini qui ne vient pas de lui et ne peut qu’aboutir à quelque chose que nous entrevoyons comme une logique, mais que par définition nous ne voyons pas encore. Et on n’y entre pas comme ça : y entreront ceux qui seront jugés dignes d’y avoir part. C’est très sérieux ! Si on veut y croire, ça doit se montrer par un comportement en proportion. C’est pourquoi ceux qui y croient (2ème point) sont décrits comme semblables aux anges : ne dit-on pas à quelqu’un de particulièrement aimable qu’il est un ange ? Ce qui nous met sur la voie de ce que sera le paradis : nous n’y aurons plus que des amis, plus d’énervement parce que le voisin de chœur chante faux, parce que le mari ne devine pas ce que je veux, parce que ma fille me ramène un copain qui se drogue, enfin tout est souriant, facile, léger : ah, ça c’est cool, comme me disait un petit bonhomme à qui j’essayais d’expliquer ce qu’est le ciel ! Mais renonçons une bonne fois pour toutes à imaginer ce que ce sera dans le détail. Un papillon, ce n’est pas une chenille surgelée, comme ces gens fortunés qui se font mettre au frais en attendant qu’on trouve le moyen de guérir leur maladie. Il y a un film qui met en scène ce genre d’attitude : « Good bye, Lénine », qui raconte l’histoire d’une militante communiste d’Allemagne de l’Est qui tombe dans le coma juste avant la chute du mur de Berlin. Elle se réveille 8 mois plus tard, et sa famille s’ingénie à lui reconstituer le monde d’avant, parce que le choc serait trop dur pour elle. Quand elle se rend compte du changement de société, ne pouvant supporter de vivre sans le communisme qui avait rempli sa vie jusque-là, elle meurt pour de bon. Eh bien, non, après, ce sera cool, bien plus que nous ne pourrions l’imaginer, c’est le fondement simple de notre foi, faisons confiance à Dieu qui ne nous aime pas pour rire. La pleine confiance de St Paul est toute entière basée sur cette espérance sans cesse reprise: « Dieu nous a prédestinés à être pour Lui des fils adoptifs par Jésus-Christ, sous son regard dans l’amour. » Ce qu’Il nous promet est au-delà de nos investigations et de notre expérience présente : la vie éternelle est le don de sa propre Vie, qui n’est pas le développement même infini de la vie présente. Ceux qui ont fait l’expérience de ce qu’on appelle la mort imminente disent tous qu’ils étaient très déçus de devoir revenir sur terre : c’était tellement beau, là-haut ! Ceux qui nient la résurrection ont une idée forcément très étriquée de Dieu, quand ils ne Le nient pas tout-à-fait, et c’est logique. La dernière raison que Jésus nous donne de croire à sa vie, c’est qu’Il nous invite à L’aimer : Il nous élève à son niveau : « Ce Dieu des vivants, tous vivent en effet pour Lui. » Ces rationalistes juifs qu’étaient les sadducéens pensaient seulement que l’homme survit dans ses enfants, d’où cette loi du lévirat, par laquelle le frère d’un défunt sans enfants devait donner lui une descendance. Jésus se situe à un tout autre niveau, qui fait de la virginité non une malédiction, mais une anticipation de la vie où on ne meurt plus -donc plus besoin de procréer, ce qui est alors évident. C’est l’amour qui ne meurt plus et se rit de la mort elle-même, en comparaison duquel nos amours terrestres sont très pâles et limités. Oui, désirons de tout notre cœur demeurer dans son amour dès maintenant, jusqu’à notre demeure éternelle où Dieu sera tout en tous.

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32ème dimanche B 7 novembre 2021
Deux veuves à quelques siècles de distance : image particulièrement émouvante de la précarité sociale de celles qui, après avoir donné leur vie pour leur mari et leurs enfants, se retrouvent au seuil de la famine, sans ressources ni appui. La veuve aura dans l’Eglise ancienne une place à part et formera une catégorie à l’égal des vierges, donnant là une place à la femme qu’elle retrouvera difficilement quand la Renaissance voudra revenir au droit romain et païen qui avait pour elles beaucoup moins de considération. Ce n’est d’ailleurs pas tant pour les plaindre qu’un saint Paul, par exemple, s’adresse à elles, que pour les engager à un service total dans l’Eglise, à cause de leur expérience et parce qu’elles ont du temps à donner après avoir élevé leurs enfants.

Et si Jésus, de son côté, met en valeur cette catégorie qui ne comptait guère dans la société juive, il ne s’agit pas d’abord d’un appel à la charité publique. Aujourd’hui, Il relève une générosité exceptionnelle, en contraste avec le mode ostentatoire des bienfaits pharisiens, qui font le bien qui ne leur coûte pas grand’chose, puisqu’ils ne rognent que sur leur superflu. C’est bien la discrétion qu’il loue ici en premier. Mais le plus important du message n’est pas là. Il faut d’abord noter que la générosité de la veuve est en faveur du Temple et du culte : les offrandes des fidèles contribuent à sa splendeur, principalement les sacrifices et tout ce qui les entoure. Au final, c’est donc l’idée de sacrifice qui est ici en jeu. Elle part d’une autre notion qu’on appelle oblation, à la fois racine et sommet de toute activité humaine : l’homme incarne son amour de Dieu par toute sa vie, dans la mesure où il fait tout pour l’amour de Dieu et du prochain : le travail, le repos, le jeu, toutes ces choses plus ou moins douloureuses dont on peut faire offrande à Dieu. Mais il éprouve aussi le besoin d’exprimer cette oblation d’une façon spéciale, exclusive, pour Dieu seul en tant que Lui-même : c’est le culte, ce luxe pour Dieu qui se manifeste dans les actes, les bâtiments, les signes multiples qui disent tous : Dieu est grand, il mérite bien que nous Lui consacrions du temps et ce que nous avons de meilleur ! C’est un acte social, l’acte de la communauté qui se réunit pour chanter et prier ensemble. Le sacrifice est le couronnement de cette activité : il consiste, de la part de Dieu, à prendre possession de l’oblation, de ce qui est offert. Cette prise de possession divinise, rend sacrée la chose offerte. Ce qu’on offre peut être intérieur ou extérieur, mais l’extérieur n’est rien s’il ne correspond pas au cœur profond, ne cesseront de rappeler les prophètes. C’est pourquoi l’amour donné vaut mieux que toutes les offrandes et les sacrifices, comme commentait le légiste de dimanche passé.

Le geste de la veuve manifeste cette offrande de soi-même qui est le sommet du culte : elle donne à Dieu tout ce qu’elle a pour vivre, elle se donne elle-même sans restriction en s’abandonnant à Lui entièrement. Quand la liturgie parle de l’Esprit Saint, elle distingue en latin donum et datum : datum, c’est ce qui est donné, la chose offerte ; donum, c’est le don de soi-même que cela signifie : ce que je donne n’est que le signe extérieur de mon amour pour toi. Dans l’immolation, l’homme renonce à toute propriété sur l’objet donné, il le détruit symboliquement. Une fois les piécettes jetées dans le tronc du Temple, on ne peut plus les reprendre, elles sont devenues sacrées, elles sont passées dans le monde de Dieu. C’est pourquoi ce petit épisode nous enseigne quelque chose sur Dieu Lui-même, par Jésus Christ son Fils qui réalise parfaitement oblation et sacrifice. Le Père répond à l’oblation du Fils en l’acceptant pleinement et en l’acceptant par le feu de l’amour divin dans la vision face à face. C’est pour nous une dilatation inespérée de toutes nos aspirations les plus secrètes. Le premier pas de cet accomplissement est le don de soi. Plus il est parfait et radical, plus cette absorption de notre être dans la vie divine est complète et rapide. Ce sera ce qui se passera au purgatoire : tant qu’on ne s’est pas offert à ce feu purificateur, avec toute la souplesse de l’esprit d’enfance, on retarde l’entrée dans la béatitude qui nous fera dépasser mystérieusement la distinction entre plaisir et souffrance.

Oui, la petite veuve est réellement un modèle, à la suite de Jésus qui n’est pas entré dans le sanctuaire avec des sacrifices extérieurs à Lui, mais avec son propre sang. Il ne nous a pas donné des « choses », il s’est donné Lui-même tout entier. Il continue de nous donner son être, sa vie, comme nourriture de vie éternelle. Le peu que nous donnons, donnons-le comme un peu de nous-mêmes, le plus et le mieux possible, et même ce que nous n’avons pas : Dieu nous répondra en nous faisant le don de la béatitude infinie.

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32ème dimanche A 8 novembre 2020
Nous ne savons ni le jour ni l’heure : pourtant rien n’est plus certain que cette rencontre dont les disciples vivaient déjà le premier acte. Si Jésus leur parle de sa venue, cela veut donc dire qu’elle n’est pas encore vraiment arrivée. La première communauté chrétienne l’a attendue de manière imminente, et nous sommes depuis 2000 ans dans cette nuit qui n’en finit pas et où nous faisons comme ces vierges, toutes ces vierges :  nous nous assoupissons et nous nous endormons. Parfois cependant, les événements nous secouent et nous réveillent. Nous avons l’impression de vivre de plus en plus dans un monde désorienté et confus, où il est désormais très difficile de démêler le vrai du faux, où on sent bien qu’on est largement manipulés sans trop savoir quoi faire pour réagir intelligemment. Il semble bien que le pouvoir, sous toutes ses formes, économique, politique, médiatique s’appuie sciemment sur cette désorientation pour faire du bon peuple ce qu’il veut. Et que veut-il, sinon son intérêt, non celui de ceux qu’il devrait servir ? Discours facile, dira-t-on, qui renvoie la faute sur des cibles toutes désignées, parmi lesquelles il y sans doute aussi de braves gens qui font ce qu’ils peuvent. Mais nous sommes tous solidairement responsables.

Quelle est la différence entre les vierges sages et les vierges folles ? la réponse est donnée par la parabole : c’est une question d’huile. Quelle est donc cette huile miracle qui fait toute la distinction ? La différence se fait entre les prévoyantes et les étourdies : il y en a donc qui ont prévu, vu venir, qui se sont donné de la peine pour durer, et d’autres qui étaient sans doute trop occupées à des futilités pour penser à autre chose. Ce retour de l’Epoux, ce jugement final et cette fin du monde ou de notre vie nous apparaît dans le courant de la vie comme quelque chose de très lointain : on verra donc plus tard. Or, ce que le Seigneur nous dit de multiples manières, c’est que l’examen final se prépare chaque jour. C’est toute notre vie qui exprime notre responsabilité, pas seulement la réponse fournie au juge au dernier moment. Cette désorientation du monde, nous en sommes tous peu ou prou les artisans, ne serait-ce que par notre style de vie qui ne se refuse rien et ne se préoccupe guère des dégâts collatéraux de nos comportements. Il ne s’agit pas de culpabiliser qui que ce soit, mais de nous réveiller et de reprendre conscience que comme chrétiens, nous avons un rôle-clef à jouer dans l’humanisation de ce monde. Alors, cette huile ? Notons qu’il ne s’agit pas d’huile de beauté, de massage ou d’alimentation : c’est de l’huile pour les lampes, ça sert à voir clair. Sinon, on ne sait même pas dans quelle direction aller. On pourrait donc dire que l’huile, c’est la foi : la foi, c’est Dieu qui nous prête ses lunettes pour voir les choses comme il les voit. Sinon, on voit trouble, et c’est bien ce qui nous arrive. Sans Dieu à l’horizon, le bateau est ivre et la boussole n’a plus d’aiguille. Et la foi, que nous dit-elle ? Que Dieu est fou d’amour pour sa créature et qu’Il s’est dérangé jusqu’à venir sur notre basse terre pour demander l’humanité en mariage. La venue en ce monde de l’Amour en personne est un événement qui a bouleversé le sens et le destin du cosmos et de l’histoire, de toute la condition humaine. Entre le destin final du monde et celui de chaque circonstance, il y a une coïncidence indissoluble. Notre responsabilité humaine est le lieu où se joue le destin universel. Chaque personne que nous rencontrons nous fait voir la beauté de notre destin ultime et nous oriente avec certitude vers le destin de toute réalité : le visage du Christ, Epoux de l’Eglise. La tension vers notre destinée finale ne peut s’accomplir que par l’attention de charité, immédiate et permanente : il ne peut y avoir de foi sans charité. Le chrétien se doit d’être humblement le signe de cette tension féconde entre les fins dernières et l’instant présent où Dieu, par mon entremise, veut rencontrer, épouser l’autre. C’est ce que l’Eglise s’efforce d’offrir au monde, à l’histoire, à la culture, à la politique : une orientation précise vers le destin total de l’homme dans une sollicitude attentive, ardente, pour tous ceux en qui s’incarne ce destin final. Dans le pauvre le plus petit, le destin final nous rejoint et l’Epoux ouvre les bras à son épouse bien-aimée. Ce faisant, la fin du monde est anticipée, non en termes d’apocalypse et de châtiment, mais d’accomplissement et de joie éternelle. C’est notre tâche en ce monde désorienté : « Chrétiens, réveillez-vous ! » titrait ces jours un curé valaisan qui est de ceux qui ne peuvent se résoudre à mettre la clef sous le paillasson même pour des raisons sanitaires : que dirait-on d’un médecin qui par peur d’un virus, refuserait d’approcher les malades ? Faisons dans la prière des provisions d’huile : alors notre petite lampe indiquera le chemin à beaucoup d’autres.

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32ème dimanche C 10 novembre 2019
Aujourd’hui comme hier, ils sont nombreux, ceux qui ne croient pas à la vie éternelle. Parce que si on n’y croit pas, on peut faire ce qu’on veut et on a de comptes à rendre à personne, ce qui est assez commode. Qui étaient ces sadducéens qui voulaient mettre Jésus en difficulté ? Ce sont des pragmatiques qui tirent les ficelles du pouvoir religieux, le haut-clergé combinard et soucieux avant tout de sa position et de ses intérêts. Comme Pilate qui pensait d’abord à sa carrière, ils se fichent éperdument de la vérité : il n’y a qu’une seule vérité, c’est ce qui les sert bien concrètement et matériellement. Ensemble, ils n’hésiteront pas, le moment venu, à supprimer ce gêneur qui ne pense pas droit. En entendant leur fable grotesque, Jésus aurait pu botter en touche : ils ne méritaient pas mieux. Mais comme Il ne désespère de personne, Il prend au sérieux leur objection et tente d’y répondre : si ça pouvait ouvrir une seule âme à la lumière, il n’aurait pas perdu son temps. Et de fait, il y aura jusqu’au sein du Sanhédrin de bonnes âmes qui se mouilleront pour Le défendre.

Jésus répond par quatre certitudes : 1. Pour Lui, pas de doute : la vie éternelle, ça existe, et c’est le sens de notre existence terrestre. Mais seuls y entrent ceux qui seront jugés dignes. C’est donc très sérieux : on n’y entre pas comme dans un moulin, ça dépend de notre attitude face à Lui, aux autres, à nous-mêmes. Au soir de la vie, dit St Jean de la Croix, nous serons jugés sur l’amour. 2. Après la mort, les dignes seront comme les anges – c’est désigné par un mot grec forgé tout exprès qui n’existe ni en grec classique ni dans le vocabulaire biblique. Il faut donc renoncer à caricaturer la vie future, c’est hors de nos prises scientifiques ou rationnelles. Jésus précise seulement qu’on ne se mariera plus, ce qui est évident pour peu qu’on y réfléchisse : si on ne meurt plus, il n’y a plus besoin de procréer pour que l’espèce continue. Mais alors, comment ce sera ? Eh bien, on n’en sait à peu près rien. Quelque chose comme la chenille qui devient papillon. A la fois la même vie : nous restons ce que nous sommes, des pièces uniques voulues par Dieu pour l’éternité. Mais si la chenille était consciente de la vie qui l’attend, elle ne se cramponnerait pas à sa vie rampante. Ce qui est sûr, c’est que le ciel, ce sera cool ! Une transformation inimaginable, au-delà de toutes nos espérances les plus folles. 3. C’est ce que veut dire : fils de Dieu, héritiers de la Résurrection. Croyez-moi, dit Jésus : Je sais ce que ça veut dire, le bonheur d’être Fils du Père ! Saint Paul développe cette idée dans ses épîtres : « Dieu nous a destinés à être pour Lui des fils adoptifs, par Jésus, le Christ, sous son regard, dans l’amour. Eph 1, 4-5» 4. La preuve : ce Dieu qui nous aime est le Dieu non des morts, mais des vivants. Dieu nous aime trop pour nous laisser retomber dans le néant, ce qui est hélas, la vision déprimante de beaucoup de nos contemporains, comme les sadducéens qui trompent leur désespérance par le fric et la carrière. Si Abraham, par exemple, était voué à la mort, ça voudrait dire que l’amour de Dieu a échoué. Car aimer quelqu’un, c’est lui dire : toi, tu ne mourras pas ! Celui qui aime vraiment ne peut imaginer que cet amour finisse un jour. Oui, Dieu croit ça pour chacun de nous, au-delà de ce que nous pouvons imaginer ! Chaque jour, dans les 18 bénédictions, les juifs bénissent Dieu d’être le bouclier d’Abraham. Car parler du Dieu des morts, disent les sages d’Israël, c’est comme parler du bouclier d’un mort : s’il est mort, ça veut dire que son bouclier ne lui a servi à rien !

Ce que nous avons du mal à comprendre, c’est que la vie éternelle, ce n’est pas la prolongation indéfinie de la vie présente. Le papillon n’est pas une chenille congelée en attendant mieux ! En général, ceux qui ne croient pas à la résurrection ont d’abord une idée étriquée de Dieu -quand ils ne le nient pas purement et simplement. Ils nient en même temps la création -nous sommes le fruit du hasard-, la conception virginale de Jésus – au nom de la normalité-, la grâce -au nom de la liberté. Le croyant, lui, fait simplement confiance à l’amour invincible du Seigneur de l’univers. Les rationalistes de ce temps-là pensaient que l’homme survivait seulement dans ses enfants, d’où la loi du lévirat exposée par les sadducéens : le frère du défunt devait lui donner une descendance s’il n’en avait pas. Jésus situe le débat à un tout autre niveau : oui, nous croyons à la vie éternelle. Amen !

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32ème dimanche B 11 novembre 2018
     De tous temps, les éléments faibles de la société ont été la cible des puissants qui n’ont aucune raison de se gêner : c’est comme dans les poulaillers et les cours de récréation ; le droit du plus fort est toujours le meilleur, comme dans la fable du loup et de l’agneau. C’est un phénomène connu qu’on appelle celui du bouc émissaire : le coupable n’est pas châtié en raison et proportion de ses fautes ; toute société, pour maintenir sa cohérence, ne peut s’empêcher de déclarer coupable individus et catégories, et il est coupable parce qu’on l’a déclaré tel. Et par un retournement plus ou moins grossier, le même phénomène existe aujourd’hui quand des minorités accusent la société entière de ne pas tolérer non seulement leur existence, ce à quoi ils ont droit, évidemment, mais leur prépondérance jusque dans les lois. La petite veuve de l’évangile est le type même de ces pauvres qui en remontrent aux gens en place, mais sans vouloir d’aucune manière prendre leur revanche sur qui que ce soit. « Des pauvres, vous en aurez toujours parmi vous. » dit Jésus à ceux qui Lui reprochent de laisser la pécheresse répandre sur ses pieds un parfum très cher. Ce qui veut dire beaucoup de choses : Il n’est pas d’abord un révolutionnaire qui veut porter au pouvoir les prolétaires pour qu’ils puissent prendre leur revanche, ce qui est le propre de tous les révolutionnaires. Ce qu’ils veulent, ce n’est pas l’amélioration d’une société, c’est de prendre la place des opresseurs, moyennant quoi on est sûr que le remède sera pire que le mal ; ça s’est vérifié souvent dans l’histoire. Ce qui les meut, c’est la jalousie et la frustration, non le bien commun et la charité qui ne calcule pas. Ce que veut Jésus, qui est un révolutionnaire d’un autre type, autrement dangereux pour les puissants, parce que sapant radicalement cette logique de revanche par alternance de puissance et d’exploitation, c’est une civilisation de l’amour par le don à fonds perdu, la gratuité qui culmine dans l’amour de Dieu pour Lui-même. Et c’est ce que Jésus admire chez cette petite veuve, qui mise tout sur Lui et fait un acte de confiance héroïque en sa Providence. Elle ne conteste aucun ordre établi, n’en veut pas aux pharisiens qui plastronnent à quelques mètres de là, ne dit pas un mot et ne mendie rien à personne. Elle ne se croit pas dispensée de montrer à son Dieu qu’elle L’aime en contribuant à la splendeur de son culte, ce qui la situe sur la même ligne que la femme au parfum. Ici encore, la veuve de Sarepta, son ancêtre, ose mettre sa vie en jeu pour la retrouver miraculeusement, comme récompense de sa générosité qui était à vues humaines insensée ; tiens, ce sont souvent les femmes qui ont ce genre de délicatesse, mais j’ose à peine le dire, sinon je risque de me faire taxer d’homophobie…

     Finalement, le seul problème en société, civile et religieuse, c’est que chacun ait sa place reconnue, toute sa place et rien que sa place. Ce que Jésus a voulu… remettre en place, précisément, en réconciliant les hommes d’abord avec leur Père des cieux, source de tout équilibre, en détruisant le péché par son sacrifice, et ensuite entre eux par transfusion de cette charité divine. Ils sont heureusement nombreux, de tous les temps, ces fous qui ont puisé à cette source pour déployer des trésors d’ingénuosité afin de venir en aide à tous ces pauvres que Dieu aime. Oui, des pauvres, nous en aurons toujours parmi nous. C’est un scandale, certes, mais une utopie plus dangereuse encore que de s’imaginer trouver un système qui nous dispensera d’être charitables. Tous ceux qui ont voulu ce système sans Dieu à l’horizon ont été parmi les plus sanglants oppresseurs de l’histoire. Dieu s’arrange donc pour nous laisser un champ appréciable d’action pour que son amour soit manifesté tant que le monde sera monde. Et c’est la source d’une grande joie partagée, anticipation véritable du Royaume à venir. L’obole de la veuve est démultipliée et déclinée à l’infini, pour la gloire de Dieu et le salut de tous ceux qui L’attendent.

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32ème dimanche A 12 novembre 2017
Nous passons un bon bout de notre vie à attendre. On y était plus ou moins habitué –ou résigné ?-autrefois, mais dans un monde où tout va de plus en plus vite, où l’on veut tout et tout de suite, l’attente nous agace fréquemment. On la comble immédiatement par ces choses que l’on a à portée de main, où le monde entier est à disposition, où l’on plonge dans le virtuel sans avoir à s’occuper de ceux qui nous entourent.

Pourtant l’attente est la manifestation élémentaire d’un désir, qui lui-même indique un manque. Nous sommes donc là au cœur de notre dimension de créature, qui n’est pas achevée tant qu’elle ne repose pas en Dieu. Mais on comprend tout de suite qu’on peut désirer des choses futiles, voire mauvaises, qui ne bâtissent pas vraiment notre être profond, on peut attendre inutilement, en s’énervant, en se reliant sur soi-même, en gaspillant un temps qui ne reviendra plus. Pourtant, ces temps apparemment morts et inutiles sont précieux à leur manière. L’ajournement forcé de nos désirs est un test de liberté : suis-je vraiment dépendant de ce que je veux ? Ce temps permet une sorte de décantation, dont le fruit est la sagesse qui est le thème de la première lecture, elle qui devance les désirs en se montrant la première. Cette distance ainsi offerte permet de juger les choses et les événements avec plus de profondeur et de vérité. L’endurance de la patience nous détache de ce que nous croyons souvent à tort indispensable à notre bonheur. Dans notre société de consommation, qui atteint même le spirituel, cette relativisation du créé est nécessaire et précieuse. Il y a beaucoup de chemin à faire pour croire avec un peu de sérieux que Dieu seul suffit, comme dit Ste Thérèse d’Avila dans son petit poème bien connu : « Nada te turbe… Que rien ne te trouble, que rien ne t’épouvante ; Dieu ne change pas ; la patience tout obtient ; qui Dieu possède, rien ne lui manque ; Dieu seul suffit ! » Sur ce chemin, le temps donné est essentiel. Il paraît perdu et il est gagné pour l’éternité, qui sera la possession de l’Unique Nécessaire.

     Car obtenir ce qui constitue notre seul vrai bonheur ne s’obtient pas comme un dû. Dieu prévoit un moment précis pour nous en faire cadeau. Si nous ne sommes pas là, occupés à d’autres futilités, nous risquons bien de passer à côté sans nous en apercevoir sur le moment, captivés que nous sommes par l’immédiat. Avec l’expérience, on s’aperçoit que la vie est tissée d’occasions manquées qui ne sont pas revenues. Ce qui pourrait nous encourager à être plus attentifs à celles que Dieu ne cesse de semer au long de nos journées et qui sont d’authentiques rencontres avec Lui. Le premier groupe des vierges sages en est l’exemple achevé. Elles sont là, au rendez-vous, sans demander l’impossible, certaines de la venue de l’Epoux. Elles ne manifestent aucune inquiétude parce qu’il tarde : elles s’endorment même, la conscience tranquille, d’un sommeil léger qui est le signe de leur sérénité, en même temps que de leur disponibilité. Tout est calme, mais aussi tout est certain. Rien ne se manifeste en un premier temps. C’est là que l’usure du temps risque d’entamer notre patience. Les questions viennent, le doute peut s’installer. Notre certitude intérieure peut s’obscurcir comme une lampe en manque d’huile. Or la présence du Seigneur, et sa venue, n’est pas une hypothèse, mais une certitude à fortifier en nous. Il vient au moment où on l’attend le moins. Minuit, c’est le passage d’un jour à l’autre. Soudain, Il est là, sans crier gare. On n’aura pas le temps de voir venir, il s’agit d’un signe bruyant, évident, impressionnant, un cri qui nous réveille pour de bon. Les autres n’ont pas vu venir, elles s’agitent, mais c’est trop tard. La parole qui les rejette paraît dure, mais elle n’est pas une sanction légère pour une petite défaillance de prévoyance. Tout se concentre sur cette provision d’huile, sans laquelle on ne peut être admis dans la salle du Royaume. On n’est pas rejeté pour une simple étourderie, mais parce qu’on montre par son attitude quelle est notre préoccupation première : c’est Dieu ou rien, au fond. On ne rattrappe pas ça au dernier moment, sans effort ni provision. « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice ; le reste vous sera donné par surcroît. »Il y a un ordre de priorités qui se vérifie au moment crucial du choix fondamental. Dieu nous prend au sérieux, même s’il nous donne tout.

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32ème dimanche TO C 6 novembre 2016
Même pour les auditeurs de Jésus, habitués aux discussions d’école entre traditions juives, cette histoire abracadabrante dans le style Barbe bleue a quelque chose de déconcertant. On se demande où ils veulent en venir, ces sadducéens qui sont le pendant politique des pharisiens, recrutés parmi le haut-clergé combinard qui n’a pas une sympathie débordante pour ce jeune rabbi remuant et inencadrable. Ils veulent donc éprouver la théologie de ce prophète : on verra s’il a vraiment réponse à tout, même aux questions les plus tordues. Il arrive même parfois qu’une question embarrassante donne lieu à une réponse intéressante ! Eux qui ne croyaient pas à la résurrection se voient gratifiés d’un cours de théologie sur un sujet annexe, sans l’avoir désiré. En effet, le Sauveur Jésus qui y croit, Lui, parle de ce qui se passe après, une fois abolies les contraintes de la condition terrestre. Tout ceci est bien de saison, après avoir fêté la Toussaint et prié pour nos défunts.
L’une des difficultés récurrentes quand on parle de la vie éternelle, c’est qu’on pense qu’on est bien forcé, pour l’imaginer de partir de ce qu’on connaît ici-bas. Heureusement que Jésus, comme Fils de Dieu, en connaît un bout de plus que nous et peut venir nous révéler ce dont, par définition, nous n’avons encore aucune expérience. Des propos légitimes sur la terre comme le mariage, les successions, la fécondité du couple, n’auront plus cours dans l’au-delà. Quand Jésus dit que nous y serons pareils à des anges, cela ne peut signifier que nous changerons de nature : nous resterons des êtres humains, mais Il veut dire par là que là-haut, tout sera différent : notre nouvelle existence sera aussi différente de celle-ci que l’est un homme d’un ange. Avec, en conséquence, deux caractéristiques : « Ils ne peuvent plus mourir », c’est-à-dire qu’on sort des lois inéluctables de la biologie, de la croissance, du développement, puis du vieillissement et de la mort. Donc, plus de fragilité et d’anéantissement ; et « Ils sont fils de Dieu », ce qui veut dire que c’est une nouvelle naissance qui nous donne une dignité supérieure, à laquelle aucun être créé ne saurait prétendre de lui-même. Donc, si on part de son expérience pour parler de ces choses, on risque de n’aboutir qu’à des aberrations. La Révélation vient au secours de notre faiblesse intellectuelle par la foi théologale : face à ses interlocuteurs juifs, Il s’appuie Lui aussi sur la Révélation de l’Ancien Testament et sur l’autorité de Moyse qu’ils ne peuvent récuser. De plus, l’épisode du buisson ardent est l’un des sommets de l’expérience religieuse d’Israël, et l’expression qui met ensemble la foi d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est traditionnelle : ils ne peuvent que donner leur assentiment, même si c’est du bout des lèvres. Bien sûr, Il ne prouve rien, en quelque sorte ; mais Il les met sur le chemin de la confiance en un Dieu qui le Dieu des vivants, et qui ne peut se dédire Lui-même. Nier la résurrection serait manquer de grandeur, d’élévation d’esprit et de confiance dans Celui qui non seulement donne la vie, mais qui est la vie en Lui-même et la donne pour toujours. On peut donc Lui faire confiance pour la suite que nous n’expérimentons pas encore. C’est cette confiance qui a permis aux 7 frères Macchabées de mépriser menaces, tortures et mort pour couronner le tout. Là, il ne s’agit plus de spéculations intellectuelles, mais de témognage vital, de martyre. Depuis longtemps, ils avaient choisi d’être fidèles en acceptant les risques inévitables que cela comportait. Pour nous aussi, le monde environnant, de manière à peine plus subtile, conteste ce qui fait l’essentiel de notre foi. C’est notre engagement quotidien qui nous maintiendra en elle jusqu’à la vie éternelle, parce qu’elle n’est pas d’abord l’aboutissement d’une démarche rationnelle. C’est ce que souhaite St Paul aux Thessaloniciens : il prie pour eux sans relâche, pour que Dieu affermisse leur coeur dans tout ce qu’ils peuvent faire et dire de bien, et c’est cela qui renforcera leur foi. C’est en forgeant qu’on devient forgeron ! Chaque instant nous rapproche ou nous éloigne de Dieu –la foi est proposée à tous, mais tous ne l’accueillent pas-, et c’est à ce choix que nous sommes invités paisiblement avec sa grâce, pour attendre le Christ jusqu’au jour de sa venue.

33ème dimanche A 19 novembre 2023
La vie dans toutes ses dimensions comporte des avantages et des comptes à rendre, car la vie elle-même est un cadeau que nous ne mesurons pas ou pas assez : c’est le contraire de la réaction des adolescents boutonneux qui envoient à la figure de leurs vieux un « J’ai pas demandé à vivre » quand on se met tant soit peu en travers de leur chemin égoïste. Si nous savions ce que c’est que de ne pas exister, nous serions éperdument reconnaissants envers Dieu qui nous invite à partager sa vie. Non seulement, Il nous la donne, la vie, mais Il la munit de talents ; ils peuvent être plus ou moins brillants, nombreux, utiles. En tous cas différents selon le génie de chacun, mais ils ne font jamais défaut, si on regarde bien. Il est étonnant, aujourd’hui où on a tant de possibilités ouvertes, que la plupart des jeunes ont une peine infinie à croire à leurs possibilités. Peut-être qu’un des premières attentions des adultes serait de souligner systématiquement leurs qualités et leurs capacités qu’ils sont incapables de voir eux-mêmes.

Au départ, il y a donc cette générosité de Dieu qu’Il nous invite à poursuivre et à développer. Pourtant, la parabole est bien autre chose que des conseils sur les placements éclairés ou l’économie en général, on s’en doute un peu. Une parabole nous invite toujours à lever les yeux à partir des réalités terrestres pour découvrir ce qui s’appelle le Royaume de Dieu ou des cieux. S’il y a une disproportion, c’est entre l’investissement de départ et la récompense éternelle qu’il convient de regarder : la joie du Maître dans laquelle les bons serviteurs sont invités à entrer est sans comparaison avec leurs efforts. Remarquons d’ailleurs qu’ils ne sont pas des esclaves qu’on a usés jusqu’à la corde : une très large marge de manoeuvre leur est laissée, et ils sont libres de la peine qu’ils se donnent en vue d’un résultat variable selon les dons de chacun.

En fait, la manière juive de concevoir le temps nous éclaire sur la perspective finale du jugement. Nous, nous pensons en général comme la première génération chrétienne : ce jugement, ce sera quand ? Jusque-là, on a le temps et on a plutôt tendance à se donner du bon temps. Oui, on va bien tâcher de ne pas être trop paresseux, mais ‘faut pas exagérer : comme la vie est dure, on fera tout ce qu’on peut pour qu’elle ne le soit pas trop quand même. Le bilan, c’est dans longtemps, donc on a le temps. Or, le temps est d’abord qualitatif : le temps dans lequel je suis vaut-il la peine d’être vécu ? Comment est-ce que je le remplis ? Ce que je fais, est-ce que j’ai de bonnes raisons d’en être content, satisfait ? Ces bonnes raisons ont toujours quelque chose à faire avec la gratuité de l’amour : « Au soir de la vie, nous serons jugés sur l’amour » dit St Jean de la Croix. Là est l’investissement rentable, à terme, et mon bonheur en dépend, non seulement dans l’éternité, mais très concrètement déjà maintenant, oui, là, tout de suite. On peut avoir de bonnes raisons d’être fier de soi ou au contraire, déçu et culpabilisé : c’est déjà une certaine récompense qu’on se donne. On est parfois très fort pour se punir soi-même. Dieu ne punit pas, Il nous laisse nous punir nous-mêmes ! Lui, Il veut récompenser, si on L’écoute un peu. Il est tellement heureux quand Il nous voir Lui ressembler dans sa générosité qu’Il en rajoute au final : « Tu as bien mérité la vie éternelle, allez, viens, tu verras, c’est encore plus génial que tu as pu l’imaginer ! » Car la vie éternelle, ce n’est pas un temps infini, c’est l’abolition du temps : il n’y a aura plus qu’un instant absolument génial, où rien ne manquera à notre bonheur. Le mot clef de la liturgie, c’est Hodie, aujourd’hui : ces moments que la Bible et l’évangile nous racontent, ce ne sont pas des événements passés, définitivement révolus, dont nous essaierions de garder quand même un peu le souvenir. Lorsque nous fêtons Noël, Pâques ou une autre étape de l’histoire du salut, nous rejoignons l’instant éternel dont Dieu l’a rempli à ce moment-là et nous sommes bénéficaires des mêmes grâces que les témoins d’alors ont reçu. Les événements de l’histoire sont des actes de Dieu. En les accueillant aujourd’hui, nous collaborons à son œuvre, nous relayons sa générosité. Ayons confiance, prenons le risque parfois de nous tromper, de ne pas y arriver, de ne pas être à son niveau. Seul celui qui ne fait rien ne risque rien ! Oui, ça vaut la peine de se donner de la peine ! Ce n’est pas le résultat qui est déterminant, mais la confiance en Lui qui nous a mis en branle.

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33ème dimanche C 13 novembre 2022
Les perspectives du Sauveur Jésus, pour le moins réalistes, n’étaient pas faites pour rassurer les disciples. Mais régulièrement dans l’évangile, Il les fait descendre de leur petit nuage rose pour retrouver le plancher des vaches pas toujours confortable. On attendait de Lui qu’il améliore foncièrement la condition humaine et la marche des affaires du siècle, et les miracles étaient là pour donner cette impression de temps en temps. Mais Il n’est pas venu pour cela, au fond. Ce qui en décevra plus d’un : alors, ça sert à quoi de croire en Lui ? Comme toujours, c’est en un second temps et à une autre altitude que les choses se mettent en place, ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas alors d’un emplâtre sur une jambe de bois, mais de quelque chose de durable, parce qu’ancré dans l’éternel.

Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes plongés dans de sombres prédictions. Non seulement au plan des nouvelles que nous déversent les médias, unilatéralement catastrophistes, mais par des voix qui se prétendent connectées avec le ciel et relaient ce qu’elles nous disent avec le poids supplémentaire de l’autorité morale. C’est le succès d’un film d’horreur en continu : « Fais-moi peur, sinon j’ai l’impression de ne pas exister ! » Comme nous manquons de bonnes raisons de vivre, nous les demandons à l’adrénaline. La première mise en garde du -Seigneur concerne la source de ces informations : « Beaucoup viendront en mon Nom… Ne les suivez pas ! » La caractéristique des faux prophètes, c’est d’être très sûrs d’eux-mêmes, jusqu’à se prendre pour le Messie en personne. C’est sur fond de grave crise économique et sociale que se sont levés tous les grands timoniers, Fürer, Duce et César de l’histoire : « Au moins, celui-là, il fait quelque chose pour nous ! » Oui, mais à quel prix ? En général, ça se solde par des millions de morts. Ne pas se laisser égarer, ça veut dire ne pas tomber trop vite dans le panneau des solutions immédiates et faciles, car les imposteurs utilisent souvent le langage même de l’évangile -liberté, égalité, fraternité- en contradiction concrète aves les vérités les plus claires de l’évangile.

En général, cette manière de faire peur est exactement le contraire de ce Jésus veut obtenir : « Ne soyez pas terrifiés, il faut que cela arrive. » Devant de telles perspectives, gardons la tête froide avec Lui. Comme tous les vrais prophètes, il réaffirme le point central de notre foi : Dieu est le Maître de l’histoire, il suffit d’avoir le courage d’attendre en tenant bon. L’avenir Lui appartient, au Jour de Dieu, le monde aura sa fin et il n’y aura plus que Lui. Si nous disons dès aujourd’hui que Dieu suffit, nous sommes en paix et nous ne risquons pas de Le perdre. Au milieu des difficultés de toute sorte, y compris la prison et la persécution, et même la délation familiale, il y a une joie malgré tout, et la foi seule peut nous la donner. Bon, évidemment, il en est tombé, des tas de cheveux, et même des têtes de chrétiens : on peut dire que la foi ne donne aucun privilège de ce côté-là. Les disciples de Jésus, comme tous les humains, souffrent et meurent. Mais à la suite de leur Maître qui a passé par là, ils croient à la Vie, au-delà de la mort.

Et c’est la troisième invitation de Jésus : « Ce sera pour vous l’occasion de rendre témoignage. » De fait, il faut du courage pour dire aujourd’hui qu’on est chrétien et même catholique ! Pas seulement par une vie morale droite et silencieuse, ce qui est déjà pas mal ; mais à la limite, tout être humain est capable de ça. Jésus parle de la confession de foi faite dans un procès : « Vous serez détestés de tous, à cause de mon Nom ! » Eh bien, cette opposition que nous connaissons bien aujourd’hui sera pour vous une occasion de rendre témoignage. Oui, je suis pécheur moi aussi, mais je crois en la force de la grâce et du pardon, je crois envers et contre tout à la valeur de la vie, je crois à l’amour de Dieu révélé en Jésus-Christ. Non parce que je suis meilleur, mais parce que j’en ai besoin et que je sais qu’Il me donne ce que je ne peux produire moi-même. Un rabbin allemand écrivait juste avant le début de la 2de guerre mondiale : « L’histoire est une pyramide d’efforts et d’erreurs. Et à certains moments, c’est la Montagne Sainte sur laquelle Dieu juge les nations. Peu ont le privilège de discerner le jugement de Dieu sur l’histoire. Mais si un homme a rencontré le mal, il doit savoir que cela lui a été montré pour qu’il puisse découvrir sa propre culpabilité et se repentir ; car ce qui lui a été montré est aussi en lui. » Nous sommes tous reliés invisiblement les uns aux autres. Chaque fois que j’entretiens du ressentiment, de la haine, des intentions malveillantes en moi, je contribue à augmenter la somme de mal dans le monde. Chaque fois au contraire que je m’efforce de cultiver la compréhension, la compassion pour l’autre qui est le Christ, je contribue à hâter la victoire totale de son Amour. C’est cela seul qui importe en définitive, car l’amour ne peut mourir.

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33ème dimanche TO B 14 novembre 2021
L’impression crépusculaire de l’évangile de ce dimanche est bien dans la ligne que ce que beaucoup pensent aujourd’hui : les changements qui affectent notre monde sont de plus en plus profonds, rapides, impossibles à prévoir. Alors qu’on croyait la science sans limites, que la technique et l’informatique semblaient pouvoir efficacement régir le monde, tout se déglingue gentiment : les machines tombent en panne à un régime toujours plus rapproché, les trains sont de plus en plus souvent en retard, les bugs informatiques vous empêchent de travailler juste au bon moment, sans parler des piratages, des spams, de la pollution, y compris morale, des modes diverses, bio, vegan, et on pourrait allonger la liste indéfiniment. Ce qui génère une angoisse diffuse, spécialement chez les moins solides, et ça se reporte sur l’ensemble des relations sociales. Alors qu’on voyait en général la fin du monde comme une éventualité très lointaine, tout d’un coup, ça semble se rapprocher. Ce que le Seigneur nous dit d’une échéance inéluctable a donc un ton d’actualité propre à nous faire réfléchir, et réfléchir dans la foi. Car la foi aide, quoiqu’on en dise, à affronter dans une sérénité plus grande les pires difficultés.

Jésus parle donc à ses disciples de sa venue. Or, Il est déjà venu : ils l’ont vu agir, parler, guérir, délivrer les possédés, nourrir les foules. Ils ont savouré sa proximité, sa douceur, son humanité, et en même temps ils L’ont perçu comme Quelqu’un de différent, tellement plus grand. Ils ont saisi la distance qui les sépare de Lui, comme la distance qui sépare l’homme et tout le créé de Dieu. Dans ce monde qui passe, où tout est si fragile, il est Celui qui ne passe pas. Dans ce monde qui croit se développer indéfiniment, qui semble toujours fuir vers on ne sait quoi pour tromper son vide intérieur, Il est Celui qui vient, qui ne cesse de venir. Il se présente comme Celui qui est le pôle d’attraction de toute la création : le soleil, la lune, les étoiles, toutes les puissances célestes que les anciens adoraient comme des divinités, et qui représentaient elles-mêmes les chefs des nations qui s’en réclamaient pour opprimer religieusement leurs peuples. C’est plus subtil aujourd’hui, mais est-ce au fond si différent ? Les tyrans qui se prennent pour des dieux sécularisés n’ont certainement pas fini d’exister ! Mais l’histoire nous apprend ce que le Sauveur Jésus nous dit aujourd’hui : ces puissances pâliront et finiront par tomber. Seul le Royaume d’amour et de paix instauré par le Fils de l’homme durera comme Lui, pour les siècles des siècles. Depuis 2000 ans, malgré le péché de ses membres, l’Eglise a survécu aux empires et aux royaumes qui se prétendaient éternels. Face à l’inhumanité et l’oppression, il y a l’annonce de la victoire de l’humain pleinement réalisé en Jésus de Nazareth. Il est déjà venu et on L’a tué, mais Il ne cesse de venir à travers ses disciples qui humanisent avec sa grâce ce monde qui n’en finit pas de se déshumaniser. Beaucoup de ses disciples, parce qu’ils s’opposent à la dictature du temps présent, ont eu et auront le même sort que Lui. Mais leur mort même, comme la sienne, est promesse de vie à jamais. Parce que son message est parvenu aux extrémités de la terre, Il envoie ses messagers rassembler les élus aux quatre coins du monde. Lui seul peut réaliser une globalisation qui ne soit pas toujours et encore une hégémonie des forts sur les faibles, car les faibles sont ses privilégiés. La génération de Jésus est celle du second exode. Comme celle du premier, elle attend un Messie qui délivre de tous les esclavages et rend à Israël la suprématie sur les peuples païens. Mais Jésus annonce qu’avant que cette génération ne passe, tous ces faux espoirs seront anéantis : de fait, quelques années plus tard, Jérusalem sera prise et le Temple à jamais détruit. C’est donc plus haut qu’il faut voir, là où tout peut reverdir comme le figuier au printemps, sous la forme de cette parabole délicate et fraîche qui annonce un monde nouveau. Si nous avons mis notre espérance en ce monde seulement, nous sommes les plus malheureux des hommes, dira St Paul un peu plus tard. En fait, le message de ce dimanche est plein d’espérance, mais il nous faut choisir. C’est également notre mission jusqu’au jour du Christ : humaniser par tout ce que nous pouvons la société dans laquelle nous vivons, en y vivant l’évangile. Le plus petite âme remplie de Dieu fera plus d’effet que toute la technique et ses moyens, qui peuvent certes véhiculer du bien, mais tout aussi facilement être détournés du seul but de cette vie, qui est que l’amour grandisse. Dans la mesure où ce monde sera un monde d’amour, il n’aura pas de fin. Ce qui est fait dans l’amour ne meurt jamais. La seule crainte que nous devons avoir est de ne pas aimer assez.

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33ème dimanche A 15 novembre 2020
La fin du monde : après de longues périodes d’insouciance, on recommence à y croire, en voyant à quel point tout se déglingue. Et d’un autre côté, on se rassure : on l’a déjà tant de fois annoncé pour une date précise, et le lendemain matin, on continuait comme avant, sans une virgule de changement. C’est pourtant un des piliers de notre foi, que nous redisons dans le Credo : « Il reviendra juger les vivants et les morts… » Or, cette perspective, qui tient les uns éveillés et actifs, et les autres endormis et insouciants, n’a au fond jamais détourné personne de la quête du plaisir et du pouvoir, de cette sorte d’ivresse entretenue : dans le film Der Untergang, qui raconte les derniers jours d’Adolf Hitler, on voit comment tout ce petit monde se console en fêtes et beuveries éperdues, pour tromper la peur de la fin inéluctable qui arrivera quelques jours plus tard. On comprend mieux les conseils de l’Apôtre : « Soyons vigilants et restons sobres. » : ça s’applique en toute situation difficile, pour être mieux à même de réagir utilement. Car il y a toujours quelque chose à faire, et les talents nous ont été donnés pour cela : en en prenant conscience, et en acceptant de nous retrousser les manches, nous relayons l’action de Dieu en ce monde. Car ce temps incertain qui nous sépare de l’épisode final laissent les propos du Seigneur un peu suspendus en l’air, planant sur le temps et l’histoire. Ce sont des paroles éternelles, toujours de saison et qu’on a tendance à laisser de côté, en nous laissant envahir par l’immédiat. Avec nous, c’est un peu comme s’Il se demandait : « Est-ce que ça a servi à quelque chose que je vienne ? Que j’aie annoncé cette Bonne Nouvelle que beaucoup ont pris de travers, que j’aie fait des miracles qu’on m’a reprochés, que j’aie fondé l’Eglise qui a tant de coins obscurs, et finalement, que je sois mort et ressuscité pour sauver ce monde ? » Ces questions gêneront toute l’histoire du monde, jusqu’à la fin, parce que c’est le sens de notre destin, celui de la direction du monde et de l’histoire. Le problème n’est pas de savoir quand et comment tout ça se terminera. Le problème c’est notre foi, ma foi, maintenant : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-Il la foi sur la terre ? » Quand Jésus en parle, Il en parle comme quelque chose qui certes nous a été donné, mais aussi comme quelque chose qui est nôtre : « Femme, ta foi t’a sauvée… va, ta foi t’a sauvé… » C’est comme s’il disait que tout ce qu’il est venu apporter au monde, qu’on désigne sous le mot de salut, la foi le fait sien, et qui le possède dans la foi, il le gère librement : ce que détaille la parabole des talents. Nous sommes ses créatures, créatures comblées ô combien, tellement que c’est dans notre nature de continuer à développer la vie qu’il nous a confiée. C’est la nature du talent de produire quelque chose, il n’y a pas de talent stérile, comme il n’y a pas de vie morte. Mais la nature, on peut l’aider, ou au contraire l’abîmer, la laisser en friche, la piller. Si je laisse un jardin produire ce qu’il veut, on sait ce que ça donne au bout d’une saison ! Nous voilà donc promus au rang de collaborateurs du Créateur. Car là aussi, la foi est active, sinon c’est une foi morte. La foi, le Christ ne la demande pas à la fin du monde ; Il se demande si, à la fin du monde, Il en trouvera encore un peu. Cette question ne résonne pas dans le vide, elle est l’évangile pour nous aujourd’hui. Et il ne s’agit pas d’abord de réussite et de rentabilité : ça, c’est les critères du monde, pas ceux de l’évangile. D’ailleurs, Il ne donne pas à tous le même capital de départ, la même responsabilité. Il attend simplement qu’on se donne un peu de peine, comme Lui en nous faisant confiance. Cette disponibilité à la Volonté du Père, c’est ça qui permet d’unir la terre et le ciel, de pénétrer et d’assumer la réalité créée du monde tel qu’il est appelé à devenir. Il ne s’agit pas tant de bien faire les choses, pour que la boutique tourne correctement, pour que la terre soit meilleure en elle-même, mais de la sanctifier, de la remplir de beauté et de paix, de la sainteté de Dieu Lui-même. Alors, quand il reviendra, il ne sera pas dépaysé partout, si des cœurs généreux se seront laissés remplir de Lui en faisant ce qu’Il aime.

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33ème dimanche C 17 novembre 2019
Par les hasards de la Providence m’est tombé sous les yeux, il y a quelque temps, un article passionnant d’un jeune ingénieur en agronomie, qui a entre autres fait des études sur la vie des fourmis. Il donne maintenant des cours de collapsologie, nom étrange d’une science qui n’est pas encore enseignée à l’université, mais qui nous concerne tous. Oui, notre société est en état prochain de collaps : cette affection du corps humain qui constate tout d’un coup que rien ne fonctionne plus. Il constate que tous les spécialistes disent la même chose : les climatologues, financiers, politologues et sociologues. On va droit dans le mur, et quand on lui demande quelle est l’échéance du système actuel, il répond : « Sais pas ?... 2030, un peu après, un peu avant ?… » Il essaie donc de faire que ces grands spécialistes se parlent entre eux, autrement dit qu’on tâche de promouvoir les contacts transversaux, qui n’existent pratiquement pas, car chacun est spécialiste dans son domaine uniquement, en vue de coordonner les efforts pour qu’au bout du compte, quand ça arrivera, on puisse déduire le nombre de morts. Et surtout qu’on ait déjà induit, chez quelques âmes de bonne volonté, un autre mode de fonctionnement que le profit à tout prix, qui est fondamentalement ce qui ne va pas, ne suffit pas. Les fourmis lui ont appris une donnée capitale : contrairement à ce qui est généralement admis depuis Darwin, ce ne sont pas les plus forts qui survivent en cas de crise : ce sont les plus solidaires. Autrement dit, ceux pour qui la charité gratuite est une valeur de base. Les fourmis ont peut-être lu la Bible ?

Nous voilà donc au courant. Pas même besoin de regarder les nouvelles tous les jours à la télé : le monde est beaucoup plus fragile qu’on croit. Devant ce spectacle tragique, comment réagir ? Que nous dit Jésus en pareil cas ? Il nous met d’abord en garde contre les faux prophètes. Ils sont pour la plupart assez prétentieux, sûrs d’eux-mêmes, au point qu’on les prendrait pour le Sauveur du monde (ils viendront en mon nom). Justement, mon agronome, il est modeste, ça se voit tout de suite. Jésus dit : « Ne les suivez pas. » Surtout s’ils sont catastrophistes de métier. Quand on m’annonce des calamités à venir, parce que tel mystique, telle pieuse âme un peu fêlée croit qu’elle a la ligne directe avec Jésus, je réponds : « Ah oui ? Eh bien, on verra ! » Ces gens-là utilisent souvent le langage de la foi pour faire passer leur opinion personnelle et faire valoir leur ego. En évoquant les catastrophes à venir, Jésus ne veut pas nous faire peur, au contraire. Il nous prévient, pour nous préparer intérieurement, afin d’être courageux avec sa force devant ce qui arrive. Sa force à Lui, c’est un profond réalisme, qui intègre aussi la grâce venue d’En-Haut et nous rend capables de tout supporter. Il nous invite donc à rester fermes dans la foi : Dieu est le Maître de l’histoire, l’avenir Lui appartient. Au Jour de Dieu, le monde trouvera son achèvement, et c’est la vie éternelle qui est le plus important. Loin d’aller vers la mort, le plan de Dieu va vers la vie. C’est tellement répété dans l’évangile que c’est le cœur de notre espérance. Le tout est de ne pas la mettre dans des garanties trop fragiles, car il en est tombé, des cheveux de la tête des chrétiens, et pas seulement quand on est vieux ! De ce côté-là, il n’y a pas de privilège qui serait comme la récompense tangible de la foi. La souffrance et la mort atteignent les disciples de Jésus, comme les autres. Mais à la suite de Jésus, nous croyons au triomphe de la vie, au-delà de la mort, de toutes les morts, petites ou grandes. C’est ça le témoignage qui impressionne toujours ceux qui n’ont pas la foi : oui, même là, on peut être heureux, paisible, confiant. Ce sont les béatitudes : tout autre serait malheureux dans ces situations ; nous, non, pas foncièrement, en tous cas. Secrètement, beaucoup attendent cela de nous : un chrétien parle-t-il, agit-t-il comme un non-chrétien ? S’il y a une différence, c’est que Dieu existe et qu’Il nous aime, tous ! En gardant les yeux fixés sur Lui, nous serons persévérants parce qu’Il ne peut faillir à ses promesses : par votre persévérance, vous obtiendrez la vie !

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33ème dimanche B 18 novembre 2018
Il est difficile, à certaines époques plus qu’à d’autres, de ne pas se laisser prendre par un certain catastrophisme : les guerres incessantes et les pestes de la fin du Moyen-Age ont couvert les murs des églises de danses macabres. Quand la mort est omniprésente, on ne peut que s’orienter vers la foi en la vie éternelle, seule promesse consolante- à terme- au milieu d’une situation plutôt sombre. Notre monde a éliminé de l’horizon, pour l’hémisphère Nord en tous cas, beaucoup de ces perspectives de souffrance et de mort. Sommes-nous plus heureux pour autant ? Jamais on a été aussi conscient des menaces qui pèsent sur l’humanité entière. On fait des pronostics alarmants sur le climat et l’écologie, la situation internationale, la crise de la famille, les crashs financiers et les aléas de l’informatique. Difficile de se frayer un chemin quelque peu objectif entre un pessimisme de fond et un désir de vivre, et de vivre heureux quand même, ce qui est l’aspiration de tout homme déjà ici bas, si possible. Les textes de la fin de l’année liturgique nous redisent avec les paroles de Jésus la fragilité de ce monde pourtant créé par Dieu pour être bon, envers et contre tout. Peut-être est-ce la première leçon à en tirer : oui, le bonheur parfait existe, mais pas en plénitude sur cette terre, où la première chose que nos anciens savaient mieux que nous, c’est que la vie est dure et qu’on ne va pas au paradis en mercèdes. Mais est-ce la seule leçon ? Elle ne nous remonterait pas beaucoup le moral, et il doit y avoir mieux à comprendre de l’évangile.

En face de ce monde qui croit se développer indéfiniment, se diluer dans un devenir vertigineux, Dieu seul est Celui qui ne passe pas, et son Fils Jésus, après avoir passé par la mort et le tombeau, s’est assis à la droite du Père pour toujours. Ce monde fiévreux poussé par une fuite en avant, Il le surplombe et Il ne cesse de venir à notre rencontre ; Il est le pôle d’attraction secret et puissant de toute la création, la lune, les étoiles et toutes les puissances des cieux. En Le regardant, toutes les prétentions humaines deviennent ridiculement insignifiantes. L’homme ne se croit grand que quand il ne regarde rien d’autre que lui-même. Depuis sa naissance et jusqu’à présent, Jésus ne nous avait pas parlé ainsi de Lui : Lui, l’enfant de la crèche, le condamné du Golgotha, voici qu’Il devient immense, à la mesure de sa divinité, si différent de la mesure des choses qui nous sont familières, et pourtant infiniment proche. Pour Le découvrir, Il nous donne quelques signes, assez mystérieux, il est vrai et pas toujours faciles d’interprétation. La petite parabole du figuier parle de l’été : nous allons vers un épanouissement semblable, pas de doute ! Mais auparavant, il y aura cette terrible détresse, une situation d’abandon et de solitude où tout semble finir pour toujours, puis ces grands signes cosmiques, où tous les points de repère sont complètement perturbés, mettant le comble au désarroi. Faut-il donner un sens symbolique ou matériel à ces signes proposés ? Les prophètes sont remplis de ce genre d’expressions, et elles évoquent les manifestations de Dieu dans l’histoire de son peuple. Mais qui d’entre nous, plus simplement, ne connaît dans son existence, des moments d’une détresse telle que plus rien n’existe en dehors de son petit être douloureux, et qu’on en est rendu comme incapable de se réjouir de la clarté du soleil, de la beauté de la lune et des étoiles, comme s’ils n’étaient plus là, tant le cœur est sombre et enténébré ? C’est comme une anticipation de la mort qui fait passer le ciel et la terre. Avec Jésus, nous sommes plongés dans les racines les plus inconnues de notre existence et de l’existence de ce monde qui finira. Mais Lui, Il est là, sur le seuil, plus proche que tout ce qu’on peut imaginer, parce que non dépendant de ce monde qui passe. Il est sur l’autre rive et Il nous appelle, Il nous prend par la main, comme Adam dans ces icônes où Il lui rend visite sitôt après la Résurrection, au plus profond des enfers. C’est le plus prestigieux message d’espérance que le ciel et la terre puissent entendre. Nous savons désormais sur Qui nous appuyer pour ressembler aux sages qui brilleront comme la splendeur du firmament, dans un univers renouvelé pour l’éternité. Il faut oser miser à plein sur cette promesse qui seule ne passera pas.

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33ème dimanche A  19 novembre 2017
En nous confiant la création, Dieu n’a pas fait de nous des propriétaires, mais des gestionnaires. Malgré les progrès d’une saine écologie, le passage de l’un à l’autre n’est pas toujours spontané, et bien sûr, la parabole des talents ne se limite pas au seul usage des biens qui passent. Car il y a l’écologie des âmes, à laquelle personne ne pense dans notre monde puissamment matérialiste, et qui est pourtant autrement plus fondamentale que l’autre, qui n’en est que la traduction extérieure. Il y a certes, la fortune qui permet de faire du bien autour de soi, qui peut être utilisée pour développer et investir, et par là améliorer la condition terrestre. Cependant, la norme suprême ne saurait être l’épanouissement personnel, parce qu’il risque de rétrécir les perspectives, alors que la terre a été donnée à tous, pour le bien commun.

Oui, Dieu nous a tout donné, et nous Lui devons fondamentalement tout en retour. Dans la parabole, le propriétaire part en voyage, et Il nous laisse là, avec tout à disposition, ce qui implique une bonne gestion de ce qu’Il nous a confié, où le but doit rester clair –la gloire de Dieu, avec le bien de ceux qui nous entourent au passage- et les moyens respectueux du don exceptionnel qui nous est fait. Il est dans la nature du talent qu’il produise quelque chose, car il est dans le droit fil de la générosité du Créateur. Nous sommes là semblables à Dieu aussi : Jésus dira : « Mon Père travaille toujours, et Moi aussi, je travaille. » Il l’a même fait pendant 30 ans de la manière la plus concrète et la plus humaine à Nazareth.

Quand notre Père St Benoît parle du travail essentiel du moine, il l’appelle Opus Dei, l’œuvre de Dieu, avec le double sens du génitif latin : ce que Dieu fait en nous et ce que nous faisons pour Lui. Par ce labeur de la prière de tous les jours, nous gardons clairement devant nos yeux le but de toute autre œuvre, et c’est un témoignage pour le monde qui risque si souvent de l’oublier. Et nous savons par expérience que de remettre chaque jour sur le métier cette œuvre de prix n’est pas une sinécure, qu’elle pompe nos énergies au service de l’amour le plus digne qui soit.

Le serviteur paresseux nous en dit beaucoup non seulement par sa nonchalance, mais par l’image qu’il a de Dieu : pour s’excuser, Il caricature le Créateur et refuse de voir sa bonté. Il n’est pas à une contradiction près : s’il voyait dans le talent confié une raison de sévérité, n’aurait-il pas dû s’encourager à faire le maximum, justement ? Oui, la peur paralyse, et c’est à cause d’elle, dit-il, qu’il a oublié qu’il est dans la nature des choses de travailler pour que les dons de Dieu puissent porter du fruit. Dieu les a mis en quelque sorte entre nos mains, Il fait dépendre de nous ce qu’ils produiront, pour que ce soit à la fois notre mérite avec le sien. Oh, que nous sommes grands à ses yeux ! C’est cela, la vision chrétienne de l’homme, jamais réduit à un intrument inerte, mais élevé au niveau de collaborateur intelligent et capable.

Si le grain semé en terre porte beaucoup de fruit, l’argent enfoui, lui, ne peut rien produire, car il n’est pas vivant par lui-même, c’est quelque chose d’inerte et de mort s’il ne sert pas la vie. Et là, nous pouvons faire le lien avec la femme vaillante de l’Ancien Testament. On pourrait y voir une image prémonitoire de la Vierge Marie : Dieu Lui a confié son Bien le plus précieux, car en Elle se confie le cœur de son Epoux, comme dit le texte. Oui, Il peut avoir confiance en Elle : au lieu de Lui coûter, Elle L’enrichit, littéralement. Et c’est vrai : de cette confiance, Elle a tiré un profit sans faille. Elle a été disponible à tout : son fiat est le sceau sur l’action divine qui lui a fait accepter l’Incarnation, Bethléem, la Croix, l’abandon, pour finir par la mort d’amour. De tout ce qu’Elle est et ce qu’Elle fait, Elle construit le meilleur de ce que Dieu a rêvé en créant le monde aux origines. Entourée des pécheurs qui refusent et qui trahissent ce projet merveilleux, Elle demeure l’Immaculée, la fiancée sans tache ni ride, image de l’Eglise à venir, la Jérusalem céleste recréée resplendissante. Et du ciel, Lui est confiée la tâche de tendre la main aux malheureux et d’ouvrir son coeur aux pauvres quels qu’ils soient. Demandons-Lui de Lui ressembler un peu, pour entrer un jour dans la joie parfaite du Père des cieux.