Homélies - Carême, Semaine Sainte -

Mercredi des Cendres 14 février 2024
C’est un signe fort, marquant au sens propre et figuré du terme qui nous est proposé en ce premier jour du carême pour nous engager sur le chemin du Christ qui nous conduit à la gloire de Pâques : c’est maintenant le moment favorable, c’est maintenant le jour du salut ! Ces jours derniers, la liturgie nous faisait relire les premières pages de la Genèse : dans un grand souffle créateur, Dieu faisait jaillir de rien le monde et les astres, l’eau et la lumière, les plantes et les animaux. Puis, au sommet, prenant un peu de glaise, presque rien, de la poussière du sol, il la pétrit et lui insuffle cette haleine de vie, à son image et ressemblance. De rien, Il fait cette merveille qu’est la personne humaine, corps et âme indissolublement liés, qui seule connaît jusqu’à l’infini de Dieu. Et bientôt, comme emporté par cet élan initial, l’homme se dresse contre son Créateur et lui tourne le dos. Il veut comme dépasser Celui qu’il voit maintenant comme un concurrent, et voulant être infini, il se retrouve mortel, voué sans retard à retourner à la terre, réduit après peu de temps à un peu de poussière dans une tombe. C’est même à cet anéantissement que Dieu Lui-même a songé, écoeuré par la méchanceté de l’homme, dont toutes les pensées se portaient uniquement vers le mal à longueur de journée. Pourtant, le petit reste de la famille de Noé mérita d’entrer dans l’arche salvatrice, tout comme les baptisés sont sauvés dans la barque de l’Eglise.

Ainsi donc, la vie de l’homme se déroule tout entière entre le rien de la poussière et l’infini de la vie divine. Nous avons sans cesse ce sentiment contradictoire de notre grandeur qui nous donne le vertige et fait parfois jouer à l’apprenti sorcier, et la crainte de notre nullité qui nous décourage, nous faisant croire que nous n’arrivons à rien de durable et de solide. C’est pourquoi toute œuvre de restauration commence et s’achève en nous mettant résolument en présence de Dieu : par rapport à Lui, nous sommes infiniment petits ! Dans sa lumière sans ombre, nous pouvons sans danger nous voir comme nous sommes en vérité, sans nous surestimer ni nous décourager. Nous avons à raboter pas mal de prétention mal située et à rebâtir un courage pétri de grâce et de miséricorde, parce qu’avec Lui tout est toujours possible jusqu’à ce que la mort qui semble anéantir une vie soit en fait le grand moment où nous sommes enfin appeler à notre stature définitive, où rien ne menacera plus notre être fragile.

Le carême est le temps où nous nous disposons à recevoir une grâce renouvelée de vie et d’amour et où nous décidons de faire l’effort infime ou colossal qui nous permet de collaborer avec Dieu et de prendre la main qu’Il nous tend. Il nous faut rejoindre le Sauveur Jésus, qui s’est anéanti jusqu’à la croix, se faisant presque rien dans ce petit morceau de pain qui est en vérité son Corps très saint. C’est à partir de là qu’Il veut nous faire grands. Si nous prétendons l’être déjà, Il ne peut rien pour nous. Consentons à cette humiliation de pénitence pour qu’Il puisse avoir la joie de nous recréer et d’achever son œuvre, car celui qui aime en vérité veut toujours que l’autre soit grand à partir de ce qu’il est.

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Mercredi des Cendres 22 février 2023
Dans la foi chrétienne, tout est centré sur la Résurrection du Christ : cet événement qui est à cheval sur le temps et l’éternité a changé de l’intérieur le cours de l’histoire. Par elle, le courant s’est inversé pour un monde qui s’enfonçait dans les ténèbres, la mort n’aura plus jamais le dernier mot. C’est la vie même de Dieu qui nous est offerte à chaque instant. Pour qu’elle se développe en nous, Dieu qui nous respecte infiniment attend notre collaboration attentive. Le carême est le temps par excellence où nous reprenons mieux conscience de l’œuvre par excellence de notre vie. Or, il commence par des cendres et finit par un feu : ce puissant symbolisme nous indique le chemin, tout comme chaque jour de la création commence par un soir et finit par un matin. L’espérance est donc inscrite très profondément dans notre monde créé et dans notre vie et son déroulement dans le temps. Ce qui était logique de mort devient semence de vie. Nous avons souvent l’impression que nous n’avons entre les mains que les cendres de nos illusions, de nos déceptions, de nos impuissances et que le feu n’en finit pas de mourir faute de combustible. Mais paradoxalement, il est d’abord nécessaire de prendre la mesure de ce rien qui nous gangrène pour que Dieu entre en scène pour nous recréer à son image. Une bonne part de notre difficulté à espérer vient de notre refus d’accepter la réalité telle qu’elle est : c’est ici et maintenant, dans ses murs qui m’enserrent, en faisant ce que je fais avec les personnes qui m’entourent, que Dieu me parle, me conduit, et m’aime, qu’Il veut bâtir avec moi une œuvre d’amour qui n’a pas de prix. Ça m’apparaît souvent comme de la cendre, mais son secret, c’est d’en faire jaillir le feu à son heure si j’ai le courage de dire un simple oui à ce qui me rabote et me meurtrit. La vraie conversion commence par cette acceptation foncière : c’est là que je rejoins sa Réalité à Lui, comme Jésus a accepté la Passion et la Croix par amour pour nous et pour son Père. Car tout peut être accepté et offert par amour avec Lui. Demandons-Lui de nous faire voir ce que nous n’avons pas encore osé Lui offrir : ce sont souvent de très petites choses, mais elles ont l’avantage justement de ne pas nous demander de soulever des montagnes, et aucune vanité ne les accompagne, puisqu’elles sont petites. Alors, de ces cendres jaillira un beau feu pascal qui réjouira nos cœurs et notre monde.

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Mercredi des Cendres 2 mars 2022
Nous voici à nouveau en route vers le désert pour la Sainte quarantaine à la suite du Sauveur Jésus qui nous y précède et nous y accompagne. Ce chemin aboutira pour Lui à la Passion et la Résurrection : pour nous aussi, c’est la Vigile pascale qui en est le terme de lumière et de joie. C’est donc un saint désir qui nous anime en ce jour, même si la pénitence et la conversion qu’il signifie est coûteux à notre pauvre nature. Sans doute, la conversion qui nous est proposée ne concerne pas l’orientation foncière de notre vie, mais c’est parfois plus difficile de consentir à un effort sur tel ou tel point qu’il nous est difficile de reconnaître, et plus pénible encore de renoncer à ces petites habitudes de confort qui ont vieilli avec nous, ce que Jacques Rivière appelle les dérangements énormes de certains détails qui sont de vrais points de résistance. Il ne s’agit donc pas d’entreprendre de grands bouleversements spectaculaires qui flatteraient seulement notre vanité, mais d’offrir prise à la grâce de Dieu qui ne nous demande que de petites choses que nous n’avons sans doute pas du tout envie de Lui abandonner. C’est en étant fidèles au devoir d’état, dans la banalité apparente de nos journées que nous faisons le choix de Dieu, cette meilleure part qui est proposée à Marie : accueillir Jésus dans son cœur, sans concurrence et sans partage.

Car le terme de la vie, c’est la rencontre avec Dieu. Accaparés que nous sommes par les tâches de tous les jours, nous avons tendance à la voir un peu lointaine : l’ivresse d’une vie, même honnête, peut nous faire oublier cette étape qui sera notre Pâque. Le carême nous rappelle que notre route aura un terme et nous demande une préparation plus attentive. On pourrait dire que le carême est au jour de Pâques ce que notre vie est au jour de notre mort, qui est en effet la rencontre avec le Christ.

Alors, que faire en ce carême, comment demeurer avec le Christ durant ces 40 jours en particulier ? Il y a d’abord la richesse de la liturgie : l’Eglise en a fait depuis les origines une catéchèse qui prépare au baptême. Nous avons toujours à nous réapproprier consciemment notre propre baptême. Ce qui commence par un humble examen de conscience, sans peur et sans compromission, à la lumière de la Parole de Dieu. Cela pourrait nous décourager devant l’ampleur du chantier jamais achevé, mais on devrait plutôt en faire un examen de confiance, car c’est justement dans la mesure où nous marcherons très près du Christ que nous pourrons voir notre misère sans désespérer : oui, souviens-toi que tu es poussière, mais c’est cette poussière qui est aimée de Dieu et cela suffit ! Si le poids du jour se fait lourd, si notre passé nous accuse, Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se tourne vers Lui et qu’il vive. Cette volonté de Dieu transfigure le passé, elle fonde une espérance pour un avenir neuf, recréé par Lui. Et surtout, elle désigne le présent comme le lieu et le moment où nous pouvons dire oui à la volonté divine : commençons par de très petites choses, répétées chaque fois que l’occasion se présente à nouveau, toute neuve et comme si c’était la première fois. Il n’est pas anodin que nous recevions les cendres en croix sur le front : c’est l’endroit exact où l’évêque a achevé, par l’onction du St Chrême, l’œuvre du baptême quand nous avons été confirmés. C’est donc en creux, pour ainsi dire, que nous laissons Dieu renouveler ce qu’il avait alors commencé, en Lui redisant notre confiance en son amour invincible. Le retour au Seigneur est possible comme une grâce, parce qu’il est d’abord l’œuvre de Dieu et fruit de la foi que nous mettons en sa miséricorde : part de Dieu et part de l’homme dans une œuvre unique de salut et de sainteté, pour notre joie et pour la sienne. Ne déchirons pas nos vêtements sur les scandales et les injustices, en protestant en paroles contre la guerre et la violence : occupons-nous d’abord de notre cœur, aidés par la même bonne volonté qui anime tant de frères et sœurs dans l’Eglise. Qu’Il nous aide à agir avec Lui sur notre propre cœur, notre conscience et nos intentions, le laissant nous transformer, renouveler et convertir. Ne soyons pas sourds à cet appel qui nous est adressé à travers ce rite simple et suggestif des cendres appelées à renaître par le feu de son amour.

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Mercredi des Cendres 17 février 2021
Le geste central de la liturgie qui ouvre le carême est ce qu’on appelle un symbole fort : il tape juste à l’endroit où le péché s’enracine et prolifère, à savoir l’orgueil, qui est la cause du premier péché. Nous venons de relire le récit de la création, de la chute et de la promesse de Rédemption : chaque année nous est proposé ce chemin de retour qui nous permet de célébrer avec fruit le sacrement pascal.

« Tu es poussière et tu retourneras en poussière. » La parole de Dieu dans la Genèse paraît décidément bien sévère. C’est donc ça le but de la vie ? Quelle différence avec les païens de tous temps, avec la mentalité d’aujourd’hui qui disperse les cendres des défunts à tout vent, comme une conviction que tout finit dans le néant ? Vraiment, on a besoin qu’on retourne le couteau dans la plaie ? Oui, bien sûr, devant l’immensité de Dieu, nous ne faisons pas le poids ; j’aime pour ma part cette phrase de St Alphonse de Liguori dans ses visites au St Sacrement : « Me voici, prosterné dans mon néant. » Le mot est fort, certes, et pourtant Dieu aime ce néant à l’infini. Ce que manifeste cette matière liturgique étrange qu’est la cendre. C’est le génie de la liturgie de transposer au plan spirituel les qualités sensibles des choses. Or nos grands-mères utilisaient la cendre… pour laver. Ce résidu qui apparemment ne pouvait plus servir à rien trouvait une utilité et non des moindres, cette jolie cendre toute fine et toute blanche, cuite et recuite dans l’angle du fourneau, qu’on mettait entre les couches de linge à laver, et qu’on laissait tremper un jour ou deux pour laisser la potasse faire son effet, avant de cuire le tout avec un minimum de savon de Marseille. Le résultat était éclatant… économique et écologique.

Nous construisons notre vie avec toute sorte de matériaux, certains précieux et d’autres moins, et même carrément futiles ou méprisables. Ils nous compénètrent et nous encrassent, autant qu’ils nous bâtissent. Certains durent et d’autres pourrissent. Chaque année une grande lessive nous est proposée. Le premier réalisme est de reconnaître que nous ne sentons pas toujours la rose. Une opération doit faire en nous le tri, et ça se fait par l’eau et le feu. Il y faut de la sueur, car pour ça il n’y a pas de machine, de l’énergie qui vient d’ailleurs, de la persévérance pour mener à bien l’opération. L’évangile et la Tradition de l’Eglise nous donnent quelques moyens pour cela.

L’aumône tout d’abord. En pratiquant le partage de nos biens, nous vérifions où sont nos attaches. Voulons-nous aussi l’estime et la reconnaissance des hommes ou celle de Dieu qui voit dans le secret ? Le jeûne, ensuite. Savoir se contenter de peu, trouver un équilibre personnel entre le corps et l’âme, les besoins réels et la tyrannie des sens. C’est l’affirmation de notre vraie liberté, à la différence des animaux : être le moins dépendant possible de frère âne. Et enfin, la prière, qui nous fait donner à Dieu ce que nous avons de plus simple et de plus précieux : notre temps et notre humble amitié. Les trois sont strictement liés : si je mange moins, j’offre l’économie réalisée en acte de charité, et le temps que je gagne à Dieu et aux activités spirituelles. Il en faudra beaucoup pour que mon cœur soit en cendres, mais l’essentiel est de commencer. Et Dieu voudra bien fournir le savon de Marseille et le feu sous la couleuse.

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Mercredi des Cendres 26 février 2020
La conversion des mœurs : c’est ainsi que notre Père St Benoît résume l’essentiel de notre engagement monastique. Chaque jour, avec l’aide de Dieu, nous reprenons cette œuvre jamais terminée de nous tourner toujours plus résolument, plus fidèlement, plus continûment vers le Père qui nous appelle à Le rejoindre dans la maison paternelle. Nous nous faisons en général une idée assez précise de notre propre conversion. Les défauts les plus humiliants, les péchés les plus récurrents nous sautent aux yeux, mais ils nous empêchent souvent de voir les autres. Car ce n’est pas la résonnance psychologique qui est l’unique mesure de la gravité de l’offense faite à Dieu. Il y a de ces péchés froidement commis, contre lesquels on se refuse à lutter, de ces choses qui blessent la charité et qu’on tient pour négligeables, qui sont bien plus graves que des péchés de faiblesse ou d’inadvertance qui font notre honte. A première vue, l’évangile de ce début de carême nous invite à agir non pas en fonction de ce que les autres pensent, mais selon la vérité que Dieu est seul à voir entièrement. De fait, souvent nous disons que nous nous moquons éperdument de ce que les autres pensent, ce qui veut dire deux choses : que nous ne voulons pas tenir compte de leurs critiques, de leurs demandes ou exigences, même et surtout quand elles tapent juste ; et en même temps, nous continuons à donner beaucoup d’importance à leur appréciation, à l’estime qu’ils nous portent : qui dira la force de l’opinion publique dans notre société ? Elle peut faire tomber un gouvernement ou briser une carrière.

Le geste des cendres, aujourd’hui, nous rappelle notre réalité foncière : oui, nous sommes peu de chose devant Dieu, pas si brillants que nous voudrions être. Nous faisons partie de cette création souvent mise à mal par notre faute, et qui un jour finira. Mais en même temps, nous sommes assez grands à ses yeux pour avoir livré son Fils Unique, afin de nous relever et de nous sauver. Aujourd’hui, Jésus nous dit de nous tenir devant notre Père qui est la mesure exacte de notre valeur. N’agissons pas en vue d’être loués, applaudis, adulés. Et en même temps, restons liés par l’obligation évangélique du support mutuel et de la correction fraternelle. Nous ne savons pas par où commencer efficacement notre conversion ? Oh, il y a un moyen tout simple de le savoir : demandons-le à notre sœur la plus proche, à notre conjoint, à celui que nous considérons comme notre ami ou notre ennemi -là, c’est à peu près pareil… Oh, qu’il est difficile d’accepter la moindre remarque qui nous met en question ! C’est pourtant un moyen très simple et très précieux pour commencer à changer quelque chose. Par le geste des cendres, nous proclamons publiquement que nous sommes pécheurs, que nous voulons vraiment nous repentir parce que nous avons tous blessé le Cœur de Dieu, et que nous voulons tout faire pour remonter la pente. Car le monde et l’Eglise ne sont pas divisés entre purs et impurs, mais entre pécheurs qui le savent et pécheurs qui ne veulent pas le savoir, et qui pointent occasionnellement le doigt sur les autres pour faire oublier leurs propres turpitudes. Le geste des cendres est un appel à l’aide : de Dieu bien sûr, car sans Lui nous ne pouvons rien faire ; mais aussi de mes frères et sœurs de bonne volonté qui comme moi, luttent à longueur de vie pour tâcher d’aimer Dieu quand même un peu de retour. Tous nous sommes solidaires dans le péché – de toutes façons, que nous le sachions ou non- comme dans la grâce - ça, c’est le fruit d’une décision libre et volontaire qui nous oblige à collaborer avec Dieu, car Il ne fait pas les choses à notre place.

Disons-Lui de tout notre cœur : « Seigneur, je suis pécheur, je désire la grâce de la conversion sincère. Mes frères et mes sœurs, j’ai besoin de votre aide ! »

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Mercredi des Cendres 6 mars 2019
     La porte du carême qui s’ouvre aujourd’hui nous invite par des signes forts à entrer avec ferveur dans ce temps de grâce, qui chaque année, nous prépare à célébrer avec fruit le mystère central de notre foi : le Christ, mort et ressuscité. L’Eglise nous y invite d’une double manière : en nous offrant, à travers les textes de la liturgie surtout, un chemin spirituel qui se traduit par des thèmes, des réalités de la foi, et d’autre part, elle nous indique également des instruments ascétiques et pratiques pour qu’elles ne restent pas de belles idées, une théorie inopérante.

     Le prophète Joël, d’abord, parle avec force à une époque marquée par des catastrophes et des souffrances qui submergeaient la Judée. Il invite son peuple, non à se replier sur lui-même dans les larmes et le deuil, mais à se tourner vers Dieu qui seul mérite notre confiance. Le jeûne est cette pratique universelle qui marque une préférence : au lieu de se remplir de nourritures terrestres, nous pouvons, en vertu de notre nature qui est aussi spirituelle, donner plus d’importance à Dieu et au monde d’En-Haut. Ce qui motive le jeûne, ce ne sont pas des raisons physiques ou esthétiques, mais une exigence de purification intérieure qui commence par le corps et donne à l’âme sa vraie place, une désintoxication de la pollution du péché et du mal. Par lui, nous sommes éduqués à ces renoncements salutaires qui affranchissent le croyant de l’esclavage de son moi, qui le rendent plus attentif à l’écoute de Dieu et au service de ses frères. D’ailleurs toutes les thérapies de jeûne qui fleurissent aujourd’hui -pour des raisons qui ne sont en général pas spirituelles- disent qu’on ne peut se priver de manger si on ne met pas à la place une activité intellectuelle ou spirituelle intense. Les amoureux vivent d’amour et d’eau fraîche, c’est connu : ils sont assez occupés dans leur tête et leur cœur pour oublier leur estomac ! En creusant en nous la faim de Dieu, jusque dans notre corps, Il nous comble de la seule Réalité qui nous fait vivre en vérité, à savoir Lui-même. Revenir à Dieu de tout notre cœur est l’œuvre d’une attirance, du poids d’un amour que Dieu a mis en nous. Même si nous le négligeons, nous ne pouvons L’oublier tout-à-fait. De tout notre cœur est l’expression qui traduit ce saint désir : du centre le plus secret de nos pensées, de nos actions, de nos choix, des racines de nos décisions vient ce geste de liberté radicale qui nous ramène à Lui. Le prophète dit qu’il faut déchirer nos cœurs et non pas nos vêtements : de tous temps, il y a des gens qui sont prêts à déchirer leurs vêtements en face de scandales et d’injustices -commis par d’autres, bien sûr- mais peu nombreux sont ceux qui acceptent d’agir avec courage sur leur propre cœur, pour laisser le Seigneur les transformer, les renouveler et les convertir. Le symbolisme est clair : le vêtement, ce n’est pas moi, et je peux le jeter et le changer quand je veux, tandis que le cœur… Or, nous sommes tous pécheurs, nous avons tous besoin de conversion, et ce n’est pas à nous d’évaluer celui qui l’est le plus ou le moins.

    Nous avons donc quarante jours pour approfondir à frais nouveaux cette extraordinaire expérience ascétique et spirituelle. Oui, l’existence chrétienne est une lutte sans relâche -le combat spirituel dont parlait la prière d’ouverture de cette Messe: mourir à soi-même pour vivre en Dieu est l’itinéraire que le Christ a vécu pleinement durant toute sa vie terrestre, et surtout dans sa Pâque. C’est la réponse adéquate à toute violence, toute haine qui mettent en péril l’humanité. C’est le chemin plus long, plus patient, plus humble de l’amour, qui se traduit en gestes simples et quotidiens envers tous les pauvres que nous rencontrons tous les jours. Maintenant, ce temps nous est offert : Il nous indique un moment favorable que nous ne pouvons pas laisser passer. Je commence aujourd’hui, maintenant, top chrono !

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Mercredi des Cendres 14 février 2018
    A l’aurore de notre vie, le baptême nous a été donné –c’est en effet un don gratuit et inespéré !- et il a fait de nous des saints, par grâce infuse. Nous n’avons donc aucune excuse de ne pas l’être. Ce que nous n’avons pas encore, à cause de l’inclination qui demeure à cause du péché des origines, c’est la grâce acquise, autrement dit l’entraînement. Le péché nous amoindrit, nous affaiblit, nous anesthésie. L’Eglise qui est mère a compris depuis longtemps la nécessité non pas d’un autre baptême –Dieu ne reprend pas ce qu’Il a donné- mais de tout un dispositif qui réactive en nous cette grâce initiale : ce sont les moyens ordinaires de salut, transmis pour la plupart à travers les signes efficaces de l’ordre sacramentel.

Il y a aussi des temps particulièrement féconds pour cette oeuvre de redressement : le carême s’ouvre par le signe très expressif des cendres. Elles sont faites, vous le savez, avec les rameaux de l’année précédente, ces rameaux qui ont été portés en procession pour marquer le triomphe du Fils de David, que nous avons l’habitude de glisser derrière les crucifix de nos maisons : là aussi, le langage est éloquent, il veut dire que le Christ bien mort sur la croix est aussi vivant qu’un rameau qui ne perd pas ses feuilles, même sec. Depuis ce jour, jusqu’à Pâques, il ne restera que la croix solitaire et nue, la condition humaine dans toute l’horreur de son réalisme le moins enviable et le plus cru, prix de la dette encourue par Adam, salaire de notre péché. On oublie vite la petite marque sale sur le front, mais la croix nue nous le rappelle utilement pendant 40 jours.

Nous savons bien que la vie n’est pas une partie de plaisir, et nous soupirons un peu quand on nous parle de pénitence, comme si ça ne suffisait pas ! Mais pourtant, la tentation majeure, c’est précisément de l’aménager pour tâcher de la rendre supportable, avec ce fond indécrottable d’orgueil (« J’ai bien le droit de… »), de fuite devant les frustrations, devant sa propre misère en pointant un doigt accusateur sur celle d’autrui. On est tellement égaré par son faux moi, son ego démesuré, qu’on arrive à le faire vivre dans les plus hautes sphères de la vie intellectuelle ou spirituelle. C’est en consentant à perdre quelque chose de ce « vieil homme » que notre être resplendissant, créé à l’image de Dieu, peut commencer à s’épanouir. Ce n’est pas une belle expérience, ça n’a même rien de sentimental, ça veut seulement dire qu’on commence à entrer dans le destin de Jésus, Fils de l’Homme, qui a aussi passé pour un fou en son temps. Quand on voit sa propre image anéantie, on passe un peu par où Il a accepté de passer, dans l’immense silence du Samedi-Saint, où il n’y a plus de rameaux, d’alleluias, de triomphes mondains. C’est le désert où on ne peut qu’être vrai sous le regard de Celui qui voit tout avec une bienveillance infinie. Vouloir cela, de toute son âme blessée, jusqu’à sacrifier pour cette expérience son propre moi encombrant, ça apporte une paix et une liberté intérieure que le monde ne donnera jamais.

Nous connaissons tous de ces personnes si effacées qu’elles paraissent insignifiantes, partageant le destin le plus commun de l’humanité et qu’aucune détresse ne laisse indifférentes. Aussi impuissantes que nous devant les problèmes de l’heure, elles sont pourtant toujours souriantes, pas tendues, ne quêtent pas l’amour et les consolations ; elles n’exigent rien, ne demandent pas qu’on les comprenne, paraissant un peu être hors du monde qui ne fait pas attention à elles. Mais silencieusement, elles amorcent la reconstruction patiente d’un monde de grâce et de lumière, selon l’intention du Créateur, presque sans le savoir. Une part de cet homme nouveau, en ébauche et en fragment, sommeille au fond de chacun de nous, sous la cendre. Que vienne le vent de l’Esprit qui ranime la flamme et la joigne au brasier de l’amour divin qui ne s’éteint jamais.

1er de Carême  -B-  18 février 2024 Fille-Dieu  Abbé Gérald Emmanuel Blanc
Avec la destruction de Jérusalem et la déportation à Babylone, au 6e s avant notre ère, le Peuple de Dieu a vécu une véritable fin du monde. La peur que tout s’écroule entre nos mains n’a pas disparu, aujourd’hui. Tant de démons peuvent nous habiter. « Vous revenez de loin, nous apprend le récit du déluge, mais votre incroyable présence sur cette terre a un sens : le Créateur ne veut pas que le monde courre à sa perte, son projet aboutira envers et contre tout. Votre vocation est de le mener à son terme, dans la liberté mais aussi la vérité ». Les hommes sont responsables de leur destin. Comment imputer à Dieu la responsabilité des forces d’anti-création sournoisement à l’oeuvre parmi nous ? En réalité leur liberté, les hommes l’ont liée aux Puissances obscures ; ce sont eux qui ont ouvert la porte à la mort (telle que nous la subissons) et cela, le Seigneur l’éprouve comme un scandale. Mais il a sauvé Noé, il ne veut pas que l’innocent soit englouti avec le coupable et, en déposant son arc de guerre dans les nuages, il suspend sa justice. Il propose même un pacte d’amitié. Son idée fixe : enfanter une humanité nouvelle afin d’établir un monde nouveau. Sauf que son espoir de voir se briser le cercle infernal de la souffrance et du péché, dans lequel l’humanité est prise, n’a pu aboutir. Israël attendait le Jour où Dieu lui-même prendrait en main la lutte à mort contre ces Puissances des ténèbres qui sont la preuve que la liberté existe. Ainsi se manifesterait son règne.

Et telle est bien la Bonne Nouvelle que Jésus annonce : au désert il vit en paix avec les bêtes sauvages, signe que la nouvelle création est en cours et que Satan est vaincu, l’Homicide illusionniste faisant croire qu’on peut vivre sans Dieu, et qu’on peut construire sa vie par soi-m, en se faisant la mesure de tout. L’homme reste un loup pour l’homme. Mais avec le Christ il est possible de vivre au milieu des bêtes sauvages, visibles ou invisibles, sans se laisser dévorer et sans devenir violent à son tour. Le diable se vend bien au cinéma, ce n’est pas pour autant que le monde y croit. C’est d’ailleurs ce qu’il souhaite, le diable : qu’on ne croie pas en lui. Nier son existence, c’est entrer dans son jeu. Certains lui accordent plus de pouvoir qu’il n’en a. En fait tout ce qu’il réussit à faire, c’est de nous séparer du X. Tant que nous sommes unis au Christ, il ne peut rien. Un chien enragé n’atteint pas l’enfant juché sur les épaules de son père, faisait remarquer la petite sainte Thérèse. Surtout ne croyez pas que le diable nous pousse à être plus mauvais que nous sommes. Plus misérables, nous risquerions d’appeler à l’aide toutes les armées célestes. Avec un humour tout british, Chesterton fait dire au démon qu’il choisit toujours les gens vertueux, pour les rendre plus vertueux encore. A la fin, ils sont si fiers de leurs vertus qu’ils n’ont plus besoin de Dieu. En effet, rien n’est plus difficile à convertir qu’un bien-pensant. Ce qui faisait dire au poète Péguy : « Il y a pire qu’une âme en mauvais état, c’est une âme toute faite. Il y a bien pire qu’une âme même perverse, c’est une âme habituée » (laquelle ne mouille pas à la grâce). Le malheur du croyant est de rester accroché à mi-pente, ni trop mort, ni tout à fait vivant. Il attend souvent d’avoir fait naufrage dans les eaux du déluge pour accepter d’être bousculé et remis en question.

Où en sommes-nous de notre vérité et de notre charité qui en est la preuve (Jean-Paul II) ? Laissons-nous pousser au désert, mes Soeurs, mes Frères, ce désert psychique que tant de fois nous avons à traverser avec nos sécheresses ou nos doutes !  Jésus nous y donne rendez-vous jusqu’à Pâques. Le désert n’est pas dans nos vies un détour ou une parenthèse, il en est le passage obligé. Un adage dit même qu’un homme porte sur son visage les traces des déserts qu’il a traversés. Et commentant le Ps 60, St Augustin prêchait : « Personne ne se connaît soi-m sans avoir été éprouvé, il ne peut être couronné sans avoir vaincu, il ne peut vaincre sans avoir combattu et ne peut combattre s’il n’a pas rencontré l’ennemi et les tentations. Dans le Christ, c’est toi qui étais tenté(e) quand il a voulu ê tenté par Satan, parce qu’il tenait de toi sa chair pour te donner le salut ».

Peut-on rencontrer Dieu sans provoquer en même temps la dure rencontre avec soi-même ? Le silence parle. Ce n’est pas dans cette maison qu’on soutiendra le contraire. Fuir la solitude, c’est fuir sa liberté, c’est se fuir soi-même. Alors nous mettre en quarantaine (le sens du mot carême) c’est aussi nous interdire toute dérobade. On peut avoir choisi le Seigneur pour de bon et quand même différer sans cesse les multiples choix qui se présentent chaque jour. Etre passif plutôt qu’actif, être choisi plutôt que devoir choisir, être mouton plutôt que responsable, voilà notre première tentation. Nos vrais ennemis sont en nous, nous préférerions les savoir à l’extérieur. Et il arrive que nos passions forment comme un mur du son, qui nous coupe de nous-m et des autres. Sans la liberté, où est l’amour ? La liberté est le seul chemin que Dieu peut se frayer en nous, car une fois libres, nous nous mettons enfin à aimer, et devenons le signe qu’il aime ce monde. Mais il est dur d’aimer, d’aimer au point d’être soustrait à la fascination des êtres et des choses, parce qu’il est dur d’être responsable. Le carême trace dans le désert, qui est le lieu du choix, un chemin de liberté. Il ne s’agit pas seulement de nous priver des petites gourmandises inutiles, ou surseoir aux futilités qui finissent par envahir même nos soucis, il s’agit de recevoir de Dieu seul son itinéraire de vie et de bonheur, d’apprendre à vivre avec le Manque sans développer la crispation que provoque la frustration. L’hallelu-Yah pascal n’est pas le cri des repus, mais des déracinés du désert. Le dénuement est appel à plus d’être. Et ici, mes Soeurs, votre témoignage nous est précieux. L’évangile est crédible quand il devient quelqu’un, vous et moi, par ex. Le Seigneur ne nous demande rien en retour de son Amour gratuit. Il suffit de nous laisser combler. Mais tant que nous ne renonçons pas à notre Moi mortifère, notre croix nous semblera insupportable, et nous ignorerons la vraie liberté. Nous extraire du fauteuil confortable des habitudes, pour être délivrés des entraves du quotidien, ces petites médiocrités auxquelles nous cédons trop facilement, tout ce qui nous ligote et nous ramène toujours au même point, (comme l’affirme le poète), voilà le prix à payer pour « vivre grandeur nature ». Un Père du désert rabâchait que nul n’est jamais monté au ciel confortablement. La vie nouvelle commence avec la Résurrection. Le baptême a introduit en nous un germe nouveau, le germe de Pâques. Se rend-on vraiment compte autour de moi que je suis porteur de Renouveau ?

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1er Dimanche de Carême A 26 février 2023
Par l’Incarnation, Jésus s’est inséré dans un monde et une humanité qui existait depuis des millénaires. Depuis la création, l’histoire des hommes s’était déroulée entre drames et grandeurs et ils ne cessent jamais de s’interroger sur le sens de cette incroyable aventure. La lutte gigantesque où s’affrontent le bien et le mal ne cessera pas avant la fin du monde et le choix entre les deux n’est jamais définitivement acquis, mais cela veut dire que malgré les apparences qui nous désolent souvent, le bien n’est pas encore vaincu et le mal pas toujours gagnant. Le plus difficile, c’est que nous ne sommes pas extérieurs à ce combat : notre cœur en est aussi le théâtre et notre responsabilité fait penser la balance d’un côté ou de l’autre, sans neutralité possible. Cela parce qu’à l’origine, Dieu n’a pas créé l’homme comme un étranger face à Lui, mais comme partenaire d’une relation d’amitié qui l’invite à choisir ce Bien suprême. La réponse qu’Il attend ne peut être que libre : un être endurci dans le bien ne le serait en aucun sens et l’amour forcé n’est pas l’amour. Et pourtant Il savait que l’homme ne résisterait pas à la tentation d’être comme Dieu. Il savait mieux encore qu’Il avait ce projet fou d’envoyer son Fils dans le monde blessé, qui en notre nom, mis dans la même tentation, ferait le bon choix et remporterait la victoire pour l’humanité entière. Car le pardon est plus grand que le don, c’est dans les moeurs de Dieu. En attendant, nous continuons d’être à longueur de vie accablés par la violence du mal qui semble se déchaîner toujours plus, au loin, mais aussi dans notre monde proche de plus en plus fou, qui détériore les esprits et les âmes : on ne peut pas dire que le progrès soit assuré, là non plus ! St Thomas d’Aquin, qui est parfois assez culotté dans ses sorties, dit que « puisque le mal existe, Dieu existe ». Non pour l’avoir créé et causé, on s’en doute un peu, mais parce que si nous nous scandalisons du mal, c’est en raison de notre sens aigu du bien lésé. Il y a d’abord un ordre du Bien, et c’est pourquoi il vaut la peine, envers et contre tout de se battre pour qu’il triomphe au moins un peu. Alors, il nous est bon de voir le Christ aux prises avec le mal personnifié que nous peinons souvent à identifier, même si nous savons qu’il existe.

Et si nous nous disons non sans un brin de jalousie cachée que Jésus devait forcément sortir vainqueur de la lutte, puisqu’Il est Fils de Dieu, regardons bien : Il vit cet épisode après un jeûne de 40 jours. Il est au plus bas de la faiblesse humaine, donc vulnérable à la tentation : comment résister à un pain qui se présente quand on est vraiment affamé, c’est humain, non ? Et ce n’est pas moins tentant de profiter de la gloire infinie qui L’habite en se servant un peu au passage pour être dès le début porté en triomphe par un coup d’éclat qui Lui assurerait une popularité indiscutée. Or, il refusera toujours cette publicité indiscrète comme un moyen de pression dont Il ne veut en aucun cas : Il n’est pas venu pour Lui, mais pour nous. Pas davantage d’asseoir son pouvoir par une odieuse alliance et compromission avec l’adversaire : non, mais, il se prend pour qui, celui-là ? Vraiment, aucune tentation n’était plus authentique et séduisante, aucune plus décisive pour le destin du monde. Il connaît l’attrait puissant du mal qui se cache le plus souvent sous les apparences du bien -un bien pour moi, maintenant, et Il se décide à rebours de la satisfaction facile et immédiate pour le bien, en répondant du tac au tac à celui qui lui cite l’Ecriture, comme une suprême imposture qui prétend justifier l’inqualifiable. C’est Shakespeare qui disait : « le diable sait très bien citer l’Ecriture à ses fins. »

Pour montrer que ce choix ne résoudra rien pour Lui-même, le Sauveur Jésus annoncera sans cesse à ses disciples l’issue tragique qui sera la sienne. Rien ne Lui sera épargné du prix à payer de ce choix, car le Bien, ça coûte très cher. Et c’est pourquoi peu ont le courage de le choisir jusqu’au bout : c’est ça, la sainteté ! Et si on se demande ce que cela peut rapporter, de faire le choix du Christ, il faut répondre : dans l’immédiat, rien, probablement. Ce n’est pas à Dieu de jouer au médiateur de nos ratages sociaux, ni au casque bleu des guerres si meurtrières. Laissons-Le regarder, navré, nos bêtises, parce qu’il a décidé de respecter jusqu’au bout nos libertés. Ne cherchons pas à L’embrigader, Le faire servir nos intérêts : c’est justement la tentation dont Jésus n’a pas voulu. Il n’a que trop subi les récupérations de toute sorte. Quand nous voulons bien Le suivre un peu, Dieu nous donne de la hauteur. Ce que nous essayons de faire ici-bas a son importance : nous montrons ainsi ce qui compte et ce que nous aimons vraiment. Mais ce n’est pas cela qui nous sauvera : il n’y a qu’un seul Sauveur, c’est le Christ. Qu’Il nous aide pas à pas à faire les bons choix, quoiqu’il nous en coûte, comme Lui et après Lui.

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1er dimanche de Carême C 6 mars 2022
La vie sur terre est un choix, une épreuve, un risque permanent. Sans discontinuer, nous sommes confrontés à des carrefours, l’un après l’autre. Au seuil de sa vie publique, Jésus est Lui aussi dans cette situation, en concentré et dans la nudité du désert où il n’y a pas de point d’appui ni d’échappatoire possible. Il nous montre que ce combat est d’abord de nature spirituelle. Le temps du carême nous est donné pour retrouver des motifs de continuer à nous battre en sachant que nous sommes aidés et accompagnés par la grâce de Dieu et aussi par tous ceux qui avec nous, prennent le chemin du désert.

Ainsi donc, Jésus épuise toutes les formes de tentation et le démon s’éloigne. Il en a de la chance! N’avons-nous pas l’impression, nous, qu’il est toujours là, à l’affut, et qu’il ne désarme jamais ? Ce n’est en effet qu’une première manche, mais elle est décisive, en ce sens qu’il a vu à Qui il avait affaire et qu’il a été tenu en échec. Une petite victoire en apparence en est une grande dans la réalité de la foi. C’est valable aussi pour toutes les fois où nous choisissons Dieu, notre Souverain Bien, plutôt que les avantages limités que nous suggère l’autre. Ce qui est fait dans l’amour ne meurt pas, c’est un capital acquis. Mais voyons d’un peu plus près ces trois tentations. Le pain, d’abord. Gavés comme nous sommes, nous pouvons à peine nous rendre compte ce que signifie un morceau de pain pour un affamé. Mais tous ceux qui ont passé par là savent que les instincts peuvent devenir meurtriers quand on manque de ce nécessaire quotidien. C’est la tentation la plus banale, la plus basique : notre relation aux choses qui nous permettent de vivre plus ou moins bien. Posséder, manger, satisfaire mes instincts : si tout cela est raisonnable, c’est parfaitement légitime. Dieu nous a fait comme ça, nous ne sommes pas des anges. Mais un certain progrès a fait que nous ne nous contentons pas du nécessaire. La pub n’a qu’un seul but, pour l’intérêt de celui qui vend : exacerber le désir ; toujours plus, toujours mieux, toujours plus vite. De plus en plus difficile de ne pas se laisser happer par la consommation effrénée. Ce qui nous met dans une addiction permanente et dans tous les domaines, en s’imaginant qu’on ne peut pas ne pas aller au bout de tous les plaisirs. Mais est-ce cela, la vraie vie de l’homme, être matériel, mais aussi spirituel et relationnel ? L’homme ne vit pas seulement de pain, ce n’est même pas son désir fondamental. La preuve ? Les amoureux vivent d’amour et d’eau fraîche ! Tous les indices sont convergents : nous mangeons trop, trop riche, n’importe quoi ; une bonne partie de nos maladies viennent de nos excès. Si seulement le carême pouvait calmer un peu ces ardeurs toxiques, pour nous rassasier un peu de l’essentiel, la Parole de Dieu, ce qui élève l’âme, le silence de la prière ! Donner à Dieu un peu du temps que nous gaspillons pour tant de choses inutiles.

     Ensuite, notre relation aux personnes : ne voir les autres que par rapport à soi. Exercer le pouvoir, manipuler, réduire l’autre à l’état de domestique. Jésus le dira : « Les grands de ce monde font sentir leur pouvoir ». Et pas seulement les grands : il existe tant de petits tyrans domestiques ! Et pas d’abord, peut-être, ceux qui sont en situation de pouvoir, mais ceux qui tout simplement savent y faire pour plier les autres à leurs caprices. Or l’autre, surtout le plus faible qui ne peut se défendre, mérite d’être respecté pour ce qu’il est, non dans la mesure où il me sert. Ce qui est en jeu ici, c’est le devoir d’adoration, envers Dieu en premier, mais aussi envers tous ses enfants dans lesquels Il est présent. Il est urgent de retrouver la vérité gratuite de nos relations.

Et enfin, la plus grave de toutes nos tentations : la perversion de notre conception de Dieu. Le mettre en demeure de faire ce qui nous plaît, Le sommer de nous éviter les ennuis, de nous faire réussir. La suprême tentation, c’est de nous ériger en conseillers de Dieu : « Si Tu es ce que Tu prétends, alors, fais ce que je te dis, sinon je ne Te parle plus ! » Un Dieu utile, auxiliaire de ma volonté toute-puissante. Dit comme ça c’est un peu caricatural, mais si on y réfléchit… Et c’est la tentation la plus venimeuse, parce qu’elle conditionne toutes les autres : si je traite Dieu ainsi, il y a fort à parier que je traiterai aussi les autres et les choses comme Lui.

C’est donc à un profond ménage que nous sommes conviés en ce début de carême. En acceptant de nous décentrer un peu de nous-mêmes, en nous tournant vers Dieu pour faire au mieux sa volonté, nous connaîtrons un temps de croissance intérieure, d’épanouissement du meilleur de nous-mêmes. Alors, nous serons vainqueurs avec Lui de tout mal.

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1er dimanche de Carême B 21 février 2021
Saint Marc est décidément le plus concis des évangélistes : trois petites phrases lui suffisent pour résumer le séjour de Jésus au désert. A l’image de la nudité intérieure de ces jours de retraite, ce qui pourrait nous être aussi une première indication pour vivre ce carême. C’est ce que se sont efforcés de faire moines et moniales depuis toujours : tendre à un encombrement minimal pour que Dieu puisse avoir dans leur vie la place qu’il mérite dans toutes les vies. La figure de Noé et du déluge est reprise par St Paul pour parler du baptême : Pâques en est la racine et la source, et le carême sert à en reprendre une plus vive conscience.

A la différence du désert de Jésus, ce qu’on appelle parfois le désert de ce monde est au contraire peuplé de tout un tas de réalités plus séduisantes les unes que les autres. Le tentateur excelle à nous les présenter, avec tous les arguments de la persuasion manipulatrice : « Tu mérites bien ça, y a pas de mal à se faire du bien, on ne vit qu’une vie, tu en as assez fait pour les autres, prends soin de toi… » Voici donc à nouveau ce temps de pénitence, où on se sacrifie, on renonce, on se macère, on répare et on offre. Séduisant programme, à la fois craint et attendu pour ses effets : on voudrait quand même ne pas se donner de la peine pour rien ! Mais on l’a bien vu : rien de tout ce vocabulaire vaguement masochiste dans l’évangile et même chez St Paul, que l’on accuse souvent d’avoir une légère pente de ce côté. Le seul terme employé est celui de conversion, qui vient après la proclamation du Royaume tout proche. Il n’y a plus de temps à perdre, puisque Dieu est à nos portes.

Jésus sait d’emblée très bien dans quelle situation nous sommes. Egarés par les sirènes de l’ennemi du genre humain, nous prenons sans cesse des chemins de traverse qui nous paraissent mener au bonheur. Mais on ne tarde pas à s’apercevoir qu’ils sont des impasses, tout en constatant qu’il est dur de rebrousser chemin. Ce n’est donc pas pour rien que Jésus a voulu se trouver dans cet état où on a le vertige, en s’imaginant que si on décide à sa guise, on sera forcément plus heureux. Il fallait qu’Il nous rejoigne jusque-là, dans la tentation de se croire indépendant de son Père, comme à Gethsemani. C’est bien l’Esprit qui Le pousse, parce qu’il fallait qu’Il devienne en tout semblable à nous, hormis le péché, comme le dira St Paul. Ce faisant, Il nous permet de retrouver le nord de la boussole. Dans la prière, Il ne veut écouter que la voix du Père. Il ne s’agit pas d’abord de s’arcbouter dans un effort volontariste pour arriver à un résultat, mais au contraire de se laisser faire par le désert, où il n’y a pas de chemin, où on ne va nulle part, et c’est la grande conversion qui va à rebours de notre activisme atavique. Jésus en cette situation apparaît complètement passif : c’est l’Esprit qui le pousse, Il est tenté, des anges Le servent. Pour nous, l’entrée dans cette liberté est lente et pénible, elle connaît des mauvais choix, des culbutes, des erreurs. Quand Dieu nous fait sortir d’Egypte et nous conduit au désert, nous nous affolons et nous cherchons des veaux d’or pour nous rendre esclaves. Mais la victoire, ce n’est pas que Dieu efface nos bévues ; Il trouve pour ces fausses notes une place dans la mélodie. C’est la partition finale qui les rachète. Car la véritable histoire n’est pas affaire de succès personnel, de promotion et de compétition, de progrès vers un grand soir qui n’existe pas ici-bas. Le temps véritable digère les petites défaites et victoires et leur donne sens. Ce qui culmine dans la Sainte Eucharistie : au moment où les disciples ne comprennent rien, Le trahissent, Le renient, Il donne son Corps et son Sang. Toutes les disharmonies du cœur humain sont embrassées, transfigurées dans un geste d’amour et de don. Quand nous célébrons les Saints Mystères, nous osons faire mémoire de la faiblesse des apôtres. C’est autrement plus essentiel que le pain du corps. Que Jésus qui lutte avec nous contre l’esprit du mal nous garde dans cette espérance et cette paix qui n’ont leur source qu’en Lui.

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1er dimanche de Carême A 1er mars 2020
L’évangile tout entier est la Révélation du Christ, Fils de Dieu, venu en notre chair pour la restaurer après cet événement mystérieux de la première rupture avec le Créateur. Pour sauver les fils d’Adam, entraînés dans ce drame, Jésus est le nouvel Adam qui nous introduit à nouveau dans l’amitié de Dieu. Puisqu’il est vraiment et totalement homme, il fallait que Jésus s’affronte à ce drame pour en sortir, le premier, victorieux. La première initiative de l’Esprit Saint est de le conduire au désert, dit l’évangile. Et pas pour une retraite tranquille : pour y être tenté par le démon. Tous, en effet, nous sommes tentés, c’est même la preuve de notre vraie liberté face au bien, qui est Dieu et donc ne s’impose pas. Au seuil de sa mission, Jésus doit entrer dans le drame de la condition humaine, la traverser jusqu’au fond, et au terme de son existence terrestre, Il descendra aux enfers, après avoir lutté une dernière fois contre l’adversaire du genre humain. De part en part, on voit à quel point il a épousé tous les contours de notre existence. Le désert est l’image opposée à celle du jardin des origines. Mais ce lieu hostile, dévasté par le péché de l’homme, devient le lieu d’une réconciliation inattendue : les moines, souvent, se sont installés dans des lieux marécageux, des terres incultes et de moindre valeur, dont personne ne voulait, et ils en ont fait de petits paradis. A la fin, il est dit que les anges Le servaient : c’est le point d’orgue qui montre que le ciel et la terre sont réconciliés.

Mais auparavant, il y a les 3 tentations. Elles concernent à la fois la lutte intérieure de Jésus pour sa mission et ce qui compte dans la vie des hommes. Et nous comprenons déjà là ce qu’est la tentation : la possibilité de mettre Dieu à l’écart, et de bâtir notre vie sans tenir compte de Lui. De plus, la tentation ne nous présente pas un mal, mais un bien apparent, elle se présente comme une alternative séduisante, elle a la prétention d’un sain réalisme : il s’agit d’employer efficacement les dons de Dieu pour transformer le monde. Or le réel, c’est ce qui se constate : le pouvoir et le pain. A côté, les choses de Dieu paraissent irréelles, inconsistantes, ennuyeuses, secondaires et superflues, on en a pas vraiment besoin. Dès lors, que doit faire ou ne pas faire le Sauveur du monde ? « Si tu es le Fils de Dieu… » Cette phrase reviendra sur les lèvres de ceux qui se moquent de Jésus au pied de la croix. Dérision et tentation se donnent la main : le Christ est sommé de prouver qui Il prétend être pour devenir crédible. Si tu existes, Dieu, tu dois montrer ta puissance ! Le problème de la faim dans le monde et tous les problèmes sociaux en général sont le critère premier pour mesurer la rédemption. Mais l’histoire ne saurait être gouvernée seulement par des structures matérielles et techniques, car l’homme ne vit pas seulement de pain. Dans la deuxième tentation, le diable se fait théologien. L’Ecriture, il connaît, évidemment. C’est le philosophe russe Wladimir Soloviev qui dans son Cours sur l’Antéchrist, le fait docteur Honoris Causa de l’université de Tübingen. C’est que l’exégèse peut effectivement devenir instrument de l’Antéchrist : de fait, les pires livres qui détruisent la figure de Jésus ont été écrits avec de prétendus résultats de l’exégèse moderne. La dispute porte en définitive sur qui est Dieu. Ici aussi, Jésus  est mis en demeure de se manifester, Il doit se prêter à notre expérimentation. On nie Dieu en tant que Dieu, en se mettant au-dessus de Lui. N’est réel que ce que nous pouvons expérimenter, tenir entre les mains. Jésus n’a pas sauté dans l’abîme ; mais il est descendu dans un autre abîme : celui de la mort, dans la nuit de l’abandon. Il a osé ce saut-là par amour du Père et des hommes. Même là où aucun être humain ne peut L’aider, il continue d’avancer dans la confiance en Celui qui L’aime. C’est le contraire de vouloir forcer Dieu à faire quelque chose : l’amour est toujours un risque ! La 3ème tentation est le point culminant de tout le récit : la mission du Messie n’est-elle pas de réunir la terre entière dans un grand royaume de paix et de bien être ? Quel pouvoir est-il capable d’obtenir ce résultat ? Dans le procès de Jésus, l’alternative est posée entre Lui et Barabbas ; il y a des manuscrits anciens où il est appelé Jésus-Barabbas : Jésus le Fils du père ! Le choix est donc entre un combat qui promet la liberté politique et son propre royaume, et ce Jésus qui dit qu’il faut se perdre soi-même pour trouver la vie. Pas étonnant que les foules aient choisi Barabbas ! Au moment où au baptême le Père l’a investi de sa mission, où sa voix l’a authentifiée, face à l’opinion des gens, quand se forme sa nouvelle famille, voici le tentateur qui suggère de tout inverser. Or, il ne s’agit pas d’un pouvoir terrestre, mais d’une communauté complètement différente qui naîtra de la croix. Aucun royaume de ce monde n’est le Royaume de Dieu. Du combat contre Satan, Jésus sort vainqueur. Pour les chrétiens comme pour Israël, seul Dieu doit être adoré. Le pouvoir de Dieu en ce monde est discret, mais c’est le seul pouvoir durable. Encore et toujours, la cause de Dieu semble à l’agonie. Mais elle se montre toujours comme ce qui demeure et qui seul sauve.

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1er dimanche de Carême C 10 mars 2019
     La profession de foi d’Israël est centrée sur la libération de l’Egypte et sur le choix de Dieu, déjà, de cet araméen vagabond -entendez Abraham- qui Lui a fait confiance jusqu’à accepter de Lui sacrifier le fils de la promesse. Le Christ, dans sa mort et sa résurrection, accomplit ce qui n’était qu’ébauché dans ces épisodes grandioses de l’Ancienne Alliance, et c’est la foi qui nous ouvre à l’intelligence de ces mystères. Tout au début de son ministère public, Jésus affronte l’esprit du mal en personne, et c’est pour nous une grande lumière dans notre lutte incessante pour Lui être fidèles. Qui ne sait en effet, que la vie est un combat : contre toute forme d’adversité, contre la maladie, contre des ennemis vrais ou supposés, et surtout contre soi-même, puisque nous sommes le siège de choix permanents et souvent cornéliens où le bien et le mal s’entrecroisent. Et ce n’est jamais fini ! Que le Fils de l’Homme passe par là, Lui aussi, est donc un grand réconfort : l’issue est donc possible, et la victoire aussi avec Lui. Si le peuple élu en a bavé au désert, s’il a cédé au murmure et à l’idolâtrie, Jésus a vaincu le Tentateur. Les tentations ne sont pas une fatalité : on peut être tenté sans céder. Et tout choix lucide est une preuve d’amour.

     Les trois tentations, en quelque sorte, font le tour de la question et les résument toutes. La première est la plus banale, la plus courante, celle qui remplit une bonne part de nos journées. Elle désigne ma relation aux choses : manger, posséder, satisfaire ce qu’on peut appeler nos instincts -pas toujours forcément mauvais, d’ailleurs. Aujourd’hui, les tentations en ce domaine sont décuplées par les moyens mis en œuvre pour les satisfaire, voire les multiplier artificiellement. Oui, c’est tentant de s’engouffrer dans une consommation non-stop ! Y a pas de mal à se faire du bien ! Pourtant, nous savons quand même que tout cela ne comble pas entièrement le cœur profond. Ce n’est même pas notre besoin le plus fondamental. On commence à le voir : nous mangeons trop, trop souvent, n’importe quoi… Beaucoup d’indices sont convergents : une bonne partie des maladies viennent des excès. Et si je me disais : durant ce carême, je ne grignote plus entre les repas -rien que ça. Et je mets à la place un moment de prière. C’est exactement le sens complet du jeûne, qui n’est pas d’abord une privation, mais de la place donnée à Dieu, parce qu’Il est amour et que nous sommes faits pour cet Amour-là. Apprenons à nous rassasier de l’essentiel.

     La deuxième tentation est plus grave encore. Elle touche ma relation aux personnes : ne voir les autres que par rapport à soi, dominer, exercer un pouvoir, jouer au petit tyran. Combien d’opprimés, de faibles écrasés, de petits méprisés en ce monde qui ne jure que par liberté, égalité, fraternité ! Difficile de ne pas se ranger du côté des forts et des gagnants, voire d’accepter de devenir un manipulateur. Quelle attention véritable -pas condescendante- avons-nous pour ceux qui ne savent pas y faire ? Comment résistons-nous à toutes ces puissances qui veulent nous dicter notre conduite, nous dominer par une infinité de moyens techniques et financiers ? Nous avons à retrouver d’urgence un devoir d’adoration, parce que Dieu seul le mérite. Nous avons du travail, si nous voulons réduire en poussière tous les veaux d’or qui traînent…

     Et voici la plus grave des trois : la perversion de notre rapport à Dieu. Ce que l’Ecriture appelle : mettre Dieu à l’épreuve, le mettre en demeure de faire ce qui nous plaît. Dieu à mon service, Le sommer de nous éviter des ennuis, de nous faire réussir, d’être le magicien qui règle nos problèmes. La suprême tentation, c’est de nous ériger en conseillers de Dieu, Lui dire ce qu’il devrait faire. C’est moi à la place de Dieu, l’idolâtrie parfaite. Oh, bien sûr, on ne va pas toujours jusque-là, mais qui de nous n’est pas un peu trop centré sur lui-même ? Si le carême pouvait nous en décentrer un peu, nous tourner résolument vers le Tout-Autre en acceptant qu’Il sait mieux que nous ? Avec Lui, notre carême peut être un choix de croissance et de purification, un vrai renouvellement de notre vie filiale et fraternelle. Qu’Il vienne avec nous au désert et soit vainqueur avec nous.

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1er dimanche Carême B 18 février 2018
     On ne saurait être plus ramassé en évoquant la tentation de Jésus au désert et le début de sa prédication. Un événement plus important encore précède ces deux moments clefs de sa mission : c’est le don de l’Esprit, manifesté chez Celui que le Baptiste avait annoncé comme le plus Puissant. Cette irruption irrésistible de l’Esprit inaugure en ce monde le Royaume de Dieu : l’évangile tout entier sera la manifestation concrète du Saint de Dieu qui remporte la victoire sur le mal. Le résumé de sa prédication en est la conséquence : si le Règne de Dieu a commencé sa phase dernière et définitive, s’Il est le plus fort à travers les guérisons et l’expulsion des démons, alors il faut se rendre à l’évidence, se convertir et décider de croire en Lui.

     En ce premier moment, qui débute la mission de Jésus en qui habite la plénitude de l’Esprit, c’est la nature de l’homme en ce monde qui est mise en lumière : il est posé entre l’ange et la bête, terrain d’un combat intérieur qui est le reflet de tous les combats extérieurs. Mais en Jésus, la bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas enfermé dans cette condition tragique. C’est le sens et l’issue heureuse de la tentation au désert. Car c’est l’Esprit qui est à l’œuvre dans cet épisode, comme un discernement qui montre où est le bien et où est le mal, la réponse à la confusion introduite par le premier péché. C’est en effet en ce lieu mythique du désert qu’Il s’est révélé, qu’Il a donné la Loi, organisé le culte, conduit ce peuple famélique en Terre Promise. C’est à nouveau en ce lieu que l’homme peut refaire ce parcours initiatique et retrouver cette intimité quand elle a été malmenée par les fautes des hommes. Il veut nous y entraîner, nous, son nouveau peuple, auquel Il donne naissance. Israël s’y était montré défaillant, avait désobéi, cédé à l’idolâtrie . Avec Jésus, nous pouvons sortir vainqueurs de l’épreuve, vivre en sécurité, même parmi les bêtes sauvages, elles-mêmes revenues à la douceur de l’Eden. Car il y a toujours en nous et autour de nous cette part animale à apprivoiser, et il y faut bien toute la puissance de l’Esprit ! Il y a aussi les anges qui sont, comme pour Jésus, une protection telle que les puissance hostiles à l’œuvre dans le monde ne peuvent foncièrement nous nuire. C’est en quelque sorte l’épreuve du paradis qui est renouvelée, mais cette fois, c’est un Adam sûr de lui, ou plutôt sûr de Dieu, qui la traverse. Le verbe à l’imparfait qui décrit l’action des bêtes et des anges indique une action continue, durant tout le temps de l’épreuve pour le Christ, et aussi pour le nôtre. St Marc ne se préoccupe pas du contenu de cette épreuve : il se concentre sur l’attitude de Jésus, qui est celle d’une victoire sereine et absolue.

    Très bien, mais pour nous ? Car nous n’avons pas toujours l’impression de nous en tirer avec les honneurs de la guerre. Mais c’est ici que se manifeste le déjà et pas encore du Royaume, qui est aussi la preuve de notre liberté, que Dieu laisse intacte et qui rend possible une conversion permanente qui ne cessera qu’à notre mort. Notre Père St Benoît l’avait bien compris, puisqu’il en fait le tout de la vie monastique : le moine ne promet qu’une chose, c’est de ne pas se décourager de se convertir chaque jour. St Thomas ajoute que c’est là notre supériorité sur les anges –tiens, encore là !- qui, eux, ont dû décider en une fois d’être pour ou contre Dieu. Nous sommes par essence réformables, ce qui n’est pas toujours très confortable, mais très consolant et rempli d’espérance. Il y faudra encore quelques carêmes, mais vous verrez, on y arrivera ! Le Royaume s’est approché de nous, il est là, et il est encore à venir : nous laissons-nous approcher, faisons-nous tout pour l’accueillir, le cherchons-nous même quand il nous paraît tarder et être invisible à l’œil nu ? Le mystère du Règne de Dieu, c’est la relation qui existe entre ce qui a été commencé par Jésus, voici 2000 ans, et la réponse qu’il attend de tout homme. Pour qu’il devienne effectif, il faut qu’il soit accueilli, et on ne peut le faire par procuration. Prenons du temps pour L’écouter, car l’homme ne vit pas seulement de pain. Et que chacun de nos gestes manifeste quelque chose de son amour sauveur.

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1er dimanche de Carême A 5 mars 2017
« Et ne nous laissez pas succomber à la tentation… »
Que de fois n’avons-nous pas dit cette phrase comme conclusion de notre prière ! Au moins autant de fois (voire !) que nous avons succombé effectivement à des tentations, petites ou grandes ! Alors, donc, une fois de plus, le Seigneur ne nous écoute pas, puisqu’Il « permet » que nous succombions si souvent… N’existe-t-il pas, depuis le temps, une recette efficace pour contourner l’obstacle ?
A l’entrée du carême, chaque année, l’évangile nous fait contempler le Christ au désert, Lui aussi confronté à la tentation. A l’orée de sa vie publique, Il a donc été confronté, comme chacun de nous et comme nos premiers parents, à ce choix fondamental : Dieu ou moi, comme le dit S. Augustin dans la célèbre formule : « L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, ou l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. ». Le Christ introduit ici un inespéré renversement de situation, par l’oeuvre de la Rédemption. Là où Adam a succombé, le Nouvel Adam triomphe du pouvoir de Satan. A l’heure de la Passion, le Prince de ce monde sera jeté dehors, précisément au moment où il croira avoir triomphé. Cet évangile de la tentation annonce donc la victoire définitive du Christ. Mais toute la vie du Seigneur sera une lutte contre le mal et le péché. Parallèlement, en nous et autour de nous, c’est la tentation, le combat et la victoire du Christ qui se prolongent. Notre effort est le sien, nos forces sont les siennes, notre triomphe à Pâques sera le sien. On pourrait reprendre en détail le programme que trace S. Paul dans l’épître : la reprise en mains du carême qui a pour base la confiance dont parle le psaume 90 qui est le fil rouge de tous les chants de la messe. Chaque fois que nous progressons, c’est le triomphe du Christ qui continue en nous.
Oui, bien sûr, mais, dira-t-on, il reste quand même la tentation, et pour nous, le moins qu’on puisse dire, c’est que nous n’en sortons pas toujours indemnes ! Le Christ aussi le sait bien, au point d’en faire le point d’orgue de la prière parfaite, le Pater : « Et ne nous laissez pas succomber… » Notre expérience de la faiblesse humaine rejoint mystérieusement celle de Jésus, à cette différence près que, nous, nous avons « en plus » (il faudrait dire « en moins ! ») celle du péché. S. Paul le dit de manière poignante : « Malheureux homme que je suis ! Le bien que je veux, je ne le fais pas et je fais le mal que je ne veux pas ! »
Fatalité, donc ? Pas moyen d’y échapper, vraiment ? Ce ne serait pas chrétien de faire cette amère conclusion. Oui, c’est vrai : nous naissons blessés et nous sommes tous plus ou moins cabossés. Blessure et péché se ressemblent, au point que nous les confondons parfois pour nous excuser. Pourtant, ce n’est pas la même chose : le point commun, c’est que ce sont des fermetures. La blessure entrave notre épanouissement humain, et le péché nous ferme à la grâce. Mais l’une est subie, l’autre voulu. Je peux avoir un mouvement de colère contre quelqu’un qui me blesse : c’est mon être qui se protège par ce qu’on appelle en morale l’irascible, qui tend à protéger le bien précieux de mon être. Mais si je me mets à justifier cette colère en accablant l’agresseur d’injures, si je me répands en médisances et en paroles méprisantes, en haine et en vengeance, si, étant agressé, je compense ce manque d’amour en engloutissant une boîte entière de pralinés en carême, c’est un acte voulu et mauvais : ça s’appelle le péché. Malheureusement pour nous, le péché, comme tout acte de liberté, s’accomplit dans une psychologie blessée, avec tout un cortège de signes affectifs que nous connaissons bien –angoisse, culpabilité… - ou somatiques, parce que le corps et l’âme sont liés. Le péché, lui, est de nature spirituelle : l’émotion, elle, est de nature psychologique. Nous ne sommes pas plus responsables de nos émotions que de nos blessures : mais nous devenons responsables de ce que nous en faisons : je peux réagir à l’angoisse en faisant confiance à Dieu, en surespérant… ou en désespérant… S. Grégoire-le-Grand, en commentant l’évangile, précise que la tentation agit en nous d’abord par suggestion, puis par délectation, enfin par consentement. Le Christ n’a pas été plus loin que le premier stade : il consiste seulement à entrevoir une possibilité. Le tout est de savoir ce qu’on en fait ensuite. Quand nous péchons, il y aura bien, au début, la morsure de la conscience ; mais le pire, c’est qu’on s’anesthésie ! Bernanos disait déjà qu’il y a pire qu’une âme perverse : c’est une âme habituée, car « sur elle la grâce ne
mouille plus ». En général aussi, une personne blessée a de la peine à accomplir le bien, à se donner, et elle s’en désole et s’en trouve fautive. Le pécheur, lui, ne fait pas le mal parce qu’il est difficile, mais parce qu’il « a pas envie » de faire le bien. Il ne s’en culpabilise pas, il se donne de « bonnes » excuses et se justifie. Comme toute blessure, fondamentalement, est un manque d’amour, on cherche d’instinct le bien qui a manqué, mais sous forme d’ersatz, c’est-à-dire sous forme de substituts accessibles et désirables, de consolations palpables et immédiates, à la portée de la main (la pomme d’Eve qui « était d’aspect délectable, et qui, en plus, donnait l’intelligence ! ») : le démon propose au Christ du pain, de la gloire et du succès. Le « tout, tout de suite » est ce que le péché nous fait miroiter, ce qui est contraire à l’espérance dont l’objet est Dieu Lui-même.
En touchant à la racine du péché, on est donc tout près des blessures. Ce qui est bouleversant, c’est que le Christ a été blessé, Lui aussi, mais que par nos péchés. « D’où viennent tes blessures ?... Je les ai reçues dans la maison de mes amis ! » Et Isaïe ajoute : « C’est par ses blessures que nous sommes guéris. » Dans sa sainte humanité, avec nous et pour nous, Il redit au Père un amour inconditionnel, éternel. Il Le rechoisit à chaque pas, Il renonce au désir d’accaparement ou de domination qui sont les faux pas de l’amour. Il dépasse les émotions liées à la fragilité, en renonçant à la peur de perdre ses avoirs et ses pouvoirs. Dieu est profondément innocent. Sa toute-puissance est infiniment vulnérable, en quelque sorte impuissante devant le refus de l’homme. Face au péché, Dieu réagit par l’extrême impuissance toute puissante de la croix. Tout le carême nous y achemine pour que quelque chose, chaque année, soit guéri en nous et qu’Il nous apprenne à dire oui là où nous avions dit non. Nous renaissons par petites touches, et l’essentiel est de mourir un jour convertis et guéris.

2ème Carême A 5 mars 2023
Qui ne sait que la vie est un exode, une marche jamais achevée, ou plutôt qui s’achève un jour dans le ciel ? C’est sans cesse qu’il nous faut quitter ce que nous croyons repos et achèvement pour un inconnu et un imprévu qui nous déstabilisent -parce que nous sommes tous plus ou moins casaniers- ou nous font espérer mieux -parce que nous sommes en même temps plus ou moins aventuriers. A l’instar d’Abraham, notre père dans la foi, nous voici donc propulsés sur les chemins du monde ; comme les disciples choisis, nous peinons dans cette ascension de montagne qui conduit on ne sait où, jusqu’à ce que nos yeux éblouis contemplent ce qu’ils n’auraient jamais pu imaginer. C’est l’appel de Dieu qui transforme Abraham de colon établi à celui de nomade incertain, de païen à la dignité d’adorateur du vrai Dieu : ce passage ne se fait pas sans qu’on sorte de soi et de ses petites aises confortables, ce qui est aussi le chemin de notre carême annuel. St Paul parle également du projet de Dieu qui nous sauve et nous fait ainsi passer d’une vie de péché insouciant à notre vocation sainte, la seule vraie, parce que nous ne pouvons nous sauver nous-mêmes et que sa grâce seule peut opérer cette conversion qui nous ouvre à l’immortalité. Il sait de quoi il parle, puisqu’il a reçu dans un aveuglement qui a duré trois jours pour ses yeux et toute sa vie pour son cœur, la révélation du Christ qu’il persécutait jusque-là. Ce fut pour lui un renversement des valeurs si complet qu’il considérait ce qui précédait comme des ordures en comparaison de ce qu’il avait reçu par le baptême.

Dans la vie d’un être humain normal, ordinaire, comme nous tous, il y a 4 étapes, ou croisées de chemin, qui se manifestent en général par des crises de croissance. Elles nous acheminent vers la perfection de l’homme intérieur que décrit l’apôtre à plusieurs reprises. Elles sont comme 4 naissances successives : la première est celle de l’enfant qui sort du sein maternel et découvre le monde. Or le monde n’est pas toujours beau, à la hauteur de nos espérances. Dès le départ, il y a donc des choix à faire, et ce sont des choix du regard : on peut d’attarder à ne voir que ce qui manque et ce qui ne va pas, on peut aussi s’attacher à voir ce que Dieu nous offre et qui est beau et bon. La deuxième naissance, c’est celle de l’adolescent qui entre dans la vie adulte : il s’agit non pas de rester un enfant, mais de le devenir au sens de l’évangile, ce qui n’est pas confortable. C’est une transformation exaltante, en vue de devenir une personne indépendante et responsable. Quand cette personne acquiert un certain degré de réflexion spirituelle, elle franchit la troisième étape : les conflits du milieu de la vie débouchent sur le véritable moi, au-delà des masques dont on s’est protégé jusque-là. On pourrait dire que la transfiguration est pour Jésus la révélation aux disciples de ce Moi divin dans toute la splendeur de sa vérité. Et la phase ultime, c’est la naissance au ciel où on lâche tout pour accéder au face-à-face avec Dieu : c’est ainsi que Jésus parle aux disciples de sa Passion et de sa mort, qu’il assume en notre nom et pour nous.

Mais à part Lui et la Vierge immaculée, personne ne passe avec un succès complet les crises successives qui mènent à cette plénitude. On peut dire qu’on n’en finit pas de mourir et qu’on n’est jamais complètement né, tout comme l’enfant ne quitte pas facilement le sien maternel où il est tranquille et bien au chaud. On refuse plus ou moins la souffrance qu’implique toute nouvelle naissance, ce qui retarde ou empêche le développement suivant. Là encore, Jésus, dans son humanité vraie nous montre le chemin. Il est alors plus ou moins au milieu de sa vie publique. Au début, tout allait bien mais depuis quelque temps, les oppositions, les jalousies, les incompréhensions se multiplient. Il n’était pas le Messie que les foules et les chefs des prêtres attendaient. Alors, il choisit lucidement qui Il veut être pour être fidèle au vouloir du Père. Et Il accepte la mort plutôt que de faire des compromis qui Lui auraient assuré une popularité facile. Ses disciples commenceront à comprendre quelque chose, mais il y aura encore des reculades et des refus, des reniements et des trahisons. C’est dans une longue et assidue fréquentation de Dieu que nous pouvons espérer découvrir qui nous sommes vraiment, en déposant le personnage que nous nous sommes construit, en acceptant le défi d’être simplement qui nous sommes sous le regard du Dieu vivant, parce que là, nous ne risquons rien. Alors, nous serons transfigurés non pas à nos propres yeux ni ceux des autres, mais selon ce qu’Il veut que nous soyons.
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2ème dimanche de Carême C 13 mars 2022
Ce Jésus que les apôtres côtoyaient depuis quelque temps, qu’ils admiraient et écoutaient comme un maître exceptionnel, voici qu’Il se révèle de manière inattendue. « Pendant qu’Il priait... » C’est donc au cœur de sa relation au Père qu’Il apparaît tel qu’Il est dans sa réalité la plus profonde qui est aussi la plus éclatante : le visage est tout autre, littéralement transfiguré -ne dit-on pas de quelqu’un qu’il a un visage lumineux, amoureux, rayonnant… ?, les vêtements d’une blancheur meilleure que la plus efficace des lessives, toujours plus blanc comme disent les réclames ?... Au terme d’une course en montagne sans doute assez éprouvante, ils se retrouvent en compagnie du plus grand des prophètes et du législateur d’Israël. Puis, après un moment de frayeur, d’interrogation et d’éblouissement, tout s’efface d’un coup, c’est apparemment retour à la case départ : ils ne voient plus que Jésus seul, comme avant. Heureusement qu’Il est encore là, tout de même, mais on aurait bien voulu un arrêt sur image, et Pierre ne savait pas ce qu’il demandait. On pourrait dire que tout cela est comme le parcours-type de la foi, donc ça nous concerne de près, nous aussi. D’abord parce que nous voyons là que notre monde est transparent à celui de Dieu, là, tout près, et surtout quand nous ne l’attendons pas. Les disciples n’ont pas demandé à Jésus : « Montre-toi comme Tu es. » C’est Lui qui a eu cette initiative, pour trois seulement. Et Il les a fait grimper un peu. Oui, le temps est transparent à l’éternel ! En général, accaparés par l’immédiat, les soucis de la subsistance sur la terre, nous sommes incapables de le voir, mais il n’y a qu’un voile ténu qui nous sépare de l’autre côté des choses. La foi, c’est cette capacité surnaturelle, qui est une vertu théologale, qui nous permet de soulever un coin du voile, avec le tout le respect et la délicatesse que l’on a pour ce qui vient de Dieu, et ensuite de continuer avec Lui ce chemin de découverte toujours plus lumineuse de son mystère : ça, c’est l’ascension de la montagne, avec Lui.

C’est donc nous qui répondons à l’invitation. Notre vie est une marche vers la lumière : le croyons-nous assez ? Qui de nous n’est pas tenté sans cesse par la tristesse, les humeurs noires, les spéculations morbides, la déprime ? On dit peut-être un peu trop facilement : je n’y peux rien, ça s’impose à moi! Or, ce qui est vrai, c’est que trop souvent, je leur permets de submerger en moi la lumière et la joie qui sont le propre de Dieu. Notre monde est tenté par un cynisme mortifère. Les cyniques cherchent les ténèbres partout où ils sont. Ils s’auto-proclament réalistes, signalent des dangers vrais ou imaginés en permanence, les motifs impurs, les plans cachés et les complots, ils disent que la confiance est de la naïveté, le pardon de la faiblesse, la charité du sentimentalisme. En minimisant la joie de Dieu, leurs ténèbres font naître toujours plus de ténèbres. A l’inverse, il y a aussi des braves gens qui voient du surnaturel partout, ou l’imaginent quand la réalité est trop pauvre. Guettant une apparition après l’autre, se fiant à n’importe qui du moment qu’il prétend que « Jésus lui a dit… ou Marie m’a dit », ils risquent bien de ne rencontrer que le fruit de leur imagination. D’un côté comme de l’autre, le sentiment personnel éclipse toute objectivité. La vérité, c’est que Dieu est partout, Il est à l’oeuvre en toutes choses, mais Il est infiniment discret. On ne Le met pas en boîte, on ne Le force pas à se montrer, simplement pour être rassurés parce qu’on a peur. Il est tout à fait légitime de voir dans deux nuages du soir l’image des ailes de St Michel Archange étendues sur l’Ukraine, dont il est le patron ; il serait déplacé de prendre ce signe ténu pour un dogme au même degré que celui de la Trinité ou de l’Incarnation. Si ça nous encourage à prier encore davantage, à faire confiance à la présence cachée du Dieu vivant au cœur des événements, si douloureux soient-ils, c’est la foi qui devient charité. Il y a un trait propre à St Luc qui nous met sur cette voie : il est le seul à préciser que Jésus, avec Moyse et Elie, parle de son départ qui allait se réaliser à Jérusalem. S’il est l’homme de la prière, s’Il se dévoile dans sa divinité, Il est aussi l’homme du sacrifice qui marche vers sa passion. Toute prière vraie, toute expérience de foi brûlante ne nous fait pas fuir la réalité, elle prend à bras le corps la chair et le sang de la vie humaine. C’est après avoir vu le Christ dans sa gloire anticipée que les apôtres ont pu passer par-delà la Passion et la mort de leur Maître. Pour nous comme pour eux, l’épreuve est un lieu de transfiguration : combien d’êtres ont été soulevés au-dessus d’eux-mêmes par des souffrances qui auraient dû les détruire ! C’est un grand mystère, qui est celui de Jésus, mystère de la croix et de la Pâque, un passage vers l’éternel et l’invisible qu’Il nous a destiné en nous créant. Acceptons de sa main tout autant les moments de gloire que l’épreuve qui en est le revers et qu’Il nous demande de Lui offrir pour être capables de Le rejoindre un jour dans le bonheur éternel.

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2ème dimanche de Carême B 28 février 2021
Oserait-on dire aujourd’hui que le monde est beau ? Ne passerait-on pas pour le ravi de la crèche qui n’est possible que dans les santons de Provence, un soir de Noël où on se prend à rêver à un monde meilleur ? A longueur de siècle, ce qui enlaidit la création ne cesse de défigurer ce que Dieu a voulu beau et bon aux origines. Et cependant….

Qui a dit : « La beauté sauvera le monde » ? C’est en tous cas une de ces phrases qui fait lever les yeux et qui ouvre un chemin d’espérance quand le moche nous submerge. Il me semble assez frappant qu’on soit si souvent confronté aujourd’hui à ce que j’appelle la culture du moche : non pas un moche d’indigence ou de maladresse, mais quasiment élevé au rang de vertu démocratique, comme pour niveler par le bas tout ce qui pourrait élever l’âme et l’esprit. Il est bien difficile de définir le beau; or les philosophes nous apprennent que le beau est le rayonnement du vrai : si le sens de la vérité est entamé, il y a fort à parier qu’il sera suivi de près par une décadence et un mépris du beau. On sait que tous les totalitarismes ont tué l’art, ravalé au rang d’instrument de propagande d’une idéologie. La vision offerte aux Apôtres au Thabor est quelque chose d’absolument gratuit, qui emporte leur émerveillement et leur fait voir ce qu’il pouvait y avoir de plus beau en attendant le ciel. Ce n’est pas seulement la beauté tout intérieure d’une vérité de foi, quelque chose de purement spirituel, mais un visage d’homme d’une dignité à nul autre pareille. Cet éblouissement emporte leur regard superficiel et les porte au-delà des limites du temps et de l’espace, dans un monde de beauté et d’harmonie sereine dont nous ne pouvons avoir qu’une très faible idée tant que nous sommes ici-bas.

Il n’est d’ailleurs pas si facile de définir le beau. Tomber en admiration devant un coucher de soleil, les montagnes enneigées, la Pietà de Michel-Ange, un visage qui frappe comme la foudre, oui, on voit un peu ce que ça nous dit. Remarquons d’ailleurs que cette beauté ne prend vie que par le regard humain et qu’elle est proprement impalpable. Si on ne la rencontre que rarement, ne serait-ce pas parce que nous ne savons pas regarder vraiment, parce que nous tombons dans le piège d’une rentabilité secrète qui nous fait voir les êtres et les choses au coin de l’utile, ne serait-ce que pour nous distraire, nous abstraire du moche accablant qui nous entoure?  Et nous avons raison de ne pas nous satisfaire du mauvais goût, du kitsch, toutes ces parodies de beauté commerciale qui sont comme ce qu’un penseur appelait la pornographie de l’insignifiance. Notre regard est fait pour mieux que ça ! Alors, on commence à voir que la beauté d’un être humain, par exemple, ne dépend pas d’abord des charmes de son corps. Un ami m’avait raconté une de ses visites à une religieuse qui s’occupait d’enfants handicapés profonds ; il la rencontre, portant dans ses bras un petit être tout défiguré qu’elle lui présente en lui disant : « Tu vois, c’est David ! », et elle lui fait une petite caresse sur la joue ; et l’enfant sourit, alors elle dit : « Regarde : il devient beau ! » La vraie beauté se lit dans le regard de ceux qui s’aiment, et ce regard rejoint le mystère de la personne. Voilà un peu ce qui s’est passé sur cette montagne perdue d’Israël, où le ciel a rencontré la terre un instant fugitif mais ineffaçable pour ceux qui en furent les témoins émerveillés. Ce visage humain et divin a transfiguré la terre, et il continue de le faire, en nous appelant comme relais de ce regard et de cette fascination. Devant la dévalorisation du corps par la plaie de la pornographie, ou à l’inverse d’idolâtrie de ce même corps, considéré dans les deux cas comme une marchandise qui rapporte, ne faut-il pas d’urgence chercher toujours d’abord le visage et le regard chez tout être, si défiguré et avili qu’il puisse être ? Car on devient ce que l’on regarde, et comment on le regarde, avec délicatesse, douceur et respect. C’était le cardinal Basil Hume qui disait : « Quelle expérience ce serait si je pouvais connaître celle qui de toutes les plus belles choses, serait la plus belle ! Ce serait la plus haute de toutes les expériences de joie et de plénitude. La chose la plus belle entre toutes, je l’appelle Dieu. » Qu’Il nous donne d’être les révélateurs de sa Beauté.

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2ème dimanche de Carême 8 mars 2020
Dans les mystères lumineux du Rosaire, institués par St Jean-Paul II, la Transfiguration est comme le sommet terrestre. L’Eucharistie qui suit est déjà « sur l’autre versant », comme réalisation des promesses, achèvement de la Rédemption dans le temps de l’Eglise, jusqu’à la fin des siècles. L’épisode de l’Evangile se situe à un détour du chemin, totalement imprévisible à vues humaines. Il marque l’absolu des initiatives divines, la confirmation de ce que l’on sait, mais qu’on n’ose croire encore tout-à-fait : Dieu est toujours au-delà de ce qu’on pressent et de ce qu’on désire.

Le lieu, tout d’abord, est à la fois réel et symbolique ; dans l’évangile de St Matthieu, il y a trois monts, principalement : le Mont des Béatitudes, au début, qui voit inaugurer la prédication de la loi nouvelle, le Thabor, aujourd’hui, et le Mont des Oliviers à l’orée de la Passion. En altitude, on voit la plaine dans sa juste proportion, parce qu’on est près du ciel. Ce qui d’ordinaire nous paraît si important est soudain petit et dérisoire, comme le dit si bien St Grégoire dans la vie de St Benoît : « Videnti Creatorem, angusta est omnis creatura : pour celui qui voit le Créateur, tout le créé est décidément petit ! ». Pour recevoir une révélation, il faut être près de Dieu. Nous avons besoin, pour cela, de silence, de recul et de chemin : voilà qui rejoint le Carême, temps de désert, de retraite et d’Exode.

En hébreu, vous le savez, les noms propres signifient toujours quelque chose dans le langage courant. Thabor veut dire nombril. Curieux choix de ce « nombril » pour ces jeunes pêcheurs arrachés à leurs préoccupations quotidiennes pour découvrir le lieu « centre du monde » où la terre est reliée au ciel. Voici donc le cordon ombilical qui va rendre possible la nouvelle naissance, encore à venir. Décentrement et recentrement, terre et ciel ne sont plus antagonistes, mais se rejoignent. Un jour, proche, le rideau du Temple se déchirera, signifiant que l’accès au ciel est ouvert par la mort et la résurrection du Fils Bien-Aimé. Cette continuité entre terre et ciel marque peut-être le sens le plus profond de l’événement. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’un coup d’épate pour quelques amis triés sur le volet, éblouissement qui rassure, afin qu’ils puissent, comme dit St Léon dans un sermon célèbre, supporter le scandale de la Passion. Oui, bien sûr, le spectacle restera la merveille des merveilles, ouverture lumineuse et fugitive sur la Gloire inimaginable de Dieu, comme pour Moïse au Sinaï, porte du ciel qui console des noirceurs de la terre : certes, ça ne s’oublie pas et St Pierre en fera mention dans sa 1ère épître. C’est si beau que les Apôtres sont pris dans la « tentation de la bulle » : stop, arrêt sur image, ne bougeons plus et restons là ! Mais ce n’est au fond que le mystère du Christ, dans toute la force de sa Personne humano-divine, peut-être le seul miracle qui ne le concerne que Lui seul, alors que les autres sont tous pour d’autres que Lui-même. Mais comme tous les miracles, il est un « signe », comme dit St Jean : il veut nous mettre sur la voie d’autre chose : la Gloire est plus proche que nous ne l’imaginons, juste de l’autre côté du voile des apparences, par-delà les choses, par la foi.

Ainsi donc, ce n’est pas seulement là une anticipation du ciel, pour un instant, puis tout se dissout et redevient comme avant : « Mes pauvres, il vous faudra encore attendre... » Si ce n’était que pour cela, le Christ aurait pu rester au ciel : nous savions déjà que nous sommes destinés à la vie éternelle ! Non, « le Royaume de Dieu est en vous, intra vos est » Cela veut dire que Jésus en gloire inaugure non pas deux mondes séparés, mais une interpénétration des deux : la Gloire se révèle ici et maintenant, si nous le permettons.

Car, dans le Fils Bien-Aimé, nous sommes tous les bien-aimés du Père. Donc aussi ce frère, cette soeur qui m’agace, que je déteste secrètement, que je « ne peux pas voir » (oh, le poids des mots !). Pour le voir, il faut donc aussi quelque chose du miracle de la Transfiguration, non pas de l’autre que je réclame avec suffisance, mais de mon regard sur lui. Au-delà des apparences, plonger un instant dans l’essence de l’autre, telle que Dieu la voit et la connaît. Derrière tout visage, il y a une histoire, une attente, des blessures, des espoirs secrets, tant de trésors que personne ne peut mépriser.

Et ici, toute la famille est réunie : Elie et les prophètes, c’est l’ascendance « maternelle », celle qui a mis au monde le peuple élu, et Moïse et les patriarches, l’ascendance « paternelle » par le don de la Loi. Quand la Communion des Saints commence dès ici-bas à être une réalité, son écho se répercute jusqu’au ciel. Et ceux du ciel viennent à notre rencontre. L’histoire du ciel s’écrit dès ici-bas. Notre-Seigneur ne nous promet pas seulement une Gloire à venir : cette Gloire déborde et rejaillit sur le plus quelconque de nos jours. Ce n’est pas seulement l’espérance de nous revoir là-haut dans la nudité de notre perfection originelle, mais la possibilité d’entrevoir dès aujourd’hui un rayon de cette perfection dans le regard de chacun.

Voilà donc la conversion du regard à laquelle nous sommes invités. C’est beaucoup plus profond qu’un peu d’ascèse qui pourrait même avoir l’effet pervers de nous centrer un peu plus sur nous-mêmes, comme si nous ne l’étions pas assez ! C’est une fascination pour l’intérieur des choses et le mystère des êtres, Dieu y compris, puisqu’Il est l’Etre le plus formidable qui soit. Cela n’est possible que par cette sorte d’obsession tranquille de la vie intérieure : toute notre activité extérieure n’est rien sans cela ! Multiplions les contacts avec le monde de Dieu. Faisons tout pour Le trouver, Le scruter, à chaque pas et chaque détour du chemin.

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2ème dimanche de Carême 17 mars 2019 Dom Marc-André, Abbé du Mont-des-Cats (F)
         L’espace d’un instant, les yeux des disciples se sont ouverts sur la splendeur cachée du visage de Jésus. Ce ne pouvait être qu’un court moment car Jésus n’avait pas encore été glorifié et l’Esprit Saint pas encore répandu dans les cœurs des témoins qui auraient bien volontiers figé cet instantané de grâce qui leur était permis de voir. Mais c’était pour aller plus loin !

         La nuée les a frôlé de son ombre dans une torpeur sacré comme jadis au désert, le Seigneur couvrit le peuple d’une nuée, et la nuit un feu les éclairait pour leur indiquer qu’il faut poursuivre la route et monter à Jérusalem.

Moïse et Elie, les guides de l’Alliance et de la Promesse sont là pour assurer que c’est le même passage, le passage du Seigneur derrière lequel s’engouffrer sans crainte vers le pays donné en héritage. Cette fois, ce n’est plus un territoire délimité par un torrent ou un fleuve. C’est la cité des cieux sans limite qui n’a pas besoin de l’éclat du soleil ni de flambeau car le Seigneur l’illumine et nos pauvres corps y deviendront revêtus de cette clarté éblouissante car l’Esprit du Seigneur sera notre vie et nous lui deviendrons semblables parce que nous le verrons tel qu’il est.

         Pierre un instant s’est cru parvenu au terme de la route et qu’il ne fallait pas aller plus loin. Il n’y avait plus rien à désirer puisque ce qui est le désir profond et violent de notre âme semblait se donner à lui. Tout ce qu’un homme peut désirer au-delà de toutes fortunes et réussites remplissait son être de bonheur, de paix, de consolation, d’un rassasiement infini. Embrassé dans l’intimité divine, si proche et familier de Dieu. Ils ont été touchés, pénétrés par la divine présence qui ouvre des chemins dans leur cœur et trace un sentier dans la mer. Justement, tout indique qu’il faut se mettre en route, passer avec Jésus, derrière Jésus, resté seul comme guide et passeur du chemin dans lequel s’engager résolument. Oubliant ce qui est derrière pour aller de l’avant. Renoncer à ses acquis et garanties, se détacher de l’inutile et superflu, sortir de soi et de ses convictions, s’alléger de ses peurs et de nos protections illusoires pour s’exposer au souffle de l’Esprit et à la voix du Père toute entière entendue en Jésus resté seul sur cette montagne.

         Cet instant de gloire était une étape indispensable. Ce moment où nous sommes pris sous l’ombre de la nuée et de l’Esprit. Elle protège mais elle expose à la fois. On ne pénètre pas sans risque sous la nuée de l’amour. Saisis de frayeur et pris de vertige. Qui entre sous son ombre n’en sort pas sans avoir part à la vie de Dieu, à l’Esprit qui t’emmène où tu ne sais pas, ni comment on y va, sinon qu’on est arraché à notre égoïsme, à notre tranquille bien être, mis sous le pouvoir de Jésus et de l’offrande de soi qui nous laisse sans répit. Cette puissance active de Jésus transforme nos pauvres corps vulnérables pour tenir bon dans le Seigneur.

 

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2ème dimanche de Carême B  25 février 2018
      Après le désert, le Thabor : c’est bien un chemin intérieur qui nous est tracé, destiné aux catéchumènes que nous restons à longueur de vie. En suivant le rituel de l’Eglise ancienne, nous avons d’abord pris les armes marquées par la couleur violette des rites préparatoires au baptême : la pénitence et la prière instante. Aujourd’hui, nous débouchons pour un moment dans la gloire et la lumière qui seront marquées par la couleur blanche de la seconde partie du cérémonial. Nous avons d’abord à nous débarrasser des obstacles qui nous empêchent d’adhérer à Jésus seul, pour recevoir ensuite avec fruit les grâces de vie et de salut qu’Il veut nous donner à profusion. La retraite du carême est entre désert et montagne, renoncement austère et surprise comblée. C’est quand on a accepté de tout laisser que l’on reçoit tout, de manière imprévisible, comme au détour du chemin, après une ascension pénible dont on ne voyait pas le bout.

     C’est donc une scène grandiose qui nous est partagée par les apôtres, après coup, puisqu’ils ont reçu la même consigne de silence que Jésus faisait à tous ceux qu’Il guérissait. Parler trop vite de la gloire non seulement empêche d’en prendre toute la mesure, mais d’en connaître le prix, et c’est le genre d’équivoque qu’Il veut éviter, aux disciples en premier. C’est après la résurrection qu’ils pourront témoigner avec fruit : tout était là en germe, avec la souffrance et la passion qui devaient suivre. St Marc précise que c’est 6 jours après la première annonce de la Passion qu’a lieu notre épisode : il relève ainsi le lien entre la gloire, certaine, mais à venir, et la lutte contre le mal. Quand les trois apôtres privilégiés sont là, c’est toujours pour une révélation importante sur la personne de Jésus. Ainsi à la résurrection de la fille de Jaïre et à Gethsemani : il est question en ces trois moments de passion et de résurrection. Et la voix du Père relaie celle du baptême : un voile est levé sur l’identité de Jésus, Fils de l’homme et Fils du Père, dont le secret ne peut être connu que par révélation spéciale.

Mais il y a une progression entre les deux épisodes : au baptême, Jésus est présenté comme un Etre céleste, Lui seul en a conscience, c’est Lui qui voit et à qui la voix s’adresse. Ici, Jésus n’est plus le seul à connaître le secret qui le concerne., Il se donne à voir. C’est une anticipation de la Passion glorieuse qui est la révélation plénière de l’amour de Dieu pour les hommes. Mais ils ne comprennent pas encore. C’est un tournant décisif de l’évangile : ici commence la mission de Jésus de glorification par la mort. Plus la Passion approche, plus Il veut que soit précisé qui Il est. Pour cela, Il fait vivre aux trois apôtres une parabole en acte, à travers l’image de la montagne, gravie d’abord et descendue ensuite. Mais entre les deux, il s’est passé quelque chose, une ouverture sur un autre monde, qui changera leur monde quotidien de manière irréversible. Moyse et Elie sont impuissants à révéler qui Il est. Ils avaient eux aussi gravi la montagne de la révélation, le Sinaï et le Carmel. Ils sont en grande conversation avec Jésus, mais ça ne suffit pas. De fait, on peut très bien discourir sur Dieu sans Le connaître vraiment. Les apôtres, eux, parlent aussi, mais sont complètement dépassés. Pourtant l’expérience sera si marquante qu’ils ne l’oublieront jamais : Dieu n’est pas qu’une question de mots et d’idées, mais d’expérience directe. Tant que ce contact n’est pas établi, ça reste formel et sociologique. Si révélation il y a, le paradoxe est qu’elle est toujours plus ou moins incomprise. A la proposition de dresser trois tentes, qui marque la méprise des apôtres, Dieu répond par la nuée, au cœur de laquelle le Père parle. Puis ils se retrouvent seuls, avec le Jésus qu’ils connaissaient déjà, affrontés à son mystère dont ils n’avaient pas encore fini de faire le tour. C’est à travers son humanité que s’est exprimée la réalité intime et profonde, un peu comme ces moments de profonde communication que nous pouvons expérimenter entre intimes, justement : après des instants d’extase, où l’on entrevoit quelque chose d’extraordinaire, on revient à la réalité, et là, on sait surtout qu’on ne pourra jamais connaître tout de l’autre. Oui, Dieu est très humain, il se révéle ainsi, Lui aussi.

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2ème dimanche de Carême A 12 mars 2017
Dans les mystères lumineux du Rosaire, institués par le Saint Père récemment, la Transfiguration est comme le sommet terrestre. L’Eucharistie qui suit est déjà « sur l’autre versant », comme réalisation des promesses, achèvement de la Rédemption dans le temps de l’Eglise, jusqu’à la fin des siècles. L’épisode de l’Evangile se situe à un détour du chemin, totalement imprévisible à vues humaines. Il marque l’absolu des initiatives divines, la confirmation de ce que l’on sait, mais qu’on ose croire encore tout à fait : Dieu est toujours au-delà de ce qu’on pressent et de ce qu’on désire.
Le lieu, tout d’abord, est à la fois réel et symbolique ; dans l’évangile de St Matthieu, il y a en a trois, principalement : le Mont des Béatitudes, au début, qui voit inaugurer la prédication de la loi nouvelle, le Thabor, aujourd’hui, et le Mont des Oliviers à l’orée de la Passion. En altitude, on voit la plaine dans sa juste proportion, parce qu’on est près du ciel. Ce qui d’ordinaire nous paraît si important est soudain petit et dérisoire, comme le dit si bien S. Grégoire dans la vie de S. Benoît : « Videnti Creatorem, angusta est omnis creatura : pour celui qui voit le Créateur, tout le créé est décidément petit ! ». Pour recevoir une révélation, il faut être près de Dieu. Nous avons besoin, pour cela, de silence, de recul et de chemin : voilà qui rejoint le Carême, temps de désert, de retraite et d’Exode.
En hébreu, vous le savez, les noms propres signifient toujours quelque chose dans le langage courant. Thabor veut dire nombril. Curieux choix de ce « nombril » pour ces jeunes pêcheurs arrachés à leurs préoccupations quotidiennes pour découvrir le lieu « centre du monde » où la terre est reliée au ciel. Voici donc le cordon ombilical qui va rendre possible la nouvelle naissance, encore à venir. Décentrement et recentrement, terre et ciel ne sont plus antagonistes, mais se rejoignent. Un jour, proche, le rideau du Temple se déchirera, signifiant que l’accès au ciel est ouvert par la mort et la résurrection du Fils Bien-Aimé. Cette continuité entre terre et ciel marque peut-être le sens le plus profond de l’événement. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’un coup d’épate pour quelques amis triés sur le volet, éblouissement qui rassure, afin qu’ils puissent, comme dit S. Léon dans un sermon célèbre, supporter le scandale de la Passion. Oui, bien sûr, le spectacle restera la merveille des merveilles, ouverture lumineuse et fugitive sur la Gloire inimaginable de Dieu, comme pour Moïse au Sinaï, porte du ciel qui console des noirceurs de la terre : certes, ça ne s’oublie pas et St Pierre en fera mention dans sa 1ère épître. C’est si beau que les Apôtres sont pris dans la « tentation de la bulle » : stop, arrêt sur image, ne bougeons plus et restons là ! Mais ce n’est au fond que le mystère du Christ, dans toute la force de sa Personne humano-divine, peut-être le seul miracle qui ne le concerne que Lui seul, alors que les autres sont tous pour d’autres que Lui-même. Mais comme tous les miracles, il est un « signe », comme dit St Jean : il veut nous mettre sur la voie d’autre chose : la Gloire est plus proche que nous ne l’imaginons, juste de l’autre côté du voile des apparences, par-delà les choses, par la foi.
Ainsi donc, ce n’est pas seulement là une anticipation du ciel, pour un instant, puis tout se dissout et redevient comme avant : « Mes pauvres, il vous faudra encore attendre... » Si ce n’était que pour cela, le Christ aurait pu rester au ciel : nous savions déjà que nous sommes destinés à la vie éternelle ! Non, « le Royaume de Dieu est en vous, intra vos est » Cela veut dire que Jésus en gloire inaugure non pas deux mondes séparés, mais une interpénétration des deux : la Gloire se révèle ici et maintenant, si nous le permettons.
Car, dans le Fils Bien-Aimé, nous sommes tous les bien-aimés du Père. Donc aussi ce frère, cette soeur qui m’agace, que je déteste secrètement, que je « ne peux pas voir » (oh, le poids des mots !). Pour le voir, il faut donc aussi quelque chose du miracle de la Tranfiguration, non pas de l’autre que je réclame avec suffisance, mais de mon regard sur lui. Au-delà des apparences, plonger un instant dans l’essence de l’autre, telle que Dieu la voit et la connaît. Derrière tout
visage, il y a une histoire, une attente, des blessures, des espoirs secrets, tant de trésors que personne ne peut mépriser.
Et ici, toute la famille est réunie : Elie et les prophètes, c’est l’ascendance « maternelle », celle qui a mis au monde le peuple élu, et Moïse et les patriarches, l’ascendance « paternelle » par le don de la Loi. Quand la Communion des Saints commence dès ici-bas à être une réalité, son écho se répercute jusqu’au ciel. Et ceux du ciel viennent à notre rencontre. L’histoire du ciel s’écrit dès ici-bas. Notre-Seigneur ne nous promet pas seulement une Gloire à venir : cette Gloire déborde et rejaillit sur le plus quelconque de nos jours. Ce n’est pas seulement l’espérance de nous revoir là-haut dans la nudité de notre perfection originelle, mais la possibilité d’entrevoir dès aujourd’hui un rayon de cette perfection dans le regard de chacun.
Voilà donc la conversion du regard à laquelle nous sommes invités. C’est beaucoup plus profond qu’un peu d’ascèse qui pourrait même avoir l’effet pervers de nous centrer un peu plus sur nous-mêmes, comme si nous ne l’étions pas assez ! C’est une fascination pour l’intérieur des choses et le mystère des êtres, Dieu y compris, puisqu’Il est l’Etre le plus formidable qui soit. Cela n’est possible que par cette sorte d’obsession tranquille de la vie intérieure : toute notre activité extérieure n’est rien sans cela ! Multiplions les contacts avec le monde de Dieu. Faisons tout pour Le trouver, Le scruter, à chaque pas et chaque détour du chemin.

3ème dimanche de Carême B 3 mars 2024
Nous avons quelque peine à nous rendre compte à quel point l’attitude de Jésus, dans ce célèbre épisode des vendeurs chassés du Temple, était choquante pour les juifs habitués depuis des siècles à l’état de fait qu’Il réprouve. Car les pratiques qui entouraient le culte central de la religion juive étaient non seulement normales et admises, mais nécessaires : les gens venus de loin achetaient sur place les animaux des sacrifices qu’ils voulaient offrir, mais devaient d’abord changer leur argent en monnaie locale. Que des financiers intéressés y trouvaient leur compte n’avait rien d’étonnant : les banquiers sont rarement scrupuleux… A toute pratique religieuse se mêle presque toujours de l’humain, et il n’est pas de relation à Dieu chimiquement distillée. Nous ne nous rendons pas toujours compte de ce mélange, parce qu’il est devenu habituel. La première invitation de Jésus est donc une purification constante de nos pratiques et de nos intentions en matière de foi et de prière.

Mais il y a plus dans cette sorte de violence qui étonne chez ce Jésus doux et humble de cœur. Sa réaction radicale tend à mettre fin à l’économie sacrificielle qui était le cœur de l’ancien culte. Comme dans toutes les religions anciennes, la religion d’Israël établissait un lien essentiel entre violence et sacré. Il y a en tout homme une source de violence, qui est lié à la défense de la vie, donc au divin lui-même, source de sa vie. Depuis toujours, l’homme a tenté de domestiquer cette violence, qui est une énergie vitale, entre autres par le phénomène du bouc émissaire : on transpose sur un animal peu ragoutant ou innocent la violence qui risque de sortir n’importe où si elle n’est pas canalisée et ritualisée. Dans le sacrifice sanglant, l’homme projette hors de lui-même la violence qu’il porte en lui et dont il ne sait que faire, et le fait de désigner un coupable assure la cohérence du groupe pour un temps, jusqu’à la prochaine montée de violence. La liturgie du Temple, même passablement purifiée et ritualisée, s’inscrivait dans cette logique. C’est cela que conteste Jésus, et les juifs le comprennent bien en demandant un signe qui justifie son geste très fort. Il chasse du Temple non seulement les animaux, mais aussi ceux qui organisent ce trafic : Il montre bien qu’il entend mettre fin à cette pratique sacrificielle qu’on pourrait qualifier de primitive. Le changement radical, c’est Lui qui l’accomplit, en prenant sur Lui toute la violence du monde pour qu’elle soit anéantie en Lui, comme ces trous noirs en astronomie qui absorbent les astres qui passent à proximité. On est avec Lui au-delà de la justice qui fait payer à chacun sa violence, et c’est pourquoi l’amour est fort comme la mort, comme dit le Cantique des cantiques. Son sacrifice est en quelque sorte le dernier de l’histoire : par amour de son Père et par amour de nous, Il accepte, Agneau innocent, d’être l’objet de cette violence dont tant d’autres ont été et sont encore victimes. De fait, l’histoire montre assez que quand on prend au sérieux son message, la violence diminue. S’il n’est plus là, la barbarie a libre cours.

A sa suite, nous sommes invités à faire face courageusement à la violence que nous portons en nous, à ne pas l’évacuer en la faisant porter à d’autres dans un cycle sans fin, mais à nous efforcer de la dompter en Le regardant sur la Croix. C’est la seule manière de ne pas la retourner contre les autres ou contre nous-mêmes. En refusant de nous laisser dominer par ces pulsions agressives qui nous habitent, ce qui demande souvent un grand courage que Lui seul peut nous donner, nous sommes ses témoins - martyrs ! - comme d’autres l’ont été jusqu’à l’effusion de leur sang pour ne pas répandre le sang innocent. Ce qui ne veut pas dire que l’on doive toujours se laisser faire : la défense de sa propre intégrité fait partie de ce sacrifice spirituel que nous pouvons offrir à Dieu, mais par des moyens qui refusent la violence qui détruit. Quand Il dit que le Royaume appartient aux violents, Il sait qu’il y a une forme de force qui est bonne : saint Thomas dit qu’il y a plus de mérite à tenir dans l’adversité que d’user de la force pour faire plier l’autre, en ayant l’avantage de l’onde de choc et de la surprise.

L’évangile nous précise que beaucoup ont compris ce qu’Il voulait dire : la vérité de l’homme est en jeu, et c’est Lui qui nous dit ce qu’il y a en nous, de bon et de plus obscur. Qu’Il nous introduise dans son sacrifice pour trouver l’amour véritable, seule source de paix entre les hommes.

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3ème dimanche de Carême C 20 mars 2022
Avec la scène du buisson ardent, nous sommes à l’un des plus hauts sommets de la Révélation : à ce Moyse errant au désert après avoir été un favori à la cour de Pharaon, Dieu se manifeste en lui disant qu’Il est. Ce verbe que nous employons dans chacune de nos phrases et qui en est ainsi banalisé, voici qu’il reçoit ici un relief singulier : Dieu est, Lui seul est absolument, sans limites et sans ombre. De son être, tout découle et tout sort : « Par Lui tout a été fait, rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans Lui » dit le prologue de St Jean en parlant du Verbe. Et dans cette conscience première se situe aussi la fascination de la vie contemplative : devant cet Etre plénier qui se révèle à nous, touchés par cet éclat insoutenable, nous aussi, nous retirons nos sandales et nous tombons à genoux. On peut avoir une conscience vive de sa faiblesse et de son indignité, mais loin de nous accabler ou de nous attrister, cette conscience nous ouvre à la grande joie de l’adoration. Les soucis d’amour-propre, de perfhection personnelle, de réussite en tel ou tel domaine, tout cela passe à l’arrière-plan.  Tout s’efface, tout est comme balayé. Comme un grand ciel bleu après l’orage, il ne reste que cette seule Réalité : il suffit que Dieu soit Dieu. Mais cette sorte d’effroi sacré n’est pourtant qu’un prélude, nécessaire certes, mais qui ne joue qu’un rôle purificateur. Il dispose à cet acte premier lui aussi, auquel notre vie spirituelle dans ses extensions multiformes devra toujours revenir, par laquelle elle commencera et finira tout entière : l’adoration. Il est à craindre qu’aujourd’hui, l’homme adore tout et rien. Le mot lui-même est galvaudé pour n’importe quoi. Quand j’étais enfant, on nous corrigeait sèchement quand on l’appliquait à des réalités inférieures à Dieu : on peut aimer la crème au chocolat, on ne l’adore pas, ça s’appelle l’idolâtrie !

Or, dans la foulée, Dieu apprend à Moyse que cette Gloire qui se révèle à lui ne se contente pas d’être là, dans sa pureté et son bonheur infini. Le Bien plénier ne se possède pas, Il ne se garde pas jalousement pour Lui-même. Il rayonne avec grande splendeur, Il veut se communiquer comme le soleil dont il est le symbole. Son Etre est une plénitude débordante de bien, il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Il nous invite à ne plus nous appartenir à notre tour, à relayer en ce monde difficile le flot de cette vie divine, de cet amour sans limite, à fonds perdu, sans retour sur lui-même : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple… » La contemplation chrétienne ne pourra jamais être autre chose qu’une communion. Dans son mystère de Vie, Dieu vient à nous, Il s’unit à nous, ou plus justement, Il nous unit à Lui. « Personne n’a jamais vu Dieu », pas même Moyse, même pas les disciples. Il ne se manifeste qu’en se communiquant, en particulier quand il envoie son Fils partager le tout de notre vie telle qu’elle est ici-bas. L’univers n’a été voulu par Lui qu’en vue de cette communication de la vie divine. Le Père n’a pas attendu que nous soyons pécheurs pour vouloir faire de nous des fils : comme si la vie filiale n’était qu’un supplément facultatif à la création ! Si le monde a été dès l’origine porté par ce grand mouvement d’amour, et que le Christ est venu en prenant sur Lui notre destin tragique que le péché avait provoqué, pourrions-nous encore L’accuser de tous les malheurs du monde ? Quand la police de Pilate massacre des manifestants pieux, quand une tour s’écroule en tuant 18 personnes dont le seul tort était de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, on cherche spontanément un coupable. Or, Jésus casse cette explication commode. Ceux qui Lui soumettent ces cas attendaient de Lui qu’il fasse le procès de Pilate ou des constructeurs de la tour, ou même des victimes. Et ce ne sont pas eux, mais les survivants qui sont interpellés : « Ils ne sont pas plus pécheurs que vous, si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous ! » Il ne s’agit pas de faire le procès des autres, mais d’examiner notre propre conscience de pécheur. Et c’est une question de vie ou de mort ! La mort n’épargne pas plus les saints que ceux qui semblent la mériter. Jésus Lui-même est à quelques semaines de sa Passion, Lui le seul innocent. Il se place à un autre niveau, proprement religieux : il s’agit d’une autre mort, d’une autre perdition, à laquelle on ne pense pas assez, une destruction de l’être humain autrement plus grave et que le péché provoque, dont seule la conversion peut sauver. Quand nous réveillerons-nous de cette tragique inconscience pour découvrir le Dieu vivant ? Prenons le temps de nous mettre devant Lui. Là nous comprendrons le fond des choses, dans ce monde qui change et qui souffre. Le Cœur de Dieu reste le même, il le restera toujours. En un temps de guerres plus ou moins justes, quoi de plus nécessaire que de voir et de faire voir la tendresse de Dieu ?

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3ème dimanche de Carême B 7 mars 2021
Malgré le grand nombre de ceux qui croient en Jésus, il y en a aussi qui refusent de croire. Ils sont pointés du doigt par St Paul, comme ceux pour qui il est scandale et folie -à chacun sa spécialité. Les juifs auraient dû être les premiers à reconnaître le Messie, Serviteur souffrant annoncé par les prophètes ; or, Il est pour eux une pierre d’achoppement, car ils ne peuvent se résigner à une image aussi peu reluisante du Messie : Il ne présente pas bien, n’est pas assez puissant, inefficace au plan temporel, et de plus, l’enthousiasme populaire fait de l’ombre aux chefs religieux avides de pouvoir et de respectabilité. Quant aux grecs, leur attitude est mise en scène par l’épisode de St Paul à l’aréopage d’Athènes : c’était le lieu de la culture hellénistique la plus brillante, où se lançaient tous ceux qui voulaient briller et vendre un enseignement inédit et de haut niveau. Quand St Paul commence à parler de résurrection des morts, ce sont les gros rires et les moqueries. Ses auditeurs cultivés ne peuvent concevoir qu’un chef d’école se soit laissé prendre et crucifier, ça ne convient pas aux gens raisonnables. Tout aussi déraisonnable est l’idée de résurrection, parce que personne n’est jamais revenu de la mort. Or, St Paul sait bien que mort et résurrection sont inséparables en Jésus. En Lui se résout l’absurde de la condition humaine, avec ses souffrances et sa mort : c’est la sagesse de Dieu, plus forte que la folie des hommes.

« Dieu est Dieu, nom de…. » C’était le titre un peu détonnant d’un livre de Maurice Clavel qui fait écho à la colère et à la jalousie de Dieu, deux défauts qu’on a du mal à Lui attribuer, et qui deviennent forcément des qualités en Lui. Moïse, lui aussi, avait piqué une sacrée colère en descendant du Sinaï avec les tables de la Loi, voyant le veau d’or que les hébreux n’avaient pas pu s’empêcher de se fabriquer, à la place de ce Dieu si peu atteignable. Il ne supportait pas que les droits de Dieu soient ainsi bafoués, tout comme Jésus ne supporte pas que la maison de son Père devienne une épicerie de quartier : voilà sa jalousie. De tous temps, mais spécialement dans l’Antiquité où on ne se passait pas si facilement de Dieu, l’homme a comme un penchant originel à localiser les puissances qui le menacent dans des objets qu’il choisit. Il réduit ainsi la divinité à quelque chose qui fait partie de son monde et ne le dépasse pas, sur laquelle il a prise et qui le rassure. On est ainsi propriétaire, en quelque sorte, de cette divinité à niveau humain, qu’on peut manipuler à sa guise en achetant ses bonnes grâces par des sacrifices. Dieu est là, à portée de main, pour un usage exclusif. Or, l’idole est ce qui nous fait oublier Dieu, le vrai Dieu, un Dieu pas très rassurant, parce qu’Il est une Personne imprévisible qui nous aime infiniment, oui, mais peut aussi nous donner et nous demander n’importe quoi. Mais ce Dieu-là est le seul véritable, seul Absolu vivant, indestructible et premier. D’où le sabbat, qui signifie l’offrande du temps et de la vie, aboutissement du temps et entrée dans son monde et son éternité.

En chassant les vendeurs du Temple, Jésus purifie le lieu saint, dont les chefs religieux s’étaient rendus propriétaires, tout en se croyant farouchement monothéistes. Ils avaient enfermé Dieu en ce lieu unique, et pour Le rencontrer, il fallait passer par un jymkana d’observances qui rapportait. Ils demandent à Jésus un signe pour authentifier sa mission, mais Il ne leur donne pas, parce qu’Il sait qu’ils sont incapables de faire l’acte de foi qui leur ouvrirait la porte du Royaume. Sa réponse énigmatique, qui seras reprise dans son procès, est la même que St Paul donnera aux athéniens : Il est la Victime parfaite, l’Agneau immolé qui rend inutile désormais le Temple tel qu’ils le connaissent.

Oui, nous avons tous à purifier notre idée de Dieu, en nous défendant de chercher un quelconque intérêt en Le fréquentant. Nous avons raison de venir à l’église, rien que pour Lui, comme Il veut se révéler, en Le découvrant tel qu’Il est et non tel que nous L’imaginons pour notre agrément. Si. Nous acceptons qu’Il soit autre que nous l’avions prévu, il sera forcément meilleur, parce que ce sera Lui.

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3ème dimanche de Carême A 15 mars 2020
« Donne-moi à boire… » « Seigneur, donne-moi de cette eau. » Etonnant, ces deux soifs qui se font face. Ça commence par un quiproquo, qui dure, se complique, passe d’un niveau à l’autre et finit pas céder et qui se mue en admiration : « Ah, je vois que tu es un prophète ! » Mais c’est encore un coup d’esquive. Puis, tout à la fin, en ardeur missionnaire : « Venez voir… » Une sorte de trajectoire de vie, ramassée, compressée, télescopée dans ce dialogue totalement inattendu. Lui est fatigué, et elle aussi : de sa vie ; cinq maris, ça use. Surtout si ce ne sont pas de vrais maris. Et elle a honte, marre de voir ces visages qui se détournent, qui font semblant de ne pas la voir. Alors, elle s’arrange pour venir quand elle est sûre de ne rencontrer personne. D’ailleurs, en retour, elle les méprise tous. Et là, surprise : mince, il y a quelqu’un. Il m’a vu, trop tard pour faire demi-tour. Elle baisse les yeux, bien décidée à ne pas lambiner, mais c’est Lui qui engage la conversation. Depuis un certain dialogue, dans le jardin des origines, on sait qu’il est peu de femmes qui résistent à répondre à une gentille question. Et c’est parti : il y a de la surprise dans la réponse, du défi dans le regard : « Toi qui es juif, tu te commets à me demander quelque chose ? » Et Lui la regarde en souriant. Pas l’once d’une condamnation, et pourtant aucune mauvaise complicité : Il la prend là où elle est, mais pas pour la planter là, penaude. Elle est d’emblée vaincue, elle a craqué et se demande ce qui lui arrive, mais surtout dans un regard, elle a tout compris, comme Pierre quand il se retourne dans la cour du Grand-Prêtre et comme le bon larron. C’est curieux, ça : ceux-là, ils ne comprennent que dans la fange de leur péché. Il paraît que c’est quelque chose comme ça qu’on appelle la pastorale d’engendrement. Vous avez entendu parler ? Si non, c’est pas grave : c’est ce que l’Eglise fait depuis 2000 ans en essayant de relayer humblement le regard de son Maître et Seigneur.

Alors, qu’est-ce que ça veut dire pour moi ? On peut-être pas tous eu 5 femmes ou 5 maris, quoique ça tend à devenir monnaie courante. Mais il y a beaucoup de manières de donner ce qu’on croit être son cœur à quelqu’un d’autre que Dieu qui nous a donné le Sien. Et il arrive qu’on en soit là, au bord du puits, la langue comme une pierre ponce et le cœur en marmelade, abordés en douceur par le Seul qui ne détourne pas le regard devant la pourriture. Un auteur spirituel disait : « L’homme est un être qui essaie de se parer plus que de s’habiller (ça aussi, ça rappelle quelque chose, non ?...). Il essaie de jouer un personnage, d’avoir un air d’ange- ça le tranquillise d’avoir l’air attirant ou estimable. » Le grand doute qui nous assaille, tapi au fond de la conscience comme un juge implacable, c’est que nous ne sommes pas estimables. En réponse, c’est toute la Révélation chrétienne : nous ne sommes pas toujours estimables, et même loin de là, mais nous sommes aimés ! Tant que nous nous escrimons à quémander l’estime, la gloriole, l’honneur, nous nous heurtons à l’Amour de Dieu comme quelque chose d’odieux, d’insupportable, et c’est nous qui détournons le regard. On persiste à tricher, au fond, en croyant qu’on n’a pas le choix et qu’on doit mentir assez pour tenir le rang. Le péché, ce n’est pas tellement de faire ceci ou cela, c’est de refuser aux autres et à Dieu même notre vrai visage. Mais voilà que son regard traverse les masques et les fait sauter. En un premier temps, c’est intolérable et nous Le considérons comme un ennemi qui nous enlève notre prétendue dignité, alors que Lui seul peut nous la rendre en nous recréant. Il faut souffrir un certain temps avant de s’apercevoir qu’en fait c’est un cauchemar dû au péché. Dès que nous acceptons un peu cette vérité, quelle délivrance s’offre à nous : on est heureux d’être transparent au regard de Dieu ! Ce n’est qu’en déposant devant Lui tout ce que nous sommes et qui nous accable qu’Il peut faire le tri et nous offrir le soulagement auquel nous aspirons. Au final, Jésus n’a pas reçu l’eau qu’il demandait, et la femme n’a pas puisé celle qu’elle venait chercher : quel beau symbole de ce que nous cherchons et de ce que Dieu nous donne alors que nous ne le cherchons pas… Oui, nous avons bien besoin d’être sauvés, et en premier de nous-mêmes. Si nous Le laissons faire, Il nous comblera bien au-delà de nos attentes.

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3ème dimanche de Carême C 24 mars 2019
     Cette sorte d’évidence que le monde ne saurait exister sans un génial cerveau est commune à beaucoup de croyants, depuis la nuit des temps, sous des formes plus ou moins pures et variées à l’infini. Ce qu’on peut appeler l’expérience de Dieu est codifiée dans les livres saints des traditions religieuses, mais la différence essentielle qui les partage est la conviction de foi, dans la ligne judéo-chrétienne surtout, que Dieu s’est adressé à l’homme pour se donner à connaître de lui. C’est ce qui sépare les religions naturelles des religions révélées. Et ce n’est pas rien, en effet, de penser que Dieu fait de l’homme un partenaire de dialogue. Quand Il invite Moyse à s’approcher pour lui parler, lui dire en un raccourci saisissant et indépassable qui Il est, nous avons là sans doute le sommet de l’Ancien Testament, qui sera commenté sans trêve par les philosophes et les théologiens au long des siècles. Jésus achève cette révélation non seulement par ses paroles, ses gestes et son attitude, mais par son être même, qui nous disent qui est le Père : « Qui m’a vu, a vu le Père !" La raison ultime de toutes choses, c’est l’amour de Dieu, car « Dieu est amour », dira St Jean dans sa simplicité bouleversante. La découverte de Dieu, c’est la découverte de l’amour, en Lui vrai, parfait et infini. Tout ce qui existe n’est que le débordement du trop-plein de son amour.

     Mais dans notre expérience, ce qui s’oppose à cette vérité fondamentale, c’est le mal, la souffrance et la mort : s’il est vrai que Dieu est amour, alors pourquoi laisse-t-Il souffrir tant de gens ? Si souvent, Dieu semble se taire quand nous souffrons, et nous le Lui reprochons, à mots plus ou moins couverts. Pourtant, Il dit : « J’ai vu… j’ai entendu, je connais ses souffrances… » Et quand Il décide d’intervenir, Il envoie un de ses serviteurs chez Pharaon, mais ça va pas être de la tarte pour ce pauvre Moyse, et le résultat ce sera l’errance au désert pendant 40 ans avec toutes les péripéties qui conduiront ce peuple vers la terre promise, où ils en vivront d’autres. On n’est donc jamais tranquille sur cette terre d’exil ? Il semble que non, le repos éternel, c’est pour plus tard : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde, mais dans l’autre » avait dit la Vierge à Ste Bernadette. Mais là, Dieu se surpasse, c’est évident, Il ne peut pas mentir et ne pas tenir ses promesses. Mais cela, souvent nous l’oublions, concentrés que nous sommes sur notre bien-être terrestre…

     Face à l’absurdité du mal, il nous faut un ou des coupables. Et le coupable idéal, c’est Dieu, puisqu’il peut tout et ne fait rien ! Par deux fois, Jésus renvoie ses interlocuteurs à eux-mêmes par une question : « Pensez-vous ?... » et Il répond : « Non, ces victimes ne sont pas plus coupables que les autres, mais il y a une logique aux choses » : Souvent le mal n’est que la conséquence des lois naturelles, de la pesanteur, de la fragilité, ou encore l’enchaînement d’habitudes mauvaises, d’égoïsmes accumulés. En général, nous sommes assez prompts à rejeter sur les autres la part de responsabilité qui peut être la nôtre. Or, tout homme qui s’élève vers Dieu élève l’humanité tout entière, et tout pécheur la fait descendre. Nous sommes solidaires dans le bien comme dans le mal, même si nous ne sommes matériellement pas responsables du détail des opérations. Nos actes ne sont pas neutres, indifférents ni insignifiants. D’où l’avertissement sévère de Jésus : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous. » Lui-même, Fils de Dieu, parfaitement innocent, sait qu’Il va mourir, livré par le Sanhédrin au procurateur romain Ponce-Pilate, parfait exemple de cet enchaînement de causes sordides qui aboutit au déicide. Il ne s’agit donc pas seulement de mort physique, mais de cette destruction de l’être que le péché provoque et dont on ne peut se sauver que par une conversion profonde. Quand nous réveillerons-nous de notre tragique inconscience ? Car rester dans nos péchés en pensant que ce n’est pas si grave, c’est nous condamner nous-mêmes à une mort autrement plus grave que celle des pierres tombées de la tour ou du glaive des soldats romains. Voilà pourquoi nous est offert ce temps de grâce, pour que nous puissions être ce figuier en espérance de ses fruits délicieux. Oui, Dieu est patient, infiniment, mais charge à nous de ne pas nous attarder en déchéance. Il nous prend au sérieux : prenons-Le, Lui aussi, au sérieux. Il nous attend pour une éternité de bonheur : ce serait tout de même dommage de rater ce rendez-vous.

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3ème dimanche de Carême B 4 mars 2018
      Une alliance sans proportion : c’est ce que Dieu propose au peuple qu’il s’est choisi, et c’est ce qui Lui permet d’affirmer comme un refrain : « Je suis le Seigneur ! » Il ne cessera de donner des marques de cet amour prévenant, et pourtant, ils ne suffiront presque jamais à ces cœurs endurcis. Lui qui sait ce qu’il y a dans l’homme, Il ne se décourage pas devant nos résistances, Il continue de nous faire signe, inlassablement.

     L’épisode d’aujourd’hui nous transporte au Temple, le cœur de la foi d’Israël, le lieu de l’habitation de la gloire divine, là où est accompli le culte qui Lui plaît. Jésus dit, en commentant les faits : « Détruisez ce temple… » Il est Lui-même le Temple, l’unique lieu où l’on rencontre Dieu, son Père. Mais il est décidément difficile de se décider pour Lui sur la seule question des signes. En Lui, Dieu est présent d’une manière toute nouvelle : c’est le vin nouveau et la nouvelle naissance. La question du culte se pose désormais aussi d’une manière toute nouvelle qu’on ne pouvait imaginer avant Lui.

     Dans le récit de l’incident, il y a deux parties : dans la première, les disciples se rappellent d’une parole de l’Ecriture : « Le zèle de ta maison fera mon tourment », dans la seconde, ils se transportent après la résurrection, et c’est la parole de Jésus qui donne sens à tout l’ensemble. Le verbe que St Jean emploie pour dire relever ce Temple est le verbe qui signifie aussi la résurrection. Il est répété trois fois, ce qui est un petit clin d’œil au troisième jour. De la Pâque juive, qui motivait ce premier séjour de Jésus à Jérusalem, comme tout juif pieux, on arrive à la Pâque chrétienne.

     Les prophètes, déjà, avaient appelé à de multiples purifications du lieu saint. On pense au désir de notre Père St Benoît qui dit que l’oratoire doit être ce que son nom signifie, et rien d’autre. Zacharie, par exemple, avait dit : « Il n’y aura plus de marchands dans le Temple, en ce jour-là. » Ces adversaires ne s’y trompent pas : en appelant à cette purification, Jésus se pose assez clairement en Messie, d’où leur exigence de clarification. Mais St Jean va beaucoup plus loin. D’abord en distinguant deux parties du Temple : l’ensemble de son enceinte, qui comporte plusieurs parvis qui ont chacun un rôle précis, et le Sanctuaire lui-même, le Saint des Saints, ce qu’il y a de plus précieux, lieu du sacrifice et la résidence de la Divinité. Il purifie le Temple et se désigne Lui-même comme le nouveau sanctuaire. On sait par l’étude des coutumes de l’époque que la présence des changeurs dans l’un des parvis les plus extérieurs n’était pas permanente : elle avait lieu 3 semaines avant Pâque pour permettre aux pèlerins de s’acquitter de l’impôt sur le Temple, et aussi pour offrir les sacrifices de la Pâque. Mais s’attaquer aux commerçants du parvis, c’était partir en guerre contre les autorités qui cautionnaient ce trafic lucratif aussi pour elles. Jésus scelle ainsi sa destinée finale. Dévoré de l’amour de son Père, Il balaye tout ce qui gêne l’authentique amour filial. Il chasse tout ce qui est désormais inutile. Et de fait, que pouvons-nous offrir à Dieu qui soit digne de Lui, en dehors de son Fils Bien-aimé ? Il y a non seulement à purifier nos intentions, qu’on pourrait qualifier de plus ou moins commerciales, mais la manière de Lui offrir le peu que nous pouvons. Nous sommes dans cette faiblesse que St Paul confesse, qui appelle la folie de l’amour de Dieu qu’est la croix. C’est son Corps malmené jusque là qui est le vrai Temple, la Maison du Père, qui nous dit son amour infini. Symboliquement, on peut dire que l’histoire l’a réalisé depuis lors : l’esplanade du Temple est déserte, et le Saint Sépulcre est un peu plus loin, hors des anciens murs, le vrai sanctuaire où les chrétiens de toutes confessions viennent prier en foule. Pour aboutir à la foi, on ne peut en rester aux signes ni même aux lieux : il est nécessaire d’aller jusqu’à la personne de Jésus, désormais vivant, ressuscité. Cette foi se développe par un va-et-vient entre ce présent éternel de la rencontre avec Lui et le souvenir, ou méditation active de l’Ecriture qui parle tout entière de Lui. Elle accompagne tout geste liturgique pour nous faire entrer dans le Sanctuaire éternel. Dans ce désir, hâtons-nous vers les fêtes pascales et la joie de sa présence.

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3ème dimanche Carême A 19 mars 2017
Dieu est toujours prévenant. Lui qui est au-dessus du temps, Il voit à l’avance ce dont nous avons besoin et Il nous presse à tout instant à répondre à son amour. C’est le propre de la miséricorde de ne pas attendre qu’on ait besoin d’elle, mais d’être déjà là avant même que nous pensions à elle.
La samaritaine est comme la floraison inattendue d’un flot de grâces qui avait déjà jailli dans le désert de l’exode, et cette grâce lui est offerte presque sans qu’elle s’en rende compte, au moins au début. En effet, quel épisode plus banal que celui de cette femme qui vient au puits à une heure où elle est sûre de ne rencontrer personne ? Elle est assez mal vue pour ne pas vouloir risquer remarques blessantes, sourires méprisants ou froide indifférence. Celui qu’elle rencontre ne mérite à ses yeux même pas un regard. S’il ne lui avait pas adressé la parole, elle aurait sans doute fait comme si elle n’avait vu personne, et tout en serait resté là. Comme un autre personnage au jardin d’Eden, Lui sait qu’en principe, une femme est touchée quand on lui adresse gentiment la parole. Mais Lui n’insinue rien, Il demande. Se faire dépendant de l’autre est toujours valorisant pour lui : le Verbe de Dieu par qui tout a été fait mendie un peu d’eau à celle qui peut en puiser pour son ménage.
Première grâce : tu peux faire quelque chose pour moi. Elle aurait pu l’envoyer promener : autre chose à faire, et qui est-Il, ce juif qui est de ceux qui nous méprisent ? Or, elle prend la peine de répondre : 2ème grâce. C’est une grande chose que de parler avec Dieu, même quand on ne sait pas que c’est Lui. Il voyage souvent incognito, et nous sommes assez épais en matière de relations. La demande rebondit aussitôt : c’est Lui, maintenant, qui lui offre ce don qui dépasse tout ce qu’elle peut imaginer : 3ème grâce. Dieu est toujours plus généreux qu’on pensait. Nos demandes sont le plus souvent au ras des pâquerettes. Or, nous sommes faits pour plus et mieux. Elle est assez fine pour entrer dans la danse et commencer à découvrir ce monde inconnu : 4ème grâce. Il a déposé en elle l’envie de ce plus, alors qu’elle se traînait dans ses aventures sentimentales. Jusque là, la terre ne lui avait offert que ça, et elle semble bien être sous l’emprise de ce que les anciens nomment acédie, ce dégoût de tout, de Dieu en particulier, qui détruit l’énergie même de l’agir en lui faisant perdre son orientation vers Dieu. On peut penser que si elle commence à faire son ménage à midi, c’est parce qu’elle ne s’est pas levée aux aurores ! Et St Thomas, à la suite des Pères, précise bien que l’acédie est une maladie de l’amour, un péché contre la charité : que nous en ayons conscience ou non, chaque acte que nous posons contient en lui cette orientation vers le bonheur qui est l’union à Dieu. En nous dégoûtant d’agir, cette paralysie de l’action qu’est l’acédie nie donc notre dynamisme le plus profond. Et c’est pourquoi on la met en tête des péchés capitaux, qui entraîne tous les autres : quand on a plus le goût de vivre, on fait n’importe quoi pour pallier à ce vide. La femme est désormais accessible à une autre parole de ce prophète inattendu : parlons adoration, justement ! Encore une grâce qui fait que l’eau a pénétré jusqu’au fond de cette âme pécheresse, l’a purifiée d’un coup, l’a réorientée vers l’essentiel qui est Dieu révélé en Jésus Christ. Du coup, 6ème grâce : elle devient apôtre sans attendre. Sa pénitence a déjà été de ne pas biaiser par rapport à sa situation et à son péché. Elle sait qu’elle ne risque même pas de se faire mal voir, on est tellement au-delà de ça ! Cette 7ème grâce est en fait celle qui détermine tout dès le début : ne voulait-Il pas sauver cette âme, comme toutes les autres, puisqu’il n’est venu que pour cela ? L’Eglise a toujours considéré que les moindres de nos pénitences, généreusement consenties, sont comme la possibilité d’accompagner pour quelques pas le Fils bien-aimé faisant pénitence à notre place à tous. De fait, ce n’est pas parce que nous sommes bons que le Christ est mort pour nous. Qui aurait idée de mourir pour un ennemi ? Eh bien, Dieu seul, justement ! Dès avant sa mort, Il nous appelle ses amis.
Allons au puits, buvons l’eau qui jaillit en vie éternelle. Il nous l’offre chaque fois que nous nous arrêtons au plus chaud du jour, alors qu’Il nous donne l’exemple de cette juste fatigue de midi où Il prend le temps de s’asseoir sur la margelle du puits, juste milieu entre la complaisance paresseuse du fatigué éternel du matin et l’activisme orgueilleux de l’éreinté du soir. C’est la seule fois dans l’évangile où on dit qu’Il est las, Lui, Dieu inlassable venu dans notre chair : Il prend le temps et les moyens de repartir bientôt parce que la moisson n’attend pas, et que même là, Il a trouvé le moyen d’y engager une fille de Dieu qui ne se souvenait plus de sa dignité.

4ème dimanche de Carême B 10 mars 2024
En ce dimanche où le rose des ornements est comme l’annonce de l’aurore de Pâques, la lumière grandit depuis la page sévère du livre des Chroniques : la colère de Dieu est l’argument ultime quand tous les autres ont fait échec, et il serait blasphématoire de penser que la vérité et la justice puissent être bafouées sans réaction de la part de Dieu. Mais il est tout autant impossible de concevoir une justice divine dont la miséricorde serait absente. Toutes les qualités qui dans l’esprit humain sont fragmentées et opposées se rejoignent parfaitement dans la perfection divine. Le premier et le dernier mot de l’agir divin est toujours un amour inconditionnel, mais cette constante se heurte à forte opposition de la part de cette humanité cabossée sur laquelle Il ne cesse de se pencher. Les aléas de l’histoire sont en grand ce que chaque personne vit dans le secret du cœur, et la conversion est un ouvrage à reprendre sans cesse sous peine de régresser.

Le carême est chaque année un temps béni où nous mettons tout en œuvre pour nous réorienter résolument vers la lumière qui sera la bonne nouvelle de Pâques. Dans l’évangile, nous voyons les foules attirées par cette lumière qui est le Christ : « Je suis la lumière du monde… » Ses paroles appuyées par les miracles ont partagé les auditeurs en trois catégories : il y a ceux qui se laissent toucher, croient sans hésitation d’une foi profonde et durable ; ceux qui L’accusent d’être un démon, ni plus ni moins, et dont la haine ne désarmera pas. Et comme souvent, la majorité est en ballotage, partagée entre un attrait pour le merveilleux et une confiance sans engagement : cette foi ambiguë a du mal à se décider vraiment, et d’un certain côté, on le comprend. Nous-mêmes en sommes un peu là à nos heures : il est difficile de faire confiance pour de bon et sans conditions. Un bon exemple de ce genre de croyant dans l’évangile est Nicodème : l’évangile de ce dimanche est une partie de la réponse de Jésus à ses interrogations. Il est vraiment l’un de nous, ce Nicodème, et sympathique à cause de cette proximité. Il est docteur en Israël, donc bien placé et documenté pour voir que Dieu est avec ce Jésus qui fait parler de Lui ; il ne va pas jusqu’à reconnaître que Dieu est en Jésus et que Jésus est Dieu. Il est encore dans la nuit et il cherche la lumière, c’est pour cela qu’il vient Le trouver. Il est à la fois proche de Jésus et loin de Lui. Sa bienveillance ne va pas jusqu’à l’adhésion sans condition mais il sera parmi les membres du Sanhédrin qui seront au jardin lors de la sépulture de Jésus. On ne sait rien de plus ensuite. Il y en a qui malgré leur bonne volonté restent au seuil du mystère : quelle surprise doit être la leur quand leurs yeux s’ouvrent sur la lumière qu’ils n’ont pu accueillir de leur vivant !

Ce qui est beau dans cette rencontre, c’est que Jésus le prend là où il en est dans sa démarche. Il ne force rien, ne veut pas le convaincre à tout prix. Il le presse de choisir entre la lumière et les ténèbres, mais Il ne peut le faire à sa place. Toute âme est pour Dieu d’abord un sanctuaire qu’Il est le premier à respecter, même dans ses lenteurs et ses obscurités. C’est l’une des grandes délicatesses de Dieu que sa patience qui n’a pas la même notion du temps que nous, heureusement. Comme Nicodème, nous voudrions peut-être que la rencontre avec la Lumière chasse entièrement et définitivement toute ténèbre. Or, le Fils de Dieu ne s’est pas incarné pour nous offrir le salut au bout de l’histoire, ou comme une solution facile à nos problèmes, là, tout de suite, maintenant. Ce qu’Il veut nous offrir est entre la transfiguration et la croix, qui est plantée au milieu de l’histoire des hommes, au cœur d’un monde dévoré de conflits et de misères. Il sera mis à mort par le monde qu’Il est venu racheter. Il ne délivre pas de la misère humaine à coup de miracles éclatants, même s’Il en a fait quelques-uns, mais ils ne sont que signes d’une transfiguration des yeux et des cœurs. Ceux qui accueillent ces moments de lumière ne peuvent ensuite les oublier, spécialement aux heures les plus sombres. Nous sommes ainsi liés à toutes les misères du monde, solidaires de toutes les souffrances qui nous étreignent, mais notre regard de foi nous les fait voir à l’ombre de la croix qui est le premier signe de la gloire. Il nous donne juste assez de lumière pour que nous ne doutions jamais de son existence, même quand tout est sombre. Que Jésus transfiguré et crucifié purifie nos yeux et remplisse notre cœur de son amour pour que le monde accède à la lumière qui ne s’éteint pas.

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4ème dimanche de Carême A 19 mars 2023
Pourquoi ? A qui la faute ? Ces questions sont parmi les plus cruciales de la vie de l’homme sur la terre. Le carême qui nous achemine vers le mystère pascal vécu par Jésus Fils de l’homme et Fils de Dieu n’est en somme que le désir, non pas de répondre à ces interrogations fondamentales, mais de soulever un coin de voile du mystère qui taraude la condition humaine. L’aspiration au bonheur que Dieu a déposée en nous est sans cesse contrariée par une infinité d’épreuves et de souffrances, en nous et autour de nous, qui nous font douter de la bonté de Dieu : s’Il est si puissant, pourquoi nous laisse-t-Il ainsi patauger sans intervenir ? Ce scandale en éloigne beaucoup de la foi, hier comme aujourd’hui.

Dès les premières pages de la Bible, on s’est interrogé sur ce problème du mal. Quand Dieu crée, Il ne peut que créer du bon et du bien : « Dieu vit que cela était bon » est le refrain qui scande le récit de la création. C’est la liberté de l’homme, que Dieu a eu l’audace de mettre entre ses mains, qui a causé cette tragédie obscure des origines de laquelle découlent les catastrophes qui couvrent la terre. Nos actes ont donc des conséquences que nous ne mesurons souvent pas et qui ne sont pas de la responsabilité de Dieu, même s’Il tient au final tout en sa main. La question des apôtres a donc quelque chose de juste : s’il y a souffrance, il y a faute, péché, refus de Dieu : oui, mais les coupables ne sont pas ceux qu’on croit au premier degré. S’il y a rencontre avec cet aveugle, c’est pour que Jésus puisse montrer que le pire n’est pas d’être privé de la vue du corps, mais qu’Il pourra ainsi lui ouvrir les yeux de l’âme. Le film Le grand silence qui présente la vie des chartreux se termine sur une scène magnifique. C’est une rencontre avec un moine aveugle. Il explique avec une grande paix que d’être né aveugle est la grande grâce de sa vie : « Ce fait m’a tourné d’emblée vers la vie intérieure, m’a empêché d’être fasciné par des futilités, m’a fait rechercher les réalités invisibles… » La souffrance, quelle qu’elle soit, quand elle est portée dans l’amour, devient l’occasion de quelque chose de plus beau que ce qu’aurait été l’innocence du paradis terrestre sans cette réalité mystérieuse qui ne nous laisse pas tranquilles : ça fait apparaître dans le monde de grandes lumières que nous n’aurions pas recherchées autrement. Jacques Maritain dit à propos des saints : « La souffrance était la signature de leur amour. » Jésus, librement, prendra sur lui toute cette souffrance, en concentré, non pour l’éliminer, mais en lui donnant une mystérieuse grandeur, une dignité extraordinaire : « Vraiment, cet Homme était Fils de Dieu ! » dira le centurion au pied de la croix.

Jésus, donc, se sert de la boue faite avec sa salive pour guérir l’aveugle, nous signifiant par là qu’Il veut avoir recours, non pas seulement à la puissance de sa parole, mais par ces signes visibles qui conviennent à notre nature incarnée qui a besoin de voir, d’entendre, de sentir et de toucher. Et Il est l’Envoyé, avec majuscule, pour illuminer le monde en attendant de le transfigurer. L’eau de la piscine de Siloé sera le point de départ d’une ouverture, non seulement des yeux de l’aveugle, mais de la foi en Jésus. Il va être mis en demeure de trahir Jésus, parce qu’il sera attaqué de toutes parts, ou de le confesser, en assumant cette opposition, malgré la contradiction. En ayant ce courage, il devient très grand.

Les pharisiens, eux, ne désarment pas. Cette hostilité se sert de prétextes, comme le sabbat, pour justifier leur refus de Dieu tel qu’Il se révèle. Ils ont une certaine idée de Dieu, mais il faut qu’Il y corresponde. Et ils comprennent très bien qu’ils refusent la lumière en s’auto-justifiant. Ils sont devenus imperméables à Dieu, ce qui est un plus grand malheur que d’être aveugle. Ils refusent même l’évidence du miracle, constaté par les âmes simples, qui sont ainsi rendues capables de traverser la croix dans la lumière. La foi permet toujours de dire : ce n’est pas Dieu, elle est libre par essence, comme l’amour. Car on peut toujours trouver des raisons qui semblent bonnes pour refuser Dieu. Lui, l’aveugle, a ouvert les yeux de la foi à la lumière qu’est Jésus. « Crois-tu au Fils de l’homme ? » Jésus avait posé la même question à la Samaritaine, Il la pose à chacun de nous, à longueur de vie. Et acceptons en bloc ce qu’Il nous donne, croix comprises, Il les porte avec nous et nous sommes sur le chemin du paradis.

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4ème dimanche de Carême B 14 mars 2021
Sacrilège et profanation : deux mots qui ne font plus partie de notre vocabulaire, dont on ne voit plus très bien le contenu et les actes qui peuvent en être la traduction. Ce sont pourtant les causes de la ruine du Temple et de la ville de Jérusalem, de la déportation et des malheurs de la population : quand les droits de Dieu sont foulés au pied, Il se ménage une compensation en justice, et cet esclavage est un repos ! Car il en va ainsi de toutes les heures sombres de l’histoire d’Israël : après avoir abandonné Dieu pour les idoles -sacrilège et profanation ! - c’est dans le dépouillement et la misère qu’on repense à Lui et qu’Il se manifeste à nouveau par miséricorde.

L’Israël d’aujourd’hui, c’est l’Eglise ; comme autrefois, elle se trouve affrontée aux contaminations d’un certain monde, fascinée par des appétits terrestres, asservie à la facilité, ce qui provoque les crises récurrentes de son histoire. Le dialogue entre le monde et Dieu n’a jamais été de tout repos ! Durant le Concile Vatican II, un observateur protestant, Oscar Cullmann, disait ceci : « Quelle est la cause de la crise actuelle ? C’est une dégradation de la foi. On aggrave cette crise quand on cherche la cause ailleurs. Ainsi on se rend responsable de la sécularisation du monde moderne et sa transformation par les prestigieux progrès techniques… Les vieilles structures de la foi ne seraient plus aptes à répondre aux exigences de ce monde. Mais sous ce rapport, notre situation n’est pas aussi exceptionnelle qu’on le dit et ne justifie aucunement qu’on modifie la prédication jusque dans son essence. Il faut se rappeler toujours à nouveau que la prédication de la croix a été de tous temps un scandale pour le monde… Si la crise de la foi est manifestée et aggravée par la capitulation devant le monde, les chrétiens doivent retrouver le courage et la joie de prêcher ce qui est « folie » pour le monde, la foi dans ce qui a été accompli par une autre, Jésus-Christ… C’est alors seulement que nous aurons quelque chose à annoncer au monde… et alors il nous écoutera. A l’intérieur des Eglises, nous créerons, non pas une agitation qui est le contraire du Saint Esprit, mais un enthousiasme sain au sens étymologique du mot.» Excusez la citation un peu longue qui me paraît d’une lucidité et d’une actualité impressionnantes.

Voilà ce qui nous est proposé en ces jours de préparation à Pâques: comme le serpent qui donnait la mort a été transformé par Lui en symbole qui rendait la vie, la croix qui était cet horrible instrument de mort devient le moyen par lequel la mort elle-même est vaincue. Par leur refus de l’amour, les hommes ont vidé la mort de toute trace d’amour, ce qui a été signifié par le supplice de l’Innocent. En entrant dans cette mort, Jésus a injecté à nouveau l’amour dont Il était rempli en notre humanité qui l’en avait privé. Le propre de l’Eglise, à sa suite, c’est d’être protégée en étant vaincue : elle est l’Eglise des saints et des martyrs. Tous les habitants de la terre adorent la Bête, les saints sont vaincus, c’est ainsi que se joue la constance de la foi. L’Eglise sera toujours victorieuse en étant vaincue : le vainqueur est celui qui est humainement perdu. Il n’est pas donné aux témoins de vaincre par leur propre force, mais sous un vêtement extérieur de mort, l’Eglise vit déjà de sa participation à la gloire de l’Agneau immolé.  Si nous voulons bien Le rejoindre là, en croyant ce que Dieu fait vraiment, la mort sera vaincue et l’amour triomphera. Nous vivons seulement pour que se rende présent en nous, de génération en génération, le mystère de la mort de Jésus qui est vie pour le monde. Ma foi d’aujourd’hui me place déjà dans cette victoire de l’amour : chaque jour présent prépare mon dernier jour, parce que la ferveur de ma foi a une importance vitale non seulement pour moi, mais pour beaucoup d’autres qui seront attirés par le serpent de bronze, cette histoire apparemment farfelue qui désigne par avance le retournement dont nous avons tant besoin dans la situation de mort où nous sommes. Rien n’est jamais perdu pour Dieu, mais il est urgent de voir les événements dans sa lumière, car c’est cela la foi : « Qui croit en Lui échappe au jugement, et qui ne veut pas croire est déjà jugé ; celui qui agit selon la vérité vient à la lumière. » C’est là le contraire du sacrilège et de la profanation : Dieu en tout, partout et pour tous ! Et c’est la victoire de notre foi avec le Fils Bien-Aimé.

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4ème dimanche de Carême A 22 mars 2020
« Réveille-toi, ô toi qui dors, et le Christ t’illuminera. » Ce modeste témoin de la liturgie primitive, cité dans l’épître, a été repris dans certains rituels de profession monastique, alors que le futur profès est prosterné, parfois sous un drap mortuaire, attendant une résurrection. Vie et mort, de fait, s’entrecroisent dans toute vie, mais notre vie monastique est de manière particulièrement exclusive et intensive une mort à soi-même pour une résurrection, une plénitude de vie qui anticipe la vie éternelle à laquelle nous sommes tous appelés. Après l’évangile de dimanche passé, nous voici donc bien en chemin vers Pâques, qui aura cette année une résonnance particulière. En ces jours d’épreuve, les moindres paroles de l’évangile et de l’Ecriture prennent un relief saisissant. Ainsi, notre épisode d’aujourd’hui commence par une question cruciale, sur laquelle nous butons nous aussi, et plus que jamais : à savoir quelle est l’origine du mal, son sens, et le lien entre mal et péché. Soudainement aussi, peut-être que beaucoup de nos contemporains retrouvent la dimension religieuse de ce drame. Quatre causes sont évoquées ici en quelque mots : les fautes personnelles (elles méritent un châtiment, pour que justice soit faite), les fautes antérieures (mais ici on ne voit pas comment, puisqu’il est né aveugle, ce qui pose le problème de la souffrance innocente, chez les enfants, par exemple), la faute des autres et des parents (mais les prophètes ont dit : pas jusqu’à la 3ème ou 4ème génération, c’est fini !), tout cela donc nous dit qu’il y a une solidarité dans le mal comme dans le bien, et enfin la 4ème cause, plus mystérieuse encore que les autres : la manifestation de la gloire de Dieu (chez Job, entre autres)

Laissons de côté la guérison et l’enquête minutieuse qu’elle occasionne, qui n’aboutira qu’à l’endurcissement des pharisiens et le renforcement de la haine -nous sommes proches de la Passion. Et parlons du péché, puisque nous sommes dans les grands nettoyages de Carême et l’élan d’une conversion toujours à reprendre. Eh oui : le péché est-il si grave qu’il « mérite » qu’on soit aveugle de naissance, qu’une épidémie fasse de si nombreuses victimes et bouleverse la terre entière, qu’un Innocent meure atrocement aux portes de Jérusalem, la Ville Sainte ? Décidément, Job a raison : c’est pas juste ! Et on est coincé entre une responsabilité personnelle, car nous sommes tous capables de faire le mal, et ça a des conséquences dont nous sommes souvent inconscients ; mais elle est toujours limitée, à mesure d’homme, peut-on dire ; et une responsabilité réelle tout de même, sinon il n’y a plus de liberté. Car le péché, c’est justement de mal user de cette liberté qui est le cadeau le plus précieux de Dieu, là où nous pouvons Lui ressembler le plus. Dieu est souverainement libre, mais Il est en même temps le Souverain Bien, et Il nous fournit en même temps les moyens de vivre de Lui. On ne comprend pas ça au terme d’une méditation abstraite, philosophique, sur l’Essence de Dieu, mais par une rencontre qui se propose à nous : « Crois-tu au Fils de l’homme ? » et qui nous fait tomber à genoux : « Oh oui, je crois, mais augmente ma foi ! » Depuis le péché originel, la machine du monde s’est détraquée, et tous ne peuvent que payer solidairement la facture. L’aveugle-né, c’est vous, c’est moi : nous sommes faits pour contempler Dieu, et nous ne savons même pas quel visage Il a ! Les ténèbres nous cernent et nous désirons la lumière. En fabriquant ce collyre – la poussière de la terre et la salive du Fils de Dieu- Jésus envoie l’aveugle se laver à la piscine de Siloé, juste le temps d’attraper la foi. Car rien ne se fait sans l’adhésion entière de la foi, et par elle tout devient possible. L’eau de la samaritaine ne cesse de couler, et le Messie est venu pour inverser le courant du paradis perdu. Ceux qui L’accueillent voient désormais où est leur plus grand Bien, au-delà de toutes les épreuves et de la mort elle-même. « Tout ce qui apparaît ainsi devient lumière. »

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4ème dimanche de Carême C 31 mars 2019
     Qui ne connaît le célèbre tableau de Rembrandt qui met en scène le retour du prodigue ? Ce père à peu près aveugle, qui pose ses deux mains sur les épaules de ce fils perdu, en loques, dont on ne voit pas le visage, mais seulement la tête rasée comme un bagnard (ou comme un moine ?). Le pied gauche est marqué de cicatrices, le droit porte un reste de sandale déchirée. Le seul signe de dignité qui lui reste est une dague à la ceinture : même comme mendiant et proscrit, il est encore le fils de son père. Sa tête est une tête de bébé qui semble sortir du sein maternel : c’est de fait, le retour dans le sein du père, dont une des mains est presque féminine - il est à la fois père et mère. Paradoxalement, ce jeune homme misérable, c’est l’Agneau de Dieu, le Christ qui a pris sur Lui tous nos péchés. Lui aussi a quitté la Maison du Père en s’incarnant, et Il y est retourné en ressuscitant pour nous emmener avec Lui. Le tableau est donc une synthèse de l’histoire du salut. La lumière douce et cachée qui émane du Père est la lumière de gloire qui nous attend tous. Pourtant, l’extase n’est pas totale : il y a en arrière-fond quatre personnages énigmatiques qui contemplent le revenant. Leur regard critique d’observateurs prudents ne se mouille pas : on ne peut pas croire trop vite à un happy end. Parmi eux, il y a un dont l’air sévère et distant désigne comme le fils aîné, ce qui contredit l’évangile, qui dit qu’il est aux champs quand le galopin revient. Il regarde le père, mais sans joie. Le dialogue n’a pas encore eu lieu, mais on peut déjà augurer qu’il sera houleux. Il est debout, sans avoir l’intention de faire un pas, il n’exprime aucun accueil : « J’attends pour voir ! » Il domine tout le côté droit, avec un grand espace jusqu’à la scène importante, plutôt sur la gauche. Il exprime une tension pas résolue, chacun est sur sa rive. Pourtant, il ressemble beaucoup à son père : la même cape rouge, il est barbu, son visage est lumineux. Mais il y a aussi des différences : il est debout, raide, tout en longueur, accentué encore par le bâton ; le père est penché, sa cape est ouverte, accueillante, ses mains sont étendues, touchant les épaules du prodigue. Sa lumière rayonne sur le fils, alors que l’autre est incapable d’entrer dans la lumière. Dans le tableau, le contraste fête-ténèbres, Rembrandt l’a exprimé seulement par la lumière : il n’y a ni maison, ni paysage, ni serviteurs. Il semble plus facile de rentrer à la maison après une fugue d’adolescent écervelé que de parler après une colère froide qui couvait depuis des années : nous avons tous nos recoins sombres de l’âme… Le fils aîné n’est pas encore cassé, à genoux ; mais il est captif, lui aussi, et le Père l’invite à la libération. L’interprétation de sa réaction future appartient au spectateur : « Et toi, que feras-tu à sa place ?... » Mais le personnage central du tableau, en cela très fidèle à la parabole, c’est le Père. Le prodigue, le généreux, c’est lui, et non le petit flambeur. Son amour compatissant, poignant, est signifié par chaque détail : la posture, l’expression du visage, la couleur des vêtements, le geste pacifiant des mains. C’est un vieillard à demi-aveugle, fragile et puissant, aux confins de l’humain et du divin, à la fois jeune et vieux, d’une vérité totale et totalement incarnée. Rembrandt aime les vieillards, il est fasciné par leur beauté intérieure ; il est aussi fasciné par les aveugles, qui sont les véritables voyants. Il voit son fils avec le regard intérieur du cœur, comme par ses mains, en un geste de bénédiction, ne baissant les bras que pour les laisser reposer sur les épaules de ce fils à ses pieds. Ici le père fatigué et le fils épuisé se retrouvent, ils trouvent ensemble le repos du pardon. Ces mains sont le relais de celles de Dieu qui nous accueillent de notre naissance à notre mort. Celle de droite est une main de travailleur, forte et musclée, qui couvre une bonne partie de l’épaule. L’autre est raffinée, douce et tendre, elle ne tient ni ne saisit. Elle est du côté du pied nu et blessé, elle protège le côté vulnérable, alors que l’autre encourage le côté fort, encore sain. La grande cape rouge a une forme d’arche, comme une tente pour le voyageur fatigué. Douleur, désir, espérance, attente patiente se conjuguent en une synthèse contrastée. On en finit pas de scruter ces détails qui nous disent magnifiquement l’amour inconditionnel du Père des cieux face à toute misère, sous quelque forme qu’elle se manifeste. Nous sommes décidément entre bonnes mains, pourvu que nous les laissions poser sur nos épaules. Allons-nous enfin nous laisser aimer par ce Père et L’aimer un peu en retour ? La parabole reste inachevée, et cela veut dire que c’est à nous de lui donner, chacun à notre manière, une conclusion qui réjouisse son cœur. Entrons dans la fête éternelle qu’Il nous prépare dès aujourd’hui.

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4ème dimanche de Carême B 11 mars 2018
     Le texte de l’évangile que nous venons d’entendre nous est proposé par la liturgie de manière abrupte, presque absolue. On ne précise pas où il se trouve dans le 4ème évangile. Or il est une réponse à quelqu’un qui est venu interroger Jésus : c’est Nicodème, un pharisien, membre du Sanhédrin, maître en Israël. Cette personnalité brillante a quelque sympathie pour ce jeune rabbi, mais on ne peut arriver à dire s’il est vraiment détaché des préventions du milieu à son endroit. Il lui rend visite de nuit, comme s’il avait un peu peur que ses œuvres ne soient vues au grand jour par ses collègues. Parti dans la nuit, il se trouve en face de la Lumière, mais n’arrive pas à la voir. Plus la lumière est grande et vive, plus celui qui la refuse s’enfonce dans les ténèbres. De fait, beaucoup de notables partageront cette attirance -on pourrait même parler de fascination- pour Jésus, sans pour autant franchir le seuil de la vraie foi. Ce refus est un drame : il aboutira à la haine totale qui condamnera le Christ à mort. L’enjeu de la foi a donc quelque chose à voir avec la vie et la mort. Ce drame, c’est que ces gens, à l’instar de Nicodème, connaissent quelque chose de Jésus ; ils ne peuvent plus reculer, désormais, et faire comme s’ils n’avaient rien vu. Ils ne peuvent que se prononcer pour ou contre Jésus, l’accueillir ou le rejeter.

     Or, Dieu veut que l’homme vive, et pas seulement d’un bonheur limité à quelques années sur la terre. Il ne veut pas condamner le monde, mais le sauver, et pour cela, ne lésine pas sur les moyens : Il donne son Fils unique, Lui qui n’est pas un symbole inerte comme le serpent de bronze de Moyse. Il est le salut, l’amour en Personne. Et la courbe du discours monte, monte toujours : « Ainsi tout homme qui croit en Lui ne périra pas, mais obtiendra la vie éternelle. » C’est bien cette foi qui n’a pas pu atteindre Nicodème : reconnaître et accepter l’acte d’amour le plus inouï, selon un plan qui n’est vraiment pas le nôtre. C’est à une option fondamentale que le texte invite en définitive, et ça ne se fait pas sans un combat intérieur dramatique, pour chacun de nous, selon notre mode personnel et incommunicable : on n’est pas sauvé par procuration ! Par delà toutes les techniques, idéologies, philosophies dans lesquelles les hommes mettent leur salut, Jésus se donne comme la seule réponse vraie et définitive. Le mystère de Jésus est un mystère du ciel et de la terre, d’élévation et d’abaissement, de glorification et d’incarnation. Le critère que donne St Jean, pour voir clair –on ne saurait mieux dire- c’est la Lumière : notre salut ne dépend pas de nos bonnes œuvres, du bien que nous pouvons faire, mais de notre attitude foncière face à la lumière, ce qui n’est pas sans rappeler le péché des origines, avec l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

La lumière est le premier acte de la création, et pour nous, ce n’est pas une idée lumineuse, une sagesse élevée, mais une Personne : Je suis la Lumière du monde. Il invite à croire qu’en Lui se trouve quelque chose de plus que dans les autres hommes. Nul autre n’a osé s’offrir avec une telle prétention, présentée en plus sous des apparences si humbles. Donner sa vie en étant élevé de terre sur la croix, comme un pauvre et un condamné, tel est le signe de l’amour suprême auquel nous sommes invités à croire. Toute personne est affrontée un jour ou l’autre à ce choix : se prononcer pour ou contre une vie qui soit conforme à celle que Jésus a menée ici-bas. C’est alors le combat des Nicodème de tous les temps. Puissions-nous, malgré la faiblesse de notre foi, laisser transparaître un peu de cette lumière, afin que ceux qui sont attirés par le côté humain de Jésus et de ses disciples puissent en percevoir la source.

 

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4ème dimanche de Carême – 26 mars 2017
Est-ce vraiment pour ses beaux yeux que Dieu choisit ce petit dernier, fils de Jessé auquel personne n’avait pensé, même pas son père, pour être l’élu qui devait devenir le premier roi d’Israël ? De plus, il a les cheveux roux, ce qui était pour les sémites une sorte de malédiction, un poil de carotte souffre-douleur qu’il valait mieux ne pas mettre en difficulté devant autrui, fût-il prophète. Et le prophète lui-même apprend qu’il ne connaît pas tellement les pensées et les préférences de Celui qu’il sert : ce gamin qui n’est bon qu’à garder les bêtes devient subitement l’homme qui convient pour la plus haute tâche en Israël. Dieu a de ces idées ! Et cet aveugle autour duquel se bâtit une saga qui en fait un héros encombrant pour ses parents, mal pris face aux pharisiens qui n’aiment pas ce genre de publicité parce qu’elle met en lumière ce jeune rabbi qui leur fait de l’ombre, c’est le cas de le dire. Nuit du péché, aveuglement, vue clairvoyante de Dieu et myopie des hommes, tout cela s’entremêle inextricablement et renvoie aux choix de Dieu passablement déroutants, qui convergent sur Jésus dans la profondeur de son mystère humano-divin, Lui qui est la lumière du monde venu nous arracher à la nuit de la mort.
Rencontrons d’abord avec Lui cet aveugle de naissance. Puisqu’il est né comme ça, il ne sait même pas ce que veut dire: voir. Comme les infirmes de cette sorte, peut-être qu’au fond, ça ne le gêne presque pas : ils développent les autres sens pour compenser celui qui manque et l’entourage les aide à vivre au mieux avec ce que les autres considèrent comme une limite. Sans doute pensait-il finir ses jours ainsi : de fait, il ne demande rien et c’est à cause des questions des autres, sur le sens de cette infirmité, que Jésus le guérit. Le détour par la piscine de Siloé, tout comme la boue que Jésus fait avec sa salive, nous oriente vers le baptême et tous ses rites annexes, dont le langage codé exprime si merveilleusement la richesse de grâces du premier des sacrements. Au fond, Jésus prend cet aveugle pour en faire comme une démonstration de l’action divine, invisible, par ces signes visibles comme ceux des sacrements. Ici, pas de dialogue avec l’intéressé, comme aux portes de Jéricho. Il obéit sans discuter : il va, se lave, revient et voit. Tout est accompli le plus simplement du monde en 4 verbes. A ce moment-là, il semble ne pas même essayer de savoir qui l’a guéri, et pourquoi. Et ce sont les autres, de nouveau, qui le poussent à réfléchir. Mais les autres, ce sont aussi les pharisiens qui, eux, savent trop bien qui est le guérisseur, et là, ça se complique ; en plus, les parents s’en mêlent, malgré eux. Il est plus courageux qu’eux, s’enhardit jusqu’à se moquer de ces spécialistes qui veulent en faire leur complice. L’illumination l’a rendu intrépide. Il estime qu’à cause de ce don ineffable, il n’a plus rien à perdre. Il est maintenant mûr pour rencontrer Jésus, Le voir, Lui parler, un peu comme ces convertis qui viennent à la foi dans une ingénuité bouleversante qui débouche sur l’adoration et un sens des choses de Dieu qui confond les habitués. Tout est dit, désormais, il est prêt pour le martyre, si cela devait advenir. Il est sorti des ténèbres sans espoir, et il évolue naturellement dans la pure lumière de la foi où tout est infiniment simple comme Dieu Lui-même. Tout cela par la force d’une grâce offerte gratuitement, pas même demandée. Il est comme David dont l’Esprit s’empare et qui connaîtra un destin tragique qui le configurera à Celui qui serait son descendant, le Messie promis. Un peu comme lui, l’aveugle guéri sera jeté hors de la synagogue et comme mené aux portes de l’Eglise.
L’apôtre a donc raison de nous exhorter à être fils de lumière. Nous aussi, le Seigneur est venu nous chercher sans que nous Lui demandions rien, au départ. Tout est gratuit de la part de Dieu. Mais nous avons maintenant à protéger cette flamme reçue au baptême, à refuser tout ce qui risque de l’éteindre, à éviter ce qui nous ramène aux ténèbres. Alors, comme l’aveugle, nous deviendrons nous-mêmes lumière, en suivant Celui qui demeure à jamais la Lumière du monde.

5ème dimanche Carême B 17 mars 2024
St Jean nous relate aujourd’hui le dernier des entretiens de Jésus avec la foule des juifs. Nous sommes à la veille de la Pâque, qui a attiré à Jérusalem de nombreux pèlerins, parmi lesquels ces deux grecs qui abordent Philippe et André, les deux apôtres qui portent un nom grec, ce qui laisse supposer qu’ils connaissaient assez cette langue pour servir d’interprètes. L’occasion Lui est ainsi donnée de laisser entrevoir la suite des événements que nous fêterons bientôt. La comparaison qu’Il emploie fait comprendre que comme c’est une loi de la nature que la vie sorte de la mort, ainsi c’est la loi de la grâce que le salut du monde soit le fruit de la mort du Fils de l’homme. C’est en toute lucidité que Jésus est arrivé à cette heure. Il sait qu’Il n’est venu en ce monde que pour cela, et c’est la raison de cette émotion profonde qui L’étreint. Ce n’est pas seulement et superficiellement son esprit et son intelligence qui sont ébranlés : c’est l’âme en ses profondeurs qui est atteinte, mise en demeure d’accepter l’inéluctable qui signifie l’anéantissement de son être. Non seulement la simple peur de la mort, comme tout être humain, mais cette angoisse abyssale, véritablement propre à l’humanité transparente de Jésus, ce trouble particulier de Celui qui est la vie même devant l’abîme de la destruction et du mal. Il a vu comme ne esprit tout ce qui du premier jour après la chute jusqu’au dernier jour du monde, s’oppose frontalement à Dieu. A cette heure, Il est littéralement submergé par cette marée immonde, tout le pouvoir du mensonge et de l’orgueil, la ruse et l’atrocité du mal qui s’acharne à détruire la vie. Il doit prendre sur Lui ce dégoût et ce calice qu’Il faut boire jusqu’à la lie, pour qu’en Lui, tout cela soit privé de pouvoir et enfin vaincu. Les trois autres évangélistes rapporteront sa prière à Gethsémani, qui reprend de manière très semblable le même drame intérieur : « Mon âme est triste jusqu’à la mort… Père si c’est possible, que cette coupe s’éloigne de moi… cependant non pas ma volonté, mais la tienne. » La volonté humaine de Jésus doit librement adhérer à celle du Père : il en va à cette heure décisive de sa destinée et de la rédemption du monde. Tout se noue en quelque sorte au seuil de la Passion et ensuite les choses iront leur cours, selon le dessein éternel voulu par Dieu depuis les origines. En quelques phrases est résumée la mission du Rédempteur, Celui qui va donner sa vie pour ouvrir à tous les portes de la vie éternelle. Le paradoxe est que celui qui craint la mort est déjà mort, alors que celui qui accepte de voir la mort en face ne la craint plus et a déjà commencé à vivre en plénitude. La voix qui vient du ciel est la même qui s’est fait entendre au baptême dans le Jourdain et au Thabor. C’est chaque fois l’annonce de l’anéantissement et de la gloire, ensemble et inséparablement. Et elle partage les assistants entre diverses interprétations, tout comme dans les apparitions, certains voient et n’entendent pas ou le contraire. Dans une certaine mesure, la perception des sons dépend des dispositions morales de l’âme et les interprétations peuvent être influencées par l’imagination ou l’émotion. Jésus précise que ce n’est pas pour Lui que se produit cet événement : Il sait tout cela -la filiation divine, l’amour de son Père, la mission de Sauveur- de science parfaite. C’est comme un dernier appel au peuple choisi, pour qu’Il s’ouvre enfin à ce que Dieu veut et comme Il le veut. Car sa destinée dépend de l’attitude qu’il va prendre envers le Fils de l’homme, ce que manifestera la Passion tout entière. C’est le drame d’Israël et le début de l’Eglise. Heure décisive donc pour Jésus, mais aussi pour tous ceux qui Le suivent.

Il y a ainsi dans toute vie des moments décisifs qui engagent tout le reste de l’existence. Tôt ou tard, nous sommes mis en demeure d’affronter cette lutte entre la lumière et les ténèbres, entre la vie et la mort. C’est le drame véritable qui caractérise l’histoire humaine, entre les deux volontés : « Que puis-je dire ? Père, délivre-moi de cette heure… Père, glorifie ton Nom ! » C’est ainsi que Dieu se manifeste en son Fils Bien-aimé : ce Dieu qui dans l’abîme de son amour se donne dans son Fils, oppose à toutes les puissances du mal le vrai pouvoir du bien. Ainsi le déchirement de l’existence humaine est en Jésus recomposée dans l’unité de l’amour. C’est ainsi que se dévoile la vérité ultime, le jugement qui aboutit à la délivrance du pouvoir de Satan. Elle dépend de l’attitude de chacun en regardant le Crucifié. Entrons dans sa volonté de salut qui est celle du Père dans l’Esprit-Saint.

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5ème dimanche de Carême A 26 mars 2023
En revenant en Judée, après une prudente absence, Jésus allait au-devant de sa mort. Les menaces étaient réelles et les disciples Lui disent leur crainte. L’épisode de la résurrection de Lazare fait partie depuis toujours de la série des évangiles de carême. Non seulement parce qu’il se situe dans la logique chronologique des événements, mais parce qu’il est le miracle le plus éclatant de toute la série des guérisons. Il est celui qui prélude à sa propre résurrection, définitive, celle-là et qui nous concerne tous, alors que celle de Lazare est plutôt une réanimation, puisqu’il a bien fallu qu’il meure une seconde fois, à la suite du Christ et pour bénéficier en Lui de la vie éternelle.

Pour nous cependant, cette promesse finale n’est pas le seul message que nous livrent les lectures de ce dimanche. Il faut d’abord remarquer que sur Lazare, qui semble au premier abord le personnage central de la scène, l’évangéliste ne nous donne aucune information : rien sur sa maladie, pas une parole de reconnaissance, comment il a vécu cette expérience extraordinaire, ce qu’il est devenu après, rien, vraiment ! On sait seulement qu’il était au tombeau et qu’il en est sorti sur l’intervention de Jésus, son ami. La mort, la vie, quoi de plus… banal, en somme ? Ce qui est important, comme pour beaucoup de choses, c’est ce que nous en faisons, le sens que nous leur donnons, ce sens que Jésus vient nous révéler. Car nous faisons des expériences de mort à longueur de vie, de multiples façons. La mort rôde autour de nous, comme le dit St Thomas qui sent que les choses tournent mal. Il nous faut mourir à plein de choses pour continuer à vivre, et ce Lazare qui sort du tombeau en est comme un symbole.

Mais ce sont ses deux sœurs qui occupent plutôt le devant de la scène ; ce qu’elles disent, le dialogue de Jésus avec elles : voilà le plus important. Marthe est la première à venir à la rencontre de Jésus : elle est la plus active, la plus empressée. Elle parle au nom de sa sœur, mais aussi au nom de tous, en exprimant magnifiquement sa foi, qui lui est suggérée par Jésus : la foi est un don de Dieu, d’abord, mais elle est aussi notre réponse à ce don. Ce n’est qu’ensuite qu’elle va chercher sa sœur, un peu comme André et Philippe étaient allés chercher Pierre et Nathanaël. La foi est contagieuse. « Le Maître est là, et Il t’appelle. » Marie ne se lève que quand elle entend cette invitation : elle est réveillée de cette espèce de torpeur qui la tenait à l’écart. Ici, la foi n’est pas la suite d’un miracle, elle est la réponse généreuse et confiante à la révélation de Jésus et à son invitation, à sa question : « Crois-tu cela ? » Que de fois Il nous pose à nous aussi cette question et nous hésitons à répondre ! Et c’est une question de vie ou de mort, en sommes-nous au moins un peu conscients ? Car il n’y a pas de vie sans Lui, en dehors de Lui. Devant toutes les morts qui nous paralysent, Jésus est Celui qui nous dit : «Allons auprès de lui, pour le réveiller de son sommeil. » Ezéchiel parlait lui aussi à deux reprises d’ouvrir nos tombeaux et de mettre en nous l’Esprit-Saint pour que nous vivions. C’est en confessant le Christ comme Marthe, en l’attendant comme Marie dans le silence de la prière que nous pouvons revivre comme Lazare.

Il y a encore un détail qui peut nous parler à son propos : quand il sort du tombeau, il est pourtant incapable de marcher : ses pieds et ses mains sont attachés, prisonniers des bandelettes rituelles. Il est empêché de voir : le suaire lui recouvre la tête. Il faut donc que de bonnes âmes lui enlèvent ce qui concerne les morts, puisqu’il est vivant. On pourrait se demander quel est le sens symbolique de ce dépouillement ? Tant de choses nous empêchent de marcher, de laisser nos mains se dévouer, caresser, consoler, de voir et de nous laisser voir dans notre vraie réalité, d’entendre ce qui nous dérange ou au contraire nous aide à vivre … Et souvent, nous sommes incapables de les enlever nous-mêmes. Nous ne pouvons être en relation avec les autres si notre visage n’est pas à découvert, si nos mains et nos pieds n’expriment pas l’ouverture et le désir de la rencontre. Nous avons peut-être perdu jusqu’à un certain point notre véritable identité, empêtrée dans des suaires et des bandelettes qui sont comme un signe de mort. C’est là qu’il nous faut entendre la voix de Jésus qui nous dit : « Je suis la Résurrection et la Vie. » et nous laisser délier de tout ce qui nous empêche d’aller à Lui.

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5ème dimanche de Carême C 3 avril 2022
Une pécheresse : en un mot tout est dit. Aux yeux de ceux qui l’amènent, elle n’est plus que cela, même pas un être humain, un peu perdue, paniquée à l’idée d’être lapidée dans quelques instants. Vous avez déjà été dans une situation où vous réalisez que vous n’avez plus que quelques instants à vivre ? Ce droit de vivre ou de mourir, voici qu’il est remis aux mains de Jésus : quel dilemme extraordinaire, et ses détracteurs ne s’en doutent même pas ! Il est, en effet, le maître de la vie et de la mort, mais peut-être pas comme ils pensent ! Il sera Lui-même sous peu livré aux mains de ceux à qui Il laissera sur Lui droit de vie et de mort. Il faut donc revenir sur ce qui est le motif de cette condamnation, à savoir le péché. C’est donc affaire sérieuse que ce qui ne semble pas préoccuper beaucoup nos contemporains, à part peut-être sous l’angle de manifestations périphériques désagréables comme le remords ou la culpabilité : il s’agit bien là de vie et de mort, mais pas seulement pour le corps - là aussi, une dimension spirituelle de la vie qui n’a plus cours dans la mentalité ordinaire.

Quand on se décide à parler de péché, essayons de préciser un peu. Il faut d’abord distinguer cette notion de l’erreur, de la faute, de la gaffe ou de l’infraction, qui mettent le doigt sur une dimension de la vie humaine : nous pouvons nous tromper, nous sommes faillibles, plus ou moins volontairement. Ce qui fait un lien avec d’autres composantes que sont la liberté et la responsabilité. Quand un sociologue étudie la société, il découvre qu’elle ne peut fonctionner que moyennant le respect de certaines conditions, contraintes, lois qui rendent la vie possible entre gens différents. Si on sort des clous, ça s’appelle une infraction. Ce n’est pas bien de voler, de mentir, de piquer ce bien qu’est la femme du voisin, ou le mari de la voisine (parce que là, on est parvenu à une égalité remarquable, sans compter tout ce qui ne rentre pas dans ces deux catégories sexistes surannées !) Il faut d’abord comprendre que Jésus n’est pas venu nous dire de tout accepter. Il condamne clairement l’adultère : « Va, et désormais… » Il y a des interdits qu’on ne peut pas franchir sans que ça fasse du dégât et je ne suis pas seul au monde.

Mais on ne saurait en rester au niveau de l’interdit et du « pas vu, pas pris ». C’est une mentalité infantile : l’enfant pousse le bouchon et joue souvent aux interdits, et il a besoin, pour se structurer de découvrir que ce qu’on lui interdit pour son bien véritable lui fait du mal à lui aussi s’il le transgresse. Quand je mens, je vole ou je fais n’importe quoi avec mon corps qui est moi, je détruis en moi quelque chose de mon humanité. La faute est comme un ver rongeur dans le fruit - nous retrouvons ici le remords et la culpabilité qui ne nous lâchent pas comme ça. Il y a un manque dans mon être, ma volonté est déviée. L’image de Dieu en nous devient une grimace, c’est la Joconde revue par Picasso.

Le péché est encore un étage plus haut. Il s’agit ici de la relation à Dieu qui est tout entière définie par l’amour. Pour nous dire son amour, Dieu parle de ce fils qui part au loin, des vignerons homicides… Le péché coupe ou endommage la relation. Il compare aussi le péché d’Israël à l’adultère : l’humanité est comme une épouse infidèle à son époux. Et ça, ça fait mal, très mal : faire du mal à Quelqu’un qui vous aime toujours ! On n’a plus le sens du péché quand on n’a plus le sens de Dieu, c’est le drame de tant de gens ! Mais Dieu ne se résigne jamais à la rupture, la miséricorde précède nos repentirs : voilà la grande découverte à faire dans la foi. Il n’est pas dit que la femme regrettait son péché quand on l’a amenée. Mais un certain regard l’a transformée, menée plus loin, littéralement ressuscitée. Nous sommes aimés d’avance, inconditionnellement. Et Dieu sait si nous sommes capables d’en abuser ! Nous avons cette chance inouïe : Il ne se découragera jamais. Mais il attend en même temps que nous ne nous attardions pas en déchéance : il vient un moment où nous devons non seulement dire que nous avons compris quelque chose, mais montrer par des actes concrets que nous avons compris : « Va, et désormais, ne pèche plus ! » Pour se réconcilier, il faut être deux, et nous manquons souvent à l’appel, parce que nous ne sommes pas pressés. Dieu est victime de son pardon sans conditions !

Il n’est rien dit, comme souvent dans l’évangile, de ce que sont devenus ces gens que Jésus rencontre et transforme : difficile d’imaginer que cette femme aura oublié à quoi elle a échappé ce jour-là. Mais plus encore à quoi elle a été appelée dans le renouvellement de son être profond. Car, vraiment, elle n’est pas que pécheresse.

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5ème dimanche de Carême B 21 mars 2021
Quel est le vrai motif de la demande de ces grecs qui s’approchent d’un disciple pour lui demander de les introduire auprès de ce Jésus dont ils ont entendu parler et qu’ils voudraient voir de près ? Toute personne humaine est à elle-même un mystère plus ou moins fascinant -les unes plus que les autres, mais là réside une part du mystère précisément : ce qui nous attire en premier n’est pas toujours le plus profond, ni même le plus intéressant. Qu’est-ce qu’avoir la foi, sinon percer l’extérieur pour parvenir au plus intérieur, et tout au fond, parvenir jusqu’à Dieu qui est intimior intimo meo, comme dit St Augustin : le plus intime du plus intime de mon âme. En Jésus, justement, les deux coïncident parfaitement, puisque cet Homme est en même temps Dieu en personne.

L’aventure de notre vie consiste tout entière en ce pèlerinage intérieur qui va de l’extérieur des choses à leur noyau le plus profond, le plus fondamental. Notre malheur est de rester si souvent à la superficie des choses, de n’en comprendre qu’une part minime et de nous égarer dans ce qui brille sans regarder plus avant. Ce n’est pas pour rien que les prophètes parlent de l’alliance de Dieu avec Israël comme d’une union conjugale. Au premier degré, c’est un contrat comme les autres : Dieu se réserve un peuple, et en échange ce peuple se doit d’observer la Loi, ce qui plaît à Dieu. Mais les deux termes de cette alliance sont sans proportion : Dieu est infini, infiniment fidèle dans le don de Lui-même, mais l’homme est infiniment fragile dans ses engagements. Alors, Dieu met en place une pédagogie : avant de faire comprendre qu’il voulait se donner Lui-même il offre ses dons : une terre promise, une patrie, la prospérité de ce pays où coule le lait et le miel. Mais le terme de cette éducation, Jérémie l’explique dans la première lecture : Dieu met au cœur de chacun ce qui rendra possible une communion de vie, qui dépasse en tout ce que suggère une union conjugale. Car on ne se prive pas de divorcer quand on estime avoir assez donné et pas assez reçu, mais Dieu ne peut pas se résigner à ça. Il veut encore et toujours pénétrer la profondeur de notre cœur, jusqu’à le faire entrer dans le mystère du Dieu vivant. Il prépare le cœur de l’homme à recevoir ce don, Il dispose ce cœur de telle sorte qu’il devient capable d’obéir et de réaliser le sens intérieur de la fidélité. C’est en allant jusqu’au fond de son cœur qu’on devient capable d’un tel engagement. C’est pour cela que dès le premier moment de son existence terrestre, le Fils de Dieu incarné a voulu être l’intermédiaire fiable – c’est cela, être prêtre, Souverain Prêtre ! - en répondant oui à l’appel de son Père qui le conduira au sacrifice suprême et à la Résurrection, pour nous prendre avec Lui. Il s’engage dans la condition humaine en ce qu’elle a de plus profond, à savoir la souffrance et l’amour. Il réunit dans sa Personne l’infinie aptitude au bonheur qui réside en Dieu et le destin tragique de l’homme ; Il fait passer la souffrance de l’homme dans l’océan du bonheur de Dieu. La souffrance humaine est comme un flot immense qui cherche le sens de sa coulée ; Jésus l’absorbe en Lui et le fait confluer vers le fleuve qui réjouit la cité du Dieu vivant. Les rives de ce fleuve s’appellent l’obéissance et l’humilité. Il a voulu pour nous faire l’expérience de ce déchirement pour élever notre obéissance au niveau de la joyeuse adoration filiale. Car quelle est la souffrance fondamentale de l’homme pécheur, sinon d’être arraché par la désobéissance aux plénitudes intérieures que tout son être réclame ? C’est même la souffrance voulue des damnés : au plus intime d’eux-mêmes, ils sont éternellement déchirés, parce qu’ils haïssent Dieu dont ils ne peuvent pourtant se passer, parce qu’il demeure malgré tout la cause de leur être dans l’amour gratuit. L’amour de Dieu a fait l’homme assez grand pour pouvoir Lui résister dans un refus éternel. Voilà de ce que vient nous garder Jésus dans le baptême qui nous fait passer de la mort à sa Vie. Suivons donc Jésus dans sa mort, en renonçant à tout ce qui n’est pas Lui, et nous serons déjà dans sa gloire et sa joie. Le chrétien est l’homme du renoncement et en même temps de la joie et de la plénitude spirituelle : c’est là le fond des choses que la foi veut nous montrer.

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5ème dimanche de Carême A 29 mars 2020
Jésus avait fait exprès de ne pas être là lors de la maladie de Lazare. S’Il était resté sur place, nous n’aurions eu qu’un miracle de guérison comme les autres : les deux sœurs L’auraient regardé, implorantes, et Il n’aurait pas pu résister. Mais Il avait un autre plan. Il fallait que Lazare meure pour montrer quelque chose de plus. Au-delà de la détresse des deux sœurs devant cet événement qui nous concerne tous, la mort, il y a le sens de la mort elle-même, comme conséquence du péché, de la révolte contre le Dieu de la vie. Elle est cette emprise du démon sur l’homme après la chute. Mais quand Jésus guérit, Il enlève quelque chose au royaume de Satan, Il montre qu’Il reste le Maître et que cette emprise n’est pas totale. Et il y aura encore une autre manière, plus profonde, de vaincre Satan par la puissance divine. Ce sera non pas seulement d’arracher quelqu’un à la souffrance et à la mort, parce qu’elles reviendront quand même, faisant partie de la condition humaine d’après le péché, ce sera de mettre dans cette âme confrontée à la souffrance et à la mort un amour qui les transfigure. C’est cette belle parole de Claudel : « Dieu, en s’incarnant, n’est pas venu supprimer la souffrance ; Il n’est même pas venu l’expliquer ; Il est venu la remplir de sa présence. » Il y est passé le premier, Il a pris ma mort dans la sienne, par amour pour moi : comment ne Lui rendrais-je pas cet acte d’amour ? « Mon Dieu, je vous remercie d’avoir à souffrir et mourir, pour vous ressembler un tout petit peu ! » Il a laissé venir contre Lui la mort, Il a laissé la haine épuiser ses ressources contre l’océan de sa miséricorde. Le Vendredi-Saint, les ennemis du Christ étaient heureux, apaisés, et le démon était content. Enfin, on est débarrassés de ce gêneur ! Mais le mystère, c’est que la défaite n’est qu’apparente : en parlerait-on encore aujourd’hui si ç’avait été une vraie défaite ? Là commence à se bâtir la cité de Dieu et la civilisation de l’amour. Ce n’est pas la défense par la force, mais par l’amour, et c’est ce que les saints ont compris ! Jésus est là, qui pleure avec nous, et sa compassion nous montre la puissance de cet amour souffrant qui adoucit et nous conduit à Celui qui ne peut mourir. Nous sommes créés en définitive pour la gloire, et notre foi anticipe cette victoire finale.

C’est à cette foi que Jésus convie les deux sœurs, dès le moment où elles lui disent : « Seigneur, si tu avais été là… » Elles désiraient cette Présence corporelle du Fils De Dieu, qui aurait pu tout changer. Ce qu’elles n’avaient pas encore compris, c’est qu’avec Lui, tout est déjà changé : « Le Maître est là et il t’appelle. » Cette présence corporelle, elle est là aujourd’hui dans la Sainte Eucharistie. Mais qu’advient-il si nous en sommes privés ? Cela voudrait-il dire que Dieu n’est plus là, que son amour est éteint, qu’Il ne peut plus nous atteindre ? Nous sommes toujours entre le matériel et le spirituel, selon notre nature humaine, mais Dieu est au-delà, Il est plus puissant et plus présent que nous ne pourrons jamais le comprendre. D’où la question de Jésus : « Crois-tu cela ? » Le contenu de cela, c’est : « Je suis la Résurrection et la Vie. » Non pas « Je la donne ou la redonne, dans le corps seulement et pour un temps, avec la mort inévitable au bout et quand même. », non, la Vie totale et définitive. La confession de foi de Marthe chez St Jean correspond à celle de Pierre à Césarée chez St Matthieu. Jésus est le révélateur du Père, le Maître de la vie. Il nous appelle à être à la fois Marthe qui Le confesse et Lazare qui sait désormais pourquoi il vit et pourquoi il devra mourir une bonne fois dans son corps. Mais ce ne sera plus un drame douloureux : bien plutôt une aurore lumineuse et paisible. Tout a été bien prévu par Jésus, le Messie qui vient en ce monde. Vivons en plénitude la vie qu’il nous offre, et demandons-Lui de délier nos bandelettes pour que nous puissions sans crainte marcher à sa suite.

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5ème dimanche de Carême C 7 avril 2019
     Le Mont des Oliviers, c’est Gethsémani et l’Ascension : Jésus avait donc l’habitude de s’y rendre, dans ce jardin qui est loin du brouhaha de la ville, au-delà de la vallée du Cédron. Mais il n’est pas là pour être tranquille, et ce matin-là, Il est poussé intérieurement à retourner au Temple, où déjà Il avait connu quelques escarmouches avec ceux qui tiennent la place, les scribes et les pharisiens, les hauts dignitaires gardiens de la religion. Il ne s’était pas trompé : Le voici en présence de cette femme en situation délicate. Apparemment, tout est clair : elle est coupable, le fait est avéré et la sanction sans appel. Mais en fait, cet évangile bouscule l’ordre établi, il est une révélation très fine et profonde sur le sens du péché et du pardon, selon le Cœur de Dieu et pas seulement selon la Loi qui est pourtant la sienne. Alors, d’abord, le péché, c’est quoi ? On croit savoir, et en fait, souvent, on ne sait pas ou on confond : avec la bourde, la gaffe, l’erreur, comme de coller un timbre d’1fr 50 là où 1fr suffit. Quand on étudie le comportement humain, on voit qu’il n’est pas toujours conforme à ce qu’on attend de lui, à cet ensemble de règles plus ou moins variable qui régit la vie de toute société. Quand on n’applique pas ces règles, on est en infraction. Si on est malin, on peut s’arranger pour ne pas être pris en faute, mais une vie entière et pour tout, c’est pas si facile. Et ça n’exclut pas le pincement de conscience, même anesthésiée. Le mal qu’on choisit finit par nous ronger de l’intérieur, et alors comment en sortir ? C’est le drame d’un Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïewsky, par exemple : il va se dénoncer à la police d’un crime crapuleux qu’il a commis, mais il le fait avec une telle emphase qu’on le prend pour un mythomane et on ne le croit pas. Alors émerge la notion de faute : au-delà du permis et du défendu, qui est la morale élémentaire, infantile, pourrait-on dire, on peut commencer à comprendre que ce qui est interdit, si on le fait, me fait du mal à moi, en même temps qu’aux autres. Quand je mens, je vole, ou je couche avec la femme du voisin, je détruis en moi quelque chose de mon humanité, sans parler des dégâts collatéraux. Le mal que je choisis est peut-être séduisant, il m’apparaît comme un bien, mais c’est un faux bien. La pomme appétissante cache le bien et le mal qu’elle signifie. Ensuite, c’est comme un ver rongeur dans le fruit, qui entame ma volonté, crée un manque dans mon être, brouille toutes mes relations à cause du mensonge qui en est l’origine. Le péché se situe à un troisième niveau, plus haut et plus profond : il touche Dieu Lui-même, qui veut otre bien total et qui est peiné quand nous refusons de le voir par commodité, égoïsme et orgueil. Le péché commence quand on dit : tant pis ! Je fais comme si Dieu n’existait pas, au moins un moment. Le fils prodigue l’avait dit avec une grossièreté d’adolescent amputé du cœur : « Donne-moi ma part d’héritage… » Autrement dit : ce serait mieux si tu étais mort, je pourrais jouir sans entrave ! Le péché c’est faire du mal à Quelqu’Un qui nous aime à la folie. Le pire, c’est que quand c’est fait, c’est fait : impossible de tourner le film à l’envers pour le corriger. Alors, heureusement que Dieu est Dieu : Lui seul peut refaire toutes choses nouvelles, car Il est au-dessus du temps et Il ne peut faire autrement qu’aimer encore et toujours, c’est sa nature ! La merveille de la Bible, c’est que le péché ne nous est révélé que dans son pardon. La miséricorde de Dieu précède nos repentirs, la conscience crucifiante de nos limites et de notre malice. Il n’est pas certain que la femme regrettait son péché quand on l’a amenée : elle était seulement terrorisée en pensant que sa dernière heure était venue. Ce qui est certain, c’est que Jésus l’a sauvée parce qu’Il n’avait pas cessé de l’aimer, même quand elle péchait. Oui, Dieu continue d’aimer même quand on ne L’aime pas, Il ne nous déteste pas quand nous ne sommes pas aimables. Ce qui devrait peu à peu nous convaincre qu’on peut quand même essayer de ne pas Lui fendre le Cœur avec désinvolture : « De toutes façons, pas de problème, puisqu’il a dit qu’il pardonne toujours ! » On ne lutte contre la culpabilité qu’avec un désir minimal d’être un peu responsable de ses actes, et pour ça aussi il nous aide. A l’approche de Pâques, désirons ce pardon qui nous recrée à son image, c’est une question d’amour. Nous sommes pris dans nos limites, qui ne sont souvent pas innocentes. Mais Dieu nous a créés bons, et Il nous précède de sa bonté. Il est plus fort que toutes nos déchéances, pourvu que nous Le laissions un peu faire.

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5ème dimanche de Carême B 18 mars 2018
A l’heure suprême annoncée tant de fois, voici que ces grecs se présentent à l’apôtre de Galilée pour qu’il les introduise auprès de Celui dont tout le monde parle : « Nous voudrions voir Jésus ! » N’est-ce pas le désir le plus haut de tout homme : voir Dieu ! Car Dieu, c’est Celui qui fait pâlir toute autre réalité, c’est le sommet de tous nos désirs, c’est le bonheur personnifié. Comment ces païens qui adorent le vrai Dieu ont-ils compris cela ? Car il n’y a pas que de la curiosité dans leur démarche, il y a comme un pressentiment, l’idée qu’ils atteignent là leur plénitude : « Qui Dieu possède, rien ne lui manque, Dieu seul suffit. » dira Ste Thérèse d’Avila. Et pour voir Dieu, des intermédiaires sont nécessaires. Eux, ils Le connaissent déjà : se pourrait-il qu’on n’aborde pas Dieu comme ça, de but en blanc, alors qu’Il est déjà présent au plus intime de chacun de nous ?

Oui, Il est là, mais nous ne Le connaissons pas, ou si peu, le plus souvent sous la forme de caricatures. En passant par ces témoins, l’un après l’autre, c’est comme une décantation qui se fait, un désir qui se purifie, une attente qui clarifie le regard : visage après visage, on peut mieux L’entrevoir. Si on croit qu’on voit Dieu comme ça, sans consentir à ce chemin, ça pourrait bien ne pas être Lui. La suite le montre bien, et plus encore les événements qu’elle annonce. Jésus bouleversé, le monde jugé, un genre de mort que personne n’imagine ni ne souhaite, le grain qui meurt, c’est ça, Dieu ? Oui, Dieu qui accepte que son Fils perde la vie, qu’Il se fasse serviteur, pour qu’Il soit glorifié, c’est tellement paradoxal ! Et c’est le cœur du christianisme. Rien que pour ça, notre foi est vraie : ça ne s’invente pas, ces choses-là, jamais un cerveau humain n’aurait pensé à ça.

Pour St Jean, il y a deux théophanies, deux manifestations éclatantes de la gloire du Fils de Dieu : celle de la transfiguration et celle de Gethsémani, dont l’évangile d’aujourd’hui est comme une anticipation, avec la voix du ciel qui le déclare et l’authentifie. Comme Il le précise, ce n’est pas Lui qui en a besoin, mais plutôt nous, qui comprenons si mal ces choses. Et de fait, là s’éloignent ceux qui comme les foules, en resteront à une certaine incompréhension, comme à l’extérieur des phénomènes : « Cette voix, c’est un ange, un coup de tonnerre ?... » Les phénomènes qui entourent la personne de Jésus sont étonnants, et ils sont plus intéressants que sa personne elle-même. Le monde a toujours aimé le sensationnel, et ça lui suffit. Les vrais amis de Dieu veulent davantage : Le voir, Lui, Le suivre partout où Il ira, faire ce qu’Il veut, parce qu’ils savent qu’Il les a tant aimés.

La foi n’est pas seulement l’admiration de l’attitude humaine de Jésus, réduit à un modèle de comportement moral idéal, dans l’étonnement pour ses miracles, la fascination pour la qualité de sa pensée et de sa pédagogie : tout cela est encore périphérique au mystère. Par la manière d’assumer lucidement sa mort, Il ne cesse de poser question aux hommes de tous les temps et de toutes les cultures ; pour donner la vie parce qu’Il la partage en plénitude avec un Autre qu’Il appelle son Père, Il nous ouvre le ciel. La foi, c’est ce regard qui sait percevoir, dans cette mort glorieuse, une autre présence. C’est à partir de cette prise de conscience que nous pouvons imiter quelque chose de son comportement quand nous sommes affrontés comme Lui à des occasions de mort. Car ces occasions jalonnent toute vie sur la terre, jusqu’à notre propre mort : il y a tant de deuils à faire : projets, illusions, amitiés brisées ou fausses, amours déçues, revers et épreuves de toute sorte. Tout cela peut nous laisser entrevoir que la tyrannie de l’esprit du mal est déjà condamnée, vaincue dans cette élévation. Ainsi notre vie n’est jamais atrophiée, réduite et décevante, mais totalement ouverte en Lui, ce qui attire silencieusement d’autres âmes à se poser les mêmes questions et à trouver la même réponse. Les grecs d’aujourd’hui ont-ils près d’eux quelqu’un qui a déjà assez approché Jésus pour qu’il vive en eux et leur donne envie d’en savoir, d’en voir plus ? Car il ne suffit pas qu’un mystère soit proclamé pour être reconnu. C’est à nous qu’incombe cette tâche admirable et exaltante, dans la force de sa grâce.

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5ème dimanche de Carême A 2 avril 2017
La résurrection de Lazare – on devrait plutôt dire : la réanimation, car il a bien dû mourir une seconde fois pour pouvoir ressusciter pour de bon à la suite du Christ, ce qui est bien autre chose que de revenir simplement à la vie terrestre antérieure- est le dernier signe de Jésus avant sa passion. St Jean précise aussi que c’est l’occasion immédiate de son arrestation. Il y a donc quelque chose d’essentiel dans cet évangile, qui touche de près le coeur de la mission de Jésus. Les deux textes qui précèdent nous y conduisent tout droit. En effet, à quoi sert le carême, à quoi conduit la foi ? En faisant pénitence, nous prenons conscience de ce drame du péché en nous, cette séparation d’avec Dieu et ce refus plus ou moins volontaire de son amour et de sa vie. Si nous étions livrés à nos pauvres forces, nous ne pourrions que désespérer : comment remonter cette pente fatale, compenser cette offense qu’on dit infinie, reconquérir cet amour perdu ? La mort, salaire du péché, est-elle définitive et inéluctable ? Ici retentit la voix d’Ezéchiel, une voix prophétique bien avant le Christ : « Je vais ouvrir vos tombeaux. » Cette promesse fait suite à la vision des ossements désséchés, où il voit une plaine couverte de restes humains qui sont à nouveau envahis par la vie, se reconstituent pour former une armée innombrable. Il en va de même pour tout homme, mort spirituellement par sa faute, que la puissance du Dieu vivant rend à la vie, sa vie, car cette Vie est plus forte que toute décomposition terrestre. Dans l’ancienne Alliance, cela reste une promesse adressée à ce peuple en exil. Elle n’aboutira que de manière partielle dans l’histoire d’Israël. Mais elle aboutit dans l’évangile non plus de manière collective, mais personnelle. Lazare qui est relevé d’entre les morts par la voix de Jésus en est l’exemple-type. St Paul commente cette vérité de foi, en nous disant que, certes, nous sommes tous voués à la mort, c’est même la seule certitude absolue de notre vie ; mais l’apôtre a la conviction que l’Esprit, le souffle de Dieu qui nous a été donné au baptême donnera la vie à nos corps mortels. La condition, c’est de se laisser conduire, non par l’esprit du monde, ce qui est mondain et périssable, mais par cet Esprit qui est le gage de la vie future. Ce gage, c’est comme le billet d’entrée au ciel. Mais il doit à tout moment être composté par nos choix, complété par la pénitence compensatrice, au moins symboliquement, qui ne peut être que joyeuse, parce que nous allons en fait au-devant de la vie.
Il est évident que Jésus avait un plan précis en laissant mourir celui qu’il aimait. Il avait guéri beaucoup de malades, pourquoi pas lui ? Mais ça Lui donne l’occasion de se présenter comme un vrai homme devant le mystère de la mort. Il en est bouleversé au point de pleurer en public. Il est là, comme les soeurs du défunt, comme nous tous devant une tombe, prenant la mesure douloureuse de la terrible puissance de ce dernier ennemi, comme l’appelle St Paul qu’est la mort. Lui qui va au-devant de la mort, il veut la voir en face. Puis tout se précipite : en dépit des objections, il donne l’ordre d’écarter la pierre, comme les anges le feront au matin de Pâques. Ensuite, Il prie le Père : il ne s’agit en aucun cas d’un acte de magie, mais d’une force donnée parce que demandée filialement. Et enfin, l’ordre adressé au mort : « Viens dehors ! » On croyait que c’était là ta dernière demeure, eh bien non : notre demeure est dans les cieux. La puissance de Jésus sur la mort est le point final de sa mission. Mais elle ne deviendra un plein pouvoir que quand Il aura Lui-même exhalé l’Esprit vers son Père et vers l’Eglise. Alors, désormais, cette mort ne sera plus le destin final des fils d’Adam, mais la remise aux mains du Dieu d’amour de la vie éternelle qu’Il a voulue pour nous. A nous aussi, à sa suite, d’accepter de mourir d’amour, obéissants et abandonnés, en croyant de toute notre âme que sa parole dépasse la mort et la tient en échec pour toujours. Que les Jours Saints qui sont à nos portes nous fassent vivre à nouveau dans l’intensité de la prière ce qui est le coeur de notre foi et notre joyeuse espérance.

Dimanche des Rameaux et de la Passion 24 mars 2024
La liturgie de ce jour qui ouvre la Semaine Sainte commence par le cri enthousiaste des foules qui acclament Jésus comme le Messie attendu : « Hosannah au Fils de David ». Cette acclamation est en résonnance profonde avec toute l’Ecriture qui nous dit que le Messie, l’envoyé de Dieu accomplit la promesse de bénédiction de Dieu, promesse des origines que Dieu avait exprimé à Abraham : « En toi seront bénies toutes les familles de la terre. » C’est la promesse qu’Israël avait gardée toujours vivante dans la prière, en particulier celle des psaumes. Jésus est acclamé comme le béni, en qui sera bénie toute l’humanité. Dans la lumière du Christ, l’humanité se reconnaît profondément unie sous le manteau de la bénédiction divine, une bénédiction qui pénètre tout, soutient tout, rachète tout, sanctifie tout. A sa suite, le regard du croyant est donc un regard de bénédiction, un regard sage et aimant sur tous ceux qui sont fils et filles de Dieu, quelle que soit leur culture, leur origine, et même leurs tares et leurs défauts.

Mais en même temps, en étant lucides, nous pouvons nous demander : qu’y a-t-il réellement dans le cœur de ceux qui acclament le Christ en ce jour comme roi d’Israël ? Il n’aura pas fallu beaucoup de temps pour que la même foule, chauffée par des intérêts contraires, crie : « Crucifie-Le ! » Les disciples eux-mêmes, décontenancés, resteront muets et perdus. Malgré les multiples annonces qu’il leur avait faites, ils n’avaient pas vraiment compris qu’Il avait décidé de se présenter autrement que le Messie triomphant encore meilleur que son ancêtre David. Et c’est en fin de compte la question cruciale qui nous est posée à nous aussi à longueur de vie : pour nous, qui est ce Jésus de Nazareth ? Au cours de cette semaine, nous sommes invités à suivre ce Roi qui choisit la croix comme trône. Il ne nous promet pas un bonheur terrestre facile, mais le bonheur du ciel et la béatitude de Dieu pas toujours conforme à nos attentes immédiates. D’où une autre question : quelles sont nos vraies et profondes attentes, nos plus profonds désirs en venant ce matin célébrer ce dimanche des Rameaux et commencer la Semaine Sainte ? Qu’il soit le jour de la décision, remise en toute lucidité entre ses mains, de L’accueillir et de Le suivre jusqu’au bout, la décision de faire de sa Pâque et de sa Résurrection le sens premier de notre vie. En ce jour, nous pouvons rendre grâce à Dieu pour tous ceux qui au cours du temps, ont répondu avec l’enthousiasme d’un Hosannah qui a duré à l’appel du Messie. Il nous renouvelle chaque jour par le don de son Corps et de son Sang. Et Il nous appelle au même don de nous-mêmes, ce que les Pères de l’Eglise ont vu comme en symbole par le geste accompli par les foules de Jérusalem qui ont étendu leurs manteaux sous les pas du Sauveur. Devant le Christ nous avons à nous prosterner tout entiers comme des tuniques étendues, comme des rameaux coupés en offrande, non pour qu’il nous marche dessus, mais pour qu’Il nous prenne dans sa démarche parfaite et nous associe à sa victoire.

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Dimanche des Rameaux et de la Passion du Seigneur 2 avril 2023
La Passion n’est pas un mythe : elle a eu lieu réellement une fois dans l’histoire, à un endroit bien précis, comme le souligne le Credo : « Sous Ponce-Pilate », mentionnant le nom de ce petit fonctionnaire de l’Empire Romain dont le souvenir se serait certainement perdu dans les sables s’il n’avait été associé à celui de Jésus-Christ. Le récit de St Matthieu nous retrace en résumé la tragédie de l’humanité, vécue par cet Homme qui est Fils de Dieu et innocent : comme tant d’autres au cours de l’histoire, on crache sur Lui, on Le frappe, on Le flagelle, on le met à mort. Mais il est d’abord trahi par l’un de ses intimes, dans la claire vision que tous, cette nuit-là, vont se scandaliser à cause de Lui. Ce qu’il vivra est tellement impensable pour ses amis ! Il souffre tout cela en notre nom, dans une solitude complète pendant qu’ils dorment. Là, personne ne peut Le suivre : « Tu me suivras plus tard » dit-il à Pierre. Car nous ne sommes pas spontanément disposés à prendre ce chemin de douleur et d’amour à fonds perdu. La charge du monde Le fait suer du sang, Il en est réduit en l’absence apparente du Père à mendier le soutien d’un ange. Il refuse d’être le Messie combattant que les juifs attendent, et même les disciples ne comprennent pas, jusqu’à vouloir le défendre par l’épée. La crainte de pouvoir être pris pour un disciple de ce condamné fait chanceler Pierre, incapable de résister à la voix d’une servante devant quelques inconnus autour du feu. Judas pense d’une manière juive en le trahissant, parce qu’Il ne correspond pas à l’image triomphante du Messie : au fond, il veut L’empêcher de faillir à sa mission, telle qu’il la conçoit, lui. Et les juifs, eux, pensent d’une manière païenne, puisqu’ils livrent Jésus à l’occupant honni : les ennemis irréductibles font cause commune contre l’Innocent, comme Pilate et Hérode. Et ils entraînent le peuple élu à Le trahir, lui aussi : finalement, c’est une trahison de la foi d’Abraham, qui avait vu de loin ce Jour, aboutissement de toute l’histoire. Dieu correspond si peu souvent à nos vues ! Il n’y a plus rien à dire, le droit est faussé jusqu’en ses fondements, montrant par-là les limites de toute justice humaine quand Dieu ne l’inspire plus. Pourtant, comme le fait remarquer St Augustin, Pilate est en comparaison des autres, beaucoup moins coupable : il n’est qu’un petit fonctionnaire, soucieux de son image de marque, ennemi du désordre, se lavant les mains de toute complication et surtout pas philosophe. Seulement pragmatique et égoïste. Une légende veut qu’il ne retrouvât pas le sommeil en repensant aux événements dont il avait été le protagoniste un peu lâche, et qu’il finit sa vie sur cette montagne de Suisse centrale qui a pris son nom : le Pilatus, comme Ste Marie-Madeleine à la Sainte Baume de Provence. Dernier acte qui montre que l’évangile appelle toute âme à la conversion et que l’essentiel est de bien finir quand on a mal commencé.

Finalement, voilà l’échantillonnage d’humanité que Jésus est venu sauver, et il y a de quoi faire, en effet. Nous n’avons aucune peine, si nous essayons d’être un peu honnêtes, à nous identifier à ces personnages peu reluisants. La croix est plantée au milieu de l’histoire du monde, c’est vers elle que court toute l’histoire, comme le dit bien la devise des chartreux : « Stat crux dum volvitur orbis », la croix demeure tandis que le monde tourne. C’est la seule vérité ultime sur toutes choses, et c’est pourquoi le jugement du monde se passe là, selon les mots de St Jean : « C’est maintenant le jugement du monde. » Mais la surprise qui ouvre sur un avenir impensable, c’est que ce jugement n’est pas d’abord et seulement une condamnation : s’il est vrai qu’avec toute mort, et celle-là en premier, le monde de la mort et des enfers s’ouvre réellement, c’est pour ceux qui écoutent la voix du Fils Bien-aimé, la porte de la Résurrection et de la vie. Nous ne pouvons que nous en remettre avec une confiance éperdue à Celui qui a dit : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis. » C’est là la seule espérance dans notre abyssale pauvreté, par le seul amour qui ne défaille pas et nous enveloppe tous de toujours à toujours.

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Dimanche des Rameaux et de la Passion du Seigneur 10 avril 2022
Nous venons d’entendre la Passion selon St Luc, que l’on a appelé l’évangéliste de la Vierge. Il rapporte certains détails qui ne sont qu’à lui, et que l’on peut se demander s’il ne s’agit pas là de souvenirs personnels de la Mère de Dieu, conservés dans son cœur et transmis à celui qui lui était particulièrement proche ? Méditons quelques instants sur ces phrases qui nous viennent d’Elle, la plus proche et la plus attentive aux pieds du divin Condamné.

« J’ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir. » A trois reprises au moins, St Luc mentionne cette détermination qui anime Jésus et le fait marcher vers le don de sa vie en toute lucidité et pleine volonté. On le voit jusque dans la passion proprement dite : il fallait un courage surhumain pour ne pas succomber déjà à la flagellation et aux mauvais traitements particulièrement lourds qui se sont acharnés sur ce condamné qui était un jeune homme en bonne santé. Cela ne s’explique que par une force intérieure exceptionnelle qui voulait aller jusqu’au bout de l’amour donné. Il sait donc parfaitement où Il va, et c’est une grande lumière aussi pour nous, en pensant à nos défunts et à notre propre retour à Dieu : Il nous prend avec Lui jusque dans sa mort.

« Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le froment. » A trois reprises aussi, Satan est mentionné dans la passion de St Luc. Il est l’inspirateur de la trahison de Judas : « Satan entra en lui. », puis comme le tentateur de Pierre avant qu’il ne devienne le gardien de la vérité pour ses frères : « Simon, Simon, Satan vous a réclamés… » Et enfin, il est le mauvais génie des prêtres qui décident de l’arrestation et de la mort de Jésus : « C’est votre heure, et le pouvoir des ténèbres. » Derrière ce qui pourrait sembler un fait-divers comme il y en a tant dans l’histoire, il y a cet acteur invisible qui permet de lire les événements autrement qu’au simple plan humain. Cette dimension insoupçonnée au premier degré, c’est la dimension eschatologique et proprement transcendante de ce drame, le combat de Dieu contre le mal et tous ses alliés. Nous ne sommes pas neutres dans ce combat, et Dieu Lui-même en son Fils bien-aimé a voulu y être intimement mêlé. C’est pourquoi Il recommande aux disciples de prier pour ne pas entrer en tentation.

« Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Marie était au pied de la croix : qui plus qu’Elle aurait recueilli les derniers mots tombés des lèvres de son Fils ? Elle le savait en tout disposé au pardon, et plus que jamais en cette heure suprême. En grec le verbe est à l’imparfait, qui signifie un état stable, qui ne dévie pas : « Il disait » veut dire « Il répétait ». Toute la bonne nouvelle de l’évangile est ici comme rassemblée : Dieu aime les pécheurs, Il veut leur pardonner quels que soient leurs crimes. Nos péchés font de nous des bourreaux : voilà de quoi réveiller notre désinvolture et notre indifférence ! Face au déferlement du mal qui nous impressionne, il y a l’immensité de la Miséricorde. N’écoutons pas la Passion le cœur sec et froid.

« Amen, je te le déclare, tu seras avec moi dans le paradis ! » Ce pardon n’est pas anonyme, il concerne des êtres de chair, l’un après l’autre, chaque fois qu’une étincelle de repentir touche le Cœur de Jésus. Dès avant sa mort, voici que le flot du pardon se déverse dans cette âme soudain rendue à l’éclat du paradis. Ce condamné à mort est introduit dans la vie comme par effraction, par un privilège de pauvre et une prédilection toute particulière. La royauté du Messie a bien pu être bafouée et niée par ceux qui comptent en ce monde – « si tu es le Roi des juifs, sauve-toi toi-même ! », Il l’exerce avec une liberté souveraine, comme Il l’avait annoncé à ses disciples : « Voici que je dispose pour vous du Royaume comme le Père en a disposé pour Moi. » Jésus a bien conscience d’être roi, même si Pilate et d’autres ne le comprennent pas. Le Royaume appartient aux petits, aux pécheurs repentis et aux pauvres de toute catégorie. Et la croix est bien la clef du paradis.

« Père, entre tes mains je remets mon esprit. » Voilà la réponse ultime au cri rapporté par St Matthieu : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Le sentiment d’abandon s’est transformé en acte d’abandon confiant et paisible, et tout est dit désormais. Avec Marie, la Vierge pleine de foi, nous pouvons contempler Jésus, modèle du croyant. Il sait qu’en mourant Il ne tombe pas dans le néant, mais dans les bras du Père. Notre vie sur la terre n’est que l’antichambre du ciel et de la vie plénière que Dieu veut pour chacun d’entre nous. Ne doutons jamais de cette destinée heureuse et glorieuse à la suite du Christ. Ainsi donc, la Passion n’est pas un reportage, mais la source même de notre foi. Revenons-y avec reconnaissance, dans la certitude que dans le plan de Dieu, tout est bien.

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Dimanche des Rameaux et de la Passion 28 mars 2021
Nous voici entrés dans la Grande Semaine qui nous fait revivre année après année le cœur de notre foi, pour l’enraciner un peu plus profondément dans notre cœur, pour que nous ayons un peu plus les sentiments du Coeur de Jésus. Après l’enthousiasme et les hosannah de la foule, le triomphe éphémère et modeste de ce Roi décidément pas comme les autres, c’est l’abandon de la croix, le rejet de ce peuple choyé par Dieu au cours des siècles. Pourtant Il accomplit dans le détail les prophéties, et ils auraient dû être les premiers à Le reconnaître. Mais c’est mal connaître Dieu que de croire qu’il correspond en tout point à ce qu’on croit savoir de Lui ! Le rejet par le peuple de l’Alliance entre donc aussi dans le plan de Dieu, qui se plaît à tirer le bien du mal. L’Ancienne Alliance est terminée, le rideau du Temple qui ferme le Saint des Saints se déchire et quelques années plus tard, le Temple lui-même sera à jamais ruiné. Par le Crucifié, tous les hommes désormais ont libre accès à Dieu : « Qui me voit, voit le Père. »

Nous ne pouvons pas entendre à nouveau la Passion sans nous situer parmi ses acteurs : nous sommes, nous aussi, parmi eux, et chacun d’eux est une part de nous-mêmes. Comme eux, nous sommes capables de tant d’enthousiasmes et de trahisons, de sincérités successives démenties le lendemain, d’intérêts téléguidés mêlés à des idéaux sublimes. Il y a en nous l’espérance des foules qui a vu les miracles de ce libérateur, la déception de Judas quand les choses ne correspondent pas à ses vues, le chant du coq qui dénonce le reniement de Pierre, les larmes de son repentir ou celles des femmes compatissantes sur le parcours du condamné. Nous savons bien, nous aussi, nous lamenter sur les malheurs des temps, et très bien nous accommoder de notre prétention et de tous les défauts que nous refusons de combattre, ces péchés qui blessent le Corps du Christ qui est l’Eglise. Le Fils de l’homme, au sommet de son existence mortelle, nous renvoie comme en un miroir la complexité de notre nature humaine, avec toutes ses richesses et ses contradictions. C’est face à Lui que nous prenons position, que nous marchons à sa suite ou que nous freinons des quatre fers, que nous entrons dans le Royaume ou que nous prenons l’autoroute qui mène à la perdition. La Passion nous renvoie comme en un miroir nos rêves déçus, nos illusions, nos mensonges et nos désirs. Nous ne pouvons que nous sentir très petits devant l’amour de ce Dieu qui prend de tels chemins pour nous convertir. C’est dans cette lumière qu’Il nous invite à lire tous les événements qui nous atteignent : les luttes d’un monde en convulsions, la passion de l’Eglise, les peines de notre vie personnelle et familiale, les contradictions d’un monde sécularisé qui prétend se passer de Dieu. Ainsi nous pouvons choisir notre camp, avoir le courage prudent de Nicodème et de Joseph d’Arimathie, l’aide un peu forcée de Simon de Cyrène, la compassion des saintes femmes et le geste de Véronique. Dans les situations critiques, ce sont les regards et les gestes qui en disent plus long que les paroles, et les réflexes traduisent à notre insu le fond du cœur quand on n’a pas le temps de réfléchir avant d’agir. Ce sont de petites choses face au déferlement du mal, mais ça fait échec au mal à petites touches. Si c’est bien le péché de l’homme qui a été la cause de la passion du Christ, c’est aussi le moyen par lequel il nous a montré son amour divin. Voilà le retournement auquel Il nous convie, et qui pour nous s’appelle conversion : passer de l’indifférence à l’attention, de la lâcheté au courage, du cynisme à la compassion, de l’intérêt sordide à l’amour donné sans calcul et sans retour. Ne nous payons pas de mots : écoutons Celui qui est à jamais le Chemin, la Vérité et la Vie. Que la Vierge Immaculée, seule indemne de ce drame, nous aide à tout lire dans sa lumière, dans la confiance et l’abandon. Alors, le Fils bien-aimé ne sera pas mort pour rien, parce que nous aurons accepté de mourir un peu pour revivre en Lui.

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Dimanche des Rameaux et de la Passion 5 avril 2020
Nous commençons la Grande Semaine cette année avec le premier évangile. Comme les 4 évangiles, les 4 passions passent par le filtre humain de 4 rédacteurs, qui ont contemplé les mêmes événements, mais les traduisent à travers leur psychologie. Ce qui veut dire à la fois que nous avons là une Réalité infinie, inépuisable, et qu’ils disent vrai, mais de manière fragmentée et qui trouve un écho dans notre propre compréhension de leur parole, elle aussi forcément limitée jusqu’à ce que nos yeux s’ouvrent à la lumière éternelle.

St Matthieu d’adresse aux juifs d’abord. Or, pour eux, le blasphème est exprimé par le grand-prêtre, la plus haute autorité religieuse du peuple saint : « Qu’avons-nous encore besoin de témoignage ? » Le châtiment de cet imposteur était donc un acte de piété. Le scandale, c’est l’Incarnation. Le premier évangile insistera donc en premier sur ce mystère d’humilité qui définit le vrai Messie et culmine dans le cri d’abandon : « Mon Dieu, mon Dieu… » C’est le scandale pour les juifs et la folie pour les païens, le bois de la honte, la marginalisation sociale, la mort hors de la Ville, la fin méprisable que mérite ce Messie raté. Il a été jusqu’au bout, c’est un événement qui provoque la foi de l’Eglise et dont sort une réflexion nouvelle : oui, c’est l’accomplissement des Ecritures, et Jésus est le vrai juste et le Serviteur souffrant annoncé par les prophètes. L’ « absence de Dieu » exprimée dans l’abandon est en réalité présence amoureuse du Père : Il donne au Fils la possibilité d’être pleinement ce qu’Il est, et comme Fils, Il donne au Père de Le recevoir comme Père. La croix du Christ révèle que le lien d’amour qui les unit est plus fort que toutes les forces de dispersion. Cette heure de la mort devient donc la révélation privilégiée du Mystère trinitaire, comme don de soi sans limite et « Notre sœur la mort » disait St François : oui, voici donc la mort apprivoisée, presque familière, comme ce oui du fond du cœur à ce que Dieu envoie, qui se réalise dans le cours pénible des circonstances. Jésus est totalement présent à Lui-même dans son cri d’abandon : s’Il dit par cœur cette parole du psaume à ce moment suprême, où on agit plus que par réflexe, c’est qu’il fait totalement corps avec cette parole de Dieu qui éclaire son Cœur dans la nuit. Il meurt éclairé par l’intelligence, la foi et l’espérance, paradoxalement, il troue la condition humaine pour déboucher dans la lumière. Oui, heureux ceux qui meurent dans le Seigneur : qu’Il nous emmène tous auprès du Père !

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Dimanche de Rameaux et de la Passion 14 avril 2019
Au moment de la Passion, il y a toute une panoplie de personnages autour du Christ : depuis, Judas, que la tradition désigne comme le plus noir et le plus inquiétant jusqu’à la Vierge Mère, qui concentre à Elle seule l’Eglise sainte en ce moment suprême. Et entre les deux, les membres du Sanhédrin, pas tous pareils, d’ailleurs, puisqu’il y a même des bons, les Romains, les Apôtres, Pilate et sa femme, les saintes femmes et le peuple versatile qui crie aujourd’hui « Hosannah au Fils de David » et huit jours après : « Crucifie-Le ! » Où sommes-nous dans cet échantillonnage ? Comme tous ces acteurs, ça dépend des moments, sans doute. Ce qui est sûr, c’est que nous sommes pris dans ce procès, et que le jugement est à l’envers de de qu’on croit : ce sont les juges qui sont condamnés par leur jugement, et le Christ se livre entre leurs mains : « Qu’allez-vous faire de Moi ? Ce sera votre jugement. »

Dieu a voulu que la Passion soit racontée par les quatre évangélistes, selon leur génie propre et leur angle de vue : c’est ça l’inspiration, qui passe à travers le filtre d’une psychologie d’homme, forcément limitée, mais suffisamment fiable, par la grâce de Dieu, pour qu’elle puisse laisser passer la vérité. Alors, il y a Jean le Théologien, Matthieu le publicain, Marc le secrétaire et Luc le peintre et le médecin. Cette année, la liturgie nous fait lire la Passion selon St Luc : méditons sur quelques particularités qui lui sont propres, dont on peut légitimement penser qu’elles pourraient être des souvenirs personnels de Marie, conservés dans son Cœur et qu’elle a transmis à l’évangéliste comme les récits de l’Enfance. Car Marie, comme toutes les mamans, connaissait bien son Fils. St Luc rappelle avec insistance qu’il a voulu lucidement aller vers la mort, souffrir pour entrer dans la gloire. Tout l’évangile de St Luc est une montée à Jérusalem : « Il prit avec courage le chemin de Jérusalem… Je dois recevoir un baptême, et quelle n’est pas ma hâte jusqu’à ce qu’il soit accompli ! » Il savait où Il allait, pourquoi et pour qui, et c’est une grande lumière pour notre foi : Il nous montre le chemin de la vraie liberté qui aboutit à l’amour parfait.

Ensuite, Satan est mentionné à plus d’une reprise : il est l’inspirateur de la trahison, il réclame les apôtres pour les cribler comme le grain, il est le mauvais génie qui attise la haine du Sanhédrin, brouille les bonnes intentions de Pilate. En fait, c’est lui, l’acteur invisible mais réel de toute la Passion, ce qui donne une dimension plus qu’humaine au déroulement des événements. Il ne s’agit pas d’un fait-divers, c’est un combat qui embrase le ciel et la terre, le nœud de toute l’histoire des hommes. Mais en fait, c’est le début de sa défaite, et nous y sommes associés. Comme les Apôtres, nous sommes invités à prier pour ne pas entrer en tentation.

Au pied de la croix, Marie a entendu les paroles ultimes, dont « Père, pardonne-leur ! » est propre à St Luc. Anéanti par la souffrance, Il ne peut plus dire comme souvent dans l’évangile : « Je vous pardonne. » Ce que, vrai homme, Il ne peut faire à ce moment-là, Il demande au Père de le faire : Quand nous n’arrivons pas à pardonner, pensons, nous aussi, à dire : « Père, pardonne-leur ! » Là, il est vraiment Roi, et Il fait entrer comme par effraction le bon larron dans le paradis, sous les injures provocantes des tortionnaires : « Si tu es le roi des juifs, sauve-toi toi-même ! » Il ne pense qu’à sauver ce pauvre, premier de tous ceux qui feront confiance à sa miséricorde, sans conditions. Et Lui-même sait qu’en mourant, Il ne tombe pas dans le néant, mais il se jette dans les bras du Père : Il est bien le modèle de tout croyant et la source de notre foi. Avec Marie, modèle des âmes de foi, acceptons cette pauvreté suprême en la donnant à Dieu, c’est la sécurité des pauvres qui acceptent de ne pas savoir comment ça va se passer, mais qu’Il leur montre le chemin : « Seigneur, entre vos mains, nous nous remettons sans réserve et nous voulons la même confiance qui Vous a tenu jusqu’au bout. »

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Dimanche des Rameaux et de la Passion 25 mars 2018
     St Marc est le plus sobre des évangélistes. Combien de détails aimerions-nous savoir, et qu’il ne donne pas : quels étaient les mobiles de Judas, à quelle bande appartenait-il, la succession des audiences est-elle vraiment possible en une seule nuit, pourquoi ces silences de Jésus, comment sont partagées les responsabilités de sa mort ? Bien des énigmes subsistent, même au regard de la foi, et on reste comme interdit par cette mort d’innocent vécue librement. Et puis, s’Il accomplit les Ecritures, ce qui est souligné à plus d’une reprise, n’est-Il pas alors sous le coup d’un destin pesant ? Ce qui est sûr, en tous cas, c’est que la Passion est comme l’aboutissement de la vie de l’homme-Dieu, sur laquelle il projette une clarté définitive : c’est bien une révélation, qui nous dit comment Dieu agit dans nos vies aussi. Donc cette mort ne doit rien au hasard. Et aussi parce que sa vie, dès le début, était engagée dans une voie dangereuse. Pour nous aussi, le risque fait partie de la vie et la rend exaltante, même si souvent nous n’en sommes que très peu conscients. On dirait qu’Il a multiplié comme à plaisir les oppositions le plus diverses, par ses gestes et ses paroles. Il y a les conflits avec les pharisiens, mais aussi l’opposition de sa propre famille, l’incompréhension des foules, Nazareth qui Le rejette. C’est dans ce contexte tendu qu’Il annonce par trois fois sa passion, voulant faire comprendre que sa mort n’est pas un échec ou une bavure policière, mais le point culminant de sa mission qui donne sens à toute sa vie et son action. C’est déroutant pour la raison, mais en même temps, ça met en relief la liberté avec laquelle il l’assume. Ce n’est qu’après la Résurrection que les disciples pourront répondre à la question qu’Il pose en leur nom : « Comment est-il écrit du Fils de l’Homme qu’Il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? »

     Pourtant, Jésus Lui-même partage la conviction populaire selon laquelle les prophètes d’Israël achèvent en général leur carrière par une mort violente. Aujourd’hui, les enfants crient : « Hosannah au Fils de David ! », et Jésus les laisse faire ; ainsi est dévoilée sa véritable identité, mais ça aura pour seul résultat de réveiller et renforcer l’hostilité des autorités du Temple. La foule, elle, ne saura pas soutenir le héros qu’elle s’est choisi, et il sera facile de la retourner contre lui. Car si Jésus n’a pas eu trop d’ennemis dans le peuple qui l’entoure d’habitude, Il n’a pas trouvé non plus chez lui de véritables amis. La balance va donc pencher du côté de l’hostilité la plus acharnée du clan le plus important d’Israël, celui des prêtres et des sadducéens. Le vide se fait peu à peu autour de Lui : Judas s’éloigne, les apôtres dorment, tous s’enfuient, et Pierre le renie. Il est dans la plus cruelle solitude devant ses juges. S’ils l’ont arrêté, c’est que ses paroles gênent, bien sûr, mais surtout parce qu’ils ont peur d’une émeute lors de la Pâque –comme Pilate, d’ailleurs. Ce détail noté par St Marc relève à la fois la popularité de Jésus et la nécessité d’une trahison –de nuit, si possible- pour que le plan aboutisse. Quand il dit que Judas « s’en alla auprès des grands-prêtres », c’est comme suggérer qu’il devient un contre-disciple, puisque le propre du disciple, c’est de suivre son maître. Et quand il précise : « L’Heure est venue, le Fils de l’homme est livré », il faut voir Dieu Lui-même qui livre son Fils, et Judas en est l’instrument mystérieux. Derrière son geste, c’est Dieu qui agit ! Car c’est ainsi qu’il veut sauver les hommes : en entrant dans les mailles de leurs intrigues, les respectant jusque dans le mal qu’ils commettent. Alors qu’ils ne s’en doutent pas, Dieu peut, tout en les laissant jouer librement, faire tourner les événements dans un sens positif qu’ils n’ont pas au premier degré. Voilà son plan mystérieux, qui dépasse ce que la raison livrée à elle-même ne peut concevoir. Nous pouvons aussi, d’une part, être toujours confiants dans le plan de Dieu, et en même temps faire tout ce que nous pouvons pour faire échec au mal qui nous entoure et aller dans le sens de son amour sauveur. C’est ainsi que le monde continue d’être sauvé, jusqu’à ce que le Christ soit tout en tous, quand seul demeurera l’amour vainqueur.

 

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Dimanche des Rameaux et de la Passion 9 avril 2017
La procession triomphale et le récit de la Passion sont mis en scène de manière parfaitement contrastée par la liturgie. Elle ne fait que suivre l’évangile, se contentant de réduire le temps entre les Hosanna de la foule et les cris de mort que lui suggèrent les agitateurs du Vendredi-Saint. Un tel retournement nous paraît invraisemblable, mais l’histoire nous apprend constamment qu’il est assez facile de manipuler de grands ensembles à coup de propagande habile, mélange de démagogie, de promesses faciles, d’esprit grégaire, de menaces et de peur. Ces événements éternels nous poussent à nous demander : comment est-il possible de résister à de telles pressions, de garder quelque part un nord de la boussole, d’avoir une consistance suffisante pour se laisser interroger sans être tout de suite déstabilisé ? Plus que jamais, dans un monde où les moyens n’ont jamais été aussi puissants pour formater les consciences, il est devenu urgent de préserver le sanctuaire de notre âme, sans tomber pour autant dans une méfiance pathologique ; car il arrive aussi, hélas, que l’on cède à cette peur qui refuse de faire confiance à quiconque et à désespérer, au fond, de la nature humaine.
Or, le récit de l’évangile montre que chaque acteur de la Passion garde une liberté foncière qui oscille constamment entre le bien et le mal. Certains ont eu le courage de ne pas céder à la folie collective et de croire au Christ, Fils de Dieu, jusque dans l’ignominie de sa mort. St Matthieu fait débuter l’enchaînement des événements par la trahison de Judas, et en même temps, par le repas pascal et l’institution de l’Eucharistie et du Sacerdoce : pourrait-on imaginer plus parfait contraste ? La plus haute sainteté confiée à des mains humaines à côté de la malice la plus démoniaque ! Jésus a la claire vision de la débandade générale et c’est ce moment de crise majeure qu’Il choisit pour ordonner les premiers prêtres. Ceux qui suivront comprendront qu’ils ne pourront jamais pavoiser après de tels débuts. Avant l’achèvement de la Passion, personne ne peut réellement suivre Jésus. Le poids insupportable de tout le péché du monde commence à peser sur ses épaules. Jésus ne peut que prier et Il parle de la coupe, qui est l’image, dans tout l’Ancien Testament, de la colère de Dieu contre le péché ; on la retrouve dans l’Apocalypse, à la fin de l’histoire.
Jésus anticipe son humiliation extrême à la croix en nous donnant son Corps et son Sang. Qui aurait pu imaginer se changer en ce « rien » du pain et du vin, se faire rien, pour être tout pour ceux qu’Il veut aimer jusqu’au bout ? Et plus encore, ce sacrifice est remis aux pleins pouvoirs des bénéficiaires : Il ne dit pas : « Recevez ceci », mais « Faites ceci », de même qu’au soir de Pâques, il ne dira pas : « Recevez mon pardon et celui de mon Père », mais « Ceux à qui vous remettrez les péchés… ». C’est vraiment l’extrême que nous n’aurions pu imaginer : l’Homme-Dieu se donne à nous, ses meurtriers, en nourriture pour ceux qu’Il aime, et Il nous enjoint d’oser le faire à sa suite.
Et maintenant que nous voulons de tout notre coeur choisir notre camp, résister à tout ce qui nous éloignerait du sacrifice de notre vie, il nous reste, en redressant patiemment les tangentes qui conduisent à la trahison, à reproduire ce qui nous a été fait et donné. Offrons au Père l’acte sacrificiel parfait du Fils, entrons dans le don infini de sa Vie. Comme le lavement des pieds, c’est apparemment le monde à l’envers, mais c’est au contraire ce qui nous ouvre à la lumière de Dieu et à son amour qui ne passera jamais.

Lundi-Saint 11 avril 2022
« La maison fut remplie de l’odeur du parfum. »
Quelle que soit la difficulté de l’heure et les sombres présages à l’horizon, chaque jour nous apporte sa grâce. Ce parfum de Marie, marque d’amour et d’honneur pour l’Hôte aimé entre tous est comme le symbole de cette présence de Dieu qui imprègne notre vie de manière subtile et en même temps repérable. Et pourtant il y a la remarque aigre de l’apôtre faussement obsédé par les pauvres, la réponse de Jésus qui évoque son départ, les intrigues des chefs des prêtres, inquiets de sa popularité grandissante et qui ne sont pas à un condamné près. Pour le moment, c’est la douceur de cette halte bienfaisante, une invitation à se laisser imprégner de ce parfum de la gratuité et de la charité, à prendre du recul et de l’élévation face aux agitations des hommes. Nous sommes ici comme dans ces vieilles églises imbibées de la prière des siècles, où règne un silence d’une qualité particulière, où l’on sent une odeur indéfinissable, mélange de poussière, d’encens, de cierges et d’encaustique qui font qu’on s’y sent bien, que le temps y est comme suspendu et nous invite à rester. Ne passons pas à côté de ces endroits et de ces moments : à chaque jour suffit sa peine, et ils nous rappellent qu’au-dessus de toute peine, sans la nier ou l’oublier, il y a quelque chose comme la douceur de Dieu qui apaise et qui élève. Avec toute épreuve nous est donnée la grâce de la porter avec la croix du Christ Jésus.

Mardi-Saint 12 avril 2022
Le Serviteur d’Isaïe de trouve pris entre l’assurance de Dieu : « Tu es mon serviteur, Israël, en toi je me glorifierai. » et le découragement qui l’assaille face aux difficultés que toute vie connaît et qui parfois s’accumulent : « Je me suis fatigué pour rien, c’est pour le néant, c’est en pure perte que j’ai usé mes forces. » La réponse de Dieu, qui connaît bien ces moments de doute et de déprime dont aucune vie n’est exempte, tient en un mot : « Pourtant… », pourtant, le droit subsiste, la récompense ne peut manquer, « c’est trop peu que tu sois mon serviteur… Je vous appelle mes amis. » Nous sommes sans cesse contrariés dans nos plans, nos désirs, même excellents et respectables, nos aspirations les meilleures, et ce bonheur pour lequel nous nous sentons profondément faits nous fuit inexorablement.  Un vieux professeur disait : « Vous savez, toute ma vie je me suis plaint d’avoir été constamment interrompu dans mon travail, jusqu’à ce que je découvre que ces interruptions étaient mon travail. » Le mauvais temps gâte notre été, la maladie nous empêche de poursuivre nos plans, une guerre cruelle nous fait douter de la bonté de l’homme. Nous sommes remplis de frustrations, de colères, de déceptions, si bien que nous nous demandons si c’est une fatalité de vieillir en devenant amers et ronchons. Ne peut-on pas comprendre que ces bâtons dans les roues sont en fait des occasions uniques, des appels à une réponse intérieure qui nous permettent de grandir et d’atteindre, quand Dieu voudra, la plénitude de notre être ? Notre histoire n’est pas une séquence impersonnelle d’événements aveugles sur lesquels nous n’avons aucun contrôle, mais une main douce et ferme qui nous guide vers une rencontre personnelle qui réalisera pleinement nos espoirs et nos aspirations. C’est ça, l’espérance chrétienne, qui nous fait voir, non le résultat brillant de ce que nous bâtissons, mais ce que Dieu veut nous offrir au terme de toute contradiction acceptée et offerte.

 

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Lundi-Saint 29 mars 2021
Ce sont déjà clairement les accents de l’évangile que le prophète traduit dans le premier chant du Serviteur. La tradition de l’Eglise l’a depuis toujours identifié au Roi-Messie, Jésus, Fils de Dieu. Cet élu qui fait la joie du Père est décrit de manière contrastée. Il est envoyé comme Celui qui transmet le jugement de Dieu, qui fait la vérité au milieu des compromissions et des mensonges de l’homme, de toutes ces situations où l’on se dit : « Jusqu’à quand l’injustice aura le dessus ? » Et d’abord, c’est sa manière de parler qui frappe les auditeurs : Lui qui est le Verbe, c’est sa mission première. Mais Il ne le fait pas à la manière des fauteurs d’injustice, en s’imposant lourdement, parce qu’Il aurait le couteau par le manche. Pas de cris, de menaces, d’effets de voix, et surtout pas sur la place publique, c-à-d là où elle aurait des chances d’être entendue pas tous. Sa voix est un murmure qui s’adresse au cœur de chacun, car c’est à des êtres blessés qu’Il parle, et Il parle doucement, avec délicatesse. Mais il ne faudrait pas croire que c’est de la timidité : on dira plus tard que sa parole est parole d’autorité qui convainc sans insister. Et c’est là l’un des indices de sa force : au lointain, on désire L’entendre, parce qu’on a entendu dire, ce message se répand comme un feu et rien ne l’arrête, qui purifie et qui libère, qui éclaire et qui réchauffe. C’est ce qu’avait compris Marie de Béthanie qui sous la forme suggestive de ce parfum, remplit la maison de sa suavité conquérante. La remarque désobligeante de Judas trouve en Jésus un avocat décidé qui remet en place la justice : « Non, c’est elle qui a eu raison ! » Les chefs des prêtres pourront bien ourdir leurs noirs desseins, c’est l’accomplissement de l’amour qui est marche, et rien ne l’arrêtera. Rejoignons ces juifs qui croient au Messie promis et le reconnaissent sous les traits du Serviteur souffrant venu rétablir le droit de Dieu son Père.

Mardi-Saint 30 mars 2021
C’est un grand mystère que le cœur de Judas. Il était certainement quelqu’un de très intelligent, mais peut-être qu’une certaine forme d’intelligence n’aide pas dans le domaine de la foi, tout au moins quand elle est déconnectée de l’amour de Dieu toujours offert. Car Jésus veut se donner à tous, mais sous le coup de la passion, certains peuvent se fermer à toutes ses avances. Judas ne se donne pas, parce qu’il ne se possède plus : son cœur appartient à une autre créature. Tous les efforts se brisent devant sa porte close. On voit bien que Jésus a tout essayé. Si ses tentatives n’ont pas touché Judas, elles bouleversent les disciples et toutes les âmes droites au long de l’histoire. Cette présence du traître dans cette atmosphère de tendresse et de sincérité est quelque chose de très dur pour le Maître. Mais Il permet que les choses aillent leur cours, que l’obstination de l’un de ses disciples lui vale l’arrestation et la mort. Oui, Dieu permet ces triomphes momentanés du mal pour un bien plus grand, c’est très mystérieux. Le grand mouvement des choses et des événements, Il les dirige, beaucoup plus haut que nos vues rétrécies, il emporte les hommes et leurs résistances en les faisant servir à ses desseins. Si bien que Jésus est presque soulagé quand il sort, et là, Il peut parler librement, et Il transporte les siens en pleine clarté, au-delà du temps. L’humiliation et la gloire, la séparation et la rencontre éternelle s’appellent et s’ordonnent. Judas est parti, il est allé dans sa nuit, mais en ouvrant le drame de la Passion, il permet le don total de Jésus, qui inaugure le rayon de clarté lumineuse dont Il sera à jamais illuminé. Faiblesse des hommes et toute-puissance de Dieu se font face à face, et c’est l’amour qui restera. Ils ne le comprennent pas encore, et même Pierre avec sa bonne volonté. Mais Jésus qui est Dieu sait tout, et c’est cette connaissance dans l’amour qui emporte tout, toujours.

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Lundi-Saint 6 avril 2020
En parallèle avec St Luc, nous est raconté aujourd’hui en St Jean l’onction de Béthanie. La femme qui avait fait ce geste chez Simon le Pharisien était connue comme femme de mauvaise vie ; Marie, ici, est au-dessus de tout soupçon, mais les deux avaient en commun d’avoir deviné le mystère de l’hôte bien-aimé. Pour la première, l’amour va purifier son cœur jusqu’aux racines ; Marie, la vierge contemplative, le fait comme un hommage parce qu’elle a déjà tout reçu et tout compris. Elle pressent le drame qui couve, car l’amour devine plus que les autres qui ont encore un bandeau sur les yeux. Elle veut tout donner avant qu’il ne soit trop tard. Judas, lui, sait ce qui va se passer, il a déjà l’intention de Le livrer, il pressent donc aussi, à sa manière. Mais il a la réaction inverse, il ne supporte pas cette prodigalité, pas tellement par avarice simple, comme on le dit souvent, mais parce qu’il prétend être maître de la bourse qu’on lui confie. En lui, l’amour du début, quand Jésus l’a choisi, a disparu pour laisser place à la grogne et au ressentiment : les choses n’ont pas été comme il le pensait. La haine n’est qu’un amour retourné. Et Jésus fait l’éloge du geste de Marie, en le rapprochant des pauvres, puisque Judas semble s’y intéresser. Il est Lui, le pauvre par excellence, et Il mourra comme le plus pauvre des pauvres. Comme tous les pauvres, il est touché de ces petites choses faites avec un grand amour : et le parfum subtil de cette action se répand tout  à l’entour. Béthanie : un petit endroit, un repas de famille, quelques personnes, et Jésus au milieu, ce geste discret, qui est en vérité un geste de grandeur : oui, on se souviendra de tout cela, surtout quand les saintes femmes iront au tombeau avec les parfums. Et il y aura toujours des occasions de refaire les mêmes gestes de service et d’amour pour qu’en toutes choses Dieu soit glorifié.

 

Mardi Saint 7 avril 2020
Jésus a multiplié les avances envers Judas : elles ne seront pas perdues, car les autres sont bouleversés. Dans le plan divin, tout est ordonné à l’amour, et tout le provoque dans les âmes droites. Cette présence du traître à l’heure suprême, au cœur cette ultime rencontre du Maître et des disciples, comment est-ce possible ? Cela veut dire d’abord que Jésus ne désespère jamais de personne. Ensuite, dans ce combat titanesque qui embrase le ciel et la terre, il n’y a pas de lieu ou de moment préservé : le mal est une réalité de ce monde que justement, le Sauveur est venu tirer de là. Il est donc presque rassurant qu’il se soit trouvé là sous cette forme particulièrement odieuse. En voulant le contraire, Judas a contribué à la réalisation du plan divin où l’amour aura le dernier mot: c’est là l’unique remède au péché. En attendant, tous ont peur : ils ne se sentent pas très fiers, les autres. Que deviendrions-nous, posés dans certaines circonstances, sous des pressions intolérables ? Chacun est capable du pire. Il fallait donc pour les autres apôtres cette humiliation et cette purification qui leur a permis de se défier à jamais de soi-même en ne comptant que sur la grâce de Dieu. C’est déjà la fournaise de la Croix, tout comme la Cène est l’anticipation réelle du Sacrifice du Calvaire. A leur insu, Judas et Satan sont les instruments de Dieu : ils croient lui échapper en usant de leur liberté contre Lui, et il les laisse faire, il leur concède ce triomphe d’un jour. Et au passage, il prévient les siens et les prépare à l’épreuve pour qu’elle développe leur foi. Demain, le grand mouvement des choses qui sont dans sa main emporte tout où Il le veut et révèle qu’ils étaient à son service. C’est cette lumière qu’il projette dans la nuit noire qui approche. Il veut qu’on s’en remette à Lui : cette confiance deviendra un jour amour parfait, en retour.

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Lundi-Saint 15 avril 2019
     Marie la contemplative comprend les choses avant les autres, et même au milieu d’un repas où l’on avait d’autres préoccupations à première vue plus terre à terre, ne serait-ce que de faire honneur à Celui qui avait rendu Lazare à sa vie terrestre. En face de cette délicatesse hautement symbolique de Marie, il y a cette intervention du boursier des disciples qui prêche pour sa paroisse : lui, vraiment, il n’a décidément rien compris. Ni le rôle du Messie, ni la gratuité de l’amour, ni le lieu où il se trouvait et qui lui aurait recommandé à tout le moins un peu de réserve et de discrétion. On dirait vraiment qu’il marche comme un seul homme vers la trahison finale, avec sa préoccupation de l’argent, son irritation et sa jalousie. Mais pour l’heure, le parfum qui emplit la maison compense largement cette noirceur, tant il est vrai qu’il suffit d’un peu de vertu simple pour changer une atmosphère empuantie. Les menaces qui planent iront leur cours, ensuite, selon les prophéties, les pauvres seront toujours là, et Lazare devra bien mourir une fois pour de bon, avant d’accéder au statut de ressuscité, mais la douceur de ce moment restera dans le souvenir des disciples comme un instant privilégié, ineffaçable, qu’ils s’efforceront de reproduire dans la liturgie et l’accueil des pauvres. C’est là le parfum de l’évangile qui aujourd’hui encore attire et séduit pour le bonheur de tous.

 

Mardi-Saint 16 avril 2019
     Le mal demeure pour nous un grand mystère, et nous voyons le Sauveur Jésus Lui-même profondément troublé en son humanité de l’obstination de l’un de ses disciples, pour lequel il aura tout tenté. Il savait qu’il était très intelligent, ce qui éloigne parfois certains esprits supérieurs de la simple vérité. Le lourd secret qu’il avait sur le cœur depuis trop longtemps, Il ose le dévoiler à ses disciples, ce qui est envers eux une grande marque d’estime et de confiance. L’évangile de ce matin se déploie en deux temps, séparés par le départ de Judas. Judas est un dissimulateur ; Jésus a tout fait pour l’éclairer, mais lui n’a pas voulu écouter. C’est sur la demande de Pierre que Jean se penche et est seul à entendre la désignation claire. Chacun était descendu dans sa conscience, troublé et consterné. Sauf l’intéressé qui fait mine de ne pas avoir compris, jusqu’à ce geste de la bouchée qui était un honneur de la part de celui qui préside un repas. Mais ce geste de bienveillance exaspère cette âme déjà sous l’emprise de Satan: il arrive ainsi que le bien fait à quelqu’un de mauvais le rende plus mauvais encore : le traître est découvert, et il sent qu’il n’a plus rien à faire parmi ceux qui vont recevoir les dons du sacerdoce et de l’Eucharistie. Dès qu’il n’est plus là, le trouble de Jésus fait place à l’exultation : c’est la joie parce que l’Heure est venue. Il ne voit plus que le salut offert à tout homme de bonne volonté, la gloire après la croix. Même son départ et la perspective du reniement de Pierre ne ternissent pas l’accomplissement des promesses. Et c’est là le mystère de la croix : plus la paix et la joie sont là, plus on reçoit en plein cœur le problème du mal. Le mal devient une écharde, l’écharde un mystère, le mystère une béatitude. L’écrasement et la paix se renforcent réciproquement. Entrons nous aussi dans cet océan de miséricorde jusqu’à son achèvement.

Jeudi-Saint 28 mars 2024
En voulant célébrer le repas pascal avec ses disciples, Jésus s’inscrit dans la tradition majeure d’Israël qui commémorait l’épisode fondateur du peuple élu. Mais les racines des rites que décrit le livre de l’Exode sont plus anciennes encore : elles ont deux origines distinctes. Celle d’un peuple d’éleveurs nomades, c’est l’agneau offert comme prémices du troupeau, en action de grâces à Dieu de qui vient tout bien ; et celle des paysans, cultivateurs : c’est le pain azyme, première offrande de la moisson de l’orge. Notre vie sur la terre dépend de ces dons de Dieu, et ce lien de dépendance est manifesté par une offrande gratuite, en réponse à sa libéralité sans cesse renouvelée. La vie est essentiellement échange de dons, l’amour est gratuit par définition, émerveillement et action de grâces pour ce qui nous fait vivre. Dans l’événement de la sortie d’Egypte, commémorée par le repas pascal, un pas de plus est franchi et une signification nouvelle est donnée à cette offrande et à ce repas : il s’agit de la libération de l’esclavage, du salut apporté à ce petit peuple misérable rendu à sa dignité à main forte et à bras étendu. Dieu ne donne pas seulement la vie du corps, mais une vie plénière et vraie qui ne reçoit sa liberté qu’en dépendance de son amour.

La Pâque juive préparait ainsi la Pâque chrétienne : Le Christ est le véritable Agneau offert en sacrifice pour donner sa vie au monde entier. Dans le geste du lavement des pieds, Jésus ne veut pas seulement inviter ses disciples au dévouement et au service mutuels, comme si le christianisme était réduit à un comportement moral : « Faites comme moi… » Le « nouveau commandement » qu’Il leur donne est un renouvellement autrement profond, seulement possible par le don de sa propre vie. Quand Il leur dit, tout au début : « Vous êtes purs », c’est la sublimité de son mystère qu’Il veut leur donner gratuitement ; ils sont par eux-mêmes incapables de parvenir à cette pureté, et l’un d’eux n’y accèdera pas : « Vous êtes purs, mais non pas tous… » L’homme ne peut par lui-même se rendre capable de Dieu, quelle que soit l’ascèse qu’il veut mettre en œuvre pour y parvenir. C’est donc le don que Dieu fait de Lui-même qui est signifié par ce geste du serviteur, qui se met aux pieds de ceux qu’Il veut renouveler, ce que les Pères appellent « sacramentum », pas d’abord au sens d’un sacrement particulier, mais comme le mystère tout entier du Christ qui donne toute sa vie pour nous permettre de vivre de Lui et en Lui. Ce renouvellement de l’intérieur nous permet de vivre de Lui – « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi », dira St Paul- et ensuite d’agir comme Lui pour ainsi dire naturellement, selon cette nature renouvelée qu’Il a façonnée en nous. C’est en étant rempli de Lui que nous devenons capables d’aimer comme Lui.

Le don du sacerdoce et de l’Eucharistie s’inscrivent dans cette dynamique nouvelle qui est renouvellement de l’être profond bien plus qu’un comportement d’imitation extérieure, comme un enfant qui s’efforce de faire comme ses parents. Cela peut aller jusqu’au don de sa propre vie, et la pureté du cœur commence par le bas, en se laissant laver les pieds qui nous mènent parfois là où ne devrions pas aller. Dans la mesure où nous nous laissons laver, rendre purs par le Seigneur Lui-même, nous pouvons apprendre à faire avec Lui ce qu’Il fait. En recevant son Corps et son Sang très saints, nous devenons Lui peu à peu, pour que nous devenions à notre tour serviteurs de tous, aux pieds de chacun de ses frères qui ont besoin de nous. Ainsi le don de l’Eucharistie surplombe le temps, il est l’agir de Dieu jusqu’à la fin des temps dans l’attente du retour glorieux du Sauveur. Que la veillée de cette nuit qui L’accompagne au seuil de la Passion supplée au sommeil des disciples et à l’indifférence d’un grand nombre pour que ne soit pas perdu l’Amour donné et manifesté sous les humbles gestes à jamais immortels accomplis une fois pour toutes.

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Jeudi-Saint 6 avril 2023
Depuis le début, il tenait tout en sa main, Il avait pas après pas tout annoncé à ses disciples : « Ma vie, nul ne la prend, c’est Moi qui la donne. », affirmant par là sa maîtrise divine des événements. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » Ce soir, voici que l’Heure suprême le fait entrer dans l’accomplissement final et définitif de ce qui était prévu de toute éternité et en même temps inextricablement mêlé à la liberté humaine qui semble si souvent contrarier le dessein de Dieu.

Jésus scelle son testament à travers des gestes et des paroles qui marquent à jamais ses disciples. Car il faut que les choses soient dites mais plus encore réalisées dans les faits : ce Dieu qui a créé le monde par sa Parole ne se paie jamais de mots. Tout aboutit à ce moment unique, tout est offert au Père comme un bouquet où rien ne manque à sa gloire, en réponse à l’Amour qui a présidé à tout dès le début.

Il y a une sorte de proverbe juif qui dit : « Le sacrifice relie le monde à sa source. » Depuis l’aurore de l’humanité, depuis Abel, Abraham et Melchisédech, les hommes ont obscurément compris que tout méritait de retourner à Dieu qui nous aime sans partage. Dans les luttes de la vie, où mort et vie s’entremêlent, des hommes, de tous temps, ont rendu sacré le don de leur vie, comme signe d’un plus grand amour. Face à la violence qui détruit, ils ont choisi l’abandon volontaire et gratuit de soi, pour que d’autres vivent. Ils ont voulu à la fois protéger ceux qu’ils aimaient et faire cesser la vengeance. Ce don d’eux-mêmes, qui est ce qu’ils peuvent offrir de plus grand, dans un corps-à-corps extrême, rend sacrée leur vie qui retourne à sa source avec celle de tous ceux qu’ils aiment ainsi. En général, nous ne pouvons consentir qu’à un don très partiel de nous-mêmes, et le sacré reste comme inaccessible. Le Christ seul peut donner sa vie dans toute la réalité de son humanité et de sa divinité, Il relie sacré et sacrifice dans ce geste épuré à l’extrême du Pain et du Vin, transformés par sa Parole créatrice en son Corps et son Sang très saints, donnés aux siens jusqu’à la fin du monde, jusqu’au bout. Ce soir est l’entrée dans le sens ultime de la vie entre les humains, qui la met en jeu pour la trouver. Tout est ainsi achevé, et nulle part ailleurs on ne pourra trouver un autre sens à ce que Dieu nous invite à vivre jour après jour. La mort qui apparaît à tant de nos frères comme la fin de tout n’est en réalité que l’entrée dans la vie, à condition d’en faire une offrande gratuite et libre qui devient par là-même sacrée. Entrons dans cette rencontre du sacrifice et du sacré où Dieu nous convoque aujourd’hui. Accompagnons Jésus à Gethsémani, car il faut beaucoup veiller et prier pour ne pas entrer en tentation, ce non-sens qui plonge dans les ténèbres de la désespérance. La liturgie de l’Eglise a bien compris et exprimé cette douce et invincible espérance par le blanc de cette Messe de la Cène du Seigneur qui annonce sous mode mineur l’éclat tranquille du matin de Pâques. Les disciples ont-ils tout compris de ce qu’Il leur disait ? Comment tout cela finirait-il ? Les interrogations, les doutes, les impasses se bousculent dans leur tête, entre confiance éperdue et crainte du pire. C’est à travers ce qui leur apparaîtra comme la fin de tout qu’ils seront conduits à ce tombeau vide, début absolu d’un monde nouveau, point zéro de notre histoire qui s’épanouit en vie éternelle. Là s’apaise toute peur et se résolvent toutes les interrogations dans l’assurance que Dieu est Dieu, le Dieu de la vie et l’amour en actes que nous cherchons à tâtons.

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Jeudi-Saint 1er avril 2021
Sur le chemin du Calvaire, nous voici à cette halte grave et fervente, entre le jour et la nuit, un dernier instant où tout est suspendu, où l’intimité incline aux confidences, avant que tout bascule. Cette Heure que Jésus désirait ardemment, Il en fait profiter ses disciples, avec toute la tendresse dont Il les enveloppe. Cette Heure est l’aboutissement de toute l’œuvre de Dieu depuis les origines, c’est déjà l’éternité, en quelque sorte, et donc le bonheur que Dieu veut pour nous, en avance et comme retenu au vu de ce qui va suivre. Certes, l’Heure n’est pas encore achevée, écoulée, parfaite. Il doit y avoir encore la nuit et les ténèbres, le Sang et la Croix. Quel apôtre, en ce moment, aurait été capable de prévoir avec certitude, l’issue des événements ? Seule la Vierge très Sainte, en qui brûlait toute l’Eglise, savait, Elle, parce que sa foi était sans faille, ce qui devait advenir. Elle nous mène au reposoir, là où l’on prie et on veille, parce que la vie ne peut pas mourir, et que Jésus a voulu, en ce jeudi de la Pâque, nous donner la garantie qu’il en est bien ainsi. Même la croix, anciennement, était voilée du linceul blanc de la Résurrection. Mais en face de Jésus qui est dans la paix que donne l’accomplissement de la Volonté du Père, nous avons l’humanité des apôtres. Eux, ils sont inquiets, et comment pourraient-ils ne pas l’être ? Ils rassemblent cette immense clameur des siècles face au scandale de la souffrance- la souffrance innocente et injuste, surtout, qui culmine dans les lamentations de Jérémie, aux offices des Ténèbres de ces trois jours. « Comment l’or très pur s’est-il changé en vil plomb ? » Sur les derniers intimes plane la trahison, le reniement, la misère de ces pauvres êtres engouffrés dans une aventure qui les dépasse totalement. C’est aussi la tristesse des derniers moments, alors qu’on redoute la fin proche et qu’ils ne résisteront pas au sommeil lourd de ceux qui veulent oublier. Ils s’enfuiront, parce qu’ils ne peuvent rien faire.

Mais voici la réponse du Seigneur. Lui, il ne veut pas les abandonner. Il les aimait de toute éternité, Il les aimera jusqu’à la fin. Il n’avait jamais fait autrement, et Il se livre entre leurs mains par avance. Ce qu’Il leur donne, ce n’est pas son corps mort, mais son Corps divin que l’amour transfigure à jamais pour que vivent éternellement ceux qui Le reçoivent. Et ça se fait de la manière la plus simple du monde, de ces gestes que nous faisons tous les jours, mais qui reçoivent par Lui un contenu infini : quelques paroles sur un peu de pain, un peu de vin, que sa puissance créatrice transforme mystérieusement en son Corps et son Sang très saints. Cela, les apôtres ne l’ont compris qu’après, de mieux en mieux, jusqu’au jour où ils ont eux aussi donné leur vie par amour de Lui. Si Jésus n’avait pas fait ce geste, que serions-nous devenus ? Le christianisme ne serait plus que le souvenir lointain d’une belle aventure sans lendemain, d’une doctrine certes admirable, mais inaccessible. Mais ici, la puissance de l’amour de Dieu embrase le temps, la matière et l’homme dans la Sainte Eucharistie et le Sacerdoce. Voilà ce qu’Il a osé : car Il savait bien le risque qu’Il prenait, puisque moins d’un jour plus tard, Il serait à l’agonie, et qu’Il le reste, mystiquement, jusqu’à la fin du monde.

Prenons le temps, ce soir, demain, de nous laisser un peu envahir par le Christ toujours vivant - car Il n’est mort qu’une fois, et ça suffit pour que le monde en soit renouvelé. Disons avec Lui : « Père, non pas ma volonté, mais la tienne. » Alors, Il continuera de faire en nous son œuvre et nous en serons transfigurés jusque sur la croix.

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Jeudi-Saint 2020 9 avril 2020
Nous voici donc entrés dans le plus grand moment de l’histoire des hommes. L’écoulement des heures, parfois interminables, qui nous séparent encore de la lumière de Pâques sont comme un résumé de la longue attente des siècles où toute l’humanité est invitée avec le Christ Sauveur de passer de ce monde au Père. Aujourd’hui est comme une échappée de lumière avant les ténèbres du Vendredi-Saint, c’est le plus grand amour manifesté par avance à travers ces deux grades réalités de l’Eucharistie et du Sacerdoce, aux confins du visible et de l’invisible. L’offrande du Fils Unique, accomplie une fois pour toutes, Il veut qu’elle soit rendue présente jusqu’à la consommation des siècles. Du plus profond de ses blessures, le Grand-Prêtre des biens à venir nous offre le remède à tous nos maux, et Il appelle pour cela les apôtres et ensuite les prêtres qui leur succèderont à en être les dispensateurs.

Pourtant, c’est ce soir que la pauvre humanité des apôtres se révèle la plus fragile. Les bonnes intentions, l’admiration pour les paroles et les gestes du Maître, les désirs de fidélité seront si tôt vaincus par le sommeil, la tristesse, l’épaisseur du cœur, la panique et le déferlement de l’humain, tout démuni devant les exigences du divin. Mais c’est précisément pourquoi il choisit ce moment zéro de la pauvreté humaine, juste encore sur le versant qui précède l’abandon et la trahison, pour se donner Lui-même tout entier, comme par compensation, à leur place, en leur donnant l’ordre de Le reproduire, pour avoir toujours au milieu d’eux cette Présence qui guérit et qui sauve. Et alors, ils pourront, quand ils se reprendront, reproduire dans leur ministère mystérieux, non seulement à l’autel, mais dans leur vie banale et sublime, toute la vie du Christ. Non seulement sa naissance et son enfance, son travail, sa parole, son amitié, mais aussi sa croix et son sacrifice, tout ce qu’Il a été et tout ce qu’Il est : « Aimez-vous les uns les autres, comme Je vous ai aimés. », comme ce prêtre italien qui a donné à un plus jeune son appareil respiratoire et qui est mort sitôt après.

Et c’est pourquoi pour un prêtre il peut être si difficile de prononcer les paroles qui actualisent cette Présence à chaque Messe. On croit que ce n’est pas fatiguant, qu’il suffit de lèvres en bon état et d’une voix pas trop éraillée. Si on pouvait comprendre ce qui se passe là, en Réalité, on serait tétanisé, dans l’impossibilité d’aller plus loin. Le prêtre, là, n’est qu’un instrument, pauvre et nu, infiniment. Lui, Il est, et nous ne sommes pas, ou si peu ! Lui, Il sait à chaque seconde ce que veut dire le plus grand amour, et Il le réalise. Et c’est ça, un sacrement : une réalité mystérieuse et significative qui réalise ce qu’elle annonce, dans une simplicité presque naïve, tant elle est limpide et sans faille. Comme la Parole éternelle a créé le monde au commencement, cette parole a créé à un moment précis -hoc est hodie, c’est-à-dire aujourd’hui- une semence éternelle qui restaure l’homme et l’univers. Et voilà pourquoi il fallait que son Corps soit offert d’abord aujourd’hui aux hommes, parce que demain, il sera offert en expiation, en sacrifice d’amour au Père. Il fallait anticiper par ce moyen miraculeux cet Amour parfait pour que chacun y ait sa part désormais.

Aujourd’hui il nous reste à rénover non pas nos idées mais nos vies et nos cœurs, si souvent encombrés de petits désirs mesquins et contradictoires. Que grandisse en nous cette semence d’éternité. Demandons au Christ de nous aider à nous offrir avec Lui, clairement, sans marchandage intérieur ni rapines sur l’holocauste. Demandons au Père d’adorer le Saint Sacrement en esprit et en vérité, d’honorer le sacerdoce, d’aider nos prêtres, avec beaucoup d’indulgence, à être mieux prêtres. Que passe en nos âmes ce qui a traversé la terre au moment de la Cène : ce rayon de charité éternelle qui consume tout et allume sur la terre ce feu dont le Sauveur a voulu l’embraser pour ne jamais s’éteindre.

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Jeudi-Saint 29 mars 2018
     Les disciples avaient été envoyés par le Maître pour préparer le dernier repas qu’Il voulait prendre avec ses apôtres. La salle toute prête suggère le rapprochement avec l’intronisation de Saül comme roi d’Israël, comme signe de sa royauté. Cette préparation de la Pâque définitive fait partie de l’entrée messianique qui avait commencé le dimanche des Rameaux. Si le repas pascal juif est la forme de base de ce testament solennel, les paroles et les gestes de Jésus estompent la réalité ancienne dans la nouveauté absolue de l’Eucharistie chrétienne. La nouvelle Pâque est libération définitive et plénière par la constitution d’un peuple nouveau, par le don que Jésus fait de sa vie pour tous ceux qui veulent bien Le recevoir. Les deux gestes du pain et du vin sont déjà en eux-mêmes très significatifs. Les juifs pensaient que c’était dans ce temps de préparation de la Pâque que le Royaume messianique serait inauguré : ils ne croyaient pas si bien dire ! Le repas crée entre les convives une sorte de parenté profonde : c’est l’unité des enfants de Dieu dispersés qui est en train de se réaliser là.

     Mais il s’agit ici d’un repas très particulier, non seulement en raison des circonstances graves qui en sont l’occasion, qui plongent leurs racines dans l’histoire du peuple saint à l’un de ses moments les plus cruciaux, mais parce que ce qui se passe dans cette chambre haute est un moment d’éternité. Jamais Dieu n’a signifié de manière plus réelle son amour pour les hommes pécheurs. Jamais on a pu imaginer intimité plus forte entre Dieu et l’homme. Jamais des éléments créés n’ont été chargés d’un sens si profond qu’ils deviennent la Source dont ils découlent.

     Jusqu’à un passé récent, le pain était la base de la nourriture. Par la parole créatrice du Verbe de Dieu, il devient réellement et substantiellement son Corps, c’est-à-dire Lui-même : ce qu’est, à ce moment suprême, la présence physique de Jésus pour les apôtres, le Pain Eucharistique le sera dorénavant. L’ordre « prenez » qui introduit « ceci est… », c’est une invitation à entrer dans le mouvement d’amour du Fils pour son Père, qui établit du même coup une communion entre eux et le Père. Le vin qui devient son Sang est appelé « Sang de l’alliance », en se rappelant la première alliance scellée par Moyse avec le sang des sacrifices anciens. Il signifie la mort prochaine de l’Agneau innocent qui accomplit pour toujours l’alliance éternelle. Ce geste posé une fois pour toutes dans l’histoire sera répété jusqu’à la fin du monde, comme la Réalité unique qui engage notre véritable avenir. C’est le point de départ d’une existence nouvelle, d’une joie très intérieure, secrète et inentamable, la seule espérance qui ne déçoit pas. Le vin est symbole de joie : on peut survivre avec de l’eau seulement, mais le Royaume, c’est plus que ça, ce n’est pas seulement survivre, mais vivre, et vivre de la vie même de Dieu C’est pourquoi l’Eglise veille cette nuit avec une ferveur particulière, non pas tant pour accompagner le Sauveur à Gethsemani que pour affirmer que Dieu est à jamais plus proche de nous que nous pourrions l’imaginer. Célébrons avec un respect renouvelé ce que le Sauveur a voulu pour les siens, renouvelons notre foi en ces mystères très saints, adorons sa Présence sous d’aussi humbles apparences, un peu comme l’Enfant né à Bethléem, la Maison du Pain. Et que l’amour du Christ donné dans son Sacrifice nous soit donné goutte à goutte jusqu’à ce qu’il revienne.

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Jeudi-Saint 13 avril 2017
Toute la Semaine Sainte récapitule tout ce que Dieu a voulu montrer et réaliser pour son peuple ; le Christ Lui-même est Celui qui est le point d’aboutissement de tout ce processus qui part de l’Ancien Testament et se concentre dans le mystère pascal. Nous entrons aujourd’hui dans ce mémorial qui réalise pour l’éternité le plan de Dieu. Comme samedi à la Vigile pascale, les lectures passent en revue ce qui nous amène au coeur de ce mystère : l’Eucharistie, centre et sommet de la vie de l’Eglise. Le repas de l’agneau pascal dans l’exode est accompli dans l’épître aux Corinthiens, où St Paul décrit minutieusement ce que nous allons refaire ce soir, ce qui est comme la source de la Messe de chaque jour, célébrée jusqu’à la fin des temps. C’est pourquoi l’évangile ne raconte pas une nouvelle fois ce que le prêtre dira dans la prière eucharistique qui rendra Jésus présent sur l’autel, comme Il l’a commandé à ses disciples. Mais St Jean nous dit quelque chose de plus important encore : c’est l’attitude intérieure de Jésus qui s’offre à ses disciples et au monde dans son sacrifice. Les dispositions de son Coeur nous sont dévoilées dans la scène saisissante du lavement des pieds. Le dévouement de la charité simple et quotidienne, en acte et en vérité, voilà ce qu’il nous faudra refaire chaque jour à sa suite, tout comme nous célébrons chaque jour l’Eucharistie.
Pourtant, curieusement, Pierre, le premier des apôtres, semble ne pas le comprendre. Comme il avait protesté à l’annonce de la Passion et s’était vu vertement réprimandé par le Seigneur, Il ne veut pas davantage se laisser faire aujourd’hui : « Toi, Seigneur, me laver les pieds ? Non, ça, jamais ! » Impossible que Jésus soit mis à mort, Lui, le Messie promis, Lui, le Fils de Dieu, et tout aussi impossible qu’Il s’abaisse pour faire le geste du dernier des domestiques envers ses disciples. Et Jésus insiste et explique : « Tu ne peux comprendre maintenant, mais laisse-moi faire quand même. » Pierre a donc encore un long chemin à faire pour se laisser rejoindre dans son abyssale pauvreté, et Jésus doit s’abaisser d’abord jusqu’à cet abîme de notre pauvreté, dont nous n’avons qu’une très faible idée. Car c’est cela, le mystère de Pâques : c’est l’abaissement de Dieu aussi bas qu’Il peut, pour rejoindre l’homme pécheur qui n’a même pas conscience de sa déchéance et de son éloignement. Si Jésus leur avait demandé de faire un petit effort de lucidité, d’humilité, de sincérité, ils l’auraient fait, et Pierre le premier, car il est généreux. Comme ça, ils auraient eu bonne conscience, tout aurait été remis dans l’ordre, et on aurait été quittes. Mais ce n’est pas cela qu’il veut et on ne s’en tire pas ainsi à si bon compte. On ne peut pas être humbles, vraiment, si on n’a pas été bouleversés au préalable par l’humilité du Fils de Dieu, si notre abaissement ne jaillit pas du sien, Lui qui prend sur Lui toutes nos souffrances et nos résistances, jusqu’à descendre au coeur de notre propre mort. Jésus qui s’agenouille devant nous pour nous laver les pieds, c’est humiliant, et ça nous rappelle à quel point nous avons besoin d’être purifiés. Si Pierre réagit si vigoureusement, c’est qu’il n’a pas du tout envie d’être abordé par Jésus de ce côté-là. Jésus à genoux lui rappelle trop ses pieds sales : ça, c’est dur pour l’amour-propre ! Alors oui, nous comprenons là que Jésus n’est venu que pour les pécheurs, ceux qui se sentent sales et n’ont pas d’eau ni de savon. Si nous ne nous laissons pas bouleverser par son service d’esclave, notre humilité risque bien de n’être jamais que de contrainte et de surface, un peu de parfum sur la crasse et la puanteur, comme au Grand Siècle.
Acceptons cette porte d’entrée dans le mystère de Pâques. Jésus nous aborde par là où nous en avons le plus besoin, là où nous sommes le plus dégoûtants, et ce n’était pas ce que nous avions prévu dans notre suffisance. « Alors, Seigneur, non pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête. »

Vendredi-Saint 29 mars 2024
Quelle fin incompréhensible : est-il possible que cette belle aventure qui avait soulevé les foules tourne court après un simulacre de procès, au terme d’une haine de notables qui tremblaient pour leur poste ? N’aurait-Il pas pu -Lui qui avait fait tant de miracles- inverser le cours des choses humaines pour que la justice et la vérité aient quand même le dernier mot ? Toute l’absurdité de la condition humaine souffrante nous est ainsi jetée à la face : « Et nous qui espérions… » comme disent les disciples d’Emmaüs. Que de fois dans notre vie nous sommes confrontés à cette espérance morte, à ces désillusions cruelles: comment Dieu laisse-t-Il faire ça ? C’est un argument souvent invoqué pour rejeter Dieu : si Dieu, c’est ça, on en veut pas ! Et, après ce rejet, on est encore plus démuni : on reste avec la réalité sur les bras en ne sachant pas quoi en faire. La seule issue raisonnable (selon le Logos, dirait Benoît XVI) est donc de creuser ce mystère qui seul éclaire la condition humaine. La contemplation du Christ en croix nous ouvre le chemin d’un amour inconnu jusque-là, et c’est la seule espérance.

Car l’aujourd’hui abyssale de la souffrance est pour beaucoup d’humains une réalité quotidienne. Le cri des psaumes que Jésus a sur les lèvres à ce moment suprême éclaire ce que nous vivons présentement. En effet, en reprenant la prière des souffrants d’Israël, Jésus prend sur Lui non seulement leurs tourments passés , mais ceux de tous les hommes de tous les temps, le cri d’angoisse du monde tourmenté parce que Dieu leur est caché. Il présente devant le Cœur de Dieu même cette détresse qu’Il prend sur Lui, et en même temps, il la transforme. L’horreur de la Passion n’est pas supprimée, on peut même dire qu’elle est plus grande, parce que pas limitée à un seul homme, et qu’elle porte notre tribulation à tous. Mais elle est cependant une souffrance messianique, parce que le Christ est Dieu et que Dieu est au-dessus du temps. Il voit donc l’issue finale du drame de la Passion qui est la victoire de l’amour. Cet être-avec est manifestation de l’amour qui porte en lui déjà la Rédemption, la victoire de l’amour.

C’est aussi ce qui est signifié par la remise de la Mère de Dieu au disciple bien-aimé. Cette volonté ultime de Jésus est un acte d’adoption. Il est le fils unique de sa mère, qui la laisse seule au monde après sa mort. Jean est donc prié de devenir fils à sa place pour prendre soin d’Elle : « Il L’accueille chez Elle » est en fait beaucoup plus fort : il L’accueille comme son bine, Il La fait entrer dans son milieu de vie intime. Sur le point de mourir, il accomplir ce geste profondément humain, Il confie au disciple le plus proche Celle qui Lui était la plus proche sur la terre. Le disciple reçoit ainsi un nouveau foyer : Elle prendra soin de lui, comme lui prendra soin d’Elle, image parfaite de l’Eglise naissante, nous invitant à prendre soin les uns des autres en puisant en Lui la charité surnaturelle.

Voilà donc ce qui nous est donné à la croix : non pas une souffrance désespérée, mais un amour infini qui ne cessera depuis d’être le coeur de l’Eglise, promesse de vie à jamais redonnée par ceux qui veulent être disciples d’un tel Maître. Qu’Il nous aide à accepter nos croix et à les porter avec la sienne pour que le monde soit encore aujourd’hui sauvé.

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Vendredi-Saint 7 avril 2023
« D’où viennent tes blessures ? Je les ai reçues dans la maison de mes amis. » La liturgie n’a pas retenu aujourd’hui cette parole du prophète, mais la tradition de l’Eglise et sa piété l’ont très tôt appliquée à la Passion du Christ. Le mal et la souffrance qui nous atteignent sont éclairés par ce que Jésus a souffert jusqu’à mourir par amour pour ceux qui en étaient la cause. En faisant le mal et le péché, nous n’évaluons pas toujours -c’est un euphémisme- les conséquences de nos actes. Or, comme aimait à le dire le cardinal Scola, ancien archevêque de Milan, nos actes nous suivent. Si nous en prenions vraiment conscience, il y aurait de quoi désespérer. Mais le cœur de la foi chrétienne, c’est justement le fait que Jésus, Fils de l’homme et Fils de Dieu, a voulu connaître la condition humaine, vivre notre vie dans toute sa consistance, pour retourner cette malédiction qui aboutit à la mort et la transformer en chemin de vie : « Par ses blessures, nous sommes guéris. »

Lorsque Jésus rend l’esprit, une page se tourne définitivement dans l’histoire des hommes. Celui qui est reconnu par le centurion comme le Fils de Dieu, innocent mis à mort pour les coupables a fini de souffrir. Il a été rayé du monde des vivants, et Il va bientôt reposer au tombeau grâce au geste charitable de Joseph d’Arimathie. Nous entrons dans ce grand silence qui nous accompagnera jusqu’au matin de Pâques. Désormais, Dieu est caché et silencieux. A la fin du XIXème siècle, le philosophe allemand Nietzsche écrivait : « Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué. » La tradition chrétienne redisait déjà souvent la même phrase en méditant le chemin de croix, peut-être sans se rendre vraiment compte de ce qui était dit. Après ce XXème siècle si sanglant et douloureux, avec ses camps de concentration, ses goulags, Hiroshima et tant d’autres lieux de mort, nous sommes plongés dans ce silence et cette obscurité. Mais précisément, la mort de Jésus de Nazareth est comme le Saint Suaire de Turin, cette relique mystérieuse qui se présente comme un négatif photographique d’un Homme flagellé, couronné d’épines, crucifié et transpercé du côté droit. Son sang a imprimé ces traces précises, mais chaque trace de sang parle d’amour et de vie, en positif, car le sang c’est la vie. C’est comme une source qui murmure dans le silence et transperce la nuit. Dans ce temps au-delà du temps, Jésus est descendu aux enfers, comme nous chantons dans le Credo. Que veut dire cette expression ? Elle veut dire que Jésus, s’étant fait homme avec tout ce que ça comporte, à l’exception du péché, est entré dans la solitude extrême qui est le propre de toute souffrance, la solitude absolue de l’homme où n’arrive plus aucun rayon d’amour, sans aucune parole de réconfort.  Il sait que nous avons parfois cette sensation terrible d’abandon, et c’est peut-être ce qui nous fait le plus peur dans la mort, car on ne meurt pas par procuration. Nous sommes comme des enfants, terrorisés de rester seuls dans l’obscurité, que seule la présence d’une personne qui nous aime peut rassurer. Et voici que dans le royaume de la mort, retentit la voix de Dieu, qui parle dans le silence. L’impensable a eu lieu : l’amour a pénétré dans l’obscurité extrême de la condition humaine, nous y trouvons une main qui prend la nôtre et nous conduit dehors. A l’heure extrême de la mort, nous ne serons jamais plus seuls. Tel est bien la réaction des fidèles qui défilent devant le Saint Suaire lors des grandes ostensions : là, personne ne bavarde, un silence rempli de respect et d’amour saisit mystérieusement tous ceux qui défilent devant le témoin silencieux du plus grand amour. Gardons devant les yeux cette image du crucifié qui nous redit jusqu’à l’extrême l’amour fidèle et miséricordieux de notre Dieu.

Concluons par ces admirables paroles de Maurice Zundel : « La misère de l’homme, c’est d’avoir trahi Dieu. Aucune injustice humaine ne sera vraiment réparée tant que ne l’aura pas été cette injustice envers Dieu. Nous nous accusons tous et nous sommes tous coupables. Et les plus coupables, c’est nous, chrétiens, qui multiplions partout le signe de la Croix en oubliant la détresse infinie qui implore sa délivrance de tous les refus d’amour qui sont la cause de son supplice. » Que le silence de notre adoration réponde à celui de ce soir et de demain pour que nous comprenions quelque chose du mystère de la souffrance et de l’amour.

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Vendredi-Saint 15 avril 2022
Avec nous, Dieu ne se paie pas de mots, jamais. Dans notre monde qui connaît un inquiétant affadissement du langage, Il continue de faire résonner sa Parole éternelle. C’est ainsi qu’Il a voulu nous envoyer sa Parole substantielle, son Verbe qui agit pour guérir nos fractures intérieures, nos mensonges qui séparent le dire et le faire, tout ce qui nous désagrège de l’intérieur. Pour nous ouvrir la voie de cette guérison, Il marche en premier de cordée. Les 4 passions des évangiles et toute la liturgie de la Semaine Sainte nous tracent ce chemin qui est celui de notre vie, comme il l’a été pour Jésus, qui n’avait pas besoin d’être guéri, mais s’est fait péché pour nous, comme dit St Paul. Que s’est-il passé entre les Hosannah des Rameaux et le Crucifie-Le du Dallage ? Passer de Seigneur à Sauveur n’est pas qu’une question de langage. C’est la ligne de démarcation entre la conception juive et terrestre de la Royauté messianique, temporelle, efficace, -l’utilitaire et le rentable du monde de tous les temps, Judas, en somme-, et la révélation d’un Messie souffrant, vulnérable parce que aimant. Il est entouré à la croix de la Vierge, Mère de Dieu, et de St Jean, l’apôtre vierge : chez eux aussi, c’est le refus du succès et le début de la fécondité. Cette transformation que beaucoup refusent et qui ne paie pas, c’est assez radical, ça aboutit à une mort qui semble bien le contraire de la vie : « Qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera. » Un pari difficile à consentir dans la pratique, car nous savons ce qu’il coûte et pas encore ce qu’il nous permet de gagner.

Plutôt que de négocier pour obtenir un rabais, contemplons le Christ au sommet de sa carrière : « Elevé de terre, j’attirerai à Moi tous les hommes. » Il n’y a pas plus de tromperie à la croix qu’à la crèche : Il n’a pas fait semblant d’être homme et Jésus ne joue pas au coupable. Il a voulu se faire victime réelle, s’identifier à nous parce qu’Il nous aime vraiment, victime réelle de ce drame profond du péché qui pourrit le cœur de chacun. C’est comme coupable que Jésus meurt, mais parce qu’Il la voulu librement, car Il sait qu’Il est, Lui seul, totalement innocent. Voilà le fin mot de son abaissement, sa pauvreté totale et infinie, tout comme celle de sa Mère qui est la plus pauvre des mères. Elle n’a plus de Fils, et c’est pourquoi Elle devient la Mère de l’Eglise à ce moment précis. Tout le flot des morts qui nous assaillent a déferlé sur Lui, ces vagues de culpabilité, ces angoisses existentielles, ces captivités intérieures et ces enfermements psychologiques, ces libertés asservies par le péché social, fruit d’innombrables égoïsmes que d’autres paient, oui, tout cela a pesé sur ses épaules et son corps ensanglanté. C’est le baiser de Judas, qui devait exprimer la communion dans l’amour et qui dit le contraire, de volonté délibérée et viciée, mais qui exprime en fait le désir du Sauveur de partager jusqu’au bout le drame de cette pauvre humanité qu’Il aime plus que jamais. Ce baiser mène à la croix, Il est de tout cœur avec toute misère, sans espace et sans délai. Et il n’y aura pas de délai non plus pour ce pauvre qui nous représente tous dans les larmes du repentir : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis. » L’amour est capable d’anéantir toutes les barrières, il unit sans même l’intermédiaire des idées. Et c’est pourquoi la croix qui était symbole d’une mort horrible est devenue porteuse d’une espérance d’amour et de vie. L’amour coûte beaucoup, certes, mais lui seul nous fait vivre dans le temps et l’éternité. C’est au moment où Il meurt que l’amour parfait est le plus éclatant, et l’amour ne meurt pas. Qu’Il nous donne jour après jour de consentir à ces petites morts qui nous rapprochent de Lui afin de partager sa vie en plénitude.

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Vendredi Saint 2 avril 2021
« Tout est accompli ». C’est la dernière parole de Jésus sur cette terre, avant sa mort corporelle ; et on la prend en général au premier degré : c’est fini, et Il sait qu’Il va mourir. Une page se tourne qui marque un avant et un après. Mais il y a beaucoup plus dans ces simples mots. St Jean avait noté peu avant : Il les aima jusqu’au bout, jusqu’à la fin. Cet amour est la perfection de l’amour, c’est un amour infini comme Dieu Lui-même.

Qui d’entre nous n’a rêvé un jour à l’amour parfait ? Même ceux qui ont dès l’entrée été malmenés par la vie croient que, tout de même, ça existe, l’amour vrai, au moins quand on est jeune. Car on entre au monastère, non pas forcément par chagrin d’amour, mais parce qu’on croit que là au moins… Et c’est comme partout ailleurs : la lune de miel qu’on espérait pour toute une vie ne dure pas très longtemps. Partout où il y a l’homme, il y a de l’hommerie, disait St François de Sales. Et comme le prince charmant ronfle la nuit et laisse des poils de barbe sur la lavabo, un frère fait un bruit insupportable en mangeant, chante faux ou trop juste, a un besoin irrépressible de se mettre en avant, épingle les autres de son humour grinçant. Mais le pire, c’est moi qui n’ai pas été transformé : je suis toujours aussi égoïste, jaloux, gourmand, c’est insupportable. Alors, la tentation d’être cynique, désabusé, est lancinante. L’amour, ça n’existe pas, mission impossible, essayé, pas pu !

Voilà pourquoi, la dernière parole de Jésus est : « C’est achevé. » Il aurait suffi d’une goutte de son Sang divin au bout d’un doigt pour sauver l’univers ; Il l’a donné, mais c’était la dernière. Pour moi, pour toi ! Chaque parole à cet instant suprême est un approfondissement de cet amour personnel dont Il nous enveloppe. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi  ?... » là, Il est notre frère : si souvent, nous demandons pourquoi, nous nous sentons largués. « Pardonne-leur, ils ne savent pas… » Là, il parle à son Père, pour nous qui ne savons pas et ne voulons pas savoir. « J’ai soif. » La plénitude de l’amour, c’est demander quelque chose à quelqu’un et l’accepter avec reconnaissance. Ces rustres de soldats donnent ce qu’ils ont sous la main : la piquette qu’ils boivent, ça saoûle pour oublier. C’est pas un grand cru classé, mais ça soulage. Ce condamné pas comme les autres, qui a souffert plus que les autres et qui est innocent, n’y a-t-il pas droit ? Il accepte le geste sans faire le difficile. Il avait aussi accepté les 5 pains et les 2 poissons pour nourrir la foule : ce jeune avait donné ce qu’il avait et ça suffisait.

Eh bien, la perfection de l’amour, c’est ça. Jusqu’au bout, et je recommencerai chaque fois que ça se présentera. Je ne dirai jamais : j’en ai assez fait, maintenant, c’est ton tour. J’accepte l’autre tel qu’il est. Ce n’est peut-être pas ce dont j’ai rêvé. Parce que le rêve, par définition, c’est pas la réalité. Si je suis capable d’accepter ce don avec reconnaissance, tel qu’il est, alors, je suis sur le chemin de la perfection. Si nous ouvrons les yeux, nous verrons que l’amour est partout. Partout où nous en semons une bribe, une paillette, un verre de piquette. C’est moins malin, moins brillant, moins romantique, mais drôlement plus concret. Lors d’un grand bombardement de la dernière guerre mondiale, une infirmière catholique se trouvait avec une collègue, terrées dans une cave avec les vieux d’un hospice. La collègue était athée, et elle dit à l’autre : « Priez, vous, puisque vous pouvez ! » C’est sans doute vrai pour la prière. Pas pour l’amour. Parce que nous croyons à l’amour vrai, plénier, définitif, on peut toujours commencer à aimer, pas besoin de diplôme du parfait chrétien. Il n’y a qu’à commencer, et recommencer encore. Au fond, nous sommes toujours trop gourmands : l’amour, j’en veux, pour moi, et ce n’est jamais assez ! Pas étonnant que le carême nous enjoint de lutter contre la gourmandise : elle est emblématique de tout notre être. Si nous commençons à aimer, même en étant pas beau, avec des mots malhabiles, l’amour infini de Dieu peut venir résider dans notre cœur fragile et insuffisant. Alors, un jour, tout sera accompli et Il nous dira: C’est bon, tout est accompli pour toi, entre dans la joie éternelle : aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis.

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Vendredi-Saint 10 avril 2020
« Père, entre tes mains, je remets mon esprit. »
Au cri d’abandon de St Matthieu répond la confiance totale d’un autre psaume : on ne peut tomber qu’en Dieu ! Il y a eu le triomphe de Rameaux qui s’était mué en déréliction totale : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? » A la Croix d’aujourd’hui, dans toute sa réalité et son horreur correspond l’abandon dans un autre sens, actif, celui-là : « Père, entre tes mains… », et aussi les trois autres paroles propres à St Jean : « Femme, voici ton fils… voici ta Mère. » C’est l’Eglise qui naît en Elle, Elle est la figure achevée de l’Eglise, le prototype de la foi qui passe les ténèbres, voit le mystère dans son entièreté et débouche dans la foi sur la lumière de l’aube de Pâques. L’apôtre bien-aimé, c’est le sacerdoce, cette autre mystérieuse transparence à l’action divine jusque dans la faiblesse humaine, l’acceptation del grâce qui jaillit des plaies ouvertes, du Corps brisé et du Sang répandu.

La deuxième parole est aussi d’une grande densité : « J’ai soif. » Elle n’est pas seulement constatation physique, comme l’aspect négatif d’une source sans eau. Il est Lui-même la source, comme Il le disait à la Samaritaine, et la source a soif d’être bue. Il a soif de donner l’Esprit qui est l’eau vive : « Il remit l’Esprit », « Celui qui a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ! » Jamais cela n’a été plus vrai qu’en ce moment où Il a tout donné, jusqu’à être vidé de Lui-même.

Et voici -c’est la troisième parole-que « Tout est achevé. » C’est l’Heure ardemment désirée. Tout l’évangile de Jean tend à cette Heure. La gloire est cet abandon, selon ce qu’il avait annoncé : « Voici venir l’Heure, et elle est venue, où vous me laisserez seul. Mais je ne suis pas seul : le Père est avec Moi. » L’amour du Fils pour son Père est à la base et à la fin de tout, c’est la gloire cachée du Fils incarné. C’est ce qui fait qu’Il est à son tour avec nous aux heures d’abandon où nous sommes tentés de désespérance, où la solitude nous broie : c’est là qu’Il nous dit : « Remets, toi aussi, ton âme au Père, abandonne-toi dans la foi, fais le saut qui te fera tomber dans ses bras. » Comme Lui, nous pouvons transformer ce sentiment d’abandon en acte libre et volontaire de remise totale aux mains de Celui qui nous prend dans son amour. C’est souvent ce qu’il nous est le plus difficile à consentir, habitués que nous sommes à garder, crispés, notre vie entre nos mains.

Consentons à entrer avec Jésus dans cette paix et ce repos, cette douleur et cette gloire. Comme la Vierge Sainte, associons-nous à cette compassion qui nous plonge dans l’amour parfait, au-delà de toute mort.

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Vendredi-Saint 30 mars 2018 
   Quand Jésus dit sa dernière parole : « Tout est accompli. », on peut le comprendre comme une fin après laquelle il n’y a plus rien à attendre. Quand quelqu’un meurt, son avenir sur terre est terminé ; si on pense à autre chose, ce ne peut être en référence qu’à une autre vie, un au-delà de l’horizon terrestre. Et de fait, cette fin-là est en réalité un commencement absolu.

     Le Christ, Fils de l’homme et Fils unique de Dieu, a voulu être immergé dans la condition humaine jusqu’au bout. Il l’a fait dans le contexte politique et religieux de ce petit peuple du Moyen-Orient que Dieu s’était choisi depuis des siècles comme son peuple de prédilection. A travers les ennemis que Jésus s’est attiré, on peut comprendre quelle libération Il a voulu offrir à tous les hommes, et pas seulement à ce peuple précis. On peut distinguer 3 catégories d’opposants qui interviennent entre autres dans le procès. Les zélotes d’abord : ils sont les terroristes de l’époque, le contraire des collaborateurs qui tirent parti de l’occupation romaine. Ils veulent que le Messie se compromette au plan politique, se présente comme un libérateur qui fasse usage de la force, comme Barabbas. Ils sont irrités et déçus de trouver un Messie humble et doux, préoccupés d’abord de choses spirituelles. Les pharisiens, eux, sont des spirituels, mais très rigides au sujet de la Loi ; par son attitude et ses paroles, Jésus est d’une liberté insupportable à leurs yeux, il prend comme un malin plaisir à faire passer l’amour de l’homme avant les prescriptions de Moyse. Les sadducéens, les plus acharnés, c’est le haut-clergé combinard, souvent grands propriétaires tout-puissants ; ils Le craignaient comme Celui qui est capable d’ébranler leur position sociale et leur situation privilégiée. Les traditions rabbiniques rapportent que les gens de la maison d’Anne se livraient à un trafic florissant des surplus des offrandes et se comportaient comme des spéculateurs en bourse sans scrupules. Rien d’étonnant donc qu’Il ait su très tôt qu’il marchait vers la mort en contrariant aussi frontalement leurs intérêts. De plus, Il manie les thèmes connus du messianisme avec une liberté déroutante : Il transforme le titre de Fils de l’Homme, en le faisant aboutir au Serviteur Souffrant, Il ose toucher à l’image de l’Epoux, l’une des plus belles images messianiques, en leur disant qu’un moment viendra où Il leur sera enlevé : quel rabat-joie, dans une situation déjà si difficile ! Lui, Il a prévu sa mort, il l’a annoncée très tôt à ses proches, Il a décidé du moment où il irait au devant des risques qui la déclencheraient. Mais Il ne l’a pas vécue comme une sorte de théâtre prévu à l’avance, comme un mécanisme enclenché jusqu’au bout : pour nous aussi, c’est ainsi que nous devons vivre notre vie, où on découvre à mesure les détails, en les vivant sous le regard de Dieu. Les intrigues qui ont abouti à sa condamnation, doublées de l’imbrication serrée des pouvoirs, celui du Sanhédrin et celui de Pilate, montrent bien que la vraie raison est qu’Il était gênant pour tout le monde, soit comme agitateur politique, soit comme blasphémateur. Quelles que soient les sympathies des deux côtés, les indices de réalisme historique sont très précis et concourent à régler l’affaire sans tarder, pour ne pas risquer l’embraser l’atmosphère surchauffée des jours de la Pâque.

     Mais tout cela n’est que le cadre du mystère, qui passe toutes les données de l’histoire et de la psychologie. La croix est le centre de l’hsitoire et du monde, la clef de lecture de toute vie sur la terre. En révélant le secret de sa personne et de sa divinité, Jésus sauve l’humanité de son péché, c’est-à-dire du malheur le plus grave qui est d’être séparé de l’amour de Dieu. Dès la mort de Jésus, sans attendre la Résurrection, c’est une ère nouvelle qui s’ouvre, dans un amour infini, renouvelé, offert à tous. Cet espoir de bonheur indéfectible ne nous conduit pas à oublier la réalité douloureuse et humiliée de tant de vies, au contraire. Jésus meurt apparemment sans avoir mené à bien l’œuvre pour laquelle Il était venu. Sa mort semble une violence subie, mais en fait, par la puissance de l’Esprit, Il a transformé la nécessité en liberté, l’événement en décision, la passion en action. C’est là la plus grande espérance de tous les temps.

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Vendredi Saint 14 avril 2017
Au cours des dernières semaines, Jésus a vu venir son Heure. Aujourd’hui, tout est accompli, et rien ne s’est passé sans sa sainte Volonté, qui est parfaitement accordée à celle du Père. Ce que Pierre avait su énergiquement contesté, ce que les apôtres avaient fui, ce que Jésus Lui-même avait craint à Gethsemani, oui, tout cela a quand même été accompli jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême de l’amour, comme jamais Dieu n’a pu le manifester autrement et davantage. Il y a quelque chose d’inéluctable dans la mort de l’Innocent : le salaire du péché, c’est la mort ; et Lui qui ne veut faire qu’un avec ceux qu’Il aime, il ne pouvait faire autrement. Etrange fatalité, pourrait-on croire. Le mystère du mal qui nous taraude trouve ici sa réponse ultime, c’est la réponse de l’amour, car l’amour est fort comme la mort. En prenant la condition humaine, Jésus ne pouvait que l’accepter jusqu’au bout, et il n’y a pas d’autre issue possible que celle qui est la nôtre à tous. Mais entre Lui et nous est cette différence, en plus de la nature humaine, qui va tout renverser : Lui, Il est Dieu aussi. Dès lors, après avoir été comme nous happé et broyé par la mort, c’est Lui, le Maître de la vie, qui la happera et la broiera pour toujours. Les témoins immédiats du calvaire l’ont vu et pressenti : il est évident pour eux que cette mort n’est pas exactement comme les autres, et que l’affrontement qui en était l’enjeu aurait une issue différente. Le ciel s’obscurcit, la terre tremble, la terre vomit ses morts. Et sous les yeux de Jean le visionnaire, le divin mourant expire, au sens profond : Il donne au monde l’Esprit Saint de Dieu, et son cadavre transpercé laisse jaillir, tout à la fin, les flots de grâce du baptême et de l’Eucharistie. Du crucifié, qui s’abandonne dans l’amour à son Père naît à cet instant l’Eglise qui répandra à l’infini, tout au long des siècles, l’amour qui est la raison ultime de toutes choses. Tout cela ne pouvait se réaliser qu’en Jésus, vrai homme et vrai Dieu, et voilà ce que veut dire désormais : passer à travers la mort pour rejoindre la vie. La mort, maintenant, ne sera plus jamais ce qu’elle était auparavant, elle change de signe, comme en mathématique.
Pour nous donc aussi, il n’y a d’issue de ce monde que la mort, c’est inéluctable, c’est un passage obligé. Mais quand Jésus meurt en disant que tout est accompli, Il achève notre mort à nous aussi, par avance : « Bienheureux ceux qui meurent en Lui ». Il prend déjà toutes les peines et les combats de notre agonie, tous les risques et toutes les espérances, si bien que nous ne risquons plus rien. Il l’avait bien dit à ses disciples : « Maintenant, vous ne pouvez pas me suivre là où je vais, vous me suivrez plus tard. » Oui, nous Le suivrons plus tard : c’est la joie voilée du Vendredi-Saint, joie d’abandon confiant et d’espérance certaine. Béni soit le Père qui a livré le Fils pour racheter l’esclave, et béni soit l’Esprit-Saint qui nous introduit dès aujourd’hui dans la plénitude de l’amour.